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Noesis
1 | 1997
Phenomenologica - Hellenica
La muse, l’aède et le héros
Jacqueline Assaël
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/1421
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 1997
Pagination : 109-169
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Jacqueline Assaël, « La muse, l’aède et le héros », Noesis [En ligne], 1 | 1997, mis en ligne le 02 mars
2009, consulté le 25 novembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/1421
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Tous droits réservés
LA MUSE, l'AÈDE ET LE HÉROS
Jacqueline ASSAËL
I. L'INSPIRATION DIVINE
Pétition du problème
Les épopées homériques commencent par un appel à la
Muse. Cet indice notamment pourrait faire supposer que le
chant est inspiré à l'interprète ou à l'auteur de ces amples
compositions par une voix divine. Platon indique d'ailleurs
que l'idée selon laquelle l'aède ou le poète s'expriment et
travaillent en état d'extase représente une ancienne croyance
pour les Grecs (παλαιòς μυθος) . Toutefois, certains
modernes ont quelque difficulté à admettre qu'une forme de
possession ait pu animer les poètes archaïques.
En fait, la question est controversée. M. I. Finley par
exemple est prêt à accorder son crédit au témoignage
qu'apporte l'aède Phémios, dans Y Odyssée: Je n'ai pas eu de
maître! en toutes poésies, c'est un dieu qui m'inspire! « pour
le poète et son auditoire », juge-t-il, « le sens en était
littéral. » Toutefois, pour prendre en considération les
déclarations d'un personnage qui s'exprime ainsi au style
direct, sans doute faut-il définir une méthode d'interprétation
ou découvrir d'autres éléments qui corroborent les propos de
l'aède.
Or, les perspectives de l'histoire littéraire sont brouillées.
En effet, d'un côté, Jacqueline de Romilly dessine une
1
2
Ce témoignage éclaire les modernes sur la mentalité grecque, même si
le μυθος auquel Platon fait référence n'apparaît en fait à travers aucun texte
connu. Le philosophe parle de μανία poétique. Il compare la situation du
poète inspiré et celle de la Pythie qui délivre la parole des dieux. Pour lui, "le
poète n'est plus maître de son esprit". Cf. Lois, IV, 719 c et Ion, 533 d et sqq.
2
Référence à Odyssée, XXII, 347-348. M. I. Finley, Le monde d'Ulysse,
Paris, Maspero, (1969), 1978, (trad. fr. de C. Vernant-Blanc et M. Alexandre
de The World of Odysseus, The Viking Press Inc. Publishers, New York, 1954
et 1977) p. 49.
109
Noésis n°l
évolution des processus de création qui confirme l'opinion de
M. I. Finley: selon elle, en effet, le temps des poètes inspirés,
à l'époque de l'épopée et du lyrisme, a bel et bien précédé celui
des techniciens, au sens étymologique du terme, maîtres,
créateurs et calculateurs conscients de leurs effets qui, en une
période rationaliste, ont même favorisé l'élaboration du style
rhétorique et artificiel d'un sophiste comme Gorgias . Mais en
un autre sens, à travers la théorie platonicienne portant sur
l'inspiration poétique, P. Vicaire discerne l'influence d'un
courant de pensée dionysiaque qui s'impose à Athènes, en
particulier grâce au développement du théâtre. Pour lui, donc,
cette conception de la littérature n'existe pas en Grèce et n'a
pas de fondement avant le Vème siècle .
Cette prise de position a été majoritairement défendue.
L'autorité de E. R. Dodds, tout spécialement, l'a solidement
établie et elle s'est largement répandue comme une vérité
certaine: « Dans la tradition épique, on nous représente le
poète recevant des Muses une connaissance supranormale;
mais il ne tombe pas en extase; il n'est pas possédé par
elles. » La question consiste donc à savoir si le poète est par
nature un être différent des autres, doué d'un sens qui lui
permet, en toute circonstance et dans une normalité
3
4
5
"Pindare est, pour un temps, le dernier des inspirés. (...) La tragédie,
elle, dépendra toute du talent humain. " ("Gorgias et le pouvoir de la poésie",
Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 160).
"Il faut sans doute discerner, dans l'importance donnée à la transe
poétique, par des penseurs de la fin du cinquième et de la première moitié du
quatrième siècle avant notre ère, une influence ou un contre-coup de certaines
croyances propres à la religion de Dionysos. " "Les Grecs et le mystère de
l'inspiration poétique", Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1, 1963, p.
75.
Les Grecs et l'irrationnel, Paris, (éd. Montaigne, 1965), Flammarion,
coll. Champs, 1977, (trad. fr. de The Greeks and the Irrational, University of
California Press, Berkeley, U. S. A., 1959), p. 89. Cette opinion a été reprise
par des commentateurs du texte d'Homère, cf. A. Heubeck, S. West, J. B.
Hainsworth, A Commentary on Homer's Odyssey, I, Oxford Clarendon Press,
(1988), 1991, p. 350; la référence faite à Dodds apparaît aussi dans des revues
de vulgarisation, cf. M. Montana, Les muses et l ' i n s p i r a t i o n
poétique, Ο ΛΤΧΝΟΣ, Bulletin de l'Association Connaissance Hellénique,
34, 1988, p. 15-16.
110
Noésis n°l
extraordinaire, d'exprimer un savoir inaccessible pour le
commun des mortels, ou bien si une révélation ne lui parvient
que de manière exceptionnelle et dans un état de trouble de la
personnalité.
Sans doute faut-il définir la notion de possession divine.
L'image d'un poète emporté par la fureur frénétique d'une
danse incontrôlée n'est guère envisageable évidemment, si elle
est appliquée aux poètes archaïques. Elle rebute les critiques
modernes, effarouchés par la représentation caricaturale que
Platon propose dans Ion, en comparant l'attitude du poète à
celle des Corybantes agités par le délire d'un culte asiatique .
Mais ce rapprochement est finalement plus pertinent
lorsqu'avec un humour moins agressif, le philosophe évoque
l'exaltation de Socrate, animé par les Lois d'Athènes qu'il
incarne, l'espace d'une prosopopée: « Voilà, sache-le bien,
mon très cher Criton, ce que moi, je crois entendre, comme les
initiés aux mystères des Corybantes croient entendre des flûtes;
oui, le son de ces paroles bourdonne en moi et m'empêche de
rien entendre d'autre »(καιενέμοιαΰτηήήχ τούων).A ce moment, Socrate est habité,
d'une certaine manière.
6
7
Les phénomènes de possession et leur degré sont divers.
Certes, l'inspiration poétique ne provoque pas de désordres
physiques très caractérisés, chez les aèdes homériques,
toutefois, il est hasardeux d'affirmer comme le fait P. Vicaire:
« nous pouvons constater, objectivement, que l'idée de
"possession" divine est absente d'Homère » . En effet, dans
les épopées, rares sont les propos théoriques ou critiques qui
éclairent sur la vocation de l'aède ou sur la nature de son
activité créatrice et sur son état psychique, cependant, dans
l'Iliade et dans l'Odyssée, par certains aspects, le personnage
de l'aède est très proche de celui du devin et sa connaissance
est considérée comme une science divine. En eux-mêmes, ces
rapports ne suffisent certes pas à démontrer que l'artiste
homérique est animé d'un transport poétique. En effet, à
l'époque archaïque, les professionnels de la mantique
8
6
Ion, 533 c.
7
Criton, 54 d.
8
Loc. cit., p. 73.
111
Noésis n°l
procèdent souvent selon des méthodes rassises, sinon très
rationnelles . Mais si l'origine du chant est présentée comme
une voix extérieure à l'aède, il est nécessaire d'étudier
comment, et à quel point, l'être humain assimile cette parole
qui lui est communiquée.
9
*
**
La figure de l'aède inspiré
Les méthodes comparatistes permettent de percevoir les
similitudes qui, à l'origine, ont été établies entre la fonction
d'interprète religieux et celle de chantre inspiré, dans diverses
traditions indo-européennes. Dans les hymnes védiques, en
effet, la déesse Vâc, la Voix, se glorifie d'accorder sa faveur à
deux types de médiateurs que G. Dumézil définit ainsi: « ce
sont les hommes sacrés comme elle-même, les prêtres. Au
cours de longues études en effet, elle leur donne puissance
d'action (ugrám) et puissance de pensée (sumedhram). Elle en
distingue deux types: le brahmán et le rsi l'un plus lié aux
formules et aux gestes immuables du culte, l'autre ouvert à la
création poétique, à peu près “l'officiant” et le “voyant” (ou
“l'inspiré”) ». Vac patronne donc les deux catégories de
10
9Toute
Touteune
unetendance
tendancededela lacritique
critiqueminimise
minimisela lapart
partd'irrationalité
d'irrationalitéquiqui
marque toute expérience divinatoire chez les Grecs. Ainsi, P. Amandry a-t-il
tenté de montrer que le délire de la Pythie était sans doute plus atténué qu'il ne
paraît (Cf. La mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de
l'oracle, Paris, de Boccard, 1950, p. 23, 47, 66-77; contra R. Flacelière,
Devins et oracles grecs, Paris, 1965, P. U. F., p. 71). De son côté, M. Casevitz
évoque "la divination grecque traditionnelle, pleine de sens" (Les d e v i n s
des tragiques, CGITA, 4, 1988, p. 129. Cf. aussi p. 115: "Considérant les
premières attestations du mot μαντις,
μάντις, chez Homère et chez les poètes
archaïques, on a pu voir que le devin uctvriç
μάντις apparaissait comme un homme de
savoir, (...) sans pour autant apparaître en transes" et Mantis: le vrai
sens, R. E. G., 105, Janvier- Juin 1992, p. 1-18). Voir aussi sa bibliographie
sur la question, qui est ici annexe.
Apollon
10
Apollonsonore
sonore
et autres
et autres
essais.
essais.
Esquisse
Esquisse
de de
mythologie,
mythologie, Paris,
Paris,
Gallimard, 1982, p. 18. Cf. RV X 125, 5: "C'est moi, de moi-même, qui
prononce ce qui est goûté des dieux et des hommes. Celui que j'aime, celui-là,
112
Noésis n°l
messagers de la parole divine; de même, dans la religion
grecque, le personnage d'Apollon possède entre autres ces
deux rôles: l'apanage de la lyre et celui de la formulation des
oracles lui sont reconnus . A Delphes, Apollon délivre plus
spécifiquement une parole prophétique, mais à Délos, en
association avec les Muses, il est aussi représenté comme la
divinité tutélaire des aèdes joueurs de lyre. De même que
l'interprète des oracles, l'artiste rapporte donc une parole
divine.
En se fondant sur la structure de deux vers de l'hymne
consacré à Apollon Délien, G. Dumézil signale cependant une
dissociation notable, entre les divers aspects des fonctions
apolliniennes de la parole :
11
Εϊη μοι κίθαρίς τε Φίλη και καμπύλα τόξα,
χρήσω δ ' άνθρώποισι Διòς νημερτέα βουλήν.
("Qu'on me donne ma lyre et mon arc recourbé. Je révèlerai aussi
dans mes oracles les desseins infaillibles de Zeus") .
12
Selon lui, en effet, « il s'est produit une fission complète de la
“voix religieuse”, au point que l'hymne homérique, et les
poètes qui s'en sont inspirés, unissent la lyre à l'arc, qui lui est
homologue en tant qu'instrument à cordes, plutôt qu'à l'oracle.
Et cela se comprend: si l'on voit en quoi l'articulation brahmán
/ rsi et l'articulation oracle / lyre s'expliquent toutes deux par
les deux directions inverses du rapport entre les hommes et les
dieux, elles le font différemment: le brahmán rirualiste, le rsi
inspiré sont l'un et l'autre les variétés solidaires d'hommes
sacrés, utilisant deux variétés voisines de parole sacrée (parfois
quel qu'il soit, je le fais fort, je le fais brahmán, je le fais voyant (rsi), je le fais
très sage", op. cit., p. 16.
Plus largement, G. Dumézil établit un parallèle rigoureux entre la
quadrifonctionnalité de Vac et celle d'Apollon à partir de l'étude de l'Hymne
homérique à Apollon, v. 131-139 et de l'Iliade. Comme Vac, Apollon dispense
aux hommes la nourriture, il dispose de l'arc et exerce donc une puissance
guerrière, il prononce des oracles et joue de la lyre (cf. Apollon sonore, p. 1373).
Hymne homérique à Apollon, v. 131-132.
113
Noésis n°l
la même, les œuvres des rsi devenant textes liturgiques), tandis
que les réponses oraculaires et les vibrations de la lyre, l'office
du devin et celui de l'aède ne se trouvent apparentés que par
des références, d'ailleurs bien différentes et dont les Grecs
avaient perdu le sens, à l'acoustique. » A partir de cette
unique référence, G. Dumézil tire des conclusions quelque peu
hasardeuses, et sans doute la disposition des termes, dans ce
passage de l'hymne, est-elle moins significative qu'il ne
l'affirme. En effet, par des traits nets, Homère rapproche par
ailleurs la figure de l'aède et celle du devin; il leur attribue ainsi
un mode de connaissance comparable . Phémios, l'un des
deux chantres qui occupent une place notable dans l'Odyssée,
incarne la parole divine, comme l'étymologie de son nom
l'indique clairement. Pour les Grecs, cet interprète des Muses
est la Voix par excellence, il se confond avec elle, tout comme
un devin en devient le messager. Mais de plus, Homère, qui
est lui-même représenté comme aveugle, met en scène un
personnage d'aède, Démodocos, lui aussi frappé de cécité, de
même que le sont en quelque sorte par nature les prêtres aux
paroles prophétiques, Calchas ou Tirésias . Or, la privation de
la vue est directement mise en rapport avec l'acquisition d'une
connaissance exceptionnelle qui est considérée comme une
contrepartie accordée à celui qui devient ainsi un interprète des
dieux :
13
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15
τòν περι Μοϋσ' έφίλησεν, δίδου αγαθόν τε κακόν τε·
οФθαλμών μεν άμερσε, δίδου δ' ήδεϊαν άοιδήν.
("Celui que la Muse a préféré reçoit d'elle du bien et du mal.
Elle le prive de ses yeux, mais elle lui confère un doux chant.")
1 6
Apollon sonore, p. 55.
Cf. E. R. Dodds: "le poète, tout comme le voyant, jouissait d'une
connaissance que ne pouvait posséder le reste des hommes. Chez Homère, les
deux professions sont tout à fait distinctes; mais nous avons de bonnes raisons
de croire qu'à une époque donnée elles ne faisaient qu'une et que l'analogie entre
elles demeurait encore sensible;" (op. cit., p. 88).
1 5
Cf. E. R. Dodds: "Ce fut une Muse qui prit à Démodocos sa vision
corporelle." (Les Grecs et l'irrationnel, p. 87). Ce trait ne distingue pas les
poètes du reste des mortels ailleurs que dans les épopées homériques.
1 6
Odyssée, VIII, 63-64.
114
Noésis n°l
La généralité de ces propos leur donne en quelque sorte la
valeur d'une réflexion théorique: le statut de chantre des Muses
et celui d'interprète religieux sont proches, dans la pensée
grecque.
Les aèdes se dressent donc au milieu d'un banquet, tournant
leur regard d'aveugles vers l'intérieur d'eux-mêmes ou vers
des mondes et des temps inconnus de ceux qui les écoutent. En
proposant cette représentation, Homère incite à imaginer un
contact étrange avec l'ailleurs et à discerner des manifestations
du divin à travers l'exécution des chants. En effet, les aèdes
possèdent un savoir qui dépasse celui qui est normalement
attribué aux humains. Tout comme les devins, là encore, ils
disposent d'une connaissance universelle qui recouvre toute
l'échelle du temps et touche à l'histoire des hommes et à celle
des dieux. La formule conventionnellement appliquée aux
prophètes inspirés, Calchas ou Tirésias, souligne leur maîtrise
du passé, du présent et du futur . Elle n'est pas reprise telle
quelle chez Homère, à propos des aèdes, toutefois une
expression plus concise définit de la même manière
l'omniscience que les Muses confèrent à leurs interprètes. En
effet, dans l'Iliade, l'aède les invoque afin qu'elles lui
transmettent le contenu de son chant: « Car vous êtes, vous,
des déesses; partout présentes, vous savez tout. »: ύμεϊς γαρ
θεαί έστε, πάρεστέ τε, ϊστε τε πάντα . Dans l'Odyssée,
Pénélope salue de son côté la compétence de Phémios qui
connaît « les travaux des hommes et des dieux »: εργ'
ανδρών τε θεών τε (..) . Du point de vue de l'ampleur de
ses connaissances, l'aède n'a donc rien à envier à un devin. H
est, comme lui, « maître de vérité » .
