JEAN PENEFF Jean Peneff, Les idées originales d'Howard Becker pour enseigner la sociologie in Blanc A. et Pessin A. (2004) L'art du terrain, Mélanges offerts à Howard S. Becker, L'Harmattan (pp. 15-28) Les idées originales d'Howard Becker pour enseigner la sociologie «Est-ce quej'aime enseigner ? Assurément, oui ! je n'aime pas ce qui va avec : l'administration des départements, la réunions el les cotes, l'établissement des programmes et les discussions des jurys. Mais j'aime m'asseoir au milieu dejeunes gens, bavarder ou parler de choses intéressantes, ce qui est ma conception de la pédagogie ou de ce qu 'elle devrait être. Ces dernières années, j'ai souvent préféré instruire les débutants pli: tôt que les étudiants de maîtrise ou de DEA, peut-être parce que ces derniers sont si obsédés par le besoin de titres et de diplômes, par l'idée de l'emploi et des moyens pour l'obtenir, ils sont déjà si professionnels (je ne peux les en blâmer), qu 'ils en ont perdu toute fantaisie. » Howard BliCKiïR et Shirah HECHT Talk Berween Teachers Qualitative Sociology, 1997, n°4 P ersonne d'autre qu'Lioward Becker n'a autant réfléchi et écrit sur l'enseignement de la sociologie (surtout si on y inclut les conseils (pour la rédaction) : un livre, plusieurs articles, des é c h a n g e s avec de •Hughes qui a l u i - m ê m e écrit sur la pédagogie en sociologie et mis en 'valeur les travaux de ses étudiants. I l y a peut-être autre chose que le tÀI idées originale! d'I ïowarâ Becker pour enseigner la sociologie besoin d'un contact avec les jeunes générations et la transmission « e x p é r i e n c e s . C'est ce que je pressentais quand je lui demandai l'autorisation d'assister pendant un semestre à l'un de ses cours. M: J'avais obtenu une bourse Fulbright, en 1983, pour suivre la vie du département de Northwestern University à Evanston (banlieue résid«muelle du nord de Chicago), ce qui me conduisit à participer aux réunions pédagogiques, à suivre certains cours ou séminaires, à écouter des conférences internes. Je fus donc un observateur silencieux du cours d'Howard Becker sur Yieldwork methods, de niveau licence-maîtrise, qui avait lieu pendant deux heures tous les mardis et jeudis matins. Ce-cours s'adressait à une vingtaine d'étudiants, en enseignement Optionnel. Je raconterai cette expérience avec mon interprétation personnelle car nous n'avons jamais discuté de ses intentions. Ce sera '$B» contribution en forme d'hommage à quelqu'un qui a mis à la disposition de la c o m m u n a u t é des sociologues un ensemble de réflexions et de propositions pour l'enseignement, non seulement auprès de quelques thésards ou jeunes chercheurs mais dans les cours adressés aux étudiants de D E U G ou de deuxième cycle. O B S E R V A T I O N D ' U N COURS D E I I . S. B E C K E R arrive, ponctuel, à neuf heures, de son pas nonchalant, bavardant r«juelque étudiant rencontré par hasard à la sortie du métro et qui 'Comme lui du centre de Chicago. Blouson de sport, chemise à aux, jeans avec ceinturon, un livre à la main : tout cela ne fait pas ji,0m classique et. de fait, il n'a pas le style des professeurs et des cadres rejoignait la fac au m ê m e moment, en costume-cravate et l'atta*e. Mais son allure décontractée ne l'assimile pas non plus à l'inijffteeruel de gauche, vitupérant ou pensif, ni au maître entouré. Sa ,41M- de cours est surprenante. I ! a refuse d'enseigner dans une salle ^^Hjhttnelle avec pupitres ou tables. I l a choisi une salle obscure dans Ut soussoi du bâtiment universitaire, une salle dans une cave, que personne ne revendique. Cette pièce obscure, avec juste un soupn-ail .en guise de fenêtre, sans bureau ni chaise, sans table ni bibliothèque dont la porte donne sui un couloir qui ne dessert que le débarras du matériel pour le personnel d'entretien, est sa salle préférée. Elle est bizarrement meublée de sièges dépareillés achetés à la brocante, avec un ou deux vieux fauteuils, un canapé ainsi qu'un tableau au mur. Chacun prend place dans une disposition plus ou moins circulaire Des étudiants préfèrent s'asseoir à terre, dos contre le mur. Par la porte restée ouverte, on voit passer des ouvriers qui viennent chercher seaux et balais, habitués à ce professeur étrange, enseignant sans solennité. De temps à autre, un étudiant se lève et va chercher une boisson chaude au distributeur dans le couloir, quelques apartés à voix basse ont lieu mais l'ambiance est plutôt à l'attention. 