Point de vue de M. Robert HIGGINS
3ème Journée Régionale des Soins Palliatifs le 28 mars 2003 à Château-Gontier – AT – DRASS – ARH PDL
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LE « MOURANT » : UNE DOUBLE EXCLUSION
Depuis leur origine, les Soins Palliatifs ont mis en avant un triple objectif : lutter contre ce
que Norbert Elias a nommé « La solitude des mourants », s’opposer à l’exclusion dont La Mort était
l’objet dans nos sociétés occidentales industrialisées, exclusion soulignée par les travaux de
Philippe Ariès, et enfin, et dans un second temps, promouvoir un contrepoids (je pense en
particulier aux bénévoles, et aux plus récents réseaux) face à la médicalisation de la mort, dans ces
mêmes sociétés, médicalisation à laquelle, d’ailleurs, le mouvement en faveur des soins palliatifs
pouvait « objectivement collaborer », ne serait-ce que de fait.
Je voudrais par rapport à ces trois points essentiels émettre, à partir d’un travail que je mène
depuis de longues années1, des remarques critiques qui appellent à une vigilance, voire à des
révisions cruciales. Mon propos pourra choquer. Je tiens à préciser que je suis personnellement et
professionnellement engagé dans les Soins Palliatifs depuis 20 ans comme animateur de groupes
de parole avec des équipes soignantes (après quatre ans de travail direct auprès des malades, de
leurs familles, et des soignants), comme enseignant dans trois facultés de médecine, et comme
consultant. Je ne suis pas « contre » les soins palliatifs, mais je crois que nous devons nous
efforcer de repérer « l’autoroute » dans laquelle nous sommes, à notre insu le plus souvent,
embarqués, et les effets pervers qui s’y manifestent, et dont certains sont, à mon avis, structurels,
et que l’on peut, que l’on doit même mettre au jour. Et j’ajoute que ces remarques critiques
s’appliquent aussi bien à ce qui se joue du côté des partisans de l’euthanasie. Une logique
commune, à bien des égards, est à l’œuvre, qu’il s’agit de démonter, ne serait-ce que pour « ne pas
en remettre », comme je le répète à mes étudiants, et afin de bien dégager la spécificité des soins
palliatifs, ainsi que leurs fondements, au delà d’une vision quelque peu floue, fondée sur l’affectif, et
qui les maintient dans une sorte de symétrie inverse face au mouvement en faveur de la
légalisation de l’euthanasie qui ne cesse de se diffuser.
L’invention du mourant
Je centrerai mes remarques autour de l’invention et de la promotion d’un personnage
nouveau, témoignant de l’invention d’une nouvelle catégorie de citoyens par nos sociétés
ultramodernes – promotion à laquelle les Soins Palliatifs contribuent –, le personnage du
« mourant ».
L’enjeu du terme – et de la catégorie – de « mourant » est radicalement différent de celui
d’expressions comme « Untel est dans état critique », « Il n’en a plus que pour quelques jours », « Il
ou elle est proche de sa fin ». L’entrée dans l’ensemble particularisé des « mourants » ségrègue
celui qui va mourir, l’écarte, l’exclut, au lieu que les expressions précédemment citées laissaient
entendre au moins implicitement que le sort de celui dont on parlait - autrefois, il y a vingt encore -
dans ces termes, est le sort de tous, de moi qui en parle comme de l’autre à qui j’en parle. «
Mourants » sépare les mourants des malades et aussi des vivant, sépare la Vie de la Mort, mais
sépare aussi chacun des « vivants » de sa finitude, de sa condition de « mortel ». La mort est
1 on pourra en lire un "résumé" dans l'article d'ESPRIT de janvier 2003, qui constitue le dossier du mois de la revue :
R.W. HIGGINS, L'invention du mourant. Violence de la mort pacifiée.
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devenue, avant tout, l’affaire des « mourants » et de quelques « personnes admirables », les
soignants des soins palliatifs, qui s’en occupent et auxquels rendent hommage les succès de
librairie d’ouvrages qui sont consacrés à « ce douloureux problème ».