17
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19
20
1 7
Iliade, I,70.
1 8
Iliade, II, 485.
1 9
Odyssée, I, 338.
Cf. Marcel Détienne: "Dans ces milieux de poètes inspirés, la
Mémoire est une omniscience de caractère divinatoire." Les maîtres de vérité
dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, (1967), 1981, p. 15.
115
Noésis n°l
Les modalités de son interprétation suggèrent par ailleurs
que sa science lui est communiquée par un phénomène
d'inspiration. En effet, au moment même où il choisit et définit
un sujet, l'artiste indique volontiers qu'il s'apprête à
improviser puisqu'il ignore en quel point la Muse l'incitera à
commencer son récit. Il accueille la voix divine en toute
incertitude: Των άμόθεν γε, θεά, θυγατερ Διός, ε'ιπέ και
ήμΐν (« Dis-nous, à nous aussi, déesse, fille de Zeus, l'une
de ces aventures, en partant d'où tu veux ») . L'imprécision
introduite par άμόθεν est révélatrice : ainsi, l'artiste déclare se
laisser envahir par la voix de la Muse sans diriger lui-même
son récit.
21
22
*
*
*
Définition d'une méthode de recherche sur la
nature de l'inspiration de l'aède
Homère emploie d'ailleurs un vocabulaire très évocateur
pour décrire les attitudes de ses personnages d'aède et, de la
sorte, il semble prêter à leur chant un caractère inspiré. L'étude
de ce phénomène est aussi favorisée par certaines particularités
qui marquent la structure narrative de l'Odyssée. En effet,
tandis que, dans l'Iliade, seules les invocations adressées à la
muse permettent d'observer le rapport qui s'établit entre
l'artiste et la divinité qui l'anime, dans cette épopée plus
tardive, Homère intervient ou se manifeste de différentes
23
2 1
11
Odyssée, I, 10.
άμόθεν dans J. Bérard, H. Goube et
Voir la traduction commentée de
R. Langumier, Homère. Odyssée, Paris, Hachette, (1952) 1966, ad loc.
Il n'est pas question, dans cette analyse, d'aborder dans le détail le
problème de l'unicité ou de la multiplicité des auteurs des épopées dites
homériques. Sur ce sujet, la bibliographie pourrait être immense. (Cf. par
exemple J. A. Davison, The Homeric Question, in A. J. B. Wace and F. H.
Stubbings (edd.), A Companion to Homer, London, 1962, p. 234-265; A.
Heubeck, Die homerische Frage, 1974; J. Latacz, in ZweihundertJahre HomerForschung. Rückblick und Ausblick, Colloquium Rauricum Band 2, B. G.
Teubner, Stuttgart-Leipzig, 1991, Introduction et p. 412 et sqq.) Toutefois,
sous l'angle particulier de cette étude portant sur l'inspiration des aèdes, une
116
Noésis n°l
manières, notamment en mettant en abyme, à plusieurs
reprises, l'image de son propre substitut, celle d'un interprète
des muses dans l'exercice de son métier, que ce soit
Démodocos ou Phémios. Il représente donc, en situation, la
personnalité complexe de l'aède habité par une voix divine. Or,
en procédant ainsi, l'auteur offre toute une diversité
d'approches et la possibilité de mener une recherche à la fois
sémantique et narratologique susceptible d'établir exactement
quel statut est reconnu à la parole poétique.
En effet, dans ces conditions, les vues qui sont exprimées
sur la nature et le déroulement de la démarche créatrice ne
peuvent pas être considérées comme simplement subjectives.
Evidemment, en tant qu'auteur,
Homère impose,
fondamentalement, sa vision intuitive des choses . Toutefois,
24
différence assez sensible se manifeste entre les conceptions qui se dégagent de
l'Iliade et celles qui sont illustrées dans l'Odyssée, de sorte que cette étude
corroborerait plutôt le point de vue de ceux qui pensent qu'il y a eu deux
"Homère", c'est-à-dire deux aèdes distincts qui ont pris en charge la
composition de l'une et de l'autre des épopées. La réflexion sur le fait littéraire
est en effet beaucoup plus élaborée dans l'Odyssée. Dans cette épopée,
d'ailleurs, des schémas récurrents s'établissent entre les scènes où intervient un
aède. Une situation se répète et elle est peu banale, puisque le chantre est
systématiquement mis en présence du personnage dont il chante les exploits.
Une continuité se crée ainsi entre des scènes appartenant à des sections très
éloignées les unes des autres (chants I, VIII, XVII, XXII-XXIII). Or, cet aspect
particulier de l'œuvre confirme le point de vue plus large des unitaires selon
lesquels un poète dont le rôle a été majeur a pris l'initiative de composer
l'Odyssée à partir d'éléments fournis par la tradition épique.
Pour une méthodologie à propos de ces notions d'objectivité, de
subjectivité, puis pour les distinctions à établir entre destinataire, auteur et
narrateur, cf. T. Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme? 2. Poétique, Paris,
Seuil, Coll. Essais, p. 58-59 et 64 sqq. -Le vocabulaire de la sémiotique peut
très rapidement devenir un jargon très complexe et subtil. Dans l'exposé, par
souci de simplification, seules quelques catégories seront distinguées: le terme
de d e s t i n a t e u r sera employé pour désigner Homère lorsqu'aucun rapport ne
sera établi explicitement entre lui et ses personnages, c'est-à-dire lorsque l'aède
se réfère à lui-même, hors du monde fictif qu'il crée, notamment dans l'énoncé
typique des invocations à la muse; celui d'auteur sera utilisé lorsqu'Homère
met directement en scène des personnages qui dialoguent, sans utiliser de
structure narrative ou descriptive, en se comportant donc comme un "auteur
implicite", selon la terminologie de T. Todorov (op. cit., p. 65). Le terme de
117
Noésis n°l
en utilisant ce procédé particulièrement élaboré de la mise en
abyme, il représente des figures d'aèdes comme si elles étaient
placées sous son regard . H prend donc du recul, en quelque
sorte, par rapport à son propre personnage, du moins par
rapport à ses alteri ego, et ce qui est révélé à leur sujet à propos
de l'expérience de création relève nécessairement d'une
réflexion, sinon d'une théorie, plutôt que de l'expression
directe de sensations et de perceptions personnelles.
En fait, il est délicat de faire la part de la subjectivité et de
l'objectivité qui entrent à ce moment dans la composition
homérique, car les dialogues avec la muse dans lesquels le
destinateur s'exprime directement et semble laisser entrevoir sa
propre personnalité correspondent en réalité à des schémas
traditionnels de la poésie épique. A cet égard, ils reflètent aussi
l'expérience commune des aèdes et la banalité de ces propos
peut leur conférer le statut de vérité établie. Par opposition, la
mise en scène d'un chantre inspiré constitue une création
littéraire plus originale à travers laquelle Homère risque de
révéler plus spécifiquement les nuances de sa propre sensibilité
poétique.
H n'en reste pas moins vrai qu'en inventant des rapports
entre ses personnages dans lesquels il n'intervient que de
manière extérieure, comme auteur, Homère introduit dans son
œuvre une mesure maximale d'objectivité. En effet, lorsque
l'aède décrit le comportement de Démodocos ou de Phémios à
travers le regard d'Alcinoos ou celui de Télémaque, il ne peut
que procéder avec un certain réalisme, en accord avec la nature
du récit épique . Ainsi, si l'un de ses héros évoque une
25
26
n a r r a t e u r servira à signaler les énoncés dans lesquels Homère évoque les
actes ou les attitudes de ses personnages à travers une forme de récit, c'est-àdire en assumant la responsabilité d'une déclaration faite à propos de ces êtres
fictifs, et en l'occurrence, à propos de leur inspiration.
25
A propos du procédé de mise en abyme, de son degré d'élaboration, de
sa valeur et de son utilité dans l'analyse littéraire, cf. L. Dâllenbach, Le récit
spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, 1977, p. 76 sqq.
Le réalisme dont fait preuve l'aède dans sa description des faits
sociaux fonde les analyses historiques de M. I. Finley dans Le monde d'Ulysse,
par exemple. Sur cette question de l'historicité des images homériques du réel,
cf aussi D. L. Page, History and the Homeric Iliad, Berkeley - Los Angeles,
1959, p. 218 et sqq. ou A. Heubeck, Geschichte bei Homer. Studi Mic. ed
118
Noésis n°l
attitude inspirée, un cas de fureur ou de transport poétique,
est-il nécessaire que cette image corresponde à la pratique
habituelle des aèdes telle que la perçoivent les membres de la
société archaïque. Sans quoi, la cohérence de l'œuvre serait
atteinte.
H paraîtra donc raisonnable de conclure que l'épopée atteste
l'existence d'un phénomène d'inspiration, ou du moins d'une
telle croyance, si après examen des divers plans du discours
poétique, les propos du destinateur et narrateur, appelé
Homère, ceux des aèdes représentés et ceux de leurs auditeurs
qui sont aussi mis en scène, convergent pour donner
l'impression que l'interprète de la parole poétique est mû,
c'est-à-dire à la fois emporté hors de lui-même, hors du lieu où
il se trouve, et habité ou dirigé par une autre personnalité que la
sienne qui partage avec lui sa respiration créatrice.
Egeo-anatol. 20, 1979, p. 227-250. A propos de la même question appliquée à
la représentation de l'aède, cf. A. Heubeck, A Commentary on Homer's
Odyssey, I, Oxford Clarendon Press, (1988), 1991, p. 10.
119
Noésis n°l
120
Νοésis
n°1
Question de la datation des représentations d'aède
Avant le développement de pareilles recherches, la question
de la datation des références faites aux personnages d'aède
dans l'Iliade et l'Odyssée doit nécessairement être abordée,
ainsi que celle de la datation des référents reflétés par les
images homériques.
En effet, les phénomènes d'inspiration ne se manifestent
pas ou ne sont pas évoqués de façon identique à travers le
temps ni, en particulier, à travers l'histoire de la littérature
grecque. Or, les figures d'artistes homériques sont constituées
d'éléments composites renvoyant à des pratiques de récitation
épique caractéristiques d'époques différentes . L'émotion des
aèdes évoqués par les auteurs de l'Iliade ou de l'Odyssée ne
correspond donc pas nécessairement à leur propre état. En
particulier, si ces poètes ne sont pas les stricts représentants
d'une tradition orale, mais si la composition de leurs œuvres
implique l'usage de l'écriture, leur mode d'inspiration ne doit
pas être de même nature que celui de Démodocos ou de
Phémios . Or, aussi bien lorsqu'il invoque la muse que
27
28
G. S. Kirk distingue notamment les aèdes de cour qui se produisent
dans la période post-mycénienne et ceux qui chantent sur les places de marché
aux IXème et VTIIème siècles: "Now the picture of the aoidos given in the
Odyssey may be in certain respects a composite one, with elements derived
both from the recent lonian practice of the 9th or 8th century and from older
traditions of the singer and his craft. The apparently deliberate insistence on
the singer's status and god-given qualities may well belong to the more selfconscious era of the main composer." (The Songs of Homer, Cambridge
University Press, 1962, p. 279).
2 8
Sur ce point, cf. V. Bérard, Introduction à l'Odyssée, I, Paris, C. U. F.,
1924, p. 81-82. Théoriquement, des incertitudes subsistent et, pour certains, il
n'est pas démontré de manière indiscutable que l'auteur de l'Iliade et celui de
l'Odyssée aient pu transcrire leurs chants. L'argument selon lequel des allusions
à l'usage de l'écriture figurent dans l'Iliade et peut-être même dans l'Odyssée (cf.
V. Bérard, C. U. F., Od., chant VIII, p. 8 ad v. 163) n'est pas le plus
convaincant. Mais l'archéologie fournit la preuve que l'alphabet emprunté aux
Phéniciens fut employé en Grèce dès la deuxième moitié du VIIIème siècle (cf.
S. West, A Commentary on Homer's Odyssey, p. 34. Elle souligne aussi
l'importance des contacts que les Grecs ont pu avoir au VIIème siècle avec les
Egyptiens et leurs voisins orientaux pour acquérir des papyrus et prendre
conscience des avantages que présente l'enregistrement de poèmes par
121
Noésis n°l
lorsqu'il représente des personnages de chantre, Homère ne
fait allusion, de toute évidence, qu'à des exercices vocaux et
musicaux que lui-même pratique encore sans doute, et dont il
connaît les effets. La nature du genre est nettement définie par
la description de l'environnement social et culturel dans lequel
évoluent les aèdes qui sont mis en scène au milieu des
banquets d'Ithaque ou de Phéacie. En revanche, aucun mode
d'expression ne rend compte, directement ou explicitement,
d'une expérience de composition littéraire en tant que telle. Si
Homère s'y est livré, le sentiment d'inspiration qu'il a pu
éprouver risque donc de se manifester seulement à travers une
forme de rhétorique du texte épique qu'il faut tenter de repérer
et de déchiffrer. Logiquement, cette démarche d'investigation
ne doit pas précéder l'examen des claires indications que les
épopées fournissent à propos des processus de création
propres aux aèdes, simples adeptes de l'oralité.
Or, l'établissement des textes homériques s'est échelonné
sur plusieurs siècles . Si donc des allusions au comportement
29
l'écriture. Sur ce point, cf. aussi W. Burkert, Die o r i e n t a l i s i e r e n d e
Epoche in der griechischen Religion und Literatur, S. H. A. W.,
1984, 1, p. 29 et sqq; 85 et sqq.). A. Heubeck ajoute que les comparaisons
établies entre les épopées homériques et d'autres traditions de poésie orale, à la
suite des travaux de M. Parry, montrent que, sans l'usage de l'écriture, des
compositions de l'ampleur de l'Iliade et de l'Odyssée n'ont pas été réalisées (A.
Heubeck, ibidem, p. 12). Minna Skafte Jensen estime pour sa part que le
passage à l'écriture a dû s'effectuer à partir de la deuxième moitié du VIIème
siècle pour les textes littéraires mais que la composition par écrit de l'épopée a
dû s'effectuer entre 650 et 520 (The Homeric Question and the oral-formulaic
theory, Copenhagen, 1980, p. 96-106). A. Ballabriga adopte le même point de
vue (La question homérique. Pour une réouverture du débat, Revue
des Etudes Grecques, 103, 1990 / 1, p. 28). En fait, le choix d'une date trop
basse ne permettrait pas de justifier de façon convaincante l'archaïsme de la
langue.
Les études littéraires, à défaut d'autre méthode de démonstration
proprement scientifique, prouvent que l'Iliade aussi bien que l'Odyssée
présentent une cohérence et une complexité structurelles et psychologiques
notamment, attestant d'une composition d'ensemble qui n'a pu être réalisée qu'à
l'aide de l'écriture, et qui n'a pu se construire au gré de remaniements successifs
d'importance fondamentale. (J. de Romilly fournit un modèle d'analyse de ce
genre. Cf. Perspectives actuelles sur l'épopée homérique, Paris, P. U. F., 1983,
p. 15-16 et passim. Ce point de vue ne peut guère s'accorder avec celui d'A.
Ballabriga qui tente de remettre en lumière le rôle des Homérides de Chios,
122
Noésis n°l
de l'aède, et à la fébrilité qu'il ressent au moment de créer,
figurent dans les épopées, autant que faire se peut, il faut
déterminer à quelle époque elles ont été introduites dans l'Iliade
ou dans l'Odyssée, afin de pouvoir assurer qu'elles reflètent
des attitudes ou des conceptions plus ou moins archaïques.