1 Le cours est l'opposé de la conférence magistrale, il se rapproche plutôt d'une discussion ouverte entre pairs. Les étudiants interviennent, échangent. Le travail de préparation n'apparaît pas mais ce serait trompeur de crou-e le cours improvisé. A chaque séance, Becker a un d i è m e en tête : un livre, un événement social, l'actualité nationale ou locale, une péripétie de la vie universitaire, une thèse ou un • travail d'étudiant qu'il vient de lire, i l centre la discussion sur un sujet inattendu tiré du monde social mais connu de l'auditoire. Le but du cours est de transformer les observations courantes de la vie quotidienne ou les réflexions ordinaires sur les comportements en véritables problèmes sociologiques. Quelle interprétation tirer du fait 'évoqué ? Comment analyser les réactions des acteurs, des journalistes qui reportent, des témoins d'une péripétie ? I l parle sans note, rappelle les faits, lance des pistes et ouvre la discussion. Parfois il abandonne le cours et laisse les étudiants échanger seuls ; i l se lève pour boire fleuri Mentiras dans ie souvenir de son passage à Chicago décrit un décor similaire : « Chez Uoyd Warner, le séminaire se tenait dans une sorte de salon où, affalés dans des sofas profonds, nous discutions les premiers résultats de Yankee-City. » Comment devenir sociologue ?« Actes Sud », 1995, p. 46. 17 m" Les idées originales d'Howard Becker pour enseigner la sociologie un café. Un débat un peu désordonné, une dispute plus ou moins courtoise entre étudiants se développent alors. Faussement distrait, Becker écoute mais néglige d'intervenir. Soudain, i l reprend la direction, donne son avis, propose des arguments en faveur d'une interprétation, parle de ses propres enquêtes, suggère des lectures. I l n'impose aucune conclusion, ne se réfère à aucun dogme de recherche ou théorie pour régler le problème qu'il a fait naître. I l a laissé les étudiants éprouver mutuellement leurs arguments, sans trancher abruptement. Les étudiants habitués à ces exercices ne semblent pas déconcertés. Ils ne manifestent d'ailleurs envers Becker aucune déférence particulière mais semblent profiter tout simplement d'une offre de dialogue sérieux entre générations. I l lève la séance au bout d'une heure trente et prolonge la discussion une demi-heure avec les étudiants qui veulent bavarder sur un sujet ou un autre. je me suis interrogé sur ce style d'enseignement. L'organisation matérielle de la séance, l'absence de signes hiérarchiques, l'apparent désordre de la discussion : volonté de rompre avec l'académisme ? Attitude post soixante-huitarde ? Affectation d'originalité ? Caricature du salon où l'on cause ? Pourtant, i l n'y a ni gesticulation professorale théâtrale, ni imposition d'une « leçon » mais peut-être une application de la sociologie des interactions au profit des interactions de l'enseignement ? U n début de réponse m'est apparu avec le commentaire, en fin de cours, des devoirs rendus. I l remet à chacun les exercices corrigés (du moins aux volontaires qui s'y sont soumis) constitués de notes d'observation. Les étudiants, en effet, sont invités à rédiger des petits comptes rendus d'observation de deux ou trois pages sur des sujets divers (événements dont ils ont été témoins dans leur travail professionnel — pour les salariés -— ou scènes vécues de la vie sociale). Becker a consacré beaucoup de temps à la correction, si l'on en juge par le soin apporté à ia rédaction de critiques et aux suggestions. Pour la première fois, un étudiant voit que son écrit, dont il doute peut-être, a suscité chez son professeur un écrit presque aussi long. Ce commen- 18 Jean Peneff .