Business School WORKING PAPER SERIES Working Paper 2014-339 Femmes et innovation sociétale dans l’espace méditerranéen PETIT Isabelle http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html IPAG Business School 184, Boulevard Saint-Germain 75006 Paris France IPAG working papers are circulated for discussion and comments only. They have not been peer-reviewed and may not be reproduced without permission of the authors. Femmes et innovation sociétale dans l’espace méditerranéen PETIT Isabelle IPAG LAB Professeur à l'IPAG Business School 4, Bd Carabacel – 06000 Nice 04 93 13 39 24 [email protected] Résumé : Les femmes apparaissent souvent comme moins entreprenantes que les hommes en particulier dans les pays où l’innovation technologique domine. Cette résistance pourrait être moindre dans une nouvelle forme d’innovation orientée vers des besoins sociaux et le soin, tâches plus souvent attribuées aux femmes. L’innovation sociétale proposerait donc un terrain plus propice aux entrepreneurs féminins. Nous avons recherché des indices permettant de vérifier cette proposition dans un espace connu pour sa tradition patriarcale : l’espace méditerranéen. Les données recueillies montrent que si le domaine de l’innovation sociétale mobilise plus les femmes, elles ne deviennent entrepreneurs pour autant que si elles n’ont pas d’autres possibilités pour accéder au marché du travail. Abstract Women often appear as less entrepreneurial than men especially in countries where technological innovation dominates. This resistance may be lower in a new form of innovation-oriented social needs and care, tasks usually assigned to women. The social innovation would therefore propose a more suitable field for female entrepreneurs. We looked for evidence to verify this proposal in an area known for its patriarchal tradition: the Mediterranean. The data show that if the field of social innovation involves more women, they become entrepreneurs, only if they have no other options for accessing the labor market. Mots clés: Entrepreneuriat féminin, innovation sociale, innovation sociétale, entreprise sociale, entrepreneuriat social, femmes, microcrédit. Key words Female entrepreneurship, social innovation, social enterprise, social entrepreneurship, women, microcredit 1 Introduction Le monde de l’innovation et de l’entrepreneuriat est un monde dans lequel les femmes sont faiblement représentées. Ce constat se vérifie particulièrement dans les pays innovationdriven dans lesquels l’innovation est considérée comme la clé de la compétitivité selon les catégories du Global Competitiveness report. C’est ce que montre l’étude du GEM (Global Entrepreneurship Monitor) qui étudie sur un échantillon de 59 pays le comportement entrepreneurial des femmes1. Alors que dans un pays comme la France l’intérêt pour l’entrepreneuriat est évalué à 2% de la population féminine en âge de travailler, cet indicateur est au maximum en Bolivie à 32,21% - pays qui lui, fait partie des pays considérés comme factor-driven, en phase initiale de développement de ses infrastructures. Pourtant, dans un contexte de crise qui permet de repenser les modèles économiques, les femmes pourraient jouer un rôle actif dans l'émergence de nouvelles solutions dans un autre domaine que la technologie. L’évolution actuelle d'une innovation valorisant les activités liées au soin que ce soit des personnes ou de la nature dans le cadre d'un nouveau modèle de développement pourrait mieux correspondre à un entrepreneuriat féminin. Le domaine du care est associé à l’univers féminin (Brugère, 2011). Les femmes pourraient apparaître dans ce domaine d'innovation comme plus entreprenantes. Ainsi, l’innovation sociétale ouvre des perspectives dans lesquelles l’engagement féminin pourrait se mobiliser davantage. Une redistribution est à l’œuvre entre économie formelle et informelle, marché et secteur non-lucratif, société civile et secteur public, dans ce réagencement la place des femmes apparaît particulièrement intéressante à observer. Écartée d'une économie qui valorise principalement la mesure par le marché de l'activité économique, le rôle des femmes dans le cadre de cette innovation pourrait évoluer sensiblement. Les initiatives féminines sont porteuses de réponses originales aux problématiques sociales et sociétales. Elles proposent de nouvelles frontières entre vie professionnelle et vie familiale, et sont soucieuses de leur environnement et de leur territoire. A l'échelle de la planète, des initiatives féminines sont étudiées qui s'inscrivent dans le champ de l'innovation sociale et sociétale, car elles proposent de nouvelles organisations sociales et de nouvelles répartitions du pouvoir (Guérin, alii, 2011). Il paraît particulièrement intéressant d'observer la place des femmes dans cette innovation dans un espace de tradition particulièrement patriarcale qui est l'espace méditerranéen. Cet espace est traditionnellement marqué par de grandes disparités de genre, la participation des femmes à l’économie est peu apparente. Cette zone est caractérisée par un taux de participation des femmes au marché du travail le plus faible de la planète. Il est en outre en phase de transformation importante. Il parait donc pertinent d’observer le rôle que peuvent jouer les femmes dans cet espace, ce qui nous amène à nous demander si les femmes apparaissent comme un acteur de l’innovation sociétale dans l’espace méditerranéen ? Peut-on noter des signes manifestant qu’elles seraient plus entreprenantes dans ce domaine d’innovation ? Pour aborder cette question, nous reviendrons sur la notion d'innovation sociale et sociétale, en dégageant les acteurs qui la portent. Nous étudierons aussi le lien établi entre les femmes et la notion de care. La littérature s'intéresse aussi actuellement au rôle des femmes dans le développement économique à travers des initiatives innovantes comme le microcrédit. Notre enquête essaiera de dégager le lien du monde féminin avec ces acteurs de l’innovation sociale, en particulier dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, et dans ce nouvel entrepreneuriat social émergent. 