Dans l'Iliade, le personnage de l'aède est seulement évoqué
de manière anecdotique, par le rappel incident de légendes
racontant la concurrence d'un de ces artistes avec les Muses,
par exemple , ou de façon indirecte lorsqu'Hélène encourage
Hector et lui prédit que son dur destin sera ultérieurement
chanté par des artistes . Toutefois, au chant XXIV, le terme
αοιδός désigne des chanteurs qui exécutent un thrène en
30
31
auteurs d'après lui, dans la deuxième moitié du VIème, des "monuments" épiques
que constituent alors l'Iliade et l'Odyssée, au terme d'une évolution longue d'un
siècle. Loc. cit, p. 27-29). Une telle entreprise littéraire a théoriquement pu
exister à partir du dernier tiers du VIIIème siècle (cf. G. S. Kirk, The Songs of
Homer, Cambridge University Press, 1962, p. 282 et sqq. ou S. West, A
Commentary on Homer's Odyssey, Vol. I, p. 33-34); les analyses linguistiques
démontrent par ailleurs que l'Iliade est antérieure à l'Odyssée d'au moins une
génération. Cette dernière épopée doit donc dater de la deuxième moitié du
septième siècle. Cependant, ces textes ont également été transmis oralement
par des aèdes et des rhapsodes, au cours de la période archaïque et aussi pendant
les siècles classiques. Malgré l'établissement d'une édition athénienne au
Vlème siècle, et d'une tradition critique qui s'est développée du IVème au IIème
siècle avec, en particulier, le travail effectué par les grammairiens alexandrins,
les épopées n'ont pas pu échapper complètement à l'introduction
d'interpolations, lorsque, par erreur, les rhapsodes ou les copistes ont déplacé
certains passages, ou d'additions, lorsque chaque ville voulant publier sa
propre édition a fait rajouter des morceaux à caractère patriotique, ou lorsque
chaque éditeur ou rhapsode a voulu prouver l'authenticité de sa version en lui
donnant une extension supérieure aux autres. La stabilité des textes homériques
a donc été assez rigoureusement protégée, mais le résultat est tout relatif et i 1
n'est jamais possible d'affirmer avec une certitude absolue que tel passage
remonte à l'époque de la composition initiale de l'épopée. (Sur tous ces points,
cf. G. S. Kirk, The Songs of Homer, p.301-334 et A. Heubeck, S. West et J. B.
Hainsworth, op. cit., General Introduction).
3 0
Iliade, II, 595 et sqq.
3 1
Iliade, VI, 358.
123
Noésis n°l
32
l'honneur d'Hector . Leur pratique s'apparente à un rituel de
deuil plus qu'à une récitation épique . La figure d'aède qui se
dessine alors renvoie à de possibles origines lointaines du
genre héroïque , mais en fait, à travers ces brèves allusions,
aucune précision n'est donnée sur la nature de l'émotion
créatrice qui anime les interprètes de l'épopée proprement dite.
Les rapports qui s'établissent entre l'aède et la Muse
apparaissent toutefois à travers l'invocation qui ouvre l'Iliade:
« Chante déesse, la colère d'Achille... » , et à travers celles
qui, ensuite, précèdent toute difficulté majeure à laquelle est
confronté le chantre épique, comme les catalogues de guerriers
ou de vaisseaux: « Dites-moi maintenant, Muses qui habitez
les demeures de l'Olympe... » . Ces expressions sont
stéréotypées et constituent des vers formulaires; elles figurent
d'ailleurs en termes comparables dans des fragments d'autres
épopées , de sorte que, quelle que soit la date à laquelle elles
ont pu être introduites dans l'œuvre, elles illustrent les
conceptions propres aux représentants de toute la tradition
33
34
35
36
37
3 2
Iliade, v. 720 et sqq. (Sauf dans le manuscrit de Venise, le terme
àoiBoç figure une autre fois dans l'Iliade, en XIII, 731, sans d'ailleurs que cet
αοιδός
emploi soit plus instructif).
Cette occurrence de l'image de l'aède confirme les théories de W. W.
Minton qui, étudiant les formes d'invocation aux Muses présentes dans les
épopées, démontre que ce type d'expression remonte à la célébration d'un héros
à l'occasion de ses funérailles (Homer's Invocations of the M u s e s .
Traditionnal Patterns, TAPhA, 91, 1960, p. 292-309).
3 4
Cf. F. Robert, La littérature grecque, Paris, P. U. F., 1971, p. 15.
Les scholiastes d'époque alexandrine connaissaient
d'autres
formulations de ce prooimion à travers lesquelles les mêmes rapports
s'établissent entre la Muse et l'aède. Cf. notamment la version d'Aristoxène:
"Εσπετε νυν μοι, Μοΰσαι....
3 6
Il y en a sept exemples dans l'Iliade (II, 484; II, 761; V, 703; VIII,
273; XI, 218; XIV, 508; XVI, 112).
3 7
Dans la Thébaïde notamment. Fr. 1: Aργος αειδε, θεα,,... Cf. S.
Accame, L'invocazione alla musa e la « v e r i t a » in Omero e i n
Esiodo, Rivista di Filologia Classica, 91, 1963, p. 258 et sa bibliographie
sur la question, n. 1.
124
Noésis n°l
orale, au moins depuis l'époque initiale de composition de
l'Iliade, et sans doute antérieurement .
38
H est plus délicat d'exploiter les indications contenues dans
l'Odyssée. En effet, dans cette épopée, en dehors de notations
ponctuelles, la présence de l'aède a quelque importance dans
des ensembles bien délimités: principalement au chant VIII,
dans lequel intervient Démodocos, et aux chants I, puis XVII
et XXII-XXIII, avec le rôle attribué alors à Phémios . Mais la
date à laquelle ces épisodes ont été introduits dans l'Odyssée
ne fait pas l'objet d'un accord unanime.
Les passages qui se rapportent à Phémios comportent des
notations intéressantes sur l'attitude de l'aède inspiré dont
l'esprit s'élève au-delà du monde de la réalité quotidienne, et
sur l'impression de transport qu'il éprouve au moment de
chanter . Ces vers sont constitués d'expressions originales et
ils ne peuvent guère être suspectés d'avoir été interpolés . Par
ailleurs, dans ces extraits, les activités de l'artiste sont
évoquées assez succinctement: seul le sujet des chants
interprétés par Phémios est mentionné, sans que le contenu de
ces morceaux épiques ne soit développé. Le texte ne comporte
ainsi aucune trace d'expansion. G. S. Kirk note d'ailleurs
qu'une belle occasion a été perdue d'ajouter quelque addition
au texte initial, de même que dans les Jeux Phéaciens, avec les
performances prêtées à Démodocos . La sobriété est sans
39
4
41
42
Précisément, le style formulaire et la langue artificielle des épopées,
adaptée aux exigences de la métrique, montrent que les auteurs homériques sont
les héritiers de toute une tradition post-mycénienne.
39
En dehors de ces passages, les références ponctuelles faites à des
personnages d'aède sont les suivantes: III, 204, 267, 270; IV, 17; V, 61; IX, 3,
7; X, 227; XI, 368; XII, 44, 183, 198; XIII, 27; XVI, 252; XVIII, 304; XXI,
406; XXIV, 197, 200, 439.
Cf. notamment Od., I, 347 et XXII, 345.
4 0
En particulier, le chant XXII est bien connu dans l'Antiquité, sans
doute grâce aux récitations fréquentes de rhapsodes. La faveur dans laquelle i 1
est tenu garantit d'une certaine manière une forme de standardisation et de
permanence du texte (cf. Platon, Ion, 535 b).
"the Phaeacian games, for example, could have been expanded much
as the games for Patroclus were in the Iliad, and some of the songs ascribed to
125
Noésis n°l
doute, dans ce cas, le meilleur gage d'une origine homérique.
Cette présomption d'authenticité laisse donc supposer que les
propos tenus sur l'aède illustrent une pensée qui remonte au
moins à la période de composition de l'Odyssée.
Mais le cas des extraits du chant VIII dans lesquels
Démodocos interprète des épisodes d'une geste héroïque est
plus problématique. Parmi les Modernes, A. Kirchhoff tout
d'abord a jugé que le chant VIII était largement interpolé . A
sa suite, mais dans une moindre mesure, V. Bérard et P. von
der Mühll ont retranché certains passages des Jeux Phéaciens.
Le premier a ainsi coupé l'épisode s'étendant des vers 93 à 531
dans lequel s'insère le récit de la prise de Troie, et défini
comme surinterpolation le récit des Amours dArès et
d'Aphrodite . Le second éditeur supprime pour sa part les
vers 73-487 et il choisit ainsi d'éliminer plutôt le chant dans
lequel l'aède rappelle la querelle ayant opposé Ulysse et
Agamemnon .
Actuellement, ces pratiques sont contestées . Les
arguments d'ordre littéraire sont réfutés: V. Bérard et P. von
43
44
45
46
Phemius and Demodocus could have been extended beyond the existing title or
summary." (The Songs of Homer, Cambridge University Press, 1962, p. 324).
Die Homerische Odyssee und ihre Entstehung, Berlin, 1879. Déjà les
scholiastes critiquaient notamment le caractère peu homérique de certains
termes contenus dans le récit des Amours d'Arès et d'Aphrodite, cf. V. Bérard,
L'Odyssée, II, Paris, C. U. F., (1924), 1974 (9ème tirage), p. 13 n. Mais, par
ailleurs, dans les arguments collationnés par G. Dindorf, l'ancienneté des
divers passages du chant VIII n'est pas remise en cause. Lorsqu'ils résument ce
chant, certains éditeurs ne mentionnent, il est vrai, qu'une seule intervention
de l'aède Phéacien; son récit de la prise de Troie a en effet marqué les esprits,
mais d'autres énumèrent bien les trois prestations de Démodocos attestées dans
le texte vulgate (Cf. G. Dindorf, Scholia Graeca in Homeri Odysseam, (Oxford,
1855), Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1962, p. 395-356). Tous les manuscrits
comportant le texte complet des diverses prestations de Démodocos, leur
introduction dans l'Odyssée précède nécessairement l'établissement de l'édition
athénienne qui a joué le rôle de standard (cf. V. Bérard, Introduction à
l'Odyssée, I, p. 341.).
L'Odyssée, Tome II, C. U. F., p. 1 et sqq. et Introduction à l'Odyssée,
I, p. 115 et 323 et tome III, Paris, C. U. F., 1925, p. 238 et sqq.
4 5
Homeri Odyssea, (Basel, 1961), Stuttgart, 1984.
4 6
Cf. A. Heubeck, S. West et J. B. Hainsworth, op. cit., p. 344.
126
Noésis n°l
der Miïhll répugnaient en effet à considérer comme authentique
la construction d'un chant où se répètent des scènes de
récitation. Or, ce jugement, finalement subjectif, est infirmé
par des études précises qui montrent que la structure des
épopées est souvent fondée sur le développement de
doublets . Par ailleurs, le relevé de certaines incohérences de
détail qui se sont glissées dans la trame du récit ne choque
pas ceux qui tiennent compte des modalités d'une « écriture
discontinue », comme celle qu'a dû adopter l'auteur de
l'Odyssée .
Les observations linguistiques pourraient se révéler
particulièrement importantes pour mettre en cause l'ancienneté
de cette composition et des raisons de ce type sont bien
alléguées par V. Bérard à propos du récit des Amours d'Arès
et d'Aphrodite. Ainsi remarque-t-il des occurrences d'un
vocabulaire qu'il reconnaît comme seulement commun à
plusieurs passages de l'épopée que ses critères lui font tous
rejeter comme interpolés . Mais, de son côté, W. B. Stanford,
par exemple, relève la présence de faits de langue
particulièrement anciens, comme la trace du F par exemple, et
il écarte ainsi les objections faites à la conservation de ce
passage .
En fait, tout en analysant et en découpant le chant VIII, A.
Kirchhoff admettait que les divers épisodes litigieux avaient pu
être insérés dans l'Odyssée par un interpolateur qui ne les
aurait pas inventés, mais plutôt empruntés à une autre épopée
47
48
49
50
51
Cf. F. Stürmer, Die Rhapsoden der Odyssee, Würzberg, 1921, p. 14452; 562-569; B. Fenik, Studies in the Odyssey, Hermes Einzelschriften,
XXX, Wiesbaden, 1974, p. 133-232.
4 8
Cf. V. Bérard, Introduction à l'Odyssée, II, p. 13 n.
4 9
Cf. G. Germain, Genèse de l'Odyssée, P. U. F., 1954, p. 653-654.
5 0
Cf. Introduction à l'Odyssée, I, p. 275 et L'Odyssée, II, p. 14 n.
"I agree with Merry-Riddell in thinking that in view of the unusual
subject-matter these difficulties are not grave; while, on the other hand, the
Digamma is well observed and in 318 the Homeric usage is followed with
regard to the εεδνα. " (The Odyssey of Homer, I, Books I-XII, Londres,
Macmillan, 1967, p. 338). V. Bérard lui-même insiste sur l'importance que
représente le respect du digamma pour établir l'ancienneté d'un texte (cf.
Introduction à l'Odyssée, I, p. 262).
127
c
Noésis n l
52
aussi ancienne . V. Bérard reprend ce point de vue et,
définissant les Récits chez Alcinoos comme le noyau primitif
de l'épopée, il ne suppose pas que l'évocation des Jeux
Phéaciens doive être jugée comme plus tardive que les autres
parties composant cet épisode .
De toute façon, le récit des Amours d'Arès et d'Aphrodite,
qui est le passage dont l'authenticité est la plus discutée, ne
fournit aucune indication particulière sur la technique de l'aède
ou sur la manifestation d'un phénomène d'inspiration. Les
autres extraits du chant VIE pourront donc être exploités,
quant à eux, sans trop de doute ni de crainte d'anachronisme
pour définir des mécanismes et des processus de création
poétique datant d'une haute période archaïque.
53
Recherche sémantique et narratologique
Or, dans l'Odyssée, les personnages de spectateurs qui
regardent le chanteur exercer son art notent des manifestations
physiques qui laissent supposer que Démodocos ou Phémios
ne sont plus vraiment eux-mêmes et qu'ils sont transportés en
un autre monde lorsqu'ils chantent.
1. Le point de vue des auditeurs
ο ρνύμεναι
- Alc.: ώρορεθει̃ος
α οιδός· "le merveilleux aède se dressa",
Od., VIII, 539.
- Tél. ' νόος
όρνυται·"son esprit s'élève", Od., I, 347.
Pour étudier la nature de ce phénomène d'inspiration, il est
alors instructif de relever notamment le vocabulaire du
mouvement qui est utilisé par Homère, chaque fois qu'il
représente un aède œuvrant devant un public. L'artiste se lève
52 insertum censet, nec tamen excogitasse hanc narrationem, sed levius
graviusve mutatam ex antiquo fonte desumpsisse eum arbitrabatur." (Cf. J. van
Leeuwen, Enchiridium dictionis epicae, Leiden, 1918).
Sur ce point, cf. J. Bérard, H. Goube et R. Langumier, Homère.
Odyssée, Paris, Hachette, (1952), 1966, p. 43.
128
Noésis n°l
toujours pour chanter. Même si Apollon jouant de la lyre peut
être représenté assis, sur des coupes en céramique par
exemple, ce ne peut pas être le cas de ces interprètes qui ont
besoin de libérer leur souffle pour des exercices vocaux. Le
geste de l'aède qui se dresse parmi les convives est donc
nécessaire et normal. Cependant, à travers l'évocation
poétique, ce comportement est souvent signalé comme une
attitude très particulière, qui se produit en un moment ressenti
comme exceptionnel. Ainsi, au chant VIII, Alcinoos remarque
qu'Ulysse pleure depuis qu'au cours du repas, Démodocos
s'est levé: έξ ού δορπέομέν τε και ώρορε θειος
άοιδος
άοιδος . D'après cette formulation du moins, l'émotion ne
dépend pas strictement du contenu du chant, mais elle est déjà
suscitée par le mouvement de l'aède qui entraîne ses auditeurs
dans un voyage bouleversant.
Le terme employé par Homère est caractéristique. En effet,
il n'appartient pas à un lexique utilitaire qui permettrait
seulement de distinguer la station d'un homme debout ou sa
position assise. Pour cet usage, le verbe άνίστασθαι
άνίστασθαι serait
plus approprié, quoiqu'il possède lui-même quelques nuances
plus riches de sens. Mais la forme ώρορε
ώρορε est beaucoup plus
poétique. Deux emplois, proches l'un de l'autre, sont très
éclairants à ce propos: au chant XXI, Antinoos, qui dirige les
prétendants, les engage en effet à se lever tour à tour pour
essayer de tendre l'arc d'Ulysse. Ses paroles sont solennelles
54
5 4
Od., VIII, 539. Dans le dictionnaire de Liddell, Scott et Jones, cette
occurrence du verbe όρνύμεναι
όρνύμεναι est traduite par "commencer" ('started or began
to' without inf.) (A Greek-English Lexicon, Oxford, 1940). Mais ce sens, qui
n'est attesté ni par A. Bailly ni par R. J. Cunliffe (A Lexicon of the Homeric
Dialect, Londres, (Blackie and son, 1924), University of Oklaoma Press,
Norman, 1963), ne convient dans aucun des 67 autres emplois figurant dans
l'Odyssée (cf. tableau sémantique) et dérive en fait de l'idée de mouvement. LSJ
ne citent en effet qu'un seul exemple pour illustrer leur traduction: Il., 12, 279:
ώρετο...
