Des recommandations juridiquement opposables

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Fenêtre sur
Armand Dadoun
DR
Des recommandations
juridiquement opposables
« Faire grief » : ces deux mots soigneusement choisis par le Conseil d’État changent peut être
tout quant à l’opposabilité des recommandations. Jusqu’à présent, le respect d’une recommandation ne s’imposait au médecin qu’à titre déontologique. Affirmer ainsi qu’une recommandation « fait grief », c’est reconnaître qu’elle modifie par elle-même la situation juridique
d’un praticien qui ne la respecterait pas et qui, de fait, pourrait faire l’objet d’une contestation devant le juge. Cette expression juridique serait en langage commun synonyme de « réglementaire » ou « opposable ». Cependant, une recommandation n’est pas éternelle et peut
devenir caduque plus ou moins rapidement, tant il est vrai que les données acquises de la
science changent de nos jours parfois très rapidement. La décision du Conseil d’Etat est-elle
une révolution juridique ou une affirmation répétée de l’exigence actuelle d’une amélioration
constante de la sécurité des soins ? C’est ce que tentent de décrypter les experts du Cardiologue dans ce dossier spécial.
P
ar un arrêt du 27 avril 2011, le Conseil d’Etat a élargi son
contrôle relatif à l’exigence d’impartialité des experts
des groupes de travail de la Haute Autorité de Santé (HAS).
Que cette solution prenne sa source dans la jurisprudence
plus ancienne consacrant le principe d’impartialité ou qu’elle
soit considérée comme l’une des « conséquences collatérales
de l’affaire du Médiator », [1] elle insiste sur le caractère réglementaire des Recommandations de Bonne Pratique (RBP)
tout en imposant le respect scrupuleux des règles préventives
des conflits d’intérêts au sein des autorités administratives
indépendantes.
L’Association Formindep a déposé devant le Conseil d’Etat une
requête en annulation contre le refus opposé par le président
de la HAS d’abroger une recommandation intitulée : Traitement médicamenteux du diabète de type 2.
L’association soutenait que des experts médicaux qui participent à la rédaction de la recommandation entretenaient des
liens d’intérêts avec des laboratoires pharmaceutiques. Selon
la HAS, la requête devait se voir opposer une fin de non-recevoir au motif que la RBP était dépourvue de force contraignante et qu’ainsi, n’étant pas susceptible de faire grief, elle ne
pouvait être l’objet d’un recours en excès de pouvoir.
C’est parce que les recommandations
de la HAS s’intègrent à l’obligation
déontologique du médecin qu’elles
constituent nécessairement une norme
réglementaire qui fait grief.
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a
av
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Des recommandations juridiquement opposables
Estimant que RBP avait été élaborée dans des conditions irrégulières (absence de déclaration de conflits d’intérêts de
certains membres du groupe d’experts), le Conseil d’Etat a annulé la décision de refus émanant du président de la HAS et
ordonné l’abrogation de ladite recommandation dans un délai
de 15 jours suivant la notification de la décision.
Le Conseil d’Etat procède en deux temps. Il reconnaît d’abord
le caractère réglementaire des RBP 9 [1], ce qui lui permet
ensuite de contrôler le respect du principe d’impartialité 9 [2].
Nous étudierons dans un troisième temps les conséquences
liées à la suppression de la RBP 9 [3].
trouvent avant tout leur source dans la science médicale (littérature médicale, usages médicaux, référentiels) et non dans
le droit. Cependant, le non-respect d’une recommandation
devrait constituer une présomption de faute. Il appartiendra
au médecin poursuivi d’établir que les recommandations ne
correspondent pas ou ne correspondent plus aux données acquises de la science ou qu’elles ne correspondent pas au cas
particulier du patient. Rappelons que l’appréciation de ces
données ne se limite pas au territoire français, mais s’étend
aux pratiques éprouvées dans d’autres pays et à l’opinion de la
communauté scientifique internationale.
Les RBP constituent des normes réglementaires parce qu’elles
sont posées par une autorité publique et qu’elles ont pour
9 [1] Le caractère réglementaire
des recommandations
objet
o
d’encadrer la pratique
de bonne pratique
médicale.
m
En revanche, la
Le patient aura bien du
Dans l’arrêt Formindep, le Conseil d’Etat ne
qualifi
q
cation de normes est
mal à démontrer une faute
vérifie pas si les RBP, élaborées par la HAS
discutable
d
lorsque les recomsur le fondement des articles L. 161-37, 2° médicale si le praticien s’est
mandations
m
émanent d’autres
et R. 161-72 du Code de la Sécurité Sociale en tout point conformé aux
autorités
a
ou s’apparentent à
(CSS), ont été rédigées de façon impérade
d simples conseils. [5] Ainsi la
recommandations.
