Théâtre de chair – direction Grégoire Cuvier
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Note d’intention
Toute la fragilité d’être au monde
L’auteur de cette adaptation a grandi auprès d’une mère dont la souffrance intérieure, la
fragilité d’être au monde, a provoqué tant de chutes du fil ténu sur lequel se jouent les
déséquilibres de notre équilibre, qu’un beau jour elle n’eût plus le courage : elle trancha
le fil.
Ossyane Ketabdar, lui, passe trente ans de sa vie dans un hôpital psychiatrique. Trente
années d’isolement coupé des siens et de sa famille. Mais Ossyane, privé d’amour, de sa
femme et de sa fille, condamné par les siens et oublié du monde, n’abandonne pas.
Celui dont le prénom signifie en arabe « insoumission » résiste à son destin et à
l’acharnement du sort. Et un beau jour l’irruption furtive de sa fille Nadia, née en son
absence vingt ans plus tôt, rallume l’espoir. Espoir fragile et inextinguible qu’il entretient
pendant dix ans avant que s’offre à lui la possibilité de fuir et de reconquérir une place
dans l’Histoire qui continue de s’écrire. Après trente années de lutte Ossyane, ayant
terrassé ses démons intérieurs, retourne à la vie. C’est cette résilience, cette
résurrection, qui a profondément touché le créateur de ce spectacle. Qui a résonné dans
sa chair et fait naître au fil des années, le désir profond de raconter cette histoire.
La folie, donc, est un des sujets de cette création. Bien qu’annoncée dès le début par la
grand-mère d’Ossyane, elle n’est en fait développée que dans la quatrième et dernière
partie de la pièce. Les trois premières parties sont rétrospectivement le cheminement qui
conduit au cœur de notre sujet. On pourra trouver dans cette construction une référence
à The barber des frères Coen ou bien encore à Million dollar baby de Clint Eastwood.
Deux films où le sujet n’est révélé que tardivement dans l’histoire. Par ce procédé, le
spectateur accompagne le protagoniste dans sa vie, son histoire, ses choix, ses conflits...
et l’intimité qui se construit au fil de cette « préparation » forge une empathie profonde
entre spectateur et personnage.
Notre but est ainsi d’amener le spectateur à lâcher ses référents et ses
fantasmes de la figure du fou (dangereux, criminel, étranger...) et l’inviter à travers
la chute d’Ossyane à reconsidérer sa représentation de la folie. A lui faire ressentir que le
« malade mental » n’est pas un pestiféré, pas plus qu’un étranger, un « autre » en
marge de son monde mais bien un Homme, semblable à lui-même. Un Homme en
souffrance. Une souffrance intime et innommable. Et qu’il n’y a pas à avoir peur de cette
souffrance. Qu’elle est juste une parcelle d’humanité un peu plus fragile que les autres,
une parcelle présente en chacun de nous ; dire alors qu’il nous appartient d’en prendre
soin pour que s’y maintienne ce fragile équilibre dont nous sommes faits.
Comment certains d’entre nous parviennent à construire des remparts suffisamment forts
pour les protéger à la fois de cette fragilité intime et de ces souffrances du monde ?
Pourquoi un jour les garde- fous de certains autres s’effondrent et mettent en péril
l’équilibre fragile de l’être ? Comment certains parviennent-ils à retrouver la paix quand
d’autres abandonnent ? Ces questions, qui hantent le créateur du présent spectacle, sont
au cœur du regard porté sur le Père, sur Salem, Iffet, Lobbo et Ossyane. Elles sont le
moteur qui le pousse à explorer ce sujet. Puissent-elles enrichir notre vision du monde et
notre compréhension des Hommes.
Grégoire Cuvier, Paris, avril 2010