ώρετο... Ζευς
Ζευς νειΦέμεν
νειΦέμεν = "Zeus commença à neiger" qui résulte de la
signification première: "Zeus se mit en mouvement pour..." Mais au chant VIII
de l'Od., ώρορε
ώρορε est construit absolument, et non pas avec un infinitif, et cette
forme ne peut donc exprimer que la simple idée fondamentale de mouvement
propre à ce verbe. Tous les dictionnaires et lexiques remarquent que cet aoriste
actif est employé en réalité avec un sens de moyen. R. J. Cunliffe traduit bien
l'idée de mouvement, mais il procède en employant une tournure de passif: 'was
moved to song' (op. cit., p. 300).
129
Noésis n°l
et il emploie alors le verbe όρνύμεναι: όρνυσθ' έξείης
επιδέξια
έ τ α ιέταίροι
ροι .
Ce terme est utilisé au moment
επιδέξιαπάντες,
πάντες,
où une épreuve de vérité est sur le point de se dérouler ; chacun
des personnages, au moment où il se lève, a alors conscience
que son destin se joue. Mais peu après, lorsqu'Homère raconte
la scène, en tant que narrateur, il se sert de la forme άνίστατο
pour noter le mouvement des prétendants . Le verbe a alors
seulement la valeur d'un outil narratif. Par opposition, dans de
très nombreuses occurrences, l'emploi du verbe όρνύμεναι
όρνύμεναι
révèle de manière évocatrice l'atmosphère sacrée qui caractérise
certaines scènes, au moment où un personnage se dresse.
55
56
Dans l'Odyssée, lorsque le verbe όρνύμεναι
όρνύμεναι a un sujet
animé, ses emplois ne sont jamais anodins . Homère évoque
ainsi l'éveil de Télémaque, au chant II: « Dès que née au
matin, parut Aurore aux doigts de rose, le fils d'Ulysse se leva
sur sa couche, et endossa ses vêtements; puis il passa sur son
épaule son épée aiguë, attacha sous ses pieds brillants ses
belles sandales et sortit de sa chambre, beau comme un dieu. »
(ώρνυτ
' άρ' έξ εύνήΦιν
εύνήΦιν (...) . Télémaque se lève alors pour
ώρνυτ'άρ'έξ
la première fois dans la plénitude de l'âge adulte, habité par la
résolution que lui a inspirée Athéna lorsqu'elle lui a enjoint de
partir à la recherche de son père et de redevenir maître de son
manoir. Le verbe signale la nouvelle majesté du personnage et,
dans le contexte, il suggère symboliquement l'accomplis­
sement d'une métamorphose. D'autres évocations sont aussi
frappantes: lorsque Nestor se lève, au chant III (v. 405), il est
imbu des paroles qu'Athéna lui a adressées dans un rêve et de
la mission religieuse de sacrifice qu'il s'apprête à accomplir.
Dans les textes, la proximité que les formes du verbe
57
58
5 5
Od., XXI, 141.
5 6
Cf. v. 145.
Les formes du verbe όρνύμεναι ont été répertoriées après
consultation de l'index de H. Dunbar, A complete Concordance to the Odyssey
of Homer, new edition by B. Marzullo, Hildesheim, Olms, 1962 et du
Thesaurus Linguae Graecae sur CD-Rom (University of California). Il en est de
même pour les autres recherches sémantiques portant sur le vocabulaire de
l'Odyssée qui sont exposées dans ce chapitre.
5 8
Odyssée, II, 2 et sqq.
130
Noésis n°l
όpvύμεvαι entretiennent avec des termes éminemment
όρνΰμενοα
laudatifs leur confère des connotations qui mettent le mot en
rapport avec le vocabulaire du divin: ainsi, au chant III, v.
307, Ménélas se dresse, « semblable à un dieu ». De même,
au chant VIII, v. 2 pour le « fort et vaillant » Alcinoos. Au
chant VII, v. 169, lorsqu'Alcinoos fait lever Ulysse du foyer,
il effectue ce geste avec une révérence particulière. Les
personnages qui se meuvent ainsi sont élus par les dieux, ils
éprouvent le sentiment du sacré, et leur comportement
physique atteste de cette expérience intime.
Souvent, d'ailleurs, le mouvement indiqué par les formes
du verbe ôpvuuevcu se situe à l'aurore, en ce moment où tout
commence. Les personnages se lèvent alors dans une lumière
pure qui les enveloppe (cf. V, 2) et ils naissent à une nouvelle
journée . Mais de toute façon, les humains qui se dressent
ainsi sont en quelque sorte allégés, et ils avancent comme en
état d'apesanteur, soit parce qu'ils sont mus par une divinité
qui s'empare de leur esprit, les délivre du poids de leur corps
et les soulève (cf. VII, 14), soit parce qu'ils s'élancent d'euxmêmes pour remplir une mission et sont portés par leur espoir
(XXIV, 496). L'idée de hâte est souvent présente dans le
champ sémantique où s'insèrent les formes du verbe
ôpvuuevcu . L'idée de soudaineté lui est aussi associée,
comme à travers l'image très évocatrice des nymphes qui
« font lever des chèvres montagnardes» , ainsi que l'idée
d'excitation .
Toutes ces nuances interviennent à des degrés divers dans la
seule occurrence où une forme du verbe όρνΰμενοα
όpvύμεvαι
s'applique à un aède. La figure de Démodocos paraît alors
rayonnante, transfigurée, nimbée par une atmosphère sacrée
suscitée par les dieux. L'artiste se dresse en un mouvement
soudain, dans un soulèvement qui le porte vers le chant.
59
60
61
62
59
"
όpvυμι
en grec et orior en latin proviennent de la même racine qui
indique une élévation et une naissance (Cf. A. Bailly, a. v. et H. Frisk,
Griechisches Etymologisches
Wörterbuch, Heidelberg, Carl Winter
Universitätsverlag, 1965, p. 424).
6 0
Cf. tableau.
6 1
IX, 154.
6 2
XXI, 107; IV, 712; III, 167.
131
Noésis n°l
Dans ses emplois métaphoriques, le terme se rapporte à des
sentiments: crainte, désir ou joie. Il suggère alors l'action
d'influences immatérielles qui soulèvent les hommes, ou bien
il désigne un mouvement ample et profond de la nature, suscité
ou non par les dieux : il s'applique alors aux vents (X, 22), à
l'élan d'un navire (XII, 183), à la nuit qui emplit le ciel (V,
294; IX, 69; XII, 315), à une rumeur qui monte (VIII, 380;
XX, 122), à un cri qui se propage (XXIV, 48) ou, dans un
hymne homérique, à un astre qui se lève, dans un halo de
lumière (XXIII, 2). Ces mouvements se produisent dans le
bruissement et la respiration secrète de la nature.
En ce sens aussi, l'emploi de ce mot correspond bien à
l'évocation du moment privilégié où l'aède se dresse en
frémissant au contact de réalités inconnues. Mais le
mouvement d'élévation qui soulève le chantre est présenté de
manière plus caractéristique encore comme une forme d'extase,
au sens étymologique du terme, lorsque Télémaque décrit
l'attitude de Phémios . Le jeune homme engage en effet sa
mère, émue par le récit épique, à laisser l'aède développer la
grâce de son chant « sur les sujets vers lesquels son esprit
s'élève »: τέρπειν
τέρπειν όππη
όππŋ οίοί νόος
υόος όρνυται
όρνυται (...) . Dans
l'Odyssée, autant Démodocos est honoré chez les Phéaciens,
autant Phémios, qui répugne à se produire devant les
prétendants, est brimé . Dans cette situation, le chant a un
effet libératoire. L'aède raconte en effet devant son auditoire le
retour des Grecs partis à Troie; ainsi rêve-t-il de la venue
d'Ulysse, devant ses auditeurs hostiles. Son interprétation est
en quelque sorte une œuvre de résistance, mais elle devient à
tous égards une manifestation de la liberté de son esprit.
63
64
65
66
6 3
Cf. XIX, 201.
Il est d'ailleurs notable que ce mot s'applique par deux fois à l'aède
lorsqu'il chante. Les deux occurrences figurent en effet dans des sections
différentes de l'Odyssée. Or, cet écho consitue un premier indice qui permet de
repérer une unité dans la conception de l'inspiration poétique qui se dégage à
travers toute l'épopée.
6 5
Odyssée, I, 347.
Il chante parmi les prétendants par contrainte (άνάγκη)
(άνάγκŋ).
154.
132
Noésis n°l
Cf. Od., I,
133
Noésis n°l
A travers cette expression frappante: νόος όρνυται,
όρνυται l'image
d'une dissociation du corps et de l'esprit de Phémios est même
suggérée. D est donc clair que, lorsque l'aède chante, son âme
(νόος)
νόος' est transportée, elle s'élève loin de la table du banquet.
Télémaque et Alcinoos ont remarqué que le chant de
Phémios ou celui de Démodocos se produisent en un élan qui
les entraîne hors d'eux-mêmes. Or, l'observation de ces
personnages ne peut se fonder que sur les manifestations
physiques qu'ils discernent et qui révèlent concrètement les
effets de l'inspiration créatrice.
θυμο` ς ε ̕ π ο τ ρ ύ ν η σ ι ν
"son cœur, son humeur le poussent" Od., VIII, 45
Et de fait, à travers une remarque, Alcinoos indique que les
spectateurs qui assistent aux récitals de Démodocos perçoivent
les signes d'une stimulation qui incite l'aède phéacien à
commencer à chanter. Le terme dont il se sert pour désigner la
brusque impulsion qui est ainsi communiquée à l'artiste est le
verbe έποτρΰνω qui signifie « pousser », « exciter ».
Dans la plupart de ses emplois dans l'Odyssée, ce mot
désigne l'action pressante et toujours efficace qu'un
personnage animé exerce sur la volonté d'un autre individu.
Dans le schéma grammatical le plus fréquemment représenté, le
verbe implique donc un rapport de personnes; la contrainte,
souvent de nature sociale, quelquefois de type affectif (VI,
36), intervient presque toujours de manière extérieure pour
déterminer le comportement d'un être humain. Ainsi Ulysse ou
Télémaque excitent-ils leurs compagnons à accomplir telle ou
telle manœuvre navale, ou Nausicaa engage-t-elle son père à
faire préparer un chariot pour transporter du linge .
67
Appliquée à l'aède, l'expression se transforme quelque peu.
Alcinoos songe en effet à inviter Démodocos à chanter
« c o m m e son humeur l'y poussera» : όππη
θυμός
6 7
Od. X, 531; II, 422; XV, 217; XV, 287; IX, 488; X, 128; XI, 44; VI,
36 etc.
134
Noésis n°l
68
è7roTpuvr|<jiv detôeiv
έποτρύνησιν
άείδειν . La vision d'un aède mû par un élan
qui l'incite à réciter ses poèmes épiques est donc profondément
inscrite dans l'imagination des auditeurs représentés par
Homère. Mais l'évocation de cette impulsion particulière exige
que l'utilisation du verbe È7roTpuvco
έποτρύνω soit adaptée. L'analyse de
cet emploi métaphorique éclaire sur la nature de cet aiguillon
qui stimule l'aède. En effet, associé au verbe èTroTpuvevv,
έποτρύνειν le
sujet qui suscite l'excitation poétique, θυμός
0uudç, c'est-à-dire le
cœur, l'ardeur de l'aède, acquiert un statut spécial d'agent
alors que dans un tel contexte, le terme désigne
traditionnellement l'objet de stimulations extérieures. Ainsi
Athéna presse-t-elle la foule des Phéaciens d'aller à l'agora
voir Ulysse, l'étranger qui vient d'aborder dans leur pays •
*£lç
Ως ev7roûa
είπουσ 'u>Tpuve
'ώτρυνε pévoç
μένος KCÙ
και 0upôv
θυμόν ÉKdcrrou.
έκάστου De
même, lorsque le héros se plie aux exigences d'Alcinoos et
relève le défi athlétique qui lui est lancé, l'ardeur de ses
sentiments ne joue qu'un rôle intermédiaire dans la
détermination du passage à l'action: Oujio
ôaKnç yàp
θυμοδακής
γάρ pùôoç/
μυθος·
è7ra$Tpuvaç
ôé
pe
e'
u
roùv
(«
tes
propos
me
mordent
le
έπώτρυνας δέ με είπών
cœur. En me parlant ainsi, tu me mets au défi d'accepter »).
Le terme 8op6ç n'est là qu'indirectement en rapport avec
θυμός
l'action stimulatrice. Le véritable sujet qui exerce la contrainte
est clairement identifié comme une personne extérieure. Par
comparaison avec ces exemples, il apparaît que, dans le cas de
l'aède au contraire, la force agissante est intériorisée. Du
moins, les auditeurs reçoivent-ils cette perception .
Bien avant le développement des théories de Platon sur la
tripartition de l'âme , les Grecs reconnaissent le Gupoç
θυμός
comme le siège de sentiments bouillants, d'une ardeur intime
qui engage l'homme dans un mouvement impétueux. P.
Chantraine recherche le sens étymologique de ce mot à travers
un rapprochement qu'il établit avec le verbe 8uco
θύω qui signifie
69
70
6 8
Od., VIII, 43-45.
La même formule figure dans l'Iliade, VI, 439: rf
η vu
νυ KCÙ
και aÙTiôv
αύτών
6uuàç È7TOTpi)vei
θυμός
έποτρύνει KCÙ
και άνώγει
àvûyei ("soit que leur propre cœur les pousse et leur
commande") dans un contexte où il est fait allusion à une incursion guerrière.
L'idée de mouvement est alors suggérée bien plus nettement.
7 0
Rep, IV, 441 c.
135
Noésis n°l
136
Noésis n°l
71
« s'élancer avec fureur » . Par conséquent, l'alliance de ces
deux termes: θυμός
9uuoç È7roTpuvrjaiv
έποτρύνησιν suggère nettement un
phénomène de fureur poétique.
D'ailleurs, l'idée de transport est exprimée par le verbe
È7roTpuveiv. En effet, des connotations apportées par les
έποτρύνειν
champs sémantiques dans lesquels ce terme s'insère viennent
s'ajouter aux significations de contrainte et d'incitation
pressante qui sont tout naturellement indiquées. Or, en
particulier à travers les exemples dans lesquels ne s'établit pas
un rapport de personnes, et donc dans les occurrences où la
stimulation ne s'exerce pas directement par des paroles, le mot
suggère le mouvement, quelquefois le tumulte . Ainsi,
lorsque Calypso concède à Ulysse la permission de partir, elle
allègue l'autorité de Zeus : èppÉTu
έρρέτω eï
εί |iiv
μιν Keivoç
κείνος
87roTpuvei
KCÙ
dvcoyei
(«
qu'il
s'en
aille,
si Zeus l'y
έποτρύνει και άνώγει
pousse et l'ordonne ») . Or, le dieu ne s'adresse jamais au roi
d'Ithaque. Son influence s'exerce donc à travers un élan qu'il
lui communique. De même, lorsqu'il chante, l'aède ressent une
impulsion qui l'entraîne.
72
73
D'une certaine manière, la notion d'inspiration, au sens
étymologique du mot, peut également être introduite à la suite
de cette analyse. En effet, l'idée qu'une respiration est prêtée à
l'aède par la muse ne figure pas explicitement dans les épopées
homériques ; pourtant, l'annonce ou le pressentiment d'une
telle conception s'esquisse à travers un vers de l'Odyssée dans
lequel les termes θυμός,
Buuoç, è7T0Tpuvrjaiv,
έποτρύησιν et le souffle des vents
sont associés. Il n'est pas question d'un poète, dans le
contexte, mais d'une île qui « a, dans son port, des cales si
commodes que, sans amarre à terre, on laisse les vaisseaux,
74
:
Cf. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des
mots, Paris, Klincksieck, 1968-1980, s. v. θυμός
Qvnôç.
7 2
XX, 152.
7 3
V, 129.
Cf. G. Méautis, Le prologue à la Théogonie
d'Hésiode,
Revue des Etudes Grecques, 52, 1939, p. 576; M. L. West, Hesiod Theogony,
Oxford, 1966, p. 165; M.-C. Leclerc, La parole chez Hésiode, Paris, Belles
Lettres, 1993, p. 178.
137
Noésis n°l
une fois remisés jusqu'au jour où le cœur à nouveau se décide
ou que les vents se lèvent » : θυμός έποτρυνη. και
έπιπνευσωσιν ά ή τ α ι . L'expression n'est pas loin d'avoir
la valeur et la structure d'un hendiadyn. La construction de la
phrase indique que l'élan intérieur suscité par le θυμός chez
l'homme, est de même nature que le souffle imprévisible des
vents.
