Microbiote intestinal et cancer colorectal : rencontre du troisième type

La Lettre du Cancérologue Vol. XXI - n° 4 - avril 2012 | 195
DOSSIER THÉMATIQUE
Microbiote intestinal
et cancer colorectal :
rencontre du troisième type
Intestinal microbiote and colorectal cancer
I. Sobhani*
* Médecin des hôpitaux, professeur
des universités ; laboratoire d’inves-
tigation clinique (LIC-EA4393), et
service d’hépato-gastroentérologie
et d’onco logie ; université Paris Est-
Créteil-UPEC et AP-HP.
Le cancer colorectal (CRC) est fréquent et d’un
coût économique très élevé dans les sociétés
occidentales : son incidence augmente régu-
lièrement depuis plusieurs décennies, son taux
de mortalité reste très élevé. La cause d’une
majorité des cas, dits sporadiques, est considérée
comme favorisée par le mode de vie occidental
(1)
.
La compréhension des facteurs favorisant la carci-
nogenèse dans le CRC doit permettre une meilleure
politique de prévention et de dépistage
(2)
.
D’un point de vue moléculaire, le CRC est considéré
comme une succession d’étapes au cours desquelles
des anomalies génétiques apparaissent, leur cumul
aboutissant, au cours du temps, à l’établissement
du CRC et à sa généralisation
(3)
. Plusieurs gènes,
cités comme primordiaux (APC, KRAS, P53, MMR),
présentent des mutations au sein des tumeurs.
Il s’agit de mutations dites “somatiques”. Bien
que le nombre des gènes impliqués reste limité,
seuls 5 % des CRC sont considérés comme étant
dus à une mutation constitutionnelle. La génétique
constitutionnelle des CRC s’illustre dans 2 entités
cliniques (PAF et HNPCC). Ainsi, les apparentés d’un
patient atteint d’un CRC et porteur d’une mutation
génique restent à très haut risque de cancer. Toute-
fois, cette conception de la carcinogenèse fondée
sur la notion que “tout est dans le gène” rencontre
2 limites. D’une part, chez les individus porteurs
d’une mutation génique, le calcul du risque réel
de survenue d’un cancer est dépendant du temps
d’exposition, que l’on peut assimiler à l’âge de l’indi-
vidu ; de plus, à âge égal, le risque peut varier d’un
porteur de tare génique à un autre. D’autre part,
chez le patient atteint d’un cancer sporadique, l’esti-
mation du risque est fonction non seulement de l’âge
mais aussi d’autres pathologies associées (maladie
infl ammatoire chronique intestinale [MICI], maladies
métaboliques, par exemple). Ainsi, les apparentés
au premier degré d’un patient ayant été atteint d’un
CRC avant l’âge de 60-65 ans ou tout individu ayant
une MICI sont à considérer comme étant à risque
élevé de survenue d’un CRC.
C’est pourquoi, la théorie “tout dans le gène” a
évolué vers celle de “cancer lié au gène”. Cette
nouvelle conception a l’avantage d’une approche
incluant l’entité “cancer lié à l’environnement”.
Derrière le vocable “environnement”, un nombre
très important de facteurs sont énumérés : alimen-
tation, médication, activité physique, modifi cations
hormonales et stress, exposition aux carcinogènes
physiques et chimiques, etc. L’analyse quantitative et
qualitative de l’ensemble de ces facteurs à l’échelle
humaine ne semble pas réaliste
(4)
. Bien que les
études épidémiologiques portant sur de grandes
séries aient souligné le rôle de tel ou tel facteur,
les mécanismes impliqués restent à découvrir. Ainsi,
il a été bien démontré qu’à profi l génétique constitu-
tionnel identique, l’alimentation de type occidental
est associée à une surincidence de CRC
(5, 6)
.
L’analyse de la fl ore colique, dite “microbiote intes-
tinal”, facilite l’étude des interactions entre les
facteurs de l’environnement et l’hôte. Le microbiote
intestinal est une population variée et complexe,
faite de plus de 1 000 espèces bactériennes diffé-
rentes, dont l’équilibre peut être considéré comme
unique et spécifique de chaque groupe humain,
de chaque famille, voire de chaque individu. Plus
de 80 % de ces espèces bactériennes ne sont pas
cultivables
(7)
. C’est pourquoi des approches fondées
sur les séquences nucléotidiques d’ADN bactérien
ont été mises au point, permettant l’identifi cation
des bactéries d’un individu ou de groupes d’individus
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Résumé
La majorité des cancers colorectaux est favorisée par les facteurs environnementaux. Ces facteurs agiraient
par l’intermédiaire des bactéries présentes dans le côlon. Très vraisemblablement, les fonctions métaboliques
sont ainsi contrôlées par des bactéries néfastes favorisant la carcinogenèse.