1 Enquête du GEM est menée sur 59 pays, 90 000 femmes ont été sondées dont 14000 entrepreneurs sur un total de 175000 sondés l’été 2010 2 Partie 1 Femmes et innovation sociétale Avant d’étudier la place des femmes dans des initiatives qui relèveraient de l’innovation sociétale, il convient tout d’abord de définir ce que l’on entend par cette forme d’innovation. 1.1 Les acteurs de l’innovation sociétale L’innovation sociétale n’a pas de définition très stabilisée. Héritière de l’innovation sociale, elle intègre de nouveaux enjeux sociétaux par rapport à cette dernière et des structures plus diversifiées. L’innovation sociale est un concept en discussion depuis 20 ans, des sciences de gestion à la sociologie et à la géographie (Hillier alii, 2004). La nécessité de trouver de nouvelles solutions ne se limite pas à l'innovation technologique et donc à un processus du développement technologique et sa mise sur le marché. La sociologie de l’innovation a montré que ce processus est plus complexe et qu’il est avant tout un processus social (Akrich, Callon, Latour, 2006). Toute innovation est donc sociale, mais certaines innovations se posent comme sociales car que ce soit la finalité, le processus de création ou le résultat, chaque étape est marquée par une dimension sociale. Désormais ce qui caractérise l’innovation sociale ou sociétale ce n’est pas tant l’objet de l’innovation, un besoin non satisfait, mais surtout les nouveaux rapports que la nouvelle solution propose dans la société. Elles est un objet d’étude important notamment au Québec, c’est pourquoi nous nous appuierons sur la définition d’un centre de recherche important, le CRISES2 : « Une innovation sociale est une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. En se combinant, les innovations peuvent avoir à long terme une efficacité sociale qui dépasse le cadre du projet initial (entreprises, associations, etc.) et représenter un enjeu qui questionne les grands équilibres sociétaux. Elles deviennent alors une source de transformations sociales et peuvent contribuer à l’émergence de nouveaux modèles de développement ». Ainsi, nous voyons que la dimension sociale est partout que ce soit en tant qu’acteurs sociaux, dans les conséquences et dans la transformation qu’elle peut amener à terme. Pour les chercheurs du CRISES l’innovation sociale est porteuse de transformations sociales dans 4 domaines : elle renouvelle les rapports de production, les rapports de consommation, les rapports entre entreprises en proposant de nouvelles formes de gouvernances partenariales et propose de nouvelles configurations spatiales des rapports sociaux (Bouchard, 2007). Elle est ainsi porteuse d’un nouveau modèle de développement. Dans le contexte français Nadine Richez Battesti, considère qu’elle se caractérise aussi par quatre traits. Dans son objet, elle doit répondre à des besoins sociaux et environnementaux, pratiques sociales et/ou organisations, dont la priorité est l’utilité sociale. Dans sa gouvernance, elle intègre une dimension collective multi parti-prenante et réseaux. Dans sa coordination, elle est aussi originale et enfin elle est marquée par un ancrage territorial (Richez-Battesti, 2009). La mise en œuvre de cette forme d’innovation est donc un catalyseur qui redéfinit le rôle de chacun, invente de nouvelles formes de partenariats et de nouvelles formes de coordinations. Dans la littérature américaine, la réflexion sur l’innovation sociale est suffisamment avancée pour donner lieu à une nouvelle définition. Alors que l’équipe de Stanford de la Social Innovation Review travaille sur ce sujet depuis 2003, en 2008, il a semblé important de « redécouvrir » l’innovation sociale avec une nouvelle définition qui paraît s’imposer 22 Centre de Recherche sur les Innovations Sociales, www.crises.uqam.ca 3 (« Rediscovering Social Innovation » Phills et alii, 2008). Cette définition a été traduite en français par l'expression d'innovation sociétale : «Une solution nouvelle à un problème social, plus efficace, efficiente, durable ou juste que les solutions existantes et dont la valeur ajoutée concerne en premier lieu la société dans son ensemble plus que les individus.» (Phills, 2008, p. 38).Ce glissement vers le terme sociétal paraît pertinent pour distinguer cette nouvelle acceptation de ce concept dans une vision plus large qui intègre aussi bien le secteur pionnier du monde de l’économie sociale, qu’un secteur privé qui découvre le Social Business. Cette définition insiste moins sur la transformation sociale mais elle remet la société dans son ensemble bénéficiaire de l’innovation plutôt que le porteur de projet. Elle montre que la nouveauté de la solution proposée, peut contenir une dimension sociale aussi bien dans les acteurs qui la portent, dans la nouvelle relation qu’elle propose ainsi que dans ses conséquences. Mais qui sont ces acteurs de l’innovation sociétale ? Pour pouvoir situer la place des femmes dans cette action, il est nécessaire de repérer les porteurs de projets. Dans les débuts de l’innovation sociale, les premiers acteurs furent les organisations représentatives de la société civile : associations et organisations non gouvernementales. Cette innovation s’est développée dans un premier temps au sein de ce que l'on a appelé le tiers secteur. A côté du marché et du secteur public, est apparu un nouveau secteur composé de structures originales qui a été désigné par l’expression de « tiers secteur » pour évoquer cette nouvelle sphère. Un modèle proposé par Pestoff illustre bien l'apparition de cette nouvelle sphère entre le monde public, privé, et la société civile (Defourny, Pestoff, 2008). Il permet de bien situer les frontières entre activité à but lucratif et non-lucratif, économie formelle et informelle. Si nous devions placer la participation féminine traditionnelle à l’économie dans le cadre de l’économie domestique non salariée, nous la trouverions dans cette économie privée, informelle à but non-lucratif des communautés. But