Comment répond-t-on à la solitude du « mourant » ? Il n’est ni un malade « comme les
autres », mais un malade très particulier, relevant d’une discipline médicale nouvelle, ni vraiment un
vivant. Les formules dont on l’entoure, « vivant jusqu’au bout », par exemple, témoignent comme
une dénégation, quelle que soit leur volonté de s’y opposer, d’un statut de « déjà mort » qui est le
sien, statut qui se retrouve plus nettement encore chez le futur euthanasié. Le terme lui-même le
signifie parfaitement, le « mourant » est d’abord dominé, commandé par l’anticipation pronostique,
médicale de sa fin, qui est un des opérateurs essentiels de sa séparation d’avec les vivants, comme
d’ailleurs – et cela est vrai pour lui comme pour nous tous – d’avec les morts. Le mourant chasse
« la présence des morts », mais je ne m’y attarderai pas.
Nous voyons en lui, avant tout, une victime, de sa condition physique, de sa dégradation ou
de sa déchéance, comme on y insiste, termes lourds de signification symbolique, avec leur
résonance juridique. Victime d’une mort qui approche et que l’on s’efforce de traiter « comme une
maladie », médicalement. Victime donc, et non plus sujet d’une condition mortelle et commune, qu’il
s’agit, dans toutes les sociétés humaines de partager. Victime, cela aussi isole, et exclut. Car s’il est
indéniable que le malade en fin de vie était « un grand oublié » de notre système de soins, que les
médecins dans leur exclusivisme curatif n’entraient plus dans sa chambre, ce qu’on lui offre
aujourd’hui est moins donner une place à la victime oubliée qu’il était que l’assigner à une place de
victime.
Victime aussi, et surtout, de sa douleur et de sa souffrance, psychique et morale, de ses
angoisses devant ce qui l’attend, angoisses d’abandon et de séparation, victime de son chagrin, de
sa tristesse, souvent appelés dépression. Et ceci m’amène à ma seconde remarque.
Sollicitude relationnelle et « privatisation de la Mort »
Les soins palliatifs mettent un accent très fort sur cette dimension psychologique de
l’approche du mourant. On y voit volontiers un contrepoids majeur à la médicalisation, à la
technicisation nécessaire – je m’empresse de dire, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que je
partage tout à fait cette idée que la qualité, la compétence médicales des soins sont une exigence
indispensable dans ce domaine, rappelons l’importance des unités de soins palliatifs pour la
formation.– mais les choses ne sont pas si simples.
La sollicitude envers le mourant est conçue comme essentiellement relationnelle,
psychologique, affective. Et nous devons, ici, nous poser une question : est-ce que cette attention
relationnelle, parfois extrême, et non sans excès, où se brûlent parfois les soignants, peut, ou suffit
à faire pièce à l’exclusion symbolique du mourant, à sa mise à l’écart du collectif, de l’humanité, de
l’humaine condition, que j’esquissais plus haut ?
Il s’agit d’une psychologisation de la Mort, sensible au-delà des pratiques palliatives dans la
façon la plus courante dont nous envisageons aujourd’hui la mort, et qui est indissociable d’une
privatisation de son statut, terme à entendre dans les multiples acceptions qu’il peut prendre tant
sur le plan collectif que privé, précisément. L’exemple le plus saisissant en est sans doute le livre
(un best-seller qui s’est vendu à 240 000 exemplaires) écrit par une psychologue travaillant en
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soins palliatifs, Marie de Hennezel, préfacé par François Mitterrand et dont le titre était la Mort
intime2, conjonction de l’intimité et de la plus haute autorité de l’État, qui signe bien une confusion
entre le privé et le public.
L’intervention normative de l’État fait de la mort une affaire publique dont il « s’occupe »
mais dans un dispositif qui souligne bien que, pour chacun des mourants, sa mort est bien sa mort,
son affaire personnelle, bien à lui, qu’elle relève de son « autonomie3 », de sa responsabilité. Il doit
« prendre en charge personnellement » sa mort, et la tâche des « psy » et des soignants
représente une « socialisation » bien particulière, car elle consiste à relayer l’injonction sociale
d’individualisation, et de privatisation, par une prothèse soignante et psychologique.
