2. Etat de la question Depuis l'édition des chansons de croisade en ancien français par Bédier/Aubry en 1909, la critique moderne leur a consacré deux monographies.1 Puis, les chansons ont été discutées dans des études traitant, par exemple, de la littérature de la croisade ou comparant des chansons de croisade appartenant à différents domaines linguistiques. Seront discutés ici seuls les ouvrages où les chansons de croisade en ancien français occupent une partie considérable. J. Bédier et P. Aubry, Les chansons de croisade, publiées avec leurs mélodies, Paris 1909. Livre intéressant à plus d'un égard. D'abord parce qu'il fournit non seulement les textes, mais aussi leurs mélodies. Ensuite, parce qu'il jette les bases du classement de textes qui a présidé à l'organisation de la présente thèse. Bédier a été le premier à recueillir les chansons de croisade françaises, qu'il divise en deux catégories, disant que, si l'on oublie un instant les pièces de circonstance, les unes sont des exhortations à prendre la croix ... Les autres sont des chansons d'amour.2 La description du genre proposée par Bédier présuppose une classification interne qu'ont respectée la plupart des érudits qui, depuis, ont étudié la chanson de croisade. Les textes, présentés en ordre chronologique, sont tous précédés de renseignements sur les éditions antérieures, la versification, l'origine, la musique, l'auteur (sauf quand il s'agit de pièces anonymes, bien sûr), la datation et les circonstances historiques qui les ont engendrés. Bédier a pris soin de mentionner également les chansons qu'il n'a pas retenues en raison du fait qu'elles ne contiennent que des allusions insignifiantes à la croisade, ce qui augmente encore l'utilité de son ouvrage. Fr. Oeding, Das altfranzösische Kreuzlied, Braunschweig, 1910. Oeding a opté pour une approche historico-littéraire, en rendant compte non seulement de l'interdépendance des différents domaines linguistiques pris en considération, mais également des rapports entre les textes et leur contexte. Dans cette perspective il s'est proposé un double objectif. D'abord: entamer une étude de la relation thématique et formelle entre le corpus français d'une part et les chansons en latin, en occitan et en moyen haut allemand de l'autre. Ensuite: analyser les rapports entre les bulles papales et la prédication ecclésiastique d'un côté et les thèmes et motifs exploités par les poètes de l'autre. Pour ce qui est du choix de ses textes, Oeding s'est basé sur une définition très large qui, grosso modo, suit le classement de Bédier.3 C'est ainsi qu'il distingue entre les eigentliche Kreuzlieder et les Lieder die der Kreuzzüge Erwähnung tun. Cette spécification lui permet d'élargir le corpus de Bédier. Après la sélection des textes à étudier, Oeding donne un bref aperçu des principaux arguments fournis par les documents ecclésiastiques. Dans un 1. Il s'agit d'Oeding 1910 et de Schöber 1976. 2. Bédier 1909:IX-X. 3. La définition proposée par Oeding sera discutée aux pages 3940. 26 deuxième temps, il confronte la thématique des chansons françaises avec celle des textes latins, occitans et allemands. Cette opération mène à la conclusion que les nombreuses analogies entre les textes ne s'expliquent pas par une interdépendance quelconque, mais plutôt par le fait que les poètes ont tous puisé leur matière dans un répertoire commun, constitué par les idées répandues dans les bulles papales et, surtout, dans les prédications. Quant aux structures formelles de la chanson de croisade, Oeding a limité ses recherches aux textes français et occitans. Ici encore, force est de constater que rien ne semble suggérer des rapports d'influence directs entre les deux champs linguistiques. Cependant, Oeding ne veut pas exclure la possibilité que les chansons de croisade françaises se soient constituées à partir d'exemples occitans: dans le domaine de la poésie, la littérature d'oïl suit régulièrement la tradition occitane. L'ouvrage d'Oeding a le mérite d'avoir inventorié non seulement les chansons qui ont un rapport avec la croisade, mais aussi les thèmes rencontrés dans ces chansons, ainsi qu'un nombre de leurs sources. L'approche reste cependant trop descriptive. Susanne Schöber, Die altfranzösische Kreuzzugslyrik des 12. Jahrhunderts, Vienne, 1976. Comme Oeding, Schöber opte pour une approche historique aussi bien que littéraire. Afin d'éviter le jugement trop général caractérisant les études antérieures, elle met l'accent sur les textes individuels, qu'elle considère comme des unités artistiques. Après avoir discuté les définitions de Bédier et d'Oeding, Susanne Schöber arrive à la conclusion qu'il est quasiment