non-lucratif ETAT But lucratif Structures publiques Public Privé 1/3 secteur COMMUNAUTES MARCHE Familles groupes informels Entreprises privées Formelle Informelle Source Defourny, Pestoff (2008) Les structures du tiers secteur vont devenir les centres d’innovation sociale : les coopératives, associations et diverses structures productrices de nouvelles solutions pour la société. Les pionniers de l’innovation sociale sont donc principalement ces structures associatives et coopératives héritières de la tradition associationniste qui représente aujourd’hui l’Économie Sociale et Solidaire. Le développement de ce tiers secteur va s'accompagner d'une réflexion sur une autre économie qui ne sera pas seulement caractérisée par un domaine social mais aussi par des solutions originales s'inscrivant dans une économie solidaire englobant toutes les activités citoyennes (Laville, 2011). Cette économie va recouvrir aussi bien les structures de 4 l'économie sociale caractérisée par des structures originales (coopératives, associations, mutuelles) qui imposent des règles spécifiques d'apports et de distribution des revenus, que d’autres structures entrepreneuriales. Cette innovation en effet, va permettre le développement d'un entrepreneuriat original, appelé social. Le réseau EMES3 étudie en Europe cette forme d'entrepreneuriat et propose de distinguer dans cet entrepreneuriat social, de nouvelles figures que sont l'entrepreneur social et l'entreprise sociale : (Defourny, 2008). L'entrepreneur social est un entrepreneur qui prend en charge un problème social, les entrepreneurs membre du réseau Ashoka en sont les plus représentatifs. Ce modèle est centré autour de la figure de ces changemaker, de l'initiative d'individus créant de nouveaux modèles d'entreprises. Parmi les nouveaux modèles qu’ils mettent en œuvre on trouvera le Social Business proposé par Yunus (Yunus, 2008). Ces entrepreneurs peuvent jouer le rôle de relai entre les communautés et les grandes entreprises du marché traditionnel, pour définir de nouveaux modèles d’affaires. L'entreprise sociale est à la croisée du marché, du secteur public et de la société civile, son originalité vient du fait qu’elle tire ses ressources de ces trois sphères : des revenus du marché, des subventions publiques et de la collecte de dons. Defourny propose pour reconnaître ces entreprises sociales d'identifier huit critères autour des deux grandes dimensions économique et sociale (2008). Dans la dimension économique : il y a bien production de biens ou de services en continu, la structure est autonome, elle assume ses risques, elle a des salariés rémunérés. Dans la dimension sociale, elle a un but social explicite, elle est le fruit d'une initiative lancée par un groupe de citoyens, le processus de décision n'est pas lié au propriétaire du capital, elle permet un système de participation de différentes parties prenantes, la distribution des bénéfices est limitée. Ainsi ce domaine de l’Innovation sociétale connaît un essor important, il est aussi encouragé par les politiques publiques. Le gouvernement Obama a créé un bureau de l’Innovation sociale, alors que l’Europe a défini dans la stratégie de Lisbonne une innovation devant renforcer la cohésion sociale. En France en 2009, un rapport sur l'Economie Sociale et Solidaire (E.S.S.) est commandé par le premier ministre, le rapport Vercamer étudie «l'E.S.S. entreprendre autrement pour la croissance et l'emploi ». C’est ainsi que l’on peut considérer qu’après une première phase pendant laquelle l’innovation sociale était principalement à l’initiative du secteur non-lucratif et dans l’économie sociale, celle-ci intègre désormais bien d'autres organisations et prend de plus en plus d’importance dans le secteur privé traditionnellement lucratif. Ainsi, l’innovation sociétale intègre des formes d’initiatives variées dans lesquelles les femmes peuvent jouer un rôle plus important que dans celui de l’innovation traditionnelle technologique. En particulier car cette innovation prend en charge principalement des services liés à des activités traditionnellement féminines que sont le soin. 1. 2 Femmes et Care Des chercheurs qui travaillent sur le féminisme ont démontré le lien entre les femmes et le care (Giligan, Held, Tronto, Brugère). Le terme anglais, care, rend compte de la double signification de soin et de solidarité. Le souci des autres apparaît comme une attitude plus particulièrement féminine. Une philosophe comme Fabienne Brugère parlera du « sexe de la sollicitude » (Brugère, 2008). La sollicitude, concerne la capacité à se soucier des autres et à identifier les personnes vulnérables. Des théoriciennes du féminisme en étudiant cette capacité d'attention aux autres et d'entraide, ont élaboré une éthique du care, caractérisant en priorité un comportement féminin. Cette éthique est née dans les Etats-Unis des années 80 3 http://www.emes.net 5 dans un contexte de valorisation du modèle de l'individualisme et développée tout d'abord par C. Giligan « Une voix différente. Pour une éthique du care » (Giligan, 82). En s'intéressant à des comportements moraux typiquement féminins, elle démontre que beaucoup de travaux sur la décision morale ne s'appuient que sur l'étude de comportements masculins et qu'une pratique féminine du souci des autres est ainsi sous-estimée. Elle observe qu’elles adoptent une attitude différente. Ce qui l’amène à développer une éthique particulière aux femmes : l'éthique du care. Sans développer ce débat de philosophie morale, nous retiendrons que les femmes ont des liens forts avec ces conceptions du prendre soin. Dans toute société, la délégation à certains de prendre soin des vulnérables et dépendants, libère d'autres qui ainsi peuvent se consacrer à d'autres activités. La mise en valeur de cette répartition sociale, rappelle le rôle joué par ceux à qui cette tâche est dévolue, principalement les femmes. Le care intègre donc toutes les pratiques sociales liées au prendre soin. Selon les pays, il est sorti de l'économie informelle et pris en charge par cette nouvelle économie appelée sociale et solidaire. 