Car de quel intime s’agit-il ? L’argument souvent invoqué selon lequel traiter la mort comme
relevant du seul privé ne serait que la marque du respect de la singularité et de la subjectivité de
celui qui meurt est irrecevable. On ne saurait confondre ce reste, ce noyau réel et irréductible qu’est
la subjectivité, avec cette intimité prescrite, préfabriquée, que l’on assigne au mourant. Et les
« psys », mobilisés au chevet du mourant peuvent apparaître à un autre niveau, plus fondamental,
comme les préposés à la privatisation de la mort, comme des instruments essentiels dans
l’opération de conversion de la mort en un problème psychologique et une affaire privée.
On dit que la mort des patients renvoie chacun des soignants à sa propre mort. Mais la prise
en considération de la mort reste comme enfermée, confisquée dans le psychologique. Que la mort
« signifie » pour chacun et pour tous, au-delà de l’angoisse, de la souffrance « imputée » au
mourant passe au second plan. Qu’elle soit pour toutes les sociétés humaines ce point central qui
« provoque à la culture » (P. Legendre et P. Baudry4), ce qui nous est « le plus en commun », selon
la juste expression de Jean-Luc Nancy, cela reste méconnu, ignoré.
La scène de la mort reste « duelle », un théâtre horizontal entre les soignants et le mourant
sans mise en perspective, sans « cadre ». L’exclusion est confirmée, redoublée par cet
enfermement. Le regard « valorisant » que les soins palliatifs veulent opposer au regard dégradant
posé par notre modernité sur les mourants est un regard qui a du mal à trouver sa distance, qui,
faute d’être référé à autre chose que lui-même, invite à se confondre avec son objet ; regard sur-
affectivé, fusionnel, vampirique et mortifère parfois, où domine un fantasme maternant5. Un
exemple : un des problèmes les plus récurrents dans les unités de soins palliatifs est celui « des
patients qui ne meurent pas ». Si l’on analyse ce dont il est véritablement question, on trouve que
cet intense investissement affectif du patient mourant par le soignant (et revendiqué comme tel par
tout un courant dans le personnel infirmier et soignant, à l’origine le plus souvent de la « vocation
palliative »), sans qu’aucune règle instituée, aucun principe explicite collectivement reconnu n’en
2 Marie de Hennezel, la Mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995.
3 Jean-Pierre Le Goff a bien montré le paradoxe de l’autonomie, véritable injonction paradoxale car elle est non seulement prescrite,
imposée, mais elle transfère au sujet des responsabilités relevant d’instances qui ne les assument pas ou qui démissionnent, comme on
le voit dans certaines doctrines pédagogiques et éducatives. La Barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999. Il s’agit là d’une tentative,
vouée selon nous à l’échec, de rendre la mort contractuelle.
4 Pierre Legendre écrit à propos du système rituel : « Toute société élabore un point central d’attache, qui commande à l’équilibre, à
l’optimum de manifestation de sa propre production de figures. Ce point central, autour duquel gravitent les représentations abritant le
vide qui soutient l’ultime pourquoi ? de l’homme, est la métaphorisation de la mort », La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la
Raison, Paris, Fayard, 1998, p. 176. Voir aussi Patrick Baudry, la Place des morts, Paris, Armand Colin, 1999. Lire également « Conflit,
image du corps et rapport à la mort », Souffrances et violences à l’adolescence. Rapport à Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville,
Paris, ESF, 2000.
5 Avec toutes les dérives que cela peut impliquer : épuisement et passages à l’acte, manque de distance, tentations « fusionnelles ».
Notons ici la leçon qui se dégage de la confrontation entre infirmières laïques et religieuses exerçant cette profession. Bien que, pour
celles-ci, chaque malade puisse représenter le corps du Christ et malgré leur invocation de l’amour, elles ne témoignent pas dans leur
pratique de dérives fusionnelles. Leur travail est contenu, cadré par le montage et l’échafaudage de l’Amour Chrétien. Un équivalent laic
de ce cadre manque pour les soignants travaillant en palliatif. L’absence de dimension tierce dans leur relation au malade se retrouve
dans l’absence de cadre de leur travail, conçu et valorisé comme extra professionnel.