75
Quoi qu'il en soit, même si la référence faite à cette dernière
formule présentait seulement l'intérêt d'être évocatrice,
l'emploi métaphorique du verbe έποτρυνειν appliqué au
comportement de l'aède indique que, outre un mouvement
d'élévation, au moment de la création poétique, l'artiste est
emporté par un mouvement pressant auquel il ne peut se
soustraire. Les auditeurs interprètent cette excitation comme
l'effet d'une fureur intérieure.
2. Le point de vue d'Homère comme narrateur
Les professionnels du chant vivent, eux, l'expérience
créatrice. Ils en ont donc une connaissance plus intime qui
s'exprime quelquefois à travers Y Odyssée. En tant que
narrateur, pour évoquer l'attitude de ses personnages d'aède,
Homère emploie quelques expressions qui révèlent aussi bien
les sensations qu'il éprouve lui-même, au moment où il
interprète une œuvre.
Μου~ σ α δ ' ἀνη~κεν
« La muse souleva l'aède », VIII, 73
Or, au chant V i n , le poète note les réactions que l'artiste
phéacien manifeste lorsqu'il commence à chanter: Μοΰσ ' ά ρ '
άοιδόν άνήκεν άειδέμεναι κλέα α ν δ ρ ώ ν . Π décrit en
fait une prise de possession de l'aède par la muse et tout se
passe alors comme si la vision proposée était authentifiée,
76
7 5
Od., IX, 139.
7 6
v. 73.
138
Noésis n°l
grâce au statut de l'auteur, puisqu'il rapporte des impressions
qu'il a personnellement ressenties. V. Bérard introduit la
notion d'inspiration dans sa traduction, mais le terme άνήκεν
άνηκεν
est de plus glosé par l'emploi d'une périphrase dans laquelle
vient aussi s'ajouter l'idée selon laquelle Démodocos se dresse
parmi les convives: « [Quand on eut satisfait la soif et
l'appétit,] l'aède que la Muse inspirait se leva. » De fait, il
est important de conserver à ce mot toutes ses nuances
premières, avec la valeur propre du préfixe avec- qui implique
un mouvement d'élévation . A. Bailly et d'autres éditeurs du
texte retiennent plutôt la signification dérivée de ce verbe qui,
comme έποτρΰνω
έποτρύνω, indique un phénomène d'excitation . Mais
les deux éléments de sens se conjuguent en définitive pour
permettre à Homère d'évoquer une scène de transport poétique.
En effet, même s'il demeure possible de considérer que
l'évocation de la muse, dans ce passage, ne constitue qu'une
pratique allégorique, il faut bien reconnaître que, par ce
procédé stylistique, le poète suggère comment l'aède subit ou
ressent une perte de contrôle au moment décisif où un élan
l'incite à chanter. Démodocos en effet n'est plus maître de lui,
la structure de la phrase le désigne comme un objet manœuvré
par une puissance divine.
77
78
R. J. Cunliffe relève chez Homère la présence d'occurrences dans
lesquelles le verbe a précisément et exclusivement ce sens. Cf. A Lexicon of
the Homeric Dialect, ad v. et Od., XII, 105.
L'idée de mouvement est nette dans Od., XVII, 425 et celle d'élévation
dans Od., VIII, 359 par exemple.
78
Toutefois, A. Bailly a distingué cet exemple d'autres emplois dans
lesquels, construit avec l'infinitif, le verbe prend le sens de "permettre". Il
classe en effet cette occurrence sous la rubrique "lancer, lâcher". Son article
άνιέναι
énumère donc toutes les nuances exprimées par άνιέναι au sens transitif: I.
envoyer ou lancer en haut. 1. faire sourdre, faire jaillir; 2. faire monter, faire
remonter; 3. laisser monter dans, donner accès en haut; 4. faire saillir, mettre
en saillie; 5. lâcher, lancer. Dans cette dernière catégorie, il range Od., VIII,
73: "la Muse a poussé le chantre à chanter". La place donnée à cet exemple,
plus que la traduction, indique que l'idée de mouvement demeure très nettement
sensible, pour Bailly, à travers cette expression.
139
Noésis n°l
ὁ δ’ὁρμηθείς
« et lui, fut entraîné », VIII, 499
L'aède procède d'ailleurs sous l'effet d'impulsions
successives, et Homère le présente comme une créature qui
reçoit passivement des stimulations extérieures. Sur ce point
aussi, les structures grammaticales sont éclairantes: en effet,
lorsqu'Ulysse met Démodocos au défi de se transporter
mentalement à Troie, dans le passé, pour chanter avec
exactitude l'épisode du cheval de bois, l'artiste s'exécute
brusquement; Homère note alors diverses étapes qui
constituent le déroulement traditionnel du rituel poétique: ainsi
θεοϋ ήρχετοο),
ηρχετο puis il révèle le
Démodocos prélude-t-il (θεου
contenu de son chant φαίνε
(Φαινε δδ' άοιδήν).
Avant cela,
αοιδην
toutefois, il a ressenti la force d'un élan qui l'entraîne :
"Ως
φάτ ', ό δ '
ορμηθείς
θεού
ηρχετο, φαίνε
δ'
79
'Ως Φάτ' , ό δ' όρμηθείς θεου ηρχετο Φαινε δ' άοιδήν.
αοιδην
7 9
Od., VIII, 499. L'établissement de ce vers est discuté, depuis que V.
Bérard a introduit une conjecture ingénieuse, mais gratuite ("priva di
fondamento", selon S. Accame, loc. cit., p. 277 n. 1), dans la mesure où les
manuscrits s'accordent pour donner le texte cité plus haut. V. Bérard est donc
assez isolé dans le choix de sa leçon:'ΩΣΦΆΤ'"Ως
,ΌΔ'ΌΡΜΗΘΕΊΣΘΕΟΥΗΡΧΕΤΟΦΑΙΝΕΔ'ΆΟΙΔΉΝ.Sa
traduction
est contestée:
φάτ
', ό δ 'aussi
ορμηθείς
θεοϋ "Sous l'élan
du
dieu, l'aède
préludait,
puis tissait son hymne". En effet, elle implique une
ήρχεθ',
υφαίνε
δ ' άοιδήν
structuration du vers qui se fonde sur le rapprochement du participe passif
ΌΡΜΗΘΕΊΣ et du génitif ΘΕΟΥ. (De même, R. J. Cunliffe traduit: "starting from
the
inspiration of the θεού.
god, stirred by the god", op. cit. Même interprétation
ορμηθείς
dans LSJ: "inspired by the god, he began"). Heubeck, West et Hainsworth,
après Stanford, notent que cette tournure n'est pas attestée chez Homère (P.
Chantraine est moins catégorique: "le génitif marquant le point de départ a pu
exceptionnellement servir à exprimer le complément du verbe passif. Ce tour,
bien attesté dans la tragédie attique, semble se trouver dans un chant de
l'Odyssée qui ne doit pas être très ancien q 499" (Grammaire homérique, II,
Paris, Klincksieck, 1963, p. 65) et ils reconstituent l'expression ΘΕΟΥ
ΗΡΧΕτο, tenant ainsi compte du découpage métrique du vers, avec la pause
θεοϋ
penthémimère
ménagée aprèsΌΡΜΗΘΕΊΣ(A Commentary on Homer' s Odyssey,
ήρχετο
Oxford, Clarendon Press, (1988),
1991, I, a. v. Cf. aussi W. J. W. Koster, De
ορμηθείς
graecorum genitivo, qui dicitur auctoris. De Od., VIII, 499,
Mnemosyne, V, 1952, p. 90-93). – Leurs raisons sont bonnes. Il n'est pas
totalement exclu toutefois, même à partir d'une telle structure de ce vers, de
mettre en rapport l'inspiration de l'aède avec l'influence d'une divinité. En
140
Noésis n°l
L'emploi de la forme όρμηθείς
όρμηθείς est caractéristique. En effet, le
mot appartient à ce registre de vocabulaire qu'Homère emploie
pour suggérer l'incitation que reçoit l'aède, l'élan qui l'entraîne
dans la récitation épique. Ce verbe est composé sur la même
racine que όρνύμεναι
όρνυμεναν . D indique cependant une plus grande
violence. Sans doute est-ce le terme qui, parmi ceux qui ont été
recensés jusqu'à présent, implique avec le plus de netteté
l'accomplissement d'un mouvement précipité, comme si le
chantre des muses était réellement emporté par la puissance de
son inspiration .
80
81
Une comparaison établie avec un autre emploi de ce verbe
dans l'Odyssée, permet de comprendre pleinement comment un
être auquel s'applique la forme de passif όρμηθείς
ορμηθείς reçoit sa
vie, son souffle et son mouvement d'une autre créature qui
l'anime. Au chant XII en effet, il est question de mettre un
terme aux méfaits du monstre Scylla; sa mère doit se charger de
cette mission, car « c'est d'elle que naquit ce fléau des
humains; c'est de son fait qu'il cessera d'être animé d'élans
furieux » (ή μιν έπειτ ' άποπαύσει ές ύστερον
μινun επειτ
άποπαΰσει
όρμηθηναι) ηDans
autre domaine,
celui du ές
chant,ύστερον
et non
όρμηθήνοα
pas de la violence physique, Démodocos subit des transports
82
effet, dans l'expression θεοϋ
θεου ή'ρχετο
ήρχετο, certains grammairiens interprètent le
génitif d'origine, au moins chez Hésiode, comme la désignation d'une source
d'inspiration. Sur la construction de άρχομαι
άρχομαι, cf. E. Schwyzer et A.
Debrunner, Griechische Grammatik, 3 tomes, Munich, C. H. Beck' sche
Verlagsbuchhandlung, (1950), 1975, II, p. 94 et 119. Cf. aussi A. Setti, La
memoria e il canto. Saggio di poetica arcaica greca, S. I. F. C.,
30, p. 164-165 et M.-C. Leclerc, La parole chez Hésiode, Paris, Les Belles
Lettres, 1993, p. 171 et n. 570.'Oρμηθείς
"Ορμηθείς est de toute façon placé dans une
mouvance et dans une proximité d'expressions qui laissent supposer l'action
d'un dieu, même si ce phénomène d'inspiration n'est pas exclusif. (Cf. infra:
l'aède et le héros).
Cf. P. Chantraine: "Le seul véritable dérivé de όρνυμι
όρvνμι est όρμή pour
lequel on partira de * όρ-σμα."
όρ–σμα.", Dictionnaire étymologique, ad v.
Όρμάσθαι
Ορμασθαι ne désigne pas une action de l'esprit, alors que tous les
termes examinés précédemment peuvent y faire allusion. Ce verbe s'applique
proprement à un mouvement physique, όρμαίνειν
όρμαίνειν étant, de son côté, le
composé qui permet d'exprimer une idée d'excitation intellectuelle.
8 1
8 2
v. 126.
141
Noésis n°l
qui ne sont pas autonomes et il reçoit des émotions que suscite
en lui la puissance qui prend possession de son personnage et
qui lui communique son inspiration.
3. Paroles d'aèdes
Homère révèle aussi les effets que l'inspiration qui les saisit
suscite chez les aèdes, lorsqu'il leur permet de s'exprimer
directement sur ce sujet. D'ailleurs, sans passer par
l'intermédiaire de ses propres personnages de chanteurs
épiques, il s'adresse lui aussi à la Muse comme si elle
l'habitait.
Μη~νιν α̕`ειδε, θεά
« Chante déesse, la colère... » II., I, 1
Comme d'autres épopées perdues, l'Iliade et l'Odyssée
s'ouvrent chacune sur une invocation. Or, à travers ces
formules, l'interprète du chant permet de discerner le rapport
particulier qu'il entretient avec la divinité. En s'adressant ainsi
à la Muse, Homère trouve en effet un moyen d'intervenir dans
le chant comme sujet, puisqu'à travers la forme d'impératif il
exprime une volonté personnelle . Cette prise de parole est
toujours très limitée, pourtant, elle est révélatrice des
perceptions que l'aède éprouve lorsque se produit le
phénomène de possession. L'apostrophe par laquelle l'Iliade
commence constitue l'exemple le plus éclairant: Μήνιν
Μηνιν άειδε
άειδε,
θεά...
«
Chante,
déesse,
la
colère...
»
car
la
forme
de
cette
θεά
exclamation suggère une sensation de dédoublement: ainsi,
l'aède invite la Muse à remplir sa propre fonction; mais ce
83
84
A travers une analyse sémiotique portant notamment sur le jeu des
pronoms personnels de la première et de la deuxième personnes, dans les
invocations à la muse, C. Calame a montré qu'Homère ne distingue guère sa
propre personnalité, en tant qu'aède, de celle de la muse qui l'inspire (cf. Le
récit en Grèce ancienne. Enonciations et représentations de poètes, Paris,
Klincksieck, p. 22-23). L'analyse qui est faite dans ce paragraphe de l'emploi
ambivalent du verbe άείδειν corrobore provisoirement et à certains égards
ses conclusions qui seront ensuite nuancées par l'étude de la structure du récit.
8 4
Iliade, I, 1.
142
Noésis n°l
faisant, lui-même pratique effectivement son art. Par nature, le
verbe άείδειν
άείδειν s'applique en effet à l'activité du chanteur. Au
chant VIII de l'Odyssée, la formule tautologique appliquée à
Démodocos: αοιδός
άοιδος άειδε
άειδε établit ce fait, si nécessaire . Par
ailleurs, l'étude des champs sémantiques prouve que le terme
άείδειν
άείδειν dont, théoriquement, le sujet peut être indistinctement
la muse ou un interprète humain , prend un sens spécialisé
dans les épopées homériques, de manière à désigner
presqu'exclusivement l'activité des chantres aveugles . Dans
les neuf appels directs à la Muse qui figurent dans les épopées
homériques, une seule apostrophe comporte le terme άειδε
άειδε .
Elle constitue la première invocation à la divinité inspiratrice .
Aux origines, le chant exécuté par l'aède semble donc exprimer
la voix de la Muse. Au moins par synecdoque, un rapport de
confusion et d'identité s'établit entre le personnage divin et son
interprète.
Cette impression est renforcée par la forme spécifique du
présent άειδε
άειδε. En effet, l'impératif a alors une valeur d'aspect
qui exprime, selon diverses terminologies, l'imperfectif ou,
autrement dit, un présent à durée continuée . Lorsque l'aède
85
86
87
88
89
90
8 5
Od., VIII, 521. De même Od., I, 325 à propos de Phémios.
Cf. P. Chantraine: "les termes de la famille de ajeivdw, signifiant
"chanter" en général, s'emploient pour un chœur, pour un chanteur, un récitant,
ainsi que pour un poète lyrique ou épique" (Dictionnaire étymologique, a. v.).
Cf. M.-C. Leclerc, à propos de l'Odyssée: "le verbe ajeivdw a vingtsix fois sur trente-et-une l'aède pour sujet." (La parole chez Hésiode, Paris, Les
Belles Lettres, 1993 p. 75).
88
Parmi les neuf exemples, huit figurent dans l'Iliade. Cf. Iliade: I, 1; II,
484; II, 761; V, 703; VIII, 273; XI, 218; XIV, 508; XVI, 112; Odyssée, I, 1.
89
L'invocation est la même dans la Thébaïde: [Argo" a[eide, qeav (...),
fr. 1.
Cf. J. Humbert: "On a remarqué qu'une prière adressée à la divinité est
presque toujours exprimée à l'aoriste, tandis que les requêtes que les hommes
s'adressent entre eux sont plus souvent au présent qu'à l'aoriste. (...) Est-ce à
dire que les hommes, dont la destinée est brève, savent qu'ils doivent presser
les Immortels d'exaucer leur requête? (...) L'impatience d'un être éphémère peut
jouer un rôle, mais celui-ci n'est pas le plus important. (...) S'il y a tant de
prières exprimées à l'aoriste, c'est peut-être parce que toute prière de demande
est déterminée dans ses termes et dans son objet, et, au moment même où elle
143
Noésis n°l
s'adresse donc ainsi à la muse, il n'appelle pas l'inspiration. Il
la possède déjà, il est déjà habité par la divinité. D'ailleurs, au
moment où Homère est censé lancer cet appel, le chant a
commencé, il se déroule. Selon le processus habituel évoqué
dans les épopées, le chantre reçoit une stimulation, il prélude,
puis compose son chant. Au moment où se place l'invocation,
l'aède a déjà éprouvé les effets de l'élan créateur puisqu'il a
entamé son œuvre. L'apostrophe ne représente donc pas une
invite adressée à une divinité qui lui serait encore extérieure,
mais l'impératif constitue une autorisation que l'artiste accorde
à la Muse qui a investi son personnage. Il consacre l'accueil
enthousiaste de la parole divine que l'aède sent s'exprimer à
travers lui.