1.3 Mobilisation des femmes et économie solidaire : La place des femmes dans l’Économie Sociale et Solidaire est étudiée principalement par Isabelle Guérin (Guérin, 2003). Cette forme d'économie en complément du marché et du service public, encourage des initiatives citoyennes en mettant en place des services correspondant à des besoins sociétaux. Dans ce domaine les femmes sont très actives pourtant leur place reste peu étudiée alors que beaucoup d'initiatives sont animées par des femmes et s'adressent aux femmes, c'est ainsi qu'un ouvrage récent présente un certains nombre de ces initiatives féminines (Guérin, Hersent, Fraisse, 2011). L'encouragement d'initiatives féminines est lié à la question de l’empowerment des femmes : (Guérin, 2011). Cette mobilisation a pour objectif l’émancipation et l’affirmation de soi à l’égard des hommes et au sein des communautés locales. Ainsi, en Amérique Latine, de nombreux projets se sont développés depuis les années 80 comme les cantines populaires au Pérou, exemple souvent évoqué d'initiatives des femmes qui ont permis depuis une trentaine d'année d'assurer la sécurité alimentaire et l'engagement citoyen de femmes. Ce système de mutualisation en permettant des économies d'échelle a permis de trouver une solution à de graves problèmes de subsistance. Aujourd'hui, le système s'est institutionnalisé et permet désormais de libérer les femmes qui peuvent travailler, en réservant l'investissement dans ces structures aux femmes les plus pauvres. La culture andine était un terreau favorable à la fois à l'autonomie des femmes et au modèle coopératif. La société bolivienne avait perdu, sous l'influence du modèle de la colonisation, la tradition de complémentarité du couple qui laissait une plus grande autonomie aux femmes. S.Charlier montre que l'empoderamiento dans la culture bolivienne a permis de retrouver les deux dimensions de pouvoir, à la fois de pouvoir « de » développer son identité et son activité, mais aussi un pouvoir « avec », plus lié à une influence collective, politique (Charlier, 2011). Ce concept a été diffusé dans d'autres cultures. Depuis les années 1990, les institutions de développement encouragent des projets permettant l'empowerment des femmes pauvres, c'est à dire leur augmentation de pouvoir. Ce changement de statut doit leur permettre de sortir de la sphère domestique et de la tradition pour accéder à la modernité. Parmi les différents projets qui s'inscrivent dans ce cadre, une activité est devenue particulièrement représentative de cette dynamique, la production de beurre de Karité. Ainsi, en Afrique au Burkina Faso : cette activité traditionnelle pratiquée par les femmes rurales, a changé d'échelle ces dernières années sous la pression de la demande mondiale. Le Karité, produit prisé par l'industrie cosmétique est devenu un produit d'exportation. Dès lors, les hommes ont récupéré les activités les plus rémunératrices, les collectes des productrices et le commerce de gros. Pourtant, la production du beurre de Karité domestique était fondée sur un réseau féminin 6 d’entraide, l'extraction est en effet collective : des groupes de femmes s’entraidant pour le concassage et pour le barattage (Saussey, 2011). Des associations de femmes se sont constituées héritières de cette tradition pour permettre le regroupement des femmes et conserver le contrôle de la filière. De nouvelles organisations sociales avec des réglementations originales sont nées de cette nouvelle activité. Sur un modèle proche, au Maroc sont nées des coopératives de femmes autour de la collecte de la noix d'Argan. L'huile d'Argan, comme le Karité était une activité saisonnière des femmes berbères. La production artisanale d'huile d'Argan, avec la montée de la valeur marchande de cette huile s'est structurée. Depuis les années 1990, l'Etat marocain dans le cadre d’une politique de modernisation a encouragé cette activité pour améliorer le travail des femmes, en la structurant en associations. Ces coopératives permettent de limiter l'exploitation du travail féminin, dans une activité qui leur appartenait à l'échelle artisanale. Ces coopératives sont dirigées par des femmes mais elles réunissent des statuts différents. Ainsi, A. Dammame, qui a étudié les coopératives dans le sud ouest du Maroc, a pu observer que la participation aux décisions reste très différente selon les membres, de même que l'implication dans la gestion. Pour certaines femmes, c'est un travail salarié comme un autre et l'initiative reste réservée à un petit groupe. Toutefois, ces activités plus régulières ont permis une stabilisation des revenus familiaux et une meilleure reconnaissance du travail féminin (Damamme, 2011). Ces initiatives étudiées principalement par des sociologues et anthropologues démontrent un engagement féminin mais les auteurs restent circonspects sur un gain réel de pouvoir pour les femmes dans des sociétés très patriarcales (Hersent, 2011). Ainsi, le développement du pouvoir des femmes reste un sujet complexe et il ne suffit pas d'observer le développement d'initiatives économiques pour conclure que leur place dans la société change radicalement. De même, le microcrédit parfois présenté comme l'outil qui permettra aux femmes de développer une activité économique est aussi une solution discutée. 1. 