tive. [2] La haute juridiction administrative
rrecommandation par laquelle
relève que l’objet de ces recommandations
lle collège de la HAS exprime,
est de « guider les professionnels de santé dans la définition sur le fondement de l’article R. 161-71 CSS, sa préférence pour
et la mise en œuvre des stratégies de soins à visée préven- la non-inscription d’une spécialité sur la liste des spécialités
tive, diagnostic ou thérapeutique les plus appropriées, sur la remboursables par la Sécurité Sociale n’est qu’un simple avis
base des connaissances médicales avérées à la date de leur insusceptible de recours pour excès de pouvoir. [6]
édiction ». C’est parce que le médecin a « l’obligation déontologique (…) d’assurer au patient des soins fondés sur les 9 [2] L’exigence d’impartialité des experts
données acquises de la science [que] ces recommandations de de la HAS
bonne pratique doivent être regardées comme des décisions Le juge administratif vérifie que les personnes qui concourent
faisant
f
grief susceptible de ou participent à l’adoption d’un acte administratif répondent
faire
f
l’objet d’un recours pour aux exigences d’impartialité, nonobstant la déclaration par
« Le non-respect d’une
excès
e
de pouvoir ».
l’expert de ses liens d’intérêt. [7]
recommandation devrait
On
O en déduit que les recom- Dans l’arrêt Formindep, l’association requérante avait produit
mandations
m
visées par les ar- des éléments susceptibles d’établir l’existence de liens d’intéconstituer une présomption
ticles
t
L. 161-37, 2° et R. 161- rêts entre certaines personnes ayant participé au groupe de
de faute. Il appartiendra au
72
7 ont intrinsèquement un travail et des entreprises ou établissements intervenant dans la
médecin poursuivi d’établir
caractère
c
impératif à raison de prise en charge du diabète. Ces éléments n’ayant pas emporté
que les recommandations
leur
l objet. C’est parce que les la conviction du juge, celui-ci a exigé la production des déclarecommandations
r
de la HAS rations d’intérêts. C’est parce que la HAS n’a pas été en mesure
ne correspondent pas ou
s’intègrent
s
à l’obligation déon- de verser au dossier l’intégralité des déclarations d’intérêts
ne correspondent plus aux
tologique
t
du médecin qu’elles que le refus d’abroger du président est annulé. Autrement dit,
données acquises de la science
constituent
c
nécessairement les éléments de suspicion rapportés par l’association valaient
une
u norme réglementaire qui présomption de conflit d’intérêts dès lors que les déclarations
ou qu’elles ne correspondent
fait
f grief.
d’intérêt n’ont pas été régulièrement produites.
pas au cas particulier du
Les
L RBP sont une source de
patient »
responsabilité
r
déontologique, 9 [3] Les conséquences de l’abrogation
civile
c
et administrative du mé- d’une recommandation de bonne pratique
decin
d
en ce qu’elles participent Suivant le raisonnement du Conseil d’Etat, la RBP fait grief au
à la définition des données acquises de la science. [3] A l’in- motif que son objet consiste à encadrer la pratique médicale et
verse, le respect des RBP dégage le praticien de toute respon- participe ainsi à la définition de l’obligation déontologique du
sabilité. [4] Certes, le juge civil ou administratif n’est pas lié médecin. Ce faisant, la haute juridiction administrative insiste
par les recommandations. Les données acquises de la science sur l’opposabilité de ces normes aux professionnels médicaux.
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Le non-respect d’une recommandation ne participe pas seule- permettre au médecin d’échapper à sa responsabilité pénale ?
ment à la caractérisation de la faute déontologique, mais ferait Il y a là un intérêt à ce que la recommandation soit annulée
également présumer la faute médicale. Inversement, le patient et pas simplement abrogée, [8] d’autant que le juge pénal est
aura bien du mal à démontrer une faute médicale si le praticien compétent pour annuler l’acte règlementaire illégal sur lequel
s’est en tout point conformé aux recommandations.
est fondée la répression.
Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les conséquences En reconnaissant que les RBP sont grief, le juge admet sans
de l’abrogation de la recommandation sur les actes médicaux ambiguïté leur caractère opposable et ainsi le fait qu’elles puisqui lui sont antérieurs. La faute doit-elle s’apprécier compte sent servir à démontrer une faute délibérée.
tenu des recommandations en vigueur à l’époque où elle a été
commise ? Ces recommandations font apparaître l’état de la En conclusion, rappelons que la HAS a procédé à l’analyse
science à un moment donné. L’abrogation qui n’a
de ses RBP entre 2005
d’effet que pour l’avenir, l’annulation ou le retrait
eet 2010 afin d’y déceler
Cependant, le juge n’est pas lié
qui ont un effet rétroactif d’une recommandation,
uune suspicion de conflit
ne devrait pas permettre de reprocher à un médecin par les RBP, ce qui exclut que le
dd’intérêts d’un expert
de s’être fondé sur ladite recommandation pour ap- médecin puisse faire l’économie
oou l’absence d’une ou
précier les données acquises de la science.
pplusieurs déclarations
d’une recherche de l’évolution
Cependant, le juge n’est pas lié par les RBP, ce qui
ppubliques d’intérêt. Le
exclut que le médecin puisse faire l’économie d’une des données scientifiques en
C
Collège a suspendu six
recherche de l’évolution des données scientifiques se limitant à l’application des
rrecommandations de
en se limitant à l’application des recommandations. recommandations.
bbonne pratique préLa question de la validité de la RBP présente un inssentant des faiblesses
térêt particulier en matière pénale. On sait que le
dde forme et procède
médecin qui cause indirectement un dommage à son patient désormais à leur actualisation. [9] Déjà en mai 2011, la recom(défaut de contrôle ou de surveillance, retard dans le diagnos- mandation sur la prise en charge de la maladie d’Alzheimer
tic ou l’intervention) engage sa responsabilité pénale unique- avait été retirée à la suite du retrait de la recommandation sur
ment si son imprudence ou sa négligence résulte d’une faute le diabète de type 2. [10]
qualifiée (art. 121-3 Code pénal).
Le projet de loi relatif à la Déontologie et prévention des
La notion de faute qualifiée recouvre la faute caractérisée (ex- conflits d’intérêts dans la vie publique consacre l’obligation
poser autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur d’impartialité dégagée par la jurisprudence. Le projet générade la faute ne pouvait ignorer) et la faute délibérée (violation lise l’exigence de la déclaration d’intérêts obligatoire et prévoit
manifestement délibérée d’une obligation particulière de pru- la création d’une Autorité de la déontologie de la vie publique.
dence et de diligence prévue par la loi ou le règlement).
C’est dire que l’évolution de la jurisprudence associée à l’afMême si le respect des RBP ne doit pas être aveugle, la viola- faire du Médiator est à l’origine d’une réforme profonde du
tion délibérée de ces recommandations s’apparenterait à une statut des responsables publics et de la transparence de nos
faute délibérée sanctionnée pénalement, et ce d’autant plus institutions. ■
que le caractère réglementaire de la RBP est reconnu par le
Armand Dadoun
Conseil d’Etat. L’annulation d’une RBP ne devrait-elle pas alors
MCU Lille 2 (Droit et Santé), CRDP - ERADP
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
[1] J. Peigné, note RDSS 2011.483 sur CE 27 avril 2011,
Assoc. Formindep, n°334396.
[2] Cette vérification s’impose pour les circulaires (CE 18
déc. 2002, Mme Duvignères) mais aussi pour certaines
recommandations telles que celle relative aux conditions
d’accès au dossier médical (CE 26 sept. 2005, Conseil national de l’ordre des médecins, n°270234).
[3] CE 12 janv. 2005, n°256001.
calisée des dépenses s’appliquant aux antiagrégants plaquettaires, en préconisant l’aspirine pour les cas non aigus
de traitement de l’artériopathie oblitérante des membres
inférieurs n’a pas entendu établir des références médicales
opposables : CE 31 déc. 2008, Sté Sanofi Pharma Bristol-Myers Squibb. Qu’en est-il des référentiels de bonne
pratique établis par l’INCA ?
[6] CE 12 oct. 2009, Sté GlaxoSmithKline Biologicals.
[4] Civ. 1ère, 4 janv. 2005, n°03-14206.
[7] CE 12 fév. 2007, Sté Laboratoires Jolly-Jatel ; CE 11
fév. 2011, Sté Aquatrium.
[5] Qu’en est-il des accords de bon usage et contrats de
bonne pratique de soins (art. L. 162-12-17 CSS) ? L’accord
qui se borne à promouvoir un objectif de maîtrise médi-
[8] « N’ayant pas de portée rétroactive, l’abrogation d’un
acte administratif individuel pénalement sanctionné est
sans effet sur la validité de poursuites fondées sur la vio-
lation antérieure de cet acte » : Crim. 19 fév. 1997, Bull.
crim. n° 68.
[9] Communiqué HAS, sept. 2011, « Indépendance de
l’expertise : la HAS tient ses engagements ». Les RBP suspendues sont notamment : Prévention vasculaire après un
infarctus cérébral ou un accident ischémique transitoire
(mars 2008) ; Prise en charge des patients adultes atteints
d’hypertension artérielle essentielle (juillet 2005).
