
■ La question du comédien
Dans les trois premiers textes, Diderot explique les ambitions et
les limites du genre théâtral. Il s’interroge sur le statut du comédien, aussi
bien artistique que politique : quelle est la place du comédien dans la
société ? Faut-il la redéfinir et donner au spectacle une influence positive
sur les moeurs ? (« je regrette que l’on se fasse comédien « par plaisir »
et jamais par goût pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société
et de servir son pays ou sa famille »)
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; le comédien est-il toujours maître
de lui ? (« vous n’êtes jamais le personnage, vous le jouez ») ; quel est
son rapport au personnage qu’il interprète ? Comment travaille-t-il pour
donner l’illusion d’être un autre ? (« les gestes de son désespoir sont de
mémoire et ont été préparés devant une glace »).
Un questionnement qui touche parfois plus à la psychologie du
comédien qu’à sa technique d’interprétation : le comédien est-il un être
sincère ? (« derrière votre personnage, il n’y a personne. Votre masque
vous rassure » ; « l’envie est bien pire entre vous qu’entre quiconque »),
par quelles motivations intimes est-il poussé à se montrer sur scène sous
une identité imaginée ? (« ce qui vous amène à ce métier, c’est le défaut
d’éducation, la misère et le libertinage »), peut-on dresser un portrait
ressemblant du comédien ? (« je dis simplement que dans le monde,
lorsque vous n’êtes pas bouffons, je vous trouve polis, caustiques et
froids, fastueux, dissipés, dissipateurs, intéressés... »). Les réponses de
Diderot ne sont pas toujours élogieuses envers les comédiens, et pourtant,
cette forme d’injustice est l’effet d’une rage qui voudrait donner au
théâtre une fonction capitale dans la société : « c’est qu’une troupe de
comédiens n’a pas les honneurs, les moyens, les récompenses qu’elle
mériterait dans une nation où l’on attacherait une réelle importance à la
fonction de parler aux hommes pour être instruits, corrigés, amusés ». La
volonté de Diderot est révolutionnaire : elle contredit les censures de
l’époque, et annonce le mouvement de décentralisation de notre siècle,
grâce auquel le théâtre est entré dans le domaine public.
Ces questions contiennent en filigrane une réflexion sur la mise en
scène (scénographie, direction de comédiens etc.) qui inspirera tout le
théâtre moderne de Stanislavski à Brecht, d’Antoine à Copeau. En
dégageant un ordre rigoureux nécessaire à la pratique du théâtre, Diderot
inaugure l’exigence moderne d’un vrai « métier » de comédien, et par
conséquent d’écoles où l’on pourrait les former.
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Toutes les citations sont tirées du Paradoxe sur le comédien, et ont été reprises telles
quelles dans La comédie du paradoxe.