4 Femmes et Microcrédit Depuis les origines du microcrédit, le rôle des femmes dans ce dispositif est fondamental. Le fait de faire de tous petits prêts a répondu principalement aux besoins des femmes. La Grammeen Bank créée par M. Yunus s'est appuyée sur les Grameen ladies. Ce sont les femmes qui sont les clientes et les courtiers le plus souvent de ces systèmes. Ainsi, la part des femmes dans les clients du microcrédit au Bangladesh est estimée à 90% (Chowdury, 2011) en Inde ce serait 95% (Guérin, 2011). C'est ainsi que le microcrédit est apparu comme l'outil idéal pour réduire la pauvreté et encourager la mobilisation des femmes. Il a donc été encouragé par nombre d'organismes de coopération pour encourager la promotion de la condition féminine. Les derniers travaux reviennent en partie sur ce postulat. Ainsi, I. Guérin a étudié les Self Help Groups en Inde, associations qui encouragent les femmes indiennes à lancer de petites activités en s'appuyant sur du microcrédit. Elle montre que le concept d'empowerment, correspondant à un idéal de femme autonome à l’égard de son époux et de sa communauté, est une norme occidentale véhiculée par des ONG en décalage avec la réalité sociale des femmes indiennes. Ainsi, cette conception d'un accès au pouvoir par l'acquisition d'une indépendance économique ne profite qu'à quelques-unes. Ces investissements hors de la sphère familiale sont sources de tension pour beaucoup d'entre elles. Cet offre de crédit, leur permet surtout d'assurer leur charge de financement de l'espace financier familial, il complète les systèmes traditionnels de tontine ou de vente de bijoux, il leur permet principalement d'échapper aux usuriers. L'auto-emploi pour une activité économique significative reste marginal. Elle constate que désormais cet encouragement du microcrédit permet de transférer aux femmes des travaux d'intérêts généraux qui relèvent de la puissance publique (Guérin et Palier, 2006). 7 Pour autant, même si le discours sur le succès du microcrédit n'est pas confirmé par l'étude de la réalité, en particulier pour la création d'un entrepreneuriat féminin, ce système permet cependant l'accession d'un certain nombre de femmes à des responsabilités. Comme pour les coopératives marocaines, l'accession à une promotion est réservée à un petit nombre (Guérin, 2010). Avec une approche plus économétrique Chowdury montre que les revenus des femmes au Bengladesh ayant recours au microcrédit est amélioré, mais il ne peut pour autant démontrer de vrais progrès d'empowerment (Chowdury, 2011). De même en Égypte, le rôle des réseaux de femmes a été étudié dans la banlieue du Caire. Ces réseaux sont basés sur un système de club d'investissement proche du système des tontines, appelé ici gam'iyyaat (Drolet, 2011). Ce système parallèle au système bancaire officiel, permet une épargne et des prêts au sein d'un groupe d'associés solidaires. Ces prêts sans intérêt ont pour objectif des investissements pour le fonctionnement domestique, alors que le microcrédit apparaît comme un complément pour des investissements d'affaires. Toutefois, comme en Inde très souvent les sommes empruntées par le microcrédit vont venir financer l'espace domestique. Ainsi, désormais le microcrédit n'apparaît plus comme le système permettant l'émancipation des femmes. Il demeure un outil financier permettant une meilleure trésorerie familiale. Ainsi, l'innovation sociétale aujourd'hui intègre à la fois l'Economie Sociale et Solidaire et un nouvel entrepreneuriat social. La contribution des femmes à cette innovation est intéressante d'une part, car l'objet de cette innovation est souvent lié au care, domaine féminin par excellence, d'autre part parce que leur mobilisation est un changement sociétal. Pour conquérir le pouvoir d'entreprendre, elles doivent changer le rapport de force dans la société. Nous avons vu que, finalement, ces sont ces nouvelles relations qui caractérisent aussi l'innovation sociétale. Ces initiatives émergentes sont étudiées en Asie, en Amérique latine, en Afrique mais pour le moment assez peu dans la région méditerranéenne. Cette évolution est suivie par des équipes transdisciplinaires réunissant économistes et anthropologues, car la compréhension fine de ces transformations demande une expertise des différentes zones culturelles. Les études sont donc locales. En ce qui concerne la zone méditerranéenne les travaux concernent des initiatives en Égypte et Maroc. Nous adopterons un point de vue plus général, car nous nous contenterons d'évaluer seulement si un entrepreneuriat féminin est plus manifeste dans le domaine de l’innovation sociétale, dans une zone dans laquelle la participation des femmes à l'économie est particulièrement cachée. 8 2. Enquête sur les Femmes et l’Innovation sociétale dans l'espace méditerranéen La place des femmes dans le cadre de cette innovation paraît intéressante à observer, tout particulièrement dans le monde méditerranéen. Cet espace, offre à la fois une zone géographique partageant des traits culturels communs d’une tradition patriarcale dans lequel la place des femmes est plutôt liée au monde domestique, et une grande hétérogénéité de situations. Cette tradition a connu des évolutions variées selon les pays et la longue histoire de cet espace. Ainsi, aujourd’hui il réunit une mosaïque de peuples et de traditions dans lesquels la place des femmes est plurielle. Cet espace n’a pas d’homogénéité politique, aussi ne dispose-t-on pas de sources d’information réunissant l’intégralité de la zone. Outre cette difficulté, la notion d’innovation sociale et sociétale pour le moment n’est pas l’objet d’étude statistique globale. La plupart des études sont ponctuelles sur l’analyse de cas. Ainsi, pour essayer d’examiner l’évolution en cours nous ne disposons d’aucun outil permettant de dégager des tendances générales. Cette étude ne sera donc qu’une exploration très partielle. Nous nous contenterons de repérer quelques signes permettant de voir si les femmes apparaissent comme des acteurs particulièrement actifs dans l’IS. Nous avons vu que parmi les acteurs de l’IS, on identifiait les différentes structures de l’ESS et les entrepreneurs sociaux. Pour étudier le rôle des femmes dans l’ESS, nous nous baserons sur le cas français pour lequel nous disposons de données statistiques de l'INSEE. Pour étudier la place des femmes dans l’entrepreneuriat social méditerranéen, nous ferons appel au réseau constitué par l’association Ashoka qui réunit des entrepreneurs dans le monde entier particulièrement innovant dans de domaine de l’IS. L’étude de leur base de données, nous permet de dresser une géographie des initiatives dans cette zone menée par des femmes. L'échantillon que représentent les entrepreneurs d'Ashoka sera confronté à une base