[10] Formindep avait déposé une requête, parallèlement
à celle sur le diabète, en vue de l’abrogation de la recommandation « Diagnostic et prise en charge de la maladie
d’Alzheimer et des maladies apparentées ».
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Des recommandations juridiquement opposables
Catherine Sanfourche
Entretiens
Jean-Luc Harousseau
«
S’appuyer sur les Conseils nationaux professionnels »
Le président de la Haute Autorité de Santé
explique les changements qui vont intervenir dans l’élaboration des recommandations de bonne pratique.
Après la décision du Conseil d’Etat,
quel changement va intervenir à la
HAS dans l’élaboration des recommandations de bonnes pratiques ?
Jean-Luc Harousseau : Il est bien
évident qu’après cette décision, notre
vision sur nos propres recommandations change. Si elles sont utiles,
elles ne sont pas forcément suivies.
Or, après le retrait récent de certaines
recommandations, beaucoup de praticiens et en particulier des associations de formation, nous interrogent sur ce qu’ils doivent faire
maintenant. Autrement dit, le manque crée un besoin, le besoin d’un « label » HAS pour des recommandations de bonne
pratique intellectuellement indépendantes. Cela nous pousse
à faire encore mieux intellectuellement pour élaborer nos re-
Jean-Luc
Harousseau
« Plus important
encore que leur
élaboration,
l’actualisation des
recommandations
est essentielle »
commandations, pour les faire mieux connaître, les rendre plus
attractives, plus facilement accessibles, ce à quoi nous nous
employons.
Plus important encore que leur élaboration, l’actualisation des
recommandations est essentielle, et suppose un état de veille
permanent. Pour cela, le mieux est que les professionnels y
travaillent. Pour cela, nous allons passer un contrat de partenariat avec les conseils nationaux professionnels sur lesquels
nous allons nous appuyer. A eux de fournir à la HAS des listes
d’experts indépendants libres de conflits d’intérêt, à la HAS
d’édicter la méthodologie, de vérifier la validité des experts,
puis d’examiner, d’amender, les documents fournis par les
professionnels. Cette démarche est essentielle au moment où
nous avons besoin de recommandations sur lesquelles asseoir
les bonnes pratiques dans le cadre du futur DPC et de la rémunération à la performance instaurée par la dernière convention
médicale. C’est un projet est en cours pour 2012.
La décision du Conseil d’Etat rend-elle les recommandations opposables ?
J.-L. H. : Pour l’instant, leur respect relève de l’incitation, cette
incitation devenant notamment financière dans le cadre de la
rémunération à la performance. ■
Pr Olivier Dubourg (*)
«
L’important est de connaître les conflits d’intérêt »
Que vous inspire la décision du
Conseil d’Etat qui a entraîné de retrait de recommandations au motif
que la HAS n’a pas pu présenter
toutes les déclarations de conflit
d’intérêt ?
Olivier Dubourg : Il s’agit de savoir
si tous les experts ayant touché le
moindre centime d’une société industrielle doivent être exclus et si l’on
doit retenir des experts dénués de
tout conflit d’intérêt quitte à ce qu’ils
n’aient pas d’expertise pertinente sur le produit concerné. Je
ne pense pas qu’il faille aller jusqu’à écarter les experts déclarant un conflit d’intérêt, je pense que l’important est de savoir
quels sont ces conflits, qui doivent donc être tous déclarés. Et si
Pr Olivier Dubourg
« Si quelqu’un
ne déclare pas un
conflit d’intérêt, il
doit être écarté »
quelqu’un ne déclare pas un conflit d’intérêt, il doit être écarté,
un point c’est tout. En ce sens, je comprends tout à fait la décision du Conseil d’Etat auquel la HAS n’a pas pu fournir toutes
les déclarations d’intérêt. Ce qui ne signifie pas que les experts
qui ont fait la recommandation sur le diabète de type II ont fait
du mauvais travail.
Je viens de faire une recommandation sur les cardiomyopathies hypertrophiques, dans le cadre du plan Maladies Rares
avec la HAS ; nous étions 16, nous avons mis cinq ans à l’élaborer, et il y en a eu cinq versions successives avant la version
définitive. Je ne peux pas penser que les gens qui ont élaboré
la recommandation sur le diabète de type II ont moins bien
travaillé que nous. Mais nous avons fourni à la HAS toutes nos
déclarations d’intérêt. ■
(*) Chef de service de cardiologie à l’hôpital Ambroise Paré (BoulogneBillancourt, Hauts-de-Seine).
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