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précisent les limites, ne trouve de fait une limitation que dans l’occurrence de la mort venant mettre
fin à cet excès. Tout se passe comme si l’on tablait sur la survenue de la mort pour « réguler » le «
sans frein ». Autrement dit, c’est la mort qui, de fait, commande. Compassion et vœux de mort se
côtoient6.
Le mourant, otage d’une approche « globale » qui n’est pas sans tentations totalitaires, est
enfermé dans une « présence » – et un présent – qui l’isole et le coupe de ce à quoi il est relié bien
plus fondamentalement : la chaîne des morts et des vivants, sa généalogie personnelle et
collective, la finitude commune, son humanité6 bis. Très entouré psychologiquement, il peut n’être
renvoyé qu’à lui-même, à une solitude héroïque et dans son principe inassumable, insubjectivable.
La sollicitude relationnelle ne remplace pas une vraie place symbolique.
La question des relations entre « le palliatif » et « le médical » n’est jamais véritablement
posée, ni celle de ce que pourrait être une place pertinente et reconnue de la dimension « psy » et
des « psy ». La fonction « psy » semble ne pas mordre véritablement sur le médical,
psychologisation et médicalisation, scientificisation de la mort semblent avoir trop souvent partie
liée. Ce qui fait question en premier lieu et spécialement dans ce domaine, est sans doute, une
vraie réflexion sur la fonction première du Médecin, et aussi des soignants et des intervenants,
« psy » inclus, qui est une fonction Tierce, bien indiquée par le terme latin « medicus », le moyen
terme, celui qui est entre le malade et son mal. Et l’on assiste par exemple à une fréquente «
réécriture scientifique », médicale, des suggestions émises par l’équipe palliative de la part des
services de médecine. Ainsi la présence d’une souffrance morale importante chez le patient peut
conduire à préconiser un « sommeil induit », dont on dit bien « qu’il préserve la capacité de rêver,
maintient une possibilité d’élaboration onirique… ». Mais très souvent, on pourra constater qu’entre
deux passages de l’équipe mobile, les doses ont été considérablement augmentées, transformant
la prescription conseillée en geste euthanasiant. On y répondra fréquemment en arguant de la «
cohérence » et en disant : « Mais vous nous avez bien dit de l’endormir ! ».
Peut-être a-t-on voulu trop attendre des « psy » et de la seule dimension « psy ».
L’effacement du modèle gériatrique en soins palliatifs au profit du modèle oncologique, pourrait
nous servir de boussole. Tout se passe comme s’il fallait mériter les soins palliatifs, comme s’il
valait mieux avoir eu un cancer incurable, pour y avoir vraiment droit, comme si n’y suffisait pas
d’être simplement « vieux » ! . Réparation d’une « injustice », de l’échec d’une médecine toute
puissante ? Certains aspects du modèle Sida, avec sa dimension sociale, pourraient aussi être
revisités pour réinterroger cette inflation relationnelle, et son inefficacité à véritablement
questionner, inquièter l’exclusivisme du modèle médico-scientifique.
Qu’attend-on du « mourant » ? Qu’il soit un « héros » ! Nous attendons de lui deux choses
essentiellement : qu’il puisse parler de sa mort et qu’il l’accepte. Il doit être « au clair » avec sa
mort, pouvoir en parler avec les soignants dont la tâche est conçue comme devant aider au « travail
de deuil » du patient à l’égard de la vie et de ses proches. Là encore, il s’agit d’une opération
présentée comme purement psychologique et incombant pour l’essentiel au malade mourant, à lui
seul. Tâche « héroïque », mais en réalité impossible, inassumable subjectivement.
6 Les soins palliatifs restent le plus souvent dans l’humanitaire qui, comme le sentiment, présente de bien faibles garanties, ne peut
remplacer la construction d’un métier, avec ce que cela comporte d’établissement de limites.
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6 bis Nous avons proposé la notion de « mort orpheline ». Voir notre communication, portant ce titre, au colloque « Des vivants et des
morts. Des constructions de la “bonne mort” », organisé les 21-23 novembre 2002 à Brest par la faculté des lettres et sciences sociales -
Victor Segalen, actes à paraître.
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