plus large qui étudie les entrepreneurs au niveau mondial, The Global Entrepreneurship Monitor (GEM). Ce programme de recherche, à l’initiative de la London Business School et du Babson College suit l’activité de l’entrepreneuriat à l’échelle de la planète. Il réunit désormais 85 équipes nationales, en France leur relai est l’EM Lyon. Cette enquête annuelle permet de comparer l’activité relative de chaque pays, elle couvre 54 pays et 400 millions d’entrepreneurs (GEM, 2011). Ceci nous permettra de vérifier si les tendances que nous voyons apparaître sont cohérentes avec celles du GEM. 2.1 Résultats Nous avons tout d'abord repéré dans les données statistiques de l'INSEE la place des femmes dans l'E.S.S.. Les données de l’INSEE CLAP (Connaissance Locale de l’Appareil Productif) nous permettent de connaître la structure de l’emploi en France dans l’E.S.S.. La dernière enquête disponible datée de 2010, rend compte de chiffres de 2008. La répartition par genre montre que les femmes sont plus nombreuses (65,5%) dans ce type d’organisation alors qu’elles ne représentent que 44,9% dans le secteur privé hors E.S.S.. Dans les régions bordant la Méditerranée, nous trouvons des chiffres très proches de l'ensemble français : 67,4% en PACA, 65,4% en Languedoc Roussillon (Tableau 1). 9 Hors ESS en Corse 42,40% Dans l'ESS Corse 57,60% 67,30% Hors ESS en PACA 32,70% 45,50% Dans l'ESS en PACA 54,50% 67,40% Hors ESS en Languedoc Roussillon 33,60% 45,90% Dans l'ESS en Languedoc Roussillon 34,60% 44,90% Dans l'ESS en France 55,10% 65,50% 0% 20% Homme 54,10% 65,40% Hors ESS en France Femme 34,50% 40% 60% 80% 100% Source : Insee-Clap ; Atlas de l’ESS, en France et dans les régions 2009 Pour la France, il n’y a pas de différences notables des régions méditerranéennes par rapport aux données nationales, nous pouvons donc nous appuyer sur des données nationales pour étudier la participation des femmes à l’E.S.S. Cette sur représentation des femmes s’explique bien entendu par les domaines de l’E.S.S dans lesquels les femmes sont nombreuses : éducation, social, santé. Pourtant, cette caractéristique sectorielle ne suffit pas à expliquer le phénomène car on peut remarquer que dans l’E.S.S. la spécialité sectorielle est moins marquée que dans l’ensemble de l’économie. Ainsi, en analysant la répartition sectorielle : la part des femmes dans le secteur social est de 71,1% alors que dans les entreprises privées elle est de 78,1%. On remarque aussi dans des domaines plus masculins, comme le transport, que leur part est plus importante que dans le domaine privé. 52,1% de femmes alors que pour le privé on est à 23,7%. Ainsi, ce n’est pas seulement le secteur qui peut expliquer la part prise par les femmes. Si on se réfère à l’analyse par catégorie socioprofessionnelle, leur part est dominante dans toutes les catégories sauf les ouvriers. La tendance de plus est en cours d’augmentation. 40,6 Professions intermédiaires 62,6 17,8 Ouvriers 31,6 Privé hors ESS ESS 72,1 Employés 85,5 Cadres, professions intellectuelles et chefs d'entreprises 28,5 53,8 0 20 40 60 80 100 Part des femmes par Catégorie socio professionnelle Il convient surtout de noter leur présence très supérieure dans l’encadrement : elles représentent 53,8% des cadres, professions supérieures et chefs d’entreprise, alors qu’elles ne 10 sont que 28,5% dans le secteur privé. Pour les professions intermédiaires, l’écart est aussi significatif 62,6%, pour 40,6%. Au sein de l’E.S.S., des différences sont à noter, ainsi les coopératives sont proches du secteur privé (45 % de femmes) alors que les autres structures associations, fondations et mutuelles son plus féminisées avec des taux proches de 70 %. Ainsi, le lien entre femmes et E.S.S. apparaît clairement dans ces statistiques pour la France, non seulement elles sont plus nombreuses mais elles exercent plus de responsabilité que dans le secteur privé traditionnel. Est-ce que nous pouvons observer cette répartition en ce qui concerne l'entrepreneuriat et surtout pour d'autres pays méditerranéens ? Pour avoir une vision plus étendue de la zone méditerranéenne, et des indications sur un autre type d’acteurs de l’innovation sociétale, nous avons étudié la répartition des entrepreneurs sociaux « labellisés » par Ashoka. Cette association regroupe le plus important réseau d'entrepreneurs sociaux à l'échelle mondiale. Créée en Inde en 1980, cette association se présente comme le regroupement d'Entrepreneurs Sociaux innovants, les Fellows Ashoka, qui accélèrent la diffusion de l’innovation sociétale (site Ashoka.fr). Ces 3000 entrepreneurs dans 70 pays, proposent des solutions innovantes pour répondre aux défis sociétaux, ils nous paraissent donc pertinents pour illustrer notre étude sur l'innovation sociétale. Ashoka joue le rôle de capital-risque philanthropique, l'association investit dans un certain nombre de projets dans le monde, en attendant un retour en termes d'impact social. Une base de données accessible sur le site Ashoka.org répertorie tous ces « changemaker » sélectionnés selon 5 critères : une idée neuve, la démonstration d'une réelle créativité pour la mettre en œuvre, des qualités entrepreneuriales rigoureuses, un impact social manifeste, une éthique rigoureuse permettant la confiance. L’extraction des entrepreneurs méditerranéens nous permet d’obtenir 113 individus, dans 10 pays. En établissant une répartition par genre nous obtenons le tableau suivant : Turquie 12 Palestine 12 2 1 Maroc 0 1 Liban 2 2 Jordanie 3 Italie 0 1 Israel 0 2 France 1 0 Hommes 17 9 Espagne EGYPT 14 11 0% Femmes 20% 23 40% 60% 80% 100% Répartition par genre des entrepreneurs d’Ashoka dans la zone méditerranéenne Il est difficile de conclure une présence féminine très forte en Méditerranée au sein de ce réseau, 35% des Fellows d’Ashoka dans cette zone sont des femmes. Dans certains pays l’échantillon est trop petit pour tirer des conclusions comme l’Italie, Israël ou le Maroc. Beaucoup de pays ne sont pas non plus représentés (Grèce, Tunisie, Algérie…). Toutefois, cette répartition réserve quelques