^jgjfeùre peut être à son tour discute en cours, la remise de ces devoirs ''.frétant publique. Ce n'est que progressivement que l'on perçoit le sens . ^ p é d a g o g i q u e de cet apparent desordre. Il peut laisser croire, par une îfiMfccumulation d'anecdotes, à un certain laxisme. Or, c'est du contraire font il s'agit. I l propose, à côté, un plan de cours qui suggère le travail jpemandé dans un va-et-vient entre lectures et observations personnelles. L'exigence du travail des étudiants est pour nous surprenante. Leur niveau de lecture en licence correspond à ce que nous demand o n s (à peine) aux étudiants de DEA avec, par exemple, la lecture de ftextes en français ou en espagnol, et suppose une grande culture hors fociologie, de m ê m e qu'une connaissance de la vie intellectuelle en rénéra! . 2 • L ' É C R I T COMME INSTRUMENT PÉDAGOGIQUE •Le corrigé du travail de l'étudiant est organisé sur un modèle standard ^(feuille distincte, date et sujet pour le retrouver sur son ordinateur et RVoir ultérieurement les progrès de l'étudiant) et concentre l'essentiel ides remarques. Rien sur la copie, aucune zébrure de rage ou d'exclaj'ïnation, aucune phrase sibylline en marge. Le travail du novice est •respecté. L'effet d'une correction minutieuse est frappant chez l'étuhdiant qui ne reçoit pas une copie annotée ou surchargée mais un vrai Icommentaire lisible et construit. L'apprenti découvre qu'on peut faire \e analyse de ce qu'il a produit. Cette réception est gratifiante m ê m e si la critique est sévère. Pas d'attribution de notes mais une invite au ; dialogue, un apprentissage sur pièces où les essais sociologiques sont Voir par exemple, sur son site internet, le cours donné en 1997 à Santa Barbara (L'niversity uf Californie). Telling about socitty. Sjlhlms ami class schtdult. \r programme des lectures proposées, les recherches demandées aux étudiants, les obligations de mise en forme des observations stupéfieraient un enseignant français. Avec toujours comme obsession le développement du sens critique et du travail autonome de l'étudiant. : 19 Lt.f idées originales d lion>ard Becker pour enseigner la sociologie ! des .gammes ou des esquisses. Cette forme d'enseignement qui privilégie l'écrit (notes de terrain, fiches, comptes rendus d'observation} semble issue de la tradition de Chicago. Des devoirs d'étudiants c o n s e r v é s à l'université de Chicago à l'époque de E. C, Hughes présentent ces m ê m e s caractéristiques. A la question : comment enseigner la sociologie ? Becker r é p o n d : en demandant aux étudiants de rédiger très tôt, c'est-à-dire présenter des données d'observation et les interpréter d'une certaine manière. Cette conception se distingue de nos enseignements basés sur le seul écrit qu'est la copie d'examen. L'écrit individuel incite à l'autonomie, oblige à hiérarchiser les documents, à éciaircir la pensée, à trouver le mot juste. Les formules d é n o n c i a t i o n propres à la sociologie (relations, causalités, descriptions ou lectures de tableaux) sont mieux maîtrisées avec un apprentissage précoce. Becker prend le contre-pied du cours traditionnel et Conteste la logique universitaire où les étudiants sont jugés sur des .examens écrits quand les cours ont été exclusivement oraux. La question primordiale devient alors : comment écrire en sociologie ? Son intérêt pour ce sujet est connu. Personne ne s'est élevé *VeC plus de conviction pour une écriture limpide. I l a consacré une :pjS.i3'i- d^ s e i •** "'**".ivt'!'.* à 1 : rédaction sociologique. I I n'a cessé de « t i q u e r la longueur, l'abus des néologismes, des termes étrangers, en -AMESBC d'allusions érudites comme signes de reconnaissance d'école. 4Tout le monde ne manifeste pas la m ê m e sensibilité que m o i à l'écriL,»,Pans le premier cycle, à Chicago, j'eus de bons cours de rédacloçiologique qui insistaient sur les techniques de réécriture et l'orItion interne des textes. J'ai appris qu'un brouillon est un 5n et qu'il faut s'attendre à le retravailler. Plus tard, la lecture de Ceux livres et articles ont d o n n é à mon style ses caractéristiques 3 1 '•'/* •*'.