τίς ταρ τω~ν ό̕χ ‘ ά̕ριστσς έ̕ην, σύ μοι έ̕ννεπε, Μου~οα
"qui était le meilleur ? Toi, Muse, dis-le moi...",
Il.
D'autres éléments, dans la construction de l'épopée,
renforcent l'impression qui est ainsi communiquée. En effet,
Homère n'interpelle pas seulement la Muse, mais il établit
aussi un contact renouvelé avec elle. Un dialogue formel est
constitué, tantôt par des apostrophes lancées par l'aède, tantôt
par les interrogations qu'il adresse à la divinité inspiratrice ou
par les renseignements qu'elle apporte et qui forment le
contenu de l'épopée. Par exemple, le chanteur demande son
aide à la déesse afin de pouvoir énumérer les vaisseaux et les
chefs d'armée partis à Troie. L'œuvre est structurée de telle
sorte que la réponse immédiate, à tous les sens du terme, paraît
émaner directement de la Muse: « Et maintenant, dites-moi,
Muses, quels sont les meilleurs - entre tous les hommes et tous
les coursiers - de ceux qui suivent les Atrides. Les coursiers
les meilleurs, de beaucoup, ce sont ceux du fils de Phérès,
est prononcée, individuelle et pressante." (Syntaxe grecque, Paris,
Klincksieck, (1960), 1982, 3ème édition, cinquième tirage, p. 181).
L'invocation à la muse n'est donc pas exactement de cette nature, il ne s'agit
pas d'une sollicitation, mais d'une expression d'approbation et d'une invitation
à continuer, prononcées par l'aède au moment où se déroule le phénomène de
prise de possession.
144
c
Noésis n l
91
ceux que conduit Eumèle. » . Pourtant, l'aède chante devant
les spectateurs. Par ce procédé de composition, Homère crée
donc encore une fois une ambiguïté et une ambivalence. A
nouveau, la voix de l'interprète et celle de la déesse inspiratrice
se confondent. La forme plus ou moins fictive de ce dialogue
toujours incitatif ou interrogatif de la part de l'aède produit des
effets concrets: le chantre devient de manière très apparente
l'instrument de la divinité qui lui transmet la connaissance.
Homère multiplie les contacts avec la Muse, dans l'Iliade.
Ce recours relève en fait d'une nécessité technique propre à
l'épopée. En effet, chaque fois que la situation de l'aède est
rendue périlleuse par la difficulté de la tâche, c'est-à-dire
chaque fois que la mémoire est mise à rude épreuve par
l'exercice difficile des catalogues de troupes ou de vaisseaux,
le chanteur ranime en quelque sorte la puissance de
l'inspiration qu'il reçoit en lançant un nouvel appel à la
divinité . La connaissance extraordinaire dont dispose l'artiste
épique n'est donc pas le résultat d'un don naturel, d'une
faculté acquise définitivement, mais la parole lui est prêtée par
intermittences, lorsqu'il est pleinement habité par la Muse.
92
(...) θεο`ς δέ μοι ε̕ν φρεσι` ν
οι̕μ
́ ας
π α ν τ ο ί α ς ε̕ ν έφυσεν (...)
"Un dieu a fait croître en mon esprit toute sorte de récits." Od, ΧΧΠ,
345.
Homère prête son expérience aux aèdes qu'il représente. Au
chant XXII, Phémios supplie Ulysse de l'épargner, au milieu
du massacre des prétendants, et il allègue la valeur sacrée de
son propre personnage. En effet, le chantre se sent dépositaire
de créations divines: (...) θεός
θεός δε
δε μοι
μοι ένέν φρεσϊν
φρεσϊν οϊμας
οϊμας
παντοίας ένέΦυσεν
παντοίας
ένέφυσεν (...) (« Un dieu a fait croître en mon
9 1
Iliade, II, 761 et sqq. Cf. aussi Iliade, V, 703, VIII, 273 etc.
92
L'appel à la muse est systématiquement justifié par les nécessités du
genre. Il ne peut donc pas être considéré seulement comme rhétorique (contra
Wilamowitz, Die Ilias und Homer, Berlin, 1920, p. 246). Sur la valeur de ces
invocations, cf. S. Accame, loc. cit., p. 260 et E. R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, p. 88.
145
Noésis n°l
93
esprit toute sorte de récits ») . L'emploi du verbe ένέΦυσεν
ένέφυσεν
est très évocateur . A travers la métaphore végétale introduite
dans le texte, il indique en effet que l'aède sent vivre en lui des
chants qui se développent selon les lois de leur nature, c'est-àdire de manière indépendante de sa volonté et de sa réflexion.
Son esprit n'est plus qu'un réceptacle (έν
έν Φρεσίν).
φρεσίν Le dieu
qui l'a élevé au rang d'interprète des muses ne l'a donc pas
doté d'une faculté supranaturelle qui lui permettrait de maîtriser
pleinement son art et de l'exercer en toute conscience. Mais il a
investi son personnage et il cultive en lui une parole autonome.
94
Telle est du moins l'impression que rapporte Phémios. En
fait, même si un intérêt pour l'activité, le comportement ou les
réactions de l'aède se manifeste particulièrement à travers
l'Odyssée, tous les témoignages sont convergents dans les
épopées, et quel que soit le point de vue adopté, que ce soit
celui de l'auteur ou celui des personnages eux-mêmes, un
phénomène de possession divine et de transport poétique est
signalé à travers chaque évocation d'un chantre exerçant son
art.
La récurrence systématique de ce type de notation indique
que l'idée selon laquelle l'artiste exécute son chant sous l'effet
d'une influence extérieure marque les esprits comme une
évidence, à l'époque archaïque. Mais de plus, la précision des
concordances lexicales et sémantiques révèle l'expression
d'une pensée unitaire à travers toutes les parties de l'Odyssée.
Ainsi les emplois assez spéciaux du verbeόρνυμέναι
ou dans les
όρνυμένοα
chants I et VIII, l'écho qui se crée aussi avec l'occurrence du
verbe όρμάσθαι
όρμασθαι dans l'épisode des Jeux Phéaciens et par
9 3
Odyssée, XXII, 345-346.
Les métaphores qui servent à évoquer la création poétique sont peu
nombreuses et elles se retrouvent à travers les siècles. Mais il est toujours
frappant de constater cette continuité. R. Barthes définit lui aussi la démarche
littéraire à travers une image végétale: "[Le style] fonctionne à la façon d'une
Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le
terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui
s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un
phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d'une Humeur." (Le degré
zéro de l'écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, (1953), 1972,
p. 12).
146
Noésis n°l
ailleurs la constance avec laquelle sont soulignés les signes
d'un emportement, d'une élévation, d'une forme de passivité
et d'un accueil du souffle divin fondent-ils la représentation
uniforme et cohérente d'un phénomène d'inspiration poétique.
De plus, le retour de certains schémas dramatiques
impliquant la présence de l'aède face à son propre héros,
notamment au chant VIII et dans tous les épisodes de la
Vengeance d'Ulysse, traduit, dans l'ensemble de la
composition de l'Odyssée, l'originalité d'une vision très
personnelle portant sur les mécanismes de création littéraire.
147
Noésis n°l
II. L'AEDE et le HEROS
« Qu'arriverait-il si Ulysse et Homère, au
lieu d'être des personnes distinctes se
partageant commodémentlesrôles, étaient
une seule et même présence? si le récit
d'Homère n'était rien d'autre que le
mouvement accompli parUlysseau sein de
l'espace que lui ouvre le chant des Sirènes?
si Homère n'avait pouvoir de raconter que
dans la mesure où, sous le nom d'Ulysse,
un Ulysse libre d'entraves quoique fixé, il
va vers le lieu d'où le pouvoir de parler et
de raconter semble lui être promis, à
condition qu'il y disparaisse? »
Maurice Blanchot, Le livre à venir, p. 15
Les divers indices recueillis infirment donc la théorie de
Dodds selon laquelle les idées d'inspiration et de possession
poétiques n'ont existé que tardivement dans la pensée grecque.
En effet, les analogies qui se manifestent entre la figure de
l'aède et celle du devin ne sont pas anodines. Des notations
indiquent par ailleurs que les interprètes des Muses subissent
un transport qui les incite à commencer à chanter ôpvuiuevou
(όρνύμεναι,
έποτρύνειν,
έποτρΰνειν,όρμασθαι).
όρμάσθαι Même si certains termes peuvent
quelquefois être compris en un sens figuré, comme s'ils
désignaient seulement un phénomène d'excitation intellectuelle,
leur convergence renforce leur signification et permet de
conclure que l'image de l'aède emporté dans un mouvement de
création est profondément inscrite dans l'esprit des Grecs, à
l'époque archaïque. Le dialogue entretenu avec la Muse, dans
l'Iliade et dans l'Odyssée, est aussi significatif: par divers
procédés, Homère montre qu'il est nécessaire qu'une autre
voix que la sienne s'exprime à travers lui pour qu'il puisse
composer ses épopées.
148
Noésis n°l
L'inspiration qui vient du héros
Tous ces faits sont probants. Pourtant, il ne suffit pas de les
considérer exclusivement. Cela reviendrait en effet à abonder
sans plus de réflexion dans le sens d'une autre tradition
critique selon laquelle Hésiode est le premier poète grec qui ait
pleinement conscience des ressources de son art Cette théorie
s'insère dans une plus large perspective historique d'après
laquelle la littérature grecque évolue en se dégageant peu à peu
de cette part d'irrationalité divine qui la caractérise à époque
ancienne, pour aboutir ensuite au développement des
processus d'une composition maîtrisée . Mais l'histoire
littéraire ne peut pas se fonder sur un schéma aussi simple. En
effet, des études narratologiques ou structurelles notamment
ont révélé que l'œuvre d'Homère est parvenue à un degré de
complexité qui prouve que la démarche de création est déjà très
réfléchie . Il faut donc admettre que dans l'épopée, comme
95
96
97
95
Tel est le sens de la démonstration sémiologique établie par C.
Calame. D'après lui, en effet, le poète intervient à la première personne pour la
première fois dans l'œuvre d'Hésiode où il acquiert ainsi une conscience de
créateur (op. cit., p. 63). Ce point de vue est repris et élargi par M.-C. Leclerc,
op. cit.
96
Cf. J. de Romilly, Gorgias et le pouvoir de la poésie, Journal
of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 155-158. A cet égard, l'antériorité des
poèmes homériques par rapport aux œuvres hésiodiques n'étant pas absolument
établie, la perspective d'ensemble est d'ailleurs peu sûre. Sur ce point, cf. par
exemple A. Ballabriga, La question homérique. Pour une réouverture
du débat, Revue des Etudes Grecques, 103, 1990 / 1, p. 16 et sqq.
97
Cf. par exemple E. Delebecque, Télémaque et la structure de l'Odyssée,
Aix-en-Provence, Ophrys, 1958 ou La construction de l'Odyssée, Paris, les
Belles Lettres, 1980 (l'auteur montre notamment comment Homère établit le
récit des aventures d'Ulysse en suivant un calendrier dont la rigueur et la logique
ne doivent rien aux hasards de l'inspiration. Il souligne aussi la malice du poète
épique qui, pour respecter les règles de cet échéancier qu'il s'est imposé, biaise
quelquefois avec la vraisemblance. Tous ces aspects de la composition
homérique font ressortir son caractère très étudié) et J. de Romilly,
Perspectives actuelles sur l'épopée homérique, Paris, P. U. F., Conférences,
essais et leçons du Collège de France, 1983 (Dans ce livre, ce sont en
particulier certains échos thématiques figurant dans l'Iliade qui sont mis en
lumière. Leur présence dans l'œuvre d'Homère prouve que le poète se soumet aux
exigences d'un travail littéraire très élaboré). Cf. aussi A. Heubeck, Homeric
149
Noésis n° 1
dans toute expression littéraire, avec des nuances spécifiques
pour chaque genre, une inspiration est communiquée à l'auteur
mais que, dans une alliance subtile, cet élan incontrôlé et
spontané se combine avec les effets d'un jugement critique
exercé par le poète.
Par ailleurs, les œuvres homériques illustrent un genre
finalement difficilement définissable dans la mesure où elles
appartiennent à une tradition orale, mais où elles nous sont
aussi parvenues en un état qui suppose un travail de
structuration pour lequel l'utilisation de l'écriture fut
indispensable . Les épopées sont donc tout d'abord
improvisations, puis récitations et aussi poèmes. Toutefois le
raisonnement qui consisterait à attribuer l'inspiration divine
exclusivement à des aèdes primitifs et une capacité de réflexion
aux artistes qui rédigent et donnent forme, développement et
architecture à ces chants originels serait certainement très
arbitraire . Néanmoins, il est clair qu'Homère associe les
allusions faites à un phénomène de transport poétique aux
évocations du chant interprété par un aède. En ce qui concerne
l'émotion créatrice que ressent l'auteur d'une épopée, il est
98
99
Studies today. Results and Prospects, in B. Fenic, Homer, Tradition
and Invention, Leiden, 1978, p. 11 et 13.
98
Cf. C. Calame: "les inscriptions les plus anciennes qui soient
parvenues jusqu'à nous permettent de dater l'adoption et la diffusion
progressive de l'alphabet phénicien en Grèce du milieu du VIIIème siècle
environ. C'est sans doute à cette époque qu'un aède (ou deux aèdes) spécialement
doué, nommé peut-être Homère, eut l'idée de réélaborer et de faire transcrire à
l'aide du système d'écriture nouvellement introduit quelques-uns des poèmes
épiques qu'il avait l'habitude de réciter; ces poèmes ont été ensuite édités sous
le nom d'Iliade et d'Odyssée" (Le récit en Grèce ancienne. Enonciations et
représentations de poètes, Paris, Klincksieck, 1986, p. 32). Cf. aussi M.
Détienne, Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Cahiers de
Philologie, Lille, 1988, p. 527.
9 9
Les modalités du passage de l'état de chant à celui de texte écrit sont
très controversées. Sur ce point, cf. A. B. Lord, Homer's O r i g i n a l i t y :
oral Dictated Texts, Transactions and Proceedings of the American
Philological Association, 84, 1953, p. 124-134; G. S. Kirk, The Songs of
Homer, Cambridge University Press, 1962, p. 98 et sqq., W. Rösler, A l t e
and neue Miindichkeit. Über kulturellen Wandel im a n t i k e n
Griechenland und heute, Altsprchl. Unterricht, 28, 1985, p. 4-26 et A.
Ballabriga, loc. cit.
150
Noésis n° 1
plus ardu de déceler des indications mais il peut être possible
d'y parvenir, à travers une analyse structurelle, en cherchant à
déterminer la fonction et la valeur données par Homère à l'effet
de mise en abyme souvent appliqué à la figure de l'aède.
En effet, ce procédé, par nature réflexif et souvent empreint
d'humour dans l'Odyssée, permet d'une part de mesurer la
distance qu'Homère est capable de prendre vis-à-vis de son
œuvre, et il fournit ainsi un signe de la maîtrise dont l'aède fait
preuve dans son travail de composition littéraire, mais en
même temps et surtout, cette construction particulière permet à
l'auteur de mettre presque systématiquement en présence un
interprète et son propre héros; or, dans cette situation, Homère
exprime toute la fascination qu'Ulysse produit sur l'artiste qui
lui fait face, et par conséquent sur lui-même. Ainsi, dans les
diverses scènes où une rencontre de ce type se produit,
l'inspiration semble-t-elle bien alors provenir de ce personnage
auquel les procédés littéraires donnent une présence, une réalité
et une influence qui favorisent l'acte poétique. Cette
perspective, qui pourrait paraître étonnamment moderne,
découle certainement de la nature du genre épique, dans lequel
l'auteur s'attache à célébrer un être de prédilection qu'il
accompagne par l'esprit dans ses aventures fabuleuses.
Cependant les moyens qu'Homère emploie pour signaler
l'emprise que cet être de fiction exerce sur tout chantre qui
s'intéresse à lui sont d'une ingéniosité technique inattendue en
cette période dite archaïque.
De fait, la structure de l'Odyssée est complexe. Et
notamment, grâce à des schémas d'inclusion, Homère introduit
dans son œuvre les chants d'autres aèdes : Phémios et
Démodocos. Ainsi, au chant I, l'artiste d'Ithaque évoque-t-il
les malheurs que les guerriers grecs ont connus lors de leur
retour de Troie . Le personnage de Démodocos s'intercale
ensuite. Au cours des banquets des Phéaciens, il interprète
trois morceaux: dans le premier, il raconte une querelle qui a
100
101
100
L'emploi de l'expression "mise en abyme" n'est pas toujours
exactement approprié (cf. infra, n. 17). G. Genette parle de "récits secondaires"
(cf. Figures, II, Paris, Seuil, 1969, p. 195 et sqq.).