surprises. Alors que la présence d’Ashoka est réelle dans un 11 pays comme la France, la part des femmes parmi les entrepreneurs identifiés est quasiment inexistante. En revanche, les pays qui montrent une activité féminine plus marquée sont plutôt l’Est de la Méditerranée : Turquie, Jordanie, Palestine, Egypte. Un pays comme la Jordanie, même si peu d’entrepreneurs sont identifiés, il est notable que ce sont tous des femmes. Ainsi, des écarts sensibles apparaissent. Cette répartition, bien que l'échantillon soit limité, reflète la répartition de l'entrepreneuriat féminin que l'on peut établir à partir des données à l’échelle internationale collectées par le GERA pour le GEM. Cette base de données sur l'entrepreneuriat, nous permet d'étudier la dynamique entrepreneuriale dans de nombreux pays. Ainsi, l'écart que l'on constate dans notre échantillon se retrouve sur tout l'entrepreneuriat. En analysant, l'initiative entrepreneuriale féminine dans les pays méditerranéens mesurée par la part de la population de femmes du pays 18-64 ans qui a une activité entrepreneuriale, on voit que la France fait partie des pays qui montrent un taux le plus faible 2% (6,7 pour les hommes), alors que l'Egypte est à 5,5% (20,2), la Turquie étant à 3,05. Part des femmes en phase d’entrepreneuriat par rapport à la population féminine en âge de travailler en 2009 Dans l’histogramme présenté, nous avons distingué les pays de la zone méditerranéenne. Les extrêmes sont représentés pour les maxima par la Bolivie (32,21%), l’Ouganda (30%), pour les plus bas l’Arabie Saoudite (0,7), le Japon (1,5). Nous voyons que la France avec l’Italie ont des participations très faibles, le premier dans notre population méditerranéenne est l’Algérie (13,4%), le Maroc (11,8%). Ainsi, nous retrouvons pour les pays présents dans notre échantillon une distribution proche. L'entrepreneuriat social féminin, suit la part de l'entrepreneuriat féminin en général. Il est donc difficile de conclure à un entrepreneuriat féminin plus actif dans le domaine social. C’est pourtant la conclusion du GERA dans une étude consacrée à l’entrepreneuriat social. Le GERA a aussi observé l’activité de l’entrepreneuriat social dans une enquête menée auprès de 150 000 personnes dans 49 pays en 2009. Par entrepreneuriat social, cette enquête intègre toute activité intégrant une mission sociale. Un des résultats de cette étude est la présence féminine manifestement plus importante que dans l’entrepreneuriat traditionnel : -« Males are generally more likely to start a social venture than are females, however the social entrepreneurship gender gap is not as high as with traditional commercial entrepreneurship » (Bosna, alii, 2010, p.4). L’écart est en faveur des femmes en Malaisie, Liban, Russie, Israël, Islande et Argentine. Elles sont plus entreprenantes que les hommes, qui restent dominants en Arabie Saoudite, Maroc, Brésil, Bosnie, Palestine. Ainsi, dans la zone méditerranéenne avonsnous les deux attitudes qui coexistent. Plus précisément, pour notre zone d'étude, le taux de 12 prévalence de l'entrepreneuriat social par rapport à l'ensemble de la population active indique dans les pays de notre zone : Espagne 0,9 - France de 2,6 - Italie 2,5 - Bosnie 0,9 - Grèce 2,9 - Syrie 1 – Jordanie 1 – Liban 1,5 – Israël 4 – Algérie 1,9 – Maroc 0,8. Ainsi, des pays dans lesquels l’entrepreneuriat est faible comme la France et l’Italie, montrent une plus grande prise en compte de la dimension sociale de l’entrepreneuriat. Toutefois, les réalisateurs de l’enquête indiquent des réserves, plus l’échantillon est faible, plus l’effet peut être marqué sans réalité. Malheureusement, sur cette étude nous ne disposons pas des données pour l'Egypte ou la Turquie. Ainsi dans notre zone, le lien avec un taux d'entrepreneuriat social plus élevé, correspondrait plutôt aux pays dans lesquels l'initiative féminine est faible. Notre échantillon d’entrepreneurs d’Ashoka nous apporte aussi des informations sur les domaines de l’entrepreneuriat privilégié par ces entrepreneurs méditerranéens. Ils sont classés selon 5 types d’activité. Human right 10 Health Environment 11 6 9 1 Education Economic development Civic engagement 0% 8 3 Femmes Hommes 13 7 11 11 20% 22 40% 60% 80% 100% Répartition par type d’activité des Fellows d’Ashoka sélectionnés dans la zone méditerranéenne On peut noter que l’environnement intéresse peu nos entrepreneures sociales, ainsi que l’éducation. En revanche, la santé les mobilise un peu plus que les hommes (16% pour 12%), mais surtout la défense des droits (26% contre 15%). Dans cette catégorie, on trouve les initiatives liées à la défense des femmes, ce qui explique cet intérêt. Pour ce qui est de l’engagement citoyen ou du développement économique, les positions de chaque genre sont proches. Souvent les entreprises créées agissent dans différentes catégories, ainsi une entreprise s’adressant aux enfants des rues du Caire est-elle classée en Développement économique alors que son action est aussi liée à l’éducation et à la santé. 2.2 Discussion Une participation prédominante des femmes dans le domaine pionnier de l’innovation sociale qu’est l’E.S.S. est manifeste en France. Nous trouvons bien la confirmation de l'investissement des femmes dans le care, la double signification soin et solidarité est bien présente dans ces activités. Que cet investissement corresponde à une logique féminine ou à une assignation de rôle dans cette fonction du soin, les femmes sont bien représentées dans ces activités. Toutefois, nous avons vu que pour le secteur social, cette place était moins importante que dans l'emploi privé. Ainsi, elles sont plus nombreuses dans la plupart des secteurs d'activité dans ce type de structure. Elles seraient donc plus attirées par des projets liés à l’innovation sociétale et seraient plus facilement mobilisées par des enjeux sociaux que strictement financiers. Ceci mériterait des enquêtes complémentaires plus qualitatives, notamment pour vérifier si leur motivation est liée à l'originalité du projet ou correspond à 13 