* ••••* v p. 91. Le rait de corriger attentivement ies papiers de ses étu.i^gWjb/tsC.jissociï, pour Becker, à ta libre disposition de sou temps par les étudiants, à • |« fatuité. Par esempie, la porte de son bureau est constamment ouverte , celui qui tii à i'ùhptoviste est reçu, discute dix minutes et disparait. Jean Peneff L'idée que l'objet d étude, complexe, de la sociologie justifie un tyic complique (ce qui vouuraii une • si)ic simple égale pensée npliste) lui est étrangère. Que devrait-on pen»ei des îusioritns, iémographes et autres qui écrivent de manière claire, parfois agréable, nd ils étudient des processus complexes ou des événements de grande ampleur (comme la Révolution, les guerres, les crises, les é l u d o n s d é m o g r a p h i q u e s qui relèvent de causes enchevêtrées, de giques complexes et de différents niveaux) ? La simplicité d'écriture cache pas une incapacité aux analyses profondes. L'hermétisme et style lourd recèlent plus de faiblesse que d'assurance. L'étrangeté et pauvreté de la langue sociologique usuelle ne se justifient pas par la fficulté de notre terrain ou la complexité de nos analyses. C'est une ffaire de prise de conscience et d'apprentissage. Une analyse maîtrise mérite une limpidité d'expression. Howard Becker nous rappelle s débuts d'auteur et la réaction de E. C. Hughes à son premier texte. O n dirait que tout ceci est traduit mot à mot de l'allemand » ironisa n mentor. I l abandonna déhnitivement ce préjugé étudiant de la leur attribuée aux textes abscons. Son obsession pour rendre plus jccessible la lecture de la sociologie le conduisit — quand i l fut le une éditeur de la revue Social Vroblems — a réécrire presque tous les xtes publiés dans les numéros qu'il supervisait. I l n'appauvrissait pas analyse, ne réduisait pas les données mais incitait à la cohérence, ffrant au lecteur l'occasion d'affronter des affirmations dans la ciarÉ, de contrôler leur sens, de les contester ou de se les approprier sans s risques de l'erreur due à l'ambiguïté du discours. Dans l'entretien c o r d é à J.-P. Briand etJ.-M. Chapoulie, il reprend ces idées : « — Outsiders a peut-être joué un rôle particulier à cause de la plicité de son style ? A quoi faut-il attribuer ce style ? — C'est en partie un goût personnel, en partie quelque chose ue j'ai appris... Mais cette manière d'écrire est aussi Liée à nia conception de la sociologie. En citant encore une fois Hughes, je dirai que la Raciologie, ordinairement, ne découvre pas des choses que personne •"aurait connues auparavant. O n pourrait dire qu'il n'est pas du tout Jean Peneff Les idées originales d'Howard Bêcher pour enseigner ta sociologie question de dévoiler ce qui serait caché, mais de trouver quelque chose, au sens d'aller dans tel endroit où d'autres gens ne sont pas encore allés mais o ù ils auraient pu aller et, dans ce cas, voir ce que le sociologue voit. Ce n'est pas une d é m a r c h e extraordinaire, magique, et il n'y a pas le moindre besoin d'un vocabulaire ésotérique. » 4 Si la question de la forme est indépendante (pas totalement) de celle de la justesse des analyses, de la validité des données, de la cohérence du raisonnement, la possibilité d'une communication non ambiguë d é p e n d de la précision du langage. Habitués à un style négligé, nous avons, en tant que lecteurs, tendance à sauter la phrase confuse et à trouver l'échappatoire de notre propre interprétation par une autre rédaction mentale, esquivant ainsi la culpabilité de ne pas saisir le sens ou de ne pas demander des éclaircissements à l'auteur. Le travail de réécriture d e m a n d é par les revues ou les éditeurs est plus ou moins exigeant. I l n'y a pas, d'ailleurs, de définition de style simple. I l y a place pour plusieurs façons d'écrire sobrement, aucune ne s'impose. Hughes a un style particulier avec des phrases