DOSSIER THÉMATIQUE Microbiote intestinal et cancer colorectal : rencontre du troisième type Intestinal microbiote and colorectal cancer I. Sobhani* L e cancer colorectal (CRC) est fréquent et d’un coût économique très élevé dans les sociétés occidentales : son incidence augmente régulièrement depuis plusieurs décennies, son taux de mortalité reste très élevé. La cause d’une majorité des cas, dits sporadiques, est considérée comme favorisée par le mode de vie occidental (1). La compréhension des facteurs favorisant la carcinogenèse dans le CRC doit permettre une meilleure politique de prévention et de dépistage (2). D’un point de vue moléculaire, le CRC est considéré comme une succession d’étapes au cours desquelles des anomalies génétiques apparaissent, leur cumul aboutissant, au cours du temps, à l’établissement du CRC et à sa généralisation (3). Plusieurs gènes, cités comme primordiaux (APC, KRAS, P53, MMR), présentent des mutations au sein des tumeurs. Il s’agit de mutations dites “somatiques”. Bien que le nombre des gènes impliqués reste limité, seuls 5 % des CRC sont considérés comme étant dus à une mutation constitutionnelle. La génétique constitutionnelle des CRC s’illustre dans 2 entités cliniques (PAF et HNPCC). Ainsi, les apparentés d’un patient atteint d’un CRC et porteur d’une mutation génique restent à très haut risque de cancer. Toutefois, cette conception de la carcinogenèse fondée sur la notion que “tout est dans le gène” rencontre 2 limites. D’une part, chez les individus porteurs d’une mutation génique, le calcul du risque réel de survenue d’un cancer est dépendant du temps d’exposition, que l’on peut assimiler à l’âge de l’individu ; de plus, à âge égal, le risque peut varier d’un porteur de tare génique à un autre. D’autre part, chez le patient atteint d’un cancer sporadique, l’estimation du risque est fonction non seulement de l’âge mais aussi d’autres pathologies associées (maladie inflammatoire chronique intestinale [MICI], maladies métaboliques, par exemple). Ainsi, les apparentés au premier degré d’un patient ayant été atteint d’un CRC avant l’âge de 60-65 ans ou tout individu ayant une MICI sont à considérer comme étant à risque élevé de survenue d’un CRC. C’est pourquoi, la théorie “tout dans le gène” a évolué vers celle de “cancer lié au gène”. Cette nouvelle conception a l’avantage d’une approche incluant l’entité “cancer lié à l’environnement”. Derrière le vocable “environnement”, un nombre très important de facteurs sont énumérés : alimentation, médication, activité physique, modifications hormonales et stress, exposition aux carcinogènes physiques et chimiques, etc. L’analyse quantitative et qualitative de l’ensemble de ces facteurs à l’échelle humaine ne semble pas réaliste (4). Bien que les études épidémiologiques portant sur de grandes séries aient souligné le rôle de tel ou tel facteur, les mécanismes impliqués restent à découvrir. Ainsi, il a été bien démontré qu’à profil génétique constitutionnel identique, l’alimentation de type occidental est associée à une surincidence de CRC (5, 6). L’analyse de la flore colique, dite “microbiote intestinal”, facilite l’étude des interactions entre les facteurs de l’environnement et l’hôte. Le microbiote intestinal est une population variée et complexe, faite de plus de 1 000 espèces bactériennes différentes, dont l’équilibre peut être considéré comme unique et spécifique de chaque groupe humain, de chaque famille, voire de chaque individu. Plus de 80 % de ces espèces bactériennes ne sont pas cultivables (7). C’est pourquoi des approches fondées sur les séquences nucléotidiques d’ADN bactérien ont été mises au point, permettant l’identification des bactéries d’un individu ou de groupes d’individus * Médecin des hôpitaux, professeur des universités ; laboratoire d’investigation clinique (LIC-EA4393), et service d’hépato-gastroentérologie et d’oncologie ; université Paris EstCréteil-UPEC et AP-HP. La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 4 - avril 2012 | LK4-2012.indb 195 195 04/05/12 15:35 Résumé Mots-clés La majorité des cancers colorectaux est favorisée par les facteurs environnementaux. Ces facteurs agiraient par l’intermédiaire des