une assignation de rôle ou l’acceptation de conditions que des hommes accepteraient moins facilement, en particulier des salaires moindres. Cependant, cette répartition se rapproche aussi de celle de l'emploi dans le secteur public. L'E.S.S. appartient bien au tiers secteur, entre le privé et le public. Aussi, retrouve-t-on une répartition des genres qui se rapproche de l'emploi public. En ce qui concerne l'entrepreneuriat social, quelle est la place des femmes que nous avons pu observer dans notre échantillon des fellows d'Ashoka ? Tout d'abord, il convient de rappeler la limite de notre échantillon, ce réseau est lié à une sensibilité spécifique, en outre historiquement créé en Asie, il représente une population d'entrepreneurs beaucoup plus large dans cette région du monde, en Inde on compte 277 fellows, 57 au Bengladesh, 272 au Brésil, alors que nous n'en avions que 113 pour tout notre espace méditerranéen. Au demeurant, ils sont signes d'une dynamique et peuvent nous aider à discerner quelques tendances qui mériteront d'être suivies. Ainsi, l'émergence de cet entrepreneuriat est plus important dans les pays où l'emploi des femmes dans l'économie formelle est moins présent, ainsi remarque-t-on en France, une place infime de cet entrepreneuriat féminin, alors qu'une réelle dynamique apparaît en Turquie ou en Egypte. Une des explications de cet écart, peut être liée à la participation féminine au marché du travail. Ainsi, si en France la part des femmes qui travaillent ou cherchent à travailler est de 81% de la population féminine des 15-64 ans, en Égypte elle est de 31%, en Turquie de 36% ( Human Development Report 2011, United Nations Development Programme données, 2009)4 Alors qu'en France, elles peuvent trouver une place dans des structures variées notamment de l'ESS, dans d'autres pays où ce secteur est moins important, elles sont obligées de créer leur entreprise. Ainsi, l'entrepreneuriat féminin semble évoluer de façon inverse à la participation des femmes au marché du travail. Comme on a pu l'observer dans d'autre pays, elles sont aussi la main-d’œuvre principale de leur activité : il s'agit plus d'auto-entrepreneuriat que d'entrepreneuriat féminin. On peut aussi noter une corrélation entre la dynamique de l'entrepreneuriat féminin et l'indice d'inégalité homme-femme. Cet indice qui donne 11 pour la France ou 12 pour l'Italie, pays nous avons vu où les femmes sont peu entreprenantes, donnera 44 pour la Turquie, 52 pour le Maroc, indiquant une plus grande inégalité, alors que l'initiative féminine est supérieure (GII, Human Development Report 2011, United Nations Development Programme, donnés 2009)5. Ainsi, l'initiative féminine est une nécessité pour trouver une place, il faut se créer sa place. L'investissement féminin dans des micro-entreprises, comme l'ont étudié un certain nombre d'auteurs est aussi lié à la structuration de l’économie informelle. Leur activité traditionnelle au lieu de demeurer dans une économie domestique non formalisée, désormais apparaît dans une activité prise en compte par l'économie. Ce mouvement est manifeste avec l'entrée de certaines matières premières sur un marché mondial comme l'Argan ou le Karité. Ainsi, ces activités féminines traditionnelles au sein d'une économie domestique, sont devenues des activités correspondant à une demande mondiale. En outre, ces activités s'adressent à une clientèle féminine, liée au marché des cosmétiques qui utilisent ces matières premières. Les différentes parties prenantes de cette industrie ses sont retrouvées être des femmes. Cette communauté de genre a encouragé le développement et l'aide des entreprises féminines. Ainsi, dans notre zone d'étude trouvons-nous des entreprises comme l'Occitane ou Terres d'Oc qui à travers leur politique RSE ou leurs Fondations aident des coopératives de femmes au Maroc pour l'Argan, ou au Burkina Faso pour le Karité. Pour les animateurs de la politique RSE de ces entreprises de cosmétiques, il est important de réunir les différentes parties prenantes, fournisseurs et clients, participant à la même communauté de genre autour de cette activité traditionnelle artisanale. L’innovation sociétale parle aux femmes à défaut de les 4 5 Human Development Report 2011, United Nations Development Programme , Human Development Report 2011, United Nations Development Programme 14 rendre plus entreprenantes. C’est un thème fédérateur dans le cadre des politiques RSE des entreprises. Conclusion L’innovation sociétale en proposant à la fois des solutions à des questions sociétales et de nouveaux rapports sociaux, apparaît bien comme un champ qui mobilise l’engagement féminin. Dans beaucoup de pays, le fait qu’une femme entreprenne est déjà une innovation sociétale. Pourtant, le goût pour la création d’entreprise reste modéré, il est surtout conduit par l’obligation de créer son emploi plutôt que son entreprise. Dans l’espace méditerranéen, l’entrepreneuriat féminin est donc plus actif dans les pays où elles sont écartées de l’emploi. Les micro-entreprises créées sont une reconnaissance par le marché de l’activité menée jusque là dans le cadre d’une économie informelle, comme le montre le microcrédit sur l’ensemble de la planète. Les freins de l’entrepreneuriat féminin ne sont donc pas levés même si l’innovation sociétale « intéresse » les femmes au sens donné par la sociologie de la traduction, d’un enrôlement et d’une mobilisation pour défendre l’innovation, le saut dans l’entrepreneuriat reste lié à la nécessité. 15 Bibliographie Akrich M., Callon M. et Latour B. (2006), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Ecole des mines de Paris. Bouchard M. J., (2007), « L’innovation sociale en économie sociale », in J.-L. Klein (dir.) L’innovation sociale. Émergence et effets sur la transformation des sociétés Québec : Presses de l’Université du Québec Brugère F. (2008) Le Sexe de la sollicitude, P.U.F. Paris Brugère F. (2011) L’Ethique du care, P.U.F. Paris Brush C.G., Greene P.G., Kelley D.J., Litovsky Y. 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