impossible de définir les chansons de croisade, puisque les actualisations virtuelles de la thématique de la croisade sont presque illimitées en nombre. Aussi préfèret-elle une description fonctionnelle, retenant seulement les Lieder, die, sei es im religiösen, politischen oder persönlichen Bereich (Minne) wirksam von der Idee des Kreuzzugs geprägt sind.4 Cette approche lui fait écarter du corpus quatre textes qu'on trouve encore dans la collection de Bédier. Pour certaines chansons, elle propose une datation nouvelle. Ces préliminaires accomplis, Schöber étudie quatre sources qui, peutêtre, ont inspiré nos poètes à composer leurs chansons de croisade, à savoir la chanson de pèlerinage, la chanson d'outrée, les appels à la croisade formulés par la curie, et l'épopée. Quant aux deux premières sources, il nous reste trop peu de données pour en tirer des conclusions fiables. L'influence des documents ecclésiastiques et des prédications sur la thématique élaborée dans la chanson de croisade a déjà été démontrée par Wolfram (1886). Enfin, une brève comparaison avec l'épopée amène Schöber à constater que les deux genres présentent un certain nombre d'analogies thématiques et lexicales. Les ressemblances thématiques découlent du fait que les deux modi dicendi exploitent les mêmes registres authentiques, comme l'avait déjà constaté Oeding, tandis que les ressemblances lexicales s'expliqueraient par des influences réciproques. Dans l'analyse des chansons individuelles, l'accent est mis sur le rapprochement de la chanson de croisade et de la propagande curiale. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur les détails; ils seront discutés dans la section II du présent travail. Précisons seulement que Schöber a procédé de façon très systématique. Les interprétations des chansons sont précédées 4. Schöber 1976:17. 27 d'un bref aperçu des circonstances historiques auxquelles elles se réfèrent ainsi que d'un résumé de la propagande officielle (encycliques, sermons etc.) de l'époque considérée ici. Pour chaque texte, Schöber donne des renseignements sur les manuscrits, les éditions, la littérature secondaire, l'auteur et la date, ainsi que sur la langue et la versification. Puis, elle donne le texte même, qu'elle fait suivre d'une analyse. Comme les deux premières croisades ne sont représentées que par un seul poème, elle étudie également les chansons latines et occitanes liées à ces deux expéditions, ceci afin de combler cette lacune. Les analyses sont suivies d'une étude du contexte socio-culturel des chansons. A l'exception de Hugues de Berzé, les poètes se révèlent être originaires du Nord de la France. En plus, leur prestige social et le fait qu'ils ont eux-mêmes pris la croix ont sans doute contribué a l'efficacité de leurs chansons. D'après Schöber, la discussion du conflit entre amour et devoir qu'on trouve dans les chansons de départie a sans doute également joué un rôle dans la propagande pour la croisade. Bien que fortement inspirées par les sources curiales, les chansons de croisade se distinguent par leur traitement de la matière qui leur est offerte. Les idées plutôt théologiques de la propagande officielle ont été traduites dans un vocabulaire laïque, et les poètes discutent également les bienfaits sur lesquels le croisé peut compter dans le monde d'ici-bas. Dans leur totalité, les chansons de croisade témoignent d'une évolution spirituelle qui se serait produite depuis les temps de la première croisade, quand les laïcs ont vu l'occasion de bénéficier d'avantages réservés jusque-là au clergé. Ancrées ainsi dans la réalité extratextuelle de l'époque, les chansons de croisade seraient plus qu'un jeu littéraire. Dorothea C. Martin, The Crusade Lyrics: Old Provençal, Old French and Middle High German, 1100 - 1280, Michigan, 1984. Martin étudie la lyrique de croisade depuis ses origines (les hymnes de pèlerinage) jusqu'à son déclin provoqué par l'érosion de l'esprit de croisade. L'étude est divisée en trois sections, dont la première vise à démontrer que les Aufrufslieder doivent être vus comme des représentations poétiques de la doctrine ecclésiastique. La deuxième est réservée à l'étude de la fonction de l'amour dans les chansons de croisade. Exploitant le conflit entre le service d'Amour et le service de Dieu, cette thématique est souvent utilisée pour introduire l'expression des sentiments ambivalents qu'ont manifestés les poètes vis-à-vis des expéditions en Orient. Au XIIIe siècle ces textes, où la déception causée par les nombreuses défaites trouve sa place, évoluent — et voilà le sujet de la dernière section — vers un certain réalisme, voire vers une certaine ironie. Afin de justifier l'intégration de chansons si diverses dans un même corpus, Martin opte pour une définition très large basée sur des critères assez vagues. Pour elle, une chanson de croisade est a poem which has the crusade as its subject and the tenets of crusade doctrine as its conceptual framework. Malheureusement, l'auteur ne spécifie pas quels textes obéissent à cette définition, de sorte que le lecteur n'a aucune idée de l'ampleur du corpus. Les Aufrufslieder sont étudiés à partir de trois prémisses: 1. Les chansons ont tendance à exploiter les conceptions, les thèmes et les motifs apportés par les sermons. 