alternant brièveté et longueur, parfois des allusions et l'usage d'un humour froid. Freidson a un phrasé long, des énoncés sans images, ni effets. Goffman a une écriture littéraire avec ornements et singularités de vocabulaire. L E S C O N S E I L S D'ÉCRITURE E T LES RÉSISTANCES ÉTUDIANTES « Tenez, depuis quelques années, je fais un cours de rédaction pour mes étudiants en licence, je leur apprends à écrire simplement. Un jour, l'un d'eux m'a fait une remarque que je trouve très suggestive : « Dis, Howie, si j'écris comme tu nous le demandes, ça ressemble à ce que n'importe qui pourrait dire ; pour que ça ait l'air d'être vraiment 'un sociologue, i l faut écrire autrement » . De ce cours d'écriture et s réactions des étudiants, ii a tire un livre de conseils et de réflexion : Ecrite en sociologie ». I l y dénonce nos tics : l'abus des formes jjassives, de l'impersonnel « on », les fausses évidences (« Tout le onde sait que... », « O n voit que »). I I conteste les expressions xotiques empruntées à des vocabulaires étrangers, les concepts sans éfinition, la tendance à la répétition. I l déplore que les étudiants fealpnsent la première rédaction (le one-shotpapsf). La valeur d'un texte é p e n d dans leur esprit de la capacité à écrire d'un seul txait. Cette dmiration pour la composition immédiate n'est pas une forme de aresse mais de manque de repères et d'habitudes dans le réexamen es textes. Réécrire leur parait un signe de ratage (ceux qui surveillent es examens aujourd'hui sont étonnés par ces étudiants qui se lancent plans la rédaction de leur copie une lois le sujet connu). Renverser 'illusion étudiante que la réécriture et la reprise ne sont pas un anque de compétences n'est pas facile. I l attribue cette illusion au fait que les auteurs n'exhibent pas leur intense travail de réécriture et Cachent ce côté laborieux de lutte contre les redondances, les formules-clichés. Dans la plupart des disciplines, les professeurs n'enseignent pas l'écriture d'une science, les auteurs n'évoquent rien de leurs t â t o n n e m e n t s ou des difficultés de rédaction. L'élitisme écarte par principe ce type d'enseignement jugé trop élémentaire, que ce soit par snobisme ou par occultation dans l'activité intellectuelle du travail pratique. Nous manquons de textes sur les problèmes de l'écriture sociologique, sur les habitudes des auteurs dans la recherche de la concision. Nous enseignons comme s'il n'y avait aucun problème de irehie entre éuidiants et enseignants et aucune tentation de distinction. Nous avons pourtant rencontré le malaise culturel des étudiants d'origine populaire s'appliquant à imiter ie conceptuel obscur : « ça ne fait pas socio » disent certains de nos étudiants quand on ieurfait lire Howard Becker. Le sentiment d'accès facile à la pensée 5 "• Hommage à Howard S. Becker, Textes réunis par |ean-Pierre BnanJ et Henri Percez «Travaux et Documents », Paris 8 Yincennes Saint-Denis, 1996-1, p. 77. p. tx 23 Jean Peneff Les idées originales d'Howard Becker pour enseigner la sociologie d'autrui rend douteux le sens ainsi découvert. Par contre, ies enquêtes imprécises, la r é t h o n q u e grandiloquente, les concepts sans contenu empirique donnent au disciple l'impression de partager les secrets des maîtres. Comme bien des classes populaires préfèrent la messe en iatin, ies convertis récents s'acharnent à respecter les normes académiques et d'autres formes de connivence. Comme me le faisait remarquer avec pertinence une étudiante : « Si je parle ou si j'écris comme tout le inonde, à quoi serviraient les études de socio payées par ma famille ? ». Elle signifiait que ses parents, prolétaires, n'auraient pas compris qu'elle ne parlât pas comme un cadre ou un technocrate. Becker, dans son livre, donne également des conseils pratiques : écrire en premier ies chapitres faedes, rédiger l'introduction en dernier, éviter l'ascétisme par choix de cas aberrants, d'exceptions ou de p r o b l è m e s insolubles. Bref, refuser l'attitude élitiste des Puritains de la science. 