1 0 1
Od., I, v. 324 et sqq.
151
Noésis n° 1
102
opposé Ulysse et Achille , puis il chante les amours d'Arès et
d'Aphrodite et enfin il célèbre la prise d'Ilion par les Grecs,
grâce à la ruse du cheval de Troie . L'insertion de ces figures
d'aèdes dans l'épopée constitue un motif original, du moins
par rapport à l'Iliade; or, elle ne provient certainement pas
d'une simple recherche d'agrément, mais bien plutôt d'une
technique poétique. Et de plus, en dehors de ces exemples de
mise en abyme, le chant d'Homère est aussi pris en relais par
le récit d'Ulysse qui se développe à l'occasion du séjour que le
héros effectue dans le palais d'Alcinoos, lorsque le roi
d'Ithaque raconte à ses hôtes une partie de ses aventures . Le
personnage se substitue alors à l'auteur de l'Odyssée en un
autre effet de mise en abyme. La classification de ces diverses
images de l'aède et de son chant qui sont projetées et
renvoyées dans l'œuvre peut permettre de distinguer différents
aspects de la réflexion qu'Homère esquisse sur les rapports
qu'entretiennent le créateur de figures littéraires et ses
personnages, et sur la nature de l'inspiration qui est ainsi
insufflée à l'aède.
103
104
105
*
**
1. La mise en abyme du personnage de l'aède: la
rencontre d'Homère et d'Ulysse
* Homère = Phémios ou Démodocos
Théoricien de l'effet de mise en abyme, L. Dällenbach
définit les conditions nécessaires et suffisantes qui permettent
de repérer ce procédé dans un texte: rapports de réflexivité et
d'inclusion dans l'œuvre ; il distingue d'autre part trois
106
1 0 2
Od., VIII, 72-92. Cet épisode constitue la suite de Iliade, VIII, 75-82.
1 0 3
Od., VIII, 266-369.
1 0 4
Od., VIII, 499-521.
1 0 5
A ce moment de son analyse, E. Delebecque distingue nettement le
chant homérique et le récit odysséen. Cf. Construction de l'Odyssée, p. 90.
106
L. Dällenbach: "Tout bien considéré, il n'en est que deux [critères] qui
doivent être retenus: 1/ le caractère réflexif d'un énoncé; 2/ la qualité intra- ou
152
Noésis n° 1
sortes parmi les exemples qu'il étudie: ceux à travers lesquels
s'établit la réflexion d'un énoncé (le personnage placé en
abyme condense alors ou cite la même histoire que raconte
l'auteur de l'œuvre tout entière); ceux grâce auxquels seule la
situation d'énonciation est réfléchie (dans ce cas, l'auteur
introduit dans son œuvre des personnages qui exercent sa
propre fonction créatrice); ceux qui reproduisent des codes
d'élocution. c'est-à-dire toute une organisation discursive .
Or, dans l'Odyssée, toutes les catégories sont représentées;
non seulement les procédés sont multiples et variés, mais de
plus ils se combinent et leur structure est rendue complexe par
les multiples statuts qui sont alors donnés à Ulysse, par
l'omniprésence de cette figure épique qui doit être notée dans
tout schéma d'analyse. Ainsi, dans les inclusions que
constituent les chants de Phémios ou de Démodocos, le héros
devient-il, dans divers cas, à la fois le personnage célébré par
ces chantres aussi bien que par Homère, mais aussi le
destinataire connu ou inconnu de leur chant, ainsi que leur
destinateur, selon la terminologie des critiques modernes qui
désignent ainsi la personne ou l'entité qui suscite
l'interprétation d'un artiste. En définitive, Homère, qui se
reflète dans son œuvre, se place en une situation de face-à-face
exclusif avec Ulysse qui lui tient heu d'interlocuteur et de
source d'inspiration.
107
Les procédés par lesquels l'aède parvient à réaliser cette
rencontre féconde apparaissent précisément lorsque les
diverses situations de mise en abyme sont décomposées en
leurs éléments constitutifs.
Seul le passage dans lequel Démodocos chante les amours
d'Arès et d'Aphrodite est construit selon un schéma simple,
justement parce que le chantre aveugle ne choisit pas Ulysse à
ce moment-là comme sujet de son chant. Pour cette raison, le
motif a une valeur sur le plan esthétique, mais son intérêt est
moindre dans le cadre d'une recherche qui se développe en
métadiégétique de celui-ci." (Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme,
Paris, Seuil, coll. Poétique, p. 74).
1 0 7
Ibid, p. 74-138.
153
Noésis n° 1
108
matière de poétique . L'aède effectue là une mise en abyme
de la fonction énonciative. En effet, tandis qu'Homère crée son
poème et le chante, à travers une image réduite, dans l'œuvre,
Démodocos procède de même (cf. schéma n° 1). En comparant
ce rapport de parallélisme avec ceux qui s'établissent à partir
d'autres effets de mise en abyme, il devient alors possible de
remarquer comment, en compliquant les situations, Homère
réussit à entrer en contact avec son héros, ce que les
conventions du genre épique ne lui permettent pas de faire par
ailleurs.
En effet, dans les autres chants interprétés par Démodocos,
l'aède phéacien et Homère lui-même mettent en commun leurs
personnages, leur héros par excellence et son épopée dont
chacun développe divers épisodes . Quoiqu'imparfaitement,
deux types de mise en abyme se contaminent alors, et
constituent à la fois le miroir d'un énoncé et celui d'une
situation d'énonciation (cf. schéma n° 2) puisque non
seulement l'auteur se reflète dans son personnage d'artiste
aveugle , mais de plus, les chants concordent quelque peu;
un rapport de continuité ou de complémentarité s'établit entre
eux. De ce fait, les lignes narratives correspondent, dans
109
110
108
D'après le témoignage des Anciens, V. Bérard identifie ce passage
comme une surinterpolation (cf. C. U. F., Od., Chant VIII, p. 5 ad v. 93 et
passim). Ce texte a une tonalité différente des autres chants (cf. E. Delebecque:
"[cette légende] apporte une détente entre les chants de l'aède qui font pleurer
Ulysse." (Construction de l'Odyssée, p. 80 n. 1)). Tous les éditeurs ne le
rejettent pas, cf. Stanford ou Heubeck, West et Hainsworth, mais il faut bien
constater en tout cas qu'il présente une structure particulière puisque cet effet de
mise en abyme ne s'inscrit pas comme les autres dans une réflexion sur la
création poétique.
1 0 9
G. Genette définit ces narrations comme "homodiégétiques", tandis
que le récit des amours d'Aphrodite et d'Arès est de nature "hétérodiégétique"
(Cf. op. cit., p. 202 avec la référence faite aux récits d'Ulysse chez Alcinoos).
L'expression αοιδòς άειδε illustre typiquement une situation de
mise en abyme de l'enonciation, en l'occurrence.
154
Noésis n° 1
SCHEMAS des MISES en ABYME des PERSONNAGES d'AEDES
Graphique
1: le
parallélisme figure
l'effet de réflexion
appliqué
à une
situation de mise en
abyme
de
l'énonciation.
Graphiques 2 et 3 : les
lignes se superposent
dans un effet de mise
en
abyme
de
l'énonciation et de
l'énoncé
155
Noésis n° 1
un graphisme qui vise à montrer à la fois, par le parallélisme,
l'effet de miroir selon lequel se reflètent les aèdes et, par la
superposition, la coïncidence de leurs récits; la distinction
ménagée entre l'identité de l'aède phéacien et celle d'Homère
n'est alors plus concevable. En réalité, l'auteur de l'Odyssée et
le personnage d'artiste qui se fait son truchement se
confondent dans la relation similaire qu'ils entretiennent avec
Ulysse, du moins se situent-ils nécessairement sur une même
ligne de contact .
Le même schéma pourrait être dessiné pour représenter les
rapports qui se manifestent à travers la mise en scène de
Phémios, le chanteur d'Ithaque. Lui aussi, en effet, comme
l'auteur de l'Odyssée, rêve du retour d'Ulysse, même s'il ne
l'évoque qu'implicitement, et la réaction émotive de Pénélope
révèle bien que l'absence du héros constitue en fait le thème
central de son interprétation. Or, si Homère se confond avec
les figures de Phémios ou de Démodocos parce que leurs
chants se font écho, il gagne alors la possibilité de rencontrer
lui-même Ulysse, puisque tel est le privilège qu'il octroie
habilement à ses personnages d'aède. Sans doute
l'introduction de ces personnages de substitution trouve-t-elle
d'ailleurs ainsi sa justification essentielle.
111
111
L. Dällenbach signale comment, en tout cas de mise en abyme
appliqué au processus d'énonciation, l'auteur tend à se confondre avec le
substitut qui exerce son propre métier (op. cit., p. 101). En ce qui concerne
plus précisément l'Odyssée et les chants de Démodocos, le critique conteste que
l'on puisse employer au sens propre l'expression de mise en abyme parce que le
rapport d'inclusion ne lui paraît pas vraiment respecté. En effet, les
performances de Démodocos lui semblent exprimer directement les ambitions
littéraires d'Homère: "Relevons pourtant que le récit intérieur n'est pas ici une
mise en abyme au sens où nous l'avons définie - ou plus précisément qu'il ne
saurait l'être. Car quel est, en l'occurrence, l'intérêt du poème? Non point
simplement d'obtenir un compliment en bonne et due forme, mais de voir
reonnues les prétentions qu'il élève. Or, à l'évidence, celles-ci sont
génériques." (op. cit., p. 114. Cf. aussi n. 1, p. 114: "preuve en soit cette
déclaration d'Ulysse à travers laquelle Homère et son art poétique
transparaissent" (à propos de XIII, 450 sqq.)).
156
Noésis n° 1
* La rencontre de Phémios ou de Démodocos et
d'Ulysse
A ce stade de l'analyse, l'étude littérale peut prolonger
efficacement les observations structurelles et les enrichir. En
effet, l'artiste phéacien et celui d'Ithaque se déclarent ou se
révèlent inspirés par Ulysse. Or, si tel est le cas, en fusionnant
avec eux, Homère perçoit bien et identifie du même coup une
nouvelle source de son chant.
Une réplique de Phémios est particulièrement frappante.
Dans une réflexion sur le statut de l'aède et sur la nature de
l'inspiration poétique, Phémios signale précisément l'influence
qu'Ulysse exerce à ses côtés pour favoriser le développement
du chant :
αύτώ τοι μετόπισθ' άχος εσσεται εί κεν άοιδόν
πέφνης ς τε θεοϊσι καί άνθρώποισιν άείδω.
αύτοδίδακτος δ' ειμί θεός δέ μοι έν φρεσιν οϊμας
παντοίας ένέφυσεν'έοικα δέ τοι παραείδειν
ώς τε θεώ (...)
(« Tu regretterais de tuer un aède qui chante pour les
dieux et pour les hommes. Je n'ai pas eu d'autre
maître que moi-même, mais un dieu a fait croître en
mon esprit des compositions de toute sorte et, à tes
côtés, il me semble chanter aussi comme pour un
dieu. »)
Le sens de cette remarque formulée par l'aède d'Ithaque n'est
pas absolument évident. En effet, le terme capital qui permet de
définir la relation qui s'établit entre Ulysse et Phémios est un
hapax . Il est sûr que, dans ce verbe composé παραείδειν,
112
113
1 1 2
Odyssée, XXII, 345-349.
Dans une longue explication, A. Pagliaro propose une valeur locative
pour traduire ce préverbe, ou une fonction attributive (la signification modale
paraît peu adaptée dans le contexte): "il composto παραείδειν si può
intendere in istretto senso localistico ('e vicino a te mi pare di cantare corne
dinanzi a un dio' Festa): ma vi si può vedere una determinazione modale
analoga a quella che ύπό conferisce ad άείδειν in Σ 570 e φ 411 ('cantare
sommesso ). In base al parallelismo) con παραυδάω,
παραπείοω,
παραμυθέομαι, παράφημι usati questi due ultimi pure con il dativo, in un
significato che da quello di 'parlare accanto' si è sviluppato in quello di
157
Noésis n° 1
la valeur du préfixe παρά est essentielle puisqu'elle permet de
nuancer l'expression simple qui figure au vers 345 ( θεοίσι
καί άνθρώποισνν άείδω : « je chante pour les dieux et les
hommes »). Dans cette formulation plus complexe, le rapport
qui s'établit entre l'aède et le héros n'est pas seulement
celui d'une destination du chant. Le préfixe verbal indique en
effet l'importance d'une proximité et d'un contact qui se crée
entre deux personnages, comme si la présence d'Ulysse aux
côtés de l'aède conditionnait la nature de son chant et
l'inspirait.
Le contexte comporte un autre élément significatif: le
raisonnement de Phémios rebondit en effet d'une expression à
l'autre, en un enchaînement d'idées implicite. Or, l'allusion à
un dieu inspirateur figure dans la phrase qui précède
immédiatement cette formule ambiguë. De ce fait, Ulysse,
compare lui aussi a une divinité avec une insistance ( Γε ) qui
souligne clairement le lien établi avec 1 autre occurrence du mot
θεός. apparaît aussi comme dispensateur d'un souffle épique.
Ce rôle attribué au héros est confirmé par le témoignage
qu'apporte aussi Homère, en sa qualité de narrateur. En effet,
le débat portant sur la construction du vers 499, au chant VIII:
'Ως φάτ ' , ό δ '
άοιδη'ν
όρμηθείς
θεού
ηρχετο, φαίνε
δ
entretient aussi un rapport avec 1 identification de la puissance
qui suscite le chant. L'idée d'une influence divine n'est pas
complètement éliminée par l'aède dans la mesure où il s'agit de
commenter la manifestation d'un phénomène extraordinaire,
qui n'est pas contrôlé par la raison. Toutefois, Homère fournit
aussi des causes humaines pour expliquer l'avènement de
l'émotion créatrice. Le vers contient en lui-même un système
d'explication très cohérent: le transport poétique ( ορμηθείς )
est en effet directement mis en rapport avec les paroles
stimulantes prononcées par Ulysse dans la scène qui vient de
'convincere, confortare', παραείδω potrebbe significare 'cantare per uno,
tenerne l'animo con il canto' : in questo senso, ma già troppo spinto, Bérard:
'je saurais désormais te chanter comme un dieu!' A favore del significato
ηειδε πάρά μνηστήρσιν
locanstico depone χ 331- Φημιος, ς ρ
άvάγκη.ç (La terminologia poetica di Omero e l'origine dell'
epica, Ricerche Linguistiche, 2, 1951, p. 5-6 n. 2).
158
Noésis n° 1
se dérouler ( ώς φάτο ). L'élan de l'aède paraît donc
directement suscite par le défi que lui lance un interlocuteur
qui, en l'occurrence, dans ce récit de l'invasion troyenne
entreprise par les guerriers nichés dans le cheval de Troie,
devient aussi son personnage.
Dans l'Odyssée, l'origine du souffle poétique n'est donc
pas définie de manière univoque. En effet, tandis qu'un
spectateur comme Alcinoos invoque l'action d'une force
intime, le θυμός , le narrateur, plus qualifié pour identifier
cette source a inspiration reconnaît l'influence extérieure de la
Muse dans le mouvement qui anime un aède , mais par
ailleurs, Homère comme auteur, ainsi que ses personnages
d'aèdes, mettent en cause la fascination exercée sur l'artiste par
le héros qui devient son sujet.
114
115
Il est d'ailleurs frappant de constater que le caractère inspiré
manifesté par le chant de l'aède n'est pleinement reconnu que
dans des circonstances rares, à travers un jugement auquel le
personnage d'Ulysse est secrètement associé. En effet, la
valeur du terme θέσπις (thespis) est bien connue:
étymologiquement, le mot désigne le personnage qui délivre la
parole divine . Or, ce substantif n'apparaît que trois fois dans
l'Odyssée, dans des occurrences qui ne sont jamais
anodines . Le terme s'applique ainsi à deux reprises à des
personnages d'aède; dans le chant I, l'excellence de Phémios
est alors ressentie par Pénélope : τοϋ δ ' ύπερωιόθεν φρεσί
σύνθετο θέσπιν άοιδήν , tandis que dans le palais
d'Alcinoos, au chant VIII, Ulysse engage Démodocos a
116
117
114
S. Accame exploite les paroles d'Alcinoos pour démontrer qu'à
l'époque homérique l'aède acquiert son autonomie par rapport au divin dans
l'acte de création poétique (L'invocazion alle musa e la verita i n
Omero e Esiodo, Rivista di Filologia Classica, 91, 1963, p. 281). (Cf.
supra à propos de Od., VIII, 45). En observant le point de vue d'après lequel ce
jugement est porté, il apparaît cependant que le témoignage du spectateur qu'est
le roi des Phéaciens n'apporte qu'une indication imprécise, moins autorisée
qu'une parole qui fait intervenir plus directement Homère comme narrateur.