Mots-clés
Microbiote
Cancer colorectal
Carcinogenèse
Facteur de risque
Keywords
Microbiote
Colorectal cancer
Carcinogenesis
Risk factor
ayant le même phénotype (“maladie” versus “sans
maladie”). Ainsi, l’étude du microbiote est devenue
une approche scientifi que rendant possible l’ana-
lyse du rôle d’un ou de plusieurs de ces facteurs
de l’environnement, et en particulier des facteurs
alimentaires, dans la genèse des maladies telles que
l’obésité, le diabète, la MICI
(8-12)
.
Des approches fondées sur les séquences nucléo-
tidiques d’ADN bactérien ont été mises au point pour
l’étude du microbiote et de ses fonctions en santé
humaine. Globalement, le noyau phylogénétique
bactérien du microbiote intestinal est maintenant
caractérisé chez les individus sains
(13),
et une
comparaison avec les autres groupes individuels
est devenue possible. L’analyse du rôle du microbiote
dans le cancer du côlon a été initiée au cours d’un
travail pilote soutenu par le Cancéropôle Île-de-
France et la SNFGE
(14)
. Cette étude a montré que
le noyau phylogénétique du microbiote intestinal
des patients atteints d’un CRC était différent de
celui des sujets du même âge et du même sexe avec
coloscopie normale. Cette modifi cation concerne la
diversité bactérienne et est associée à la présence,
à l’échelle microscopique, d’un infi ltrat infl ammatoire
de type TH17 dans la muqueuse colique
(14, 15)
.
En effet, la quantifi cation des bactéries de princi-
paux groupes dominants et sous-dominants a permis
d’identifi er une surreprésentation du groupe des
Bacteroides
. Il est probable que les liens entre l’acti-
vation de cellules T régulatrices, la surexpression des
cellules TH17 dans la muqueuse colique ainsi que la
surexpression du groupe de
Bacteroides
adhérentes
à la muqueuse conditionnent le pronostic plus péjo-
ratif dans l’évolution du cancer du côlon
(16-18)
.
Le rôle de l’alimentation semble de plus en plus
divers, passant par la stimulation de la prolifération
intestinale, l’augmentation du rendement de la récu-
pération énergétique et la régulation de l’immunité
intestinale. Ces effets font intervenir des mécanismes
cellulaires et systémiques variés qui dépendent
des hormones peptidiques régulatrices de la prise
alimentaire. De nombreuses données plaident
aujourd’hui en faveur du rôle de la fl ore colique dans
ce complexe de régulation. En effet, le noyau phylo-
génétique tel qu’il est identifi é dans les selles est
différent chez les patients atteints d’un CRC et chez
les sujets sans tumeurs coliques. Aujourd’hui, l’étude
structurale
(19)
et fonctionnelle
(20)
du microbiote
fondée sur le séquençage du génome entier des
bactéries coliques pourrait permettre d’approcher
l’identifi cation des bactéries spécifi ques dans le CRC,
et l’approche de la carcinogenèse colique ne peut
ignorer l’impact de l’immunité ni celui du rendement
énergétique alimentaire
(21-26)
. Les tumeurs à haut
niveau d’instabilité microsatellitaire (MSI) pourraient
constituer une entité privilégiée dans cette optique
d’étude
(16)
. Le transfert du microbiote intestinal des
patients atteints d’un CRC vers la souris axénique
induit en 6 semaines des lésions précancéreuses
coliques chez ces animaux
(27)
.
Ainsi, les bactéries coliques pourraient moduler
le curseur du spectre de la carcinogenèse, avec
2 extrêmes : d’un côté, les anomalies géniques
constitutionnelles et, de l’autre, un polymorphisme
conditionnant la réponse immune, le rendement de
la récupération énergétique, ou encore l’apoptose ou
la prolifération cellulaire face aux facteurs de l’envi-
ronnement. Au-delà de l’impact cognitif de cette
implication, la conception de nouveaux marqueurs
du diagnostic et du pronostic se dessine.
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