11 faut disqualifier le flou et le vague comme signes du professionnalisme (imitation réussie des maîtres, croyance en la valeur d'une discipline si elle a son propre jargon) ou comme système de défense pour des débutants à qui l'on demande une systématisation prématurée, une conceptualisation trop précoce. Un autre avantage de l'obligation de rédiger très cot des analyses courtes et concrètes est de décourager les étudiants bavards, amateurs de joutes verbales autour de problèmes de théorie pure. Les questions que l'on pose, ou que l'on peut poser alors à leurs écrits alambiqués (« quand avez-vous vu ça ? », « quelle scène vous permet cette interprétation ? ») les rappellent aux réalités du terrain et aux nécessités de la preuve. Si on les détourne des facilités de l'oral (l'oral tolère de nombreuses imprécisions et incohérences), on les invite à une plus grande rigueur de la pensée et à une analyse plus exigeante. Cela ne signifie pas que l'exposé oral, la discussion entre pair:, soient inutiles. De plus, parler pour préciser une idée ce qu'il appelle « éditer à "oreille » comme un musicien qui travaille uni harmonie e.;i également important pour trouver rythme et bonne longueur de la phrase. Si ces contraintes font défaut, Becker constat»' a loi . qu'au cours de leur cursus en sociologie, les étudiants altèrent leur expression et qu'ils écrivent plus mai a la fin de leurs études qu'au d é b u t . 0 L'ORGANISATION DU i.'UNsr.ic;N LIMANT UNIVIÏRSITAIRIÏ SKLON B K C K K R L'usage d'un style simple n'ôte rien aux analyses, y compris sous la forme du paradoxe, de l'ironie ou des images. Certains articles de Becker sont des petits modèles de preuves par l'absurde ou par l'humour. L'un d'eux en particulier est une table sur ce que devrait être l'enseignement de la sociologie et une charge contre les prétentions pédagogiques de certains professeurs. Les institutions scolaires ne sont qu'un des moyens de l'apprentissage de la sociologie à côté d'autres : l'autodidaxie, la collaboration dans la recherche. I l propose des p r o c é d é s pour améliorer la formation dans noire discipline en prenant le contre-pied des normes universitaires. Dans un article écrit avec Bernard Beck, i l suggère de se débarrasser des illusions d'un enseignement obligatoire ou d'un programme basique'. Les pères fondateurs varient d'un pays ou d'une tradition à l'autre. Les concepts de base juges indispensables changent d'une époque à l'autre et il n'y a pas de cumul dans un cursus. Poussant cette logique jusqu'au bout, l ! propose de laisser chaque enseignant libre de ses thèmes : plusieurs enseignants pouvant enseigner la m ê m e chose mais de façon contradictoire. Les étudiants choisiraient l'ordre de leur progrès, dans un éventail ouvert : menu à la carte plutôt que fixe. Les départements y gagneraient en temps, celui perdu jusqu'ici en discussions interminables sur le programme idéal et la progression de la formation. La Surtout s'ils abusent des notions mai définies, des concepts passe-partout, des béquilles ou artifices («unie! a montré») ou des tendances actuelles voulues par les !l •KM) du mode de preuves par imposition de standards internationaux de la référence fiibhagraphique. ' Modes! Proposais for Qraduate Proerams in Sociolon. _ ; :•, .i/é< i .'tç/h-n< i ,( I /«*.</./ IUJ,i d .'•uni er.ieiriiri .il l«»tiu< ( i le i oMU'iiu des évaluations seraient libres, au rythme choisi | M I le:, étudiants : cumulées en fin d'études ou toutes placées en première année. Oraux, écrits ou autres, ces rests ne constitueraient pas tles résultats officiels mais les étudiants pourraient demander cependant de passer des examens classiques avec attribution de notes et certification de diplômes. Ceci éliminerait le bachotage et le temps perdu en surveillances, corrections et autres évaluations. Pour réduire le cours magistral et l'exposé classique, de nouveaux styles de discussions entre étudiants et enseignants seraient encouragés : mini-symposium, échanges libres dans