bactéries présentes dans le côlon. Très vraisemblablement, les fonctions métaboliques sont ainsi contrôlées par des bactéries néfastes favorisant la carcinogenèse. Microbiote Cancer colorectal Carcinogenèse Facteur de risque Keywords Microbiote Colorectal cancer Carcinogenesis Risk factor ayant le même phénotype (“maladie” versus “sans maladie”). Ainsi, l’étude du microbiote est devenue une approche scientifique rendant possible l’analyse du rôle d’un ou de plusieurs de ces facteurs de l’environnement, et en particulier des facteurs alimentaires, dans la genèse des maladies telles que l’obésité, le diabète, la MICI (8-12). Des approches fondées sur les séquences nucléotidiques d’ADN bactérien ont été mises au point pour l’étude du microbiote et de ses fonctions en santé humaine. Globalement, le noyau phylogénétique bactérien du microbiote intestinal est maintenant caractérisé chez les individus sains (13), et une comparaison avec les autres groupes individuels est devenue possible. L’analyse du rôle du microbiote dans le cancer du côlon a été initiée au cours d’un travail pilote soutenu par le Cancéropôle Île-deFrance et la SNFGE (14). Cette étude a montré que le noyau phylogénétique du microbiote intestinal des patients atteints d’un CRC était différent de celui des sujets du même âge et du même sexe avec coloscopie normale. Cette modification concerne la diversité bactérienne et est associée à la présence, à l’échelle microscopique, d’un infiltrat inflammatoire de type TH17 dans la muqueuse colique (14, 15). En effet, la quantification des bactéries de principaux groupes dominants et sous-dominants a permis d’identifier une surreprésentation du groupe des Bacteroides. Il est probable que les liens entre l’activation de cellules T régulatrices, la surexpression des cellules TH17 dans la muqueuse colique ainsi que la surexpression du groupe de Bacteroides adhérentes à la muqueuse conditionnent le pronostic plus péjoratif dans l’évolution du cancer du côlon (16-18). Le rôle de l’alimentation semble de plus en plus divers, passant par la stimulation de la prolifération intestinale, l’augmentation du rendement de la récupération énergétique et la régulation de l’immunité intestinale. Ces effets font intervenir des mécanismes cellulaires et systémiques variés qui dépendent des hormones peptidiques régulatrices de la prise alimentaire. De nombreuses données plaident aujourd’hui en faveur du rôle de la flore colique dans ce complexe de régulation. En effet, le noyau phylogénétique tel qu’il est identifié dans les selles est différent chez les patients atteints d’un CRC et chez les sujets sans tumeurs coliques. Aujourd’hui, l’étude structurale (19) et fonctionnelle (20) du microbiote fondée sur le séquençage du génome entier des bactéries coliques pourrait permettre d’approcher l’identification des bactéries spécifiques dans le CRC, et l’approche de la carcinogenèse colique ne peut ignorer l’impact de l’immunité ni celui du rendement énergétique alimentaire (21-26). Les tumeurs à haut niveau d’instabilité microsatellitaire (MSI) pourraient constituer une entité privilégiée dans cette optique d’étude (16). Le transfert du microbiote intestinal des patients atteints d’un CRC vers la souris axénique induit en 6 semaines des lésions précancéreuses coliques chez ces animaux (27). Ainsi, les bactéries coliques pourraient moduler le curseur du spectre de la carcinogenèse, avec 2 extrêmes : d’un côté, les anomalies géniques constitutionnelles et, de l’autre, un polymorphisme conditionnant la réponse immune, le rendement de la récupération énergétique, ou encore l’apoptose ou la prolifération cellulaire face aux facteurs de l’environnement. Au-delà de l’impact cognitif de cette implication, la conception de nouveaux marqueurs du diagnostic et du pronostic se dessine. ■ Références bibliographiques 1. Calle EE, Kaaks R. Overweight, obesity and cancer: epidemiological evidence and proposed mechanisms. Nat Rev Cancer 2004;4:579-91. 2. Sedjo RL, Byers T, Barrera E Jr et al. A midpoint assessment of the American Cancer Society challenge goal to decrease cancer incidence by 25% between 1992 and 2015. 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