2. Les sermons en question traduisent presque exclusivement la doctrine formulée et codifiée par Bernard de Clairvaux. 3. A toutes les époques, les Aufrufslieder font preuve d'une grande unité 28 et constance pour ce qui est de leur doctrine et de leurs motifs. Pour ce qui est de la lyrique française, l'auteur a sélectionné un certain nombre de textes qui sont comparés à un schéma développé par Wentzlaff-Eggebert où, sous forme de dix thèses, sont énumérés les principaux thèmes des chansons exhortatives.5 Une telle approche devrait rendre compte des ressemblances thématiques entre les différents domaines linguistiques, travail déjà entrepris par Oeding. Dans le chapitre consacré aux exhortations occitanes, pourtant, le schéma de Wentzlaff-Eggebert est abandonné (et cela sans motivation aucune), ce qui rompt l'unité du livre et complique les comparaisons prévues. Martin a centré l'analyse des Aufrufslieder en moyen haut allemand sur le personnage de Walther von der Vogelweide dans un chapitre intéressant, mais malheureusement isolé. Dans les pages consacrées aux chansons d'amour, qu'elle considère comme précurseurs de la chanson réaliste ou ironique, Martin analyse l'évolution de la manière dont les poètes approchent le conflit entre l'amour que le croisé porte à sa bien-aimée (ou vice-versa) et l'amour de Dieu. Dans les textes les plus anciens, ce conflit est toujours résolu en faveur de la croisade. Pourtant, à mesure que les abus liés aux expéditions deviennent plus évidents, les chansons reflètent de plus en plus les changements survenus dans la réalité historique. Les poètes cherchent, eux aussi, un compromis et semblent même donner la préférence à l'amour. Martin prétend que c'est grâce à cette évolution que les chansons de départie ont fini par engendrer les protestations contre la croisade.6 Ici il y a lieu de faire quelques remarques. En considérant la chanson 'critique', c'est-à-dire la chanson qui véhicule des protestations, comme descendante directe de la chanson d'amour (affirmation qu'elle n'étaie pas) l'auteur ignore complètement la tradition du sirventés qui a également joué un rôle dans la genèse du genre poétique qui nous occupe 5. Voici les dix thèmes et motifs distillés par Wentzlaff-Eggebert (1960:43): 1. Das Land, das Christus durch sein Leben und Leiden geheiligt hat, ist in grösster Gefahr. 2. Gottes Allmacht kan auch jetzt helfen. 3. Vor Gottes Gericht kan nur der bestehen, der jetzt das Kreuz nimmt. 4. Gott prüft euch jetzt; jetzt könnt ihr euch auszeichnen. 5. Wir verdanken alles dem gütigen Gott, jetzt müssen wir ihm seine Gnade vergelten durch unseren Dienst. 6. Gott hat seinen Sohn für uns den Tod erleiden lassen; wir müssen ihm jetzt bis zum Tode getreu sein. 7. Wir erwerben für uns und unseren Nächsten die ewige Seligkeit. 8. Für alle Kreuzzugsteilnehmer ist der Tag des Heils angebrochen. 9. Jeder, der will und kann, soll das Kreuz nehmen. 10. Alle Angehörigen stehen unter dem Schutz der Kirche. 6. Martin 1984:297. 29 ici.7 Un autre inconvénient de son étude est le fait que les chansons composées après 1239 ne sont pas analysées, ce qui, d'ailleurs tout comme dans l'ouvrage de Wentzlaff-Eggebert, fausse la perspective de ses conclusions. A part cela, le livre se caractérise par l'emploi fréquent de remarques trop générales qui, souvent, s'avèrent être incorrectes. Manque aussi une synthèse. Les études discutées ici ont leurs mérites, mais aussi leurs inconvénients. L'ouvrage de Bédier est, avant tout, une édition; par conséquent, les renseignements historiques et littéraires restent limités à l'essentiel. L'étude d'Oeding est descriptive plutôt qu'analytique. Les analyses de Schöber sont détaillées, certes, mais elle limite sa discussion aux textes composés au XIIe siècle. L'ouvrage de Martin, enfin, laisse de côté les chansons de croisade en ancien français postérieures à 1239, et présente par ailleurs quelques faiblesses et lacunes gênantes. La présente étude tentera de combler les vides laissés par les prédécesseurs. 7. Cf. Bec 1977:I:151. 30