des lieux ouverts, ce qu'il appelle « le bavardage sous l'arbre », par m é t a p h o r e socratique. Avec ce programme provocateur, il voulait probablement attirer l'attention de ses collègues sur l'idéalisme des conceptions pédagogiques : la transmission formelle et rigide des savoirs, les normes éducatives impraticables auprès de jeunes gens non encore rentrés dans le monde du travail ou dans le monde des adultes. I l suggère de se débarrasser de toutes les contraintes voulues par les rédacteurs de manuels, les responsables pédagogiques, les auteurs de programmes. I I a d é m o n t r é l'efficacité de ses formules auprès de bon nombre d'enseignants de la jeune génération, les entraînant, non par ce qui pourrait être considéré comme une lubie d'auteur, grand amateur de nouvelles, de littérature générale ou de théâtre, au style concis et vif, mais parce que cela exprime une autre conception de la sociologie. Cette conception rejette l'illusion d'une rupture mais voit, au contraire, une continuité ; elle rejette la construction artificielle de l'objet pour donner une priorité à l'enquête directe, à la connaissance de première main du monde des acteurs. Elle exclut la distinction d'un sens commun opposé à un sens savant bardé de certitudes, de dogmes, pour donner plus de poids non aux opinions quotidiennes et aux discours vulgaires mais aux raisons des consciences informées, aux observations réalistes confrontées aux situations et comparées à d'autres pratiques. Bref, tout ce que font les individus quand ils se consacrent à la réflexion et à la compréhension du monde des autres. 26 Jean Peneff siniologie but bien des sujets où les sociologues sont incompétents (manque de pianque, ignorance du milieu, faible compréhension des actions), l'inJ i g è n c n'est pas celui qu'on pense . Cela nécessite un <« regard sociologique » de tous les instants, un sens de l'observation exercé continuellement comme cela est suggéré dans le cours que j'ai décrit, non pas sur un sujet de recherche mais sur tous les sujets offerts dans les m lions et la vie quotidienne. I l propose aux étudiants de mener en parallèle leur vie et l'observation de celle-ci. Comme un musicien fait des gammes tous les jours, il préconise l'observation continue de tous JCS actes qui se présentent, sans souci de travail universitaire ou deprojet de recherche. Sa pratique pédagogique en témoigne : par exemple, l'entretien quotidien du sens de l'observation en consacrant, chaque jour, un peu de temps au détachement et au recul disrancié. 8 Ce n'est pas le moindre des services que nous a rendus Becker en appelant à la fois à l'esprit de finesse dans l'observation et au renoncement au conformisme magistral et à l'académisme, quelles que noient ses formes, dans la pratique de notre discipline. * (''est ce cjnc j'avais suggéré dans un article sur k football el les analyses des iiuel leetuels sur ce jeu. Jean Peneff, <• football : la pratique, la carrière, les groupes », Sociétés Contemporaines, n"37, 2 ÛÛO. 27 I l'i idées originales d'Howard Becker pour enseigner la sociologie B i b l i o g r a p h i e sur le t h è m e de l'enseignement « W h a t do they reaiiy learn at C o l l è g e ? » , Transaction, 1 (May 1964) p. 14-17. « Modest proposais for graduate programs in sociology » with Bernard Beck, The American Socioiogist, 4 (August 1969) p. 227-34, repris dans Doing Things Together. « A school is a lousy place to learn anything », in American Behavioral Scientist, (September-October 1972), repns dans Doing Things Together « W h a t ' s happening to sociology ? Society, 16 (July-August, 1979), p. 19-24, repus dans Doing Things Together. « Teaching fieldwork with computers » , Qualitative Sociology, 9 (Spring,1986), p. 100-03. WritingforSociologists, University o f Chicago Press, Chicago, 1986. « Talks between teachers (with Shirah Hecht), Qualitative Sociology, vol. 20, n°4, 1997. Tncks of the Tracle. Hoa> to think about jour research whtleyou are doing il., University o f Chicago Press, 1998.