1 1 5
Cf. supra à propos de Od., VIII, 73.
1 1 6
Cf. M. I. Finley, Le monde d'Ulysse, p. 48.
1 1 7
S. Accame a bien noté leur intérêt (loc. cit., p. 273).
159
Noésis n° 1
révéler ses dons: αΰτίκ
άνθρώποισιν ,/ ώς άρα
'
τον
έγώ
πάσιν
πρόφρων
μυθήσομαι
θεός
118
ώπασε
θέσπιν άοιδην . Les personnages qui apprécient cette
qualité divine dont fait preuve 1 artiste ne constituent pas un
public banal. En effet, les prétendants à Ithaque, ou les
convives phéaciens n'éprouvent pas la même émotion en
écoutant le chant des aèdes mais la portée de ces interprétations
n'est perçue que par des auditeurs privilégiés auxquels le
morceau est en fait adressé. D'une certaine manière, en
dernière analyse, le seul vrai destinataire des accents divins de
ces chants n'est jamais qu'Ulysse puisqu'en son manoir,
Pénélope substitue sa présence à la sienne, en tant que
gardienne du foyer, et incarne la douleur de son attente, thème
qu'aborde d'ailleurs Phémios. Chez Alcinoos d'autre part, à
son insu, Démodocos est écouté et jugé par le personnage dont
précisément il évoque les exploits lors de la prise d'Ilion.
Cette dernière situation est particulièrement révélatrice
puisqu'elle montre comment les rapports traditionnellement
établis dans la représentation des performances d'aède entre
l'inspirateur du chant et l'artiste d'une part, entre l'artiste et
son public d'autre part, se transforment dans la perspective
homérique. En effet, selon les schémas de pensée qui sont en
vigueur dans la société archaïque, une puissance divine destine
sa partition à l'aède qui lui-même l'adresse à son
commanditaire, le roi, maître de la maison qui le reçoit, et à
son entourage (cf. schéma n° 1 ) . Or, à l'intérieur du
domaine de la fiction, ce type de relation est conservé. Ignorant
l'identité de l'interlocuteur qui l'incite à chanter, Démodocos
soulevé par un élan divin remplit sa fonction d'aède devant
Alcinoos et ses invités. Cette activité s'inscrit dans le cadre
d'un échange bien codifié. Mais l'ambivalence des
personnages, la complexité et l'ambiguïté de l'architecture
narrative témoignent de l'élaboration d'une réflexion poétique
nouvelle. Sur un autre plan, Homère substitue en effet à ces
rapports sociaux traditionnels des interactions d'une autre
nature : dans sa construction littéraire, tandis qu'Ulysse, dont
l'identité n'est pas révélée pendant quelque temps, n'est censé
119
118
Odyssée, I, 328; VIII, 498.
119
Cf. les graphiques établis par C. Calame, op. cit., p. 23.
160
Noésis n° 1
de ce fait inspirer Démodocos que comme individu, du fait de
son magnétisme personnel, du point de vue de l'auteur de
l'Odyssée, le héros développe aussi nécessairement sa
puissance de fascination dans son statut de personnage (cf.
schéma n°2). En cryptant ainsi certaines données, Homère
suggère, à une autre échelle, une relation d'échange qui
s'établit entre l'aède et son propre héros. Le schéma qu'il
imagine ainsi, dans l'Odyssée, correspond donc à un dessin
selon lequel l'inspirateur des chants, c'est-à-dire Ulysse, et le
destinataire se confondent, puisque dans la mise en abyme, le
poète épique place son personnage dans une position qui lui
permet d'assister au récit de ses propres aventures (cf. schéma
n° 3). Dans cette structure circulaire, hors des cadres sociaux,
la création littéraire se constitue donc en un mécanisme
autonome dont l'élément moteur est le héros, sujet de l'oeuvre
interprétée; lorsqu'il transpose ainsi les représentations
habituelles, Homère invente le fait littéraire en tant que tel.
2. La double identification d'Homère et d'Ulysse
* Ulysse comme substitut d'Homère
En créant cette situation dans laquelle il met l'aède en
présence de son personnage, Homère montre qu'il lui est
essentiel de composer sous le regard d'Ulysse, en un effet de
miroir et d'écho, pour éprouver cette impression d'inspiration
qui rend le chant divin. Toutefois, en mettant en abyme des
figures d'aède, lui-même ne parvient qu'à établir un rapport
indirect et quelquefois mystérieux avec son protagoniste. Mais
son intention de construire une relation plus nette avec son
personnage apparaît à travers la mise en œuvre d'autres types
de structure à travers lesquelles l'auteur et le héros se reflètent
sans plus d'intermédiaire. La complexité de ce jeu littéraire
mené par Homère est bien le signe d'une recherche portant sur
la source de l'inspiration poétique.
161
Noésis n° 1
ULYSSE comme INSPIRATEUR et DESTINATAIRE
dans les SITUATIONS de MISE en ABYME de l'AEDE
1. Schéma de représentation traditionnelle
2.Schéma de représentation homérique:
pratique du récit épique
3. Schéma de
représentation
homérique: plan
de la théorie
littéraire
162
Noésis n° 1
Dans toute une partie de l'Odyssée, en effet, Homère feint
de céder son rôle de narrateur à Ulysse. Tout se passe alors
comme s'il ne lui était pas possible de composer autrement
qu'en se mettant à l'écoute de son personnage. Certains
passages constituent ainsi de nouveaux effets de mise en
abyme dans lesquels Ulysse résume par exemple devant les
Phéaciens le récit de la tempête qui l'a conduit chez eux, alors
que cette narration a déjà été développée auparavant par
Homère . Mais parfois l'auteur épique renvoie par
anticipation les propos de son héros en de rapides échos , de
sorte que s'il faut encore parler de mise en abyme, il devient
difficile de distinguer parmi les récits d'Ulysse et ceux de son
propre créateur littéraire quels sont les reflets, quelles sont les
représentations principales. Surtout, l'Odyssée est divisée en
segments, et lorsqu'Ulysse devient conteur, Homère se fait
rhapsode, il raccorde les récits de ses personnages aux siens
propres: chez Alcinoos, en effet, le héros relate lui-même les
aventures qu'il a endurées avant de parvenir chez Calypso,
sans reprendre une quelconque version construite auparavant
par Homère. Ce récit s'étend sur quatre chants qui forment la
partie centrale de l'Odyssée . Il ne constitue donc pas une
simple inclusion, mais une section fondamentale de l'œuvre.
Dans ces limites, en apparence, le poète épique délègue la
parole à son personnage.
Ce mode de présentation se justifie seulement dans un souci
de recherche littéraire. E. Delebecque invoque en effet des
raisons de vraisemblance qui, au premier abord, peuvent
paraître convaincantes: « comme en dehors d'Ulysse aucun
personnage ne possède le moindre renseignement sur
l'essentiel de son retour, Homère est obligé de renoncer au
récit habituel, signé de lui, pour passer la parole à son
120
121
122
1 2 0
C'est ainsi que VII, 261-297 reprend V, 228-593. Cf. E. Delebecque,
Construction de l'Odyssée, p. 96.
1 2 1
Cf. V, 442 et VII, 281-282: "Homère s'amuse même à répéter presque
mot pour mot ses vers sur le moment et le lieu qui ont le plus marqué dans le
souvenir du héros, ceux du salut (...) Seul change le pronom personnel parce
que ce n'est pas le même homme qui parle" (Construction de l'Odyssée, p. 92).
1 2 2
De IX, 16 à XII.
163
Noésis n° 1
123
héros » . Mais en fait, ces considérations ne s'appliquent
pas au récit de la tempête qu'Homère effectue lui-même en V,
228-593, alors qu'Ulysse est le seul à avoir vécu cet épisode.
De plus, raisonner ainsi consiste à entrer dans une logique
qu'Homère suggère subrepticement, mais qui est en
contradiction avec les conceptions traditionnellement admises à
propos de la nature omnisciente de l'aède inspiré. En effet,
Ulysse note, sans doute avec une pointe d'humour traduisant
de nouvelles convictions littéraires, que Démodocos narre la
prise d'Ilion sans l'avoir vue, d'après une connaissance
indirecte ou plutôt grâce à un don de médium . Si Homère ne
se reconnaît pas à lui-même la même capacité, cela signifie
alors qu'il a conscience de devoir puiser son inspiration à
d'autres sources; or il y réussit en modulant son chant au
rythme des paroles de son propre personnage qui lui
communique sa connaissance.
Pour composer le récit des aventures du roi d'Ithaque,
Homère, tout comme ses auditeurs, écoute donc la voix
d'Ulysse qui s'exprime à la première personne. Le poète
épique imagine ce procédé de substitution narrative, cependant
il ne s'efface pas vraiment derrière son héros. Homère
supervise en effet le discours d'Ulysse qu'il place à nouveau
en abyme par une simple remarque en vertu de laquelle toute
l'épopée racontée par Ulysse est à nouveau définie comme
« récit second ». L'auteur souligne en effet avec quelque
malice ses effets de mise en abyme des codes poétiques, pour
reprendre la terminologie de L. Dällenbach. Car, si le
protagoniste conte ses aventures, il n'est pas censé les chanter.
Or, son mode d'élocution s'accorde parfaitement avec la forme
des hexamètres homériques. Alcinoos souligne la qualité
d'artiste de son hôte et sa remarque est significative :
124
σοι δ ' επι μεν μορφή έπέων, ενι δε φρένες
έσθλαί,
μΰθον δ ', ώς
τ
άοιδός,
επισταμένως
κατέλεξας.
1 2 3
Op. cit., p. 74.
ώς τέ που η ' αυτός παρεών ή ' άλλου άκουσας ("étais-tu
toi-même présent ou as-tu entendu ce récit de la voix d'un autre?") Od., VIII,
491.
124
164
Noésis n° 1
(« Quel style en tes propos, quelle élévation
d'esprit! ton récit, tu l'as prononcé avec la
compétence d'un aède. »)
Si le poète épique est ainsi capable de prendre une distance
amusée par rapport au personnage dont il prétend écouter la
voix, cette mise en scène pleinement contrôlée du héros
représente alors une méthode grâce à laquelle Homère devient
capable de créer les conditions nécessaires au développement
d'un sentiment d'inspiration. En proposant en effet la figure
d'Ulysse comme son propre substitut de narrateur et d'aède,
Homère n'établit plus seulement des relations d'échange entre
l'artiste et son personnage, comme dans les cas de Phémios ou
de Démodocos, mais plutôt un rapport d'identification.
Désormais, le poète épique trouve donc sa voix de chanteur et
un ton juste en imaginant être Ulysse.
125
3. Ulysse comme aède
Dans les derniers chants de l'Odyssée surtout, Homère et
Ulysse finissent par devenir consubstantiels. Ainsi, non
seulement l'auteur compose-t-il son épopée en confondant sa
voix avec celle du héros, ce qui, inévitablement, lui
communique l'impression de vivre lui-même les aventures
évoquées , mais de plus, le protagoniste est-il représenté
sous les traits d'un aède, en un double effet d'identification.
Après Alcinoos, en effet, Eumée discerne à nouveau un
talent artistique chez Ulysse et encore une fois, une
comparaison est établie entre le héros et une figure de chanteur
épique. Le porcher raconte ainsi comment l'hôte qu'il a reçu
s'est donné un rôle d'aède:
« c'est chez moi qu'il vint d'abord, après avoir fui
d'un vaisseau. Et il n'a pas encore achevé le récit
de ses maux ».
126
1 2 5
Od., XI, 367-368.
126
Cf. T. M. Greene: "La narration même possède un certain pouvoir:
répéter le mythe, c'est y participer." (Poésie et magie, Paris, Juilliard,
Conférences, essais et leçons du Collège de France, 1991, p. 22).
165
Noésis n° 1
ώς δ '
τ ' άοιδòν άνήρ ποτιδέρκεται,
ς τε
θεών εξ
άείδη δεδαώς επε' ίμερόεντα βροτοίσι,
τοϋ δ ' άμοτον μεμάασνν άκουέμεν, όππότ
άείδΐη·
ώς έμέ κείνος έθελγε παρήμενος έν μενάροισι.
« Q u a n d on a devant soi un aède qui, instruit par
les dieux, chante aux mortels de séduisants récits,
on veut l'ouïr sans fin, tout le temps qu'il chante;
ainsi il m e charmait, assis en m a maison » .
E n matière d e chant, Ulysse acquiert d'ailleurs son autonomie,
par rapport à Homère. E n effet, dans le contexte évoqué par
E u m é e , le roi d'Ithaque ne s'inspire pas de ses propres
a v e n t u r e s , mais il se forge un personnage de fiction, et ses
récits sont censés être de pure imagination. Le héros se lance
donc dans u n e vraie démarche de création artistique.
1 2 7
Dans les propos que tient E u m é e , le rapprochement établi
entre l a figure d'Ulysse et celle d'un aède s'impose d e manière
récurrente et la répétition compense et efface
l'effet
d'atténuation que les procédés de comparaison, ou les
références indirectes pourraient apporter à cette idée. Ainsi,
d a n s le m ê m e chant, le porcher révèle-t-il, dans un langage
énigmatique, les qualités secrètes d'Ulysse qui se présente
sous l'apparence d'un mendiant:
τίς γαρ δη ξεΐνον
καλεί
άλλοθεν
αυτός
έπελθών
άλλον γ ' , ει μη των οι δημιοεργο\ εασι,
μάντιν ή 'ιητήρα κακών ή τέκτονα δοΰρων,
ή και θέσπιν άοιδόν, ο κεν τέρπησιν άείδων
οΰτοι γαρ κλητοί γε βροτών έπ ' άπείρονα
γαϊαν,
πτωχόν δ ' ουκ αν τις καλέοι τρΰξοντα ε
αυτόν.
« Q u i donc s avise de chercher un hôte a
l'étranger, s'il n'est de ceux qui peuvent rendre
service au public, devin, médecin, charpentier, ou
aède inspiré des dieux, capable de charmer par ses
chants? Ceux-là sont d e s mortels qu'on invite
1 2 7
Od., XVII, 518.
166
Noésis n° 1
partout sur l'immense terre. Personne n'invitera un
mendiant. »
Eumée prétend défendre l'engeance des pauvres errants, mais
en fait, il connaît l'identité d'Ulysse et son discours doit
évidemment être compris au second degré. Sous la tournure
humoristique de la dénégation, il énumère en réalité quelquesuns des dons que possède Ulysse et il lui applique en
particulier, même s'il s'agit apparemment d'une antiphrase, le
titre de θέσπις au rang duquel il l'élit avec conviction. Homère
ne galvaude pas 1 usage de ce terme qui, dans l'Odyssée, finit
par désigner Ulysse.
Une autre image frappante confirme l'intention d'Homère.
En effet, dans une des dernières visions que l'auteur donne de
son personnage, au chant XXI, il le présente comme le dieu
des aèdes. L'effet est à nouveau indirect, mais les indices sont
à chaque fois convergents; entre les doigts d'Ulysse, son arc
se tend comme une lyre:
128
ώς τ άνήρ φόρμιγγος επιστάμένος καί άοιδής
ρηιδίως έτάνυσσε νέω περί κόλλοπι χορδήν.
129
Ulysse réunit donc dans son personnage deux fonctions
attribuées à Apollon. Entre ses mains, l'arc et la lyre se
confondent.
A la fin de l'Odyssée, alors que le protagoniste est engagé
dans une phase particulièrement active de lutte contre les
prétendants, Homère suggère en même temps la vocation
secrète du roi d'Ithaque qu'il désigne comme l'aède par
excellence. Ce moment est certainement privilégié parce
qu'Homère, qui ne fait qu'un avec son personnage, éprouve
alors toutes les vertus exaltantes de l'action. Si le chant naît du
drame, l'aède doit être héros. Or, en se servant de tous ces
procédés qui permettent d'établir une double identification
entre Ulysse et lui-même, Homère fait en sorte que cette
condition soit pleinement réalisée. Désormais, il puise donc
son inspiration aux sources mêmes de l'action épique, dans la
compagnie intime de son personnage héroïque.
1 2 8
Od., XVII, 385.
1 2 9
Od., XXI, 406.
167
Noésis n° 1
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