La nuit obscure selon
Simone Weil
N
ous parlerons ici de la nuit en tant
que métaphore privilégiée de la
littérature mystique.
Evoquer la « nuit obscure » c’est évo-
quer une métaphore employée par les
mystiques chrétiens ; je centrerai mon
article sur l’œuvre de Simone Weil
(1909-1943) qui n’est pourtant pas une
œuvre mystique, mais une œuvre tragi-
que. Simone Weil était agrégée de phi-
losophie, mais son œuvre élabore moins
une philosophie systématique qu’elle ne
nous livre une vision tragique du monde.
Nous nous approprions pour parler de
l’œuvre de Simone Weil les concepts uti-
lisés par Lucien Goldmann [Goldmann,
1959] dans Le dieu cac(Etude sur la
vision tragique dans les Pensées de Pas-
cal et dans le théâtre de Racine). « Une
vision du monde, c’est précisément [un]
ensemble d’aspirations, de sentiments
et d’idées qui réunit les membres d’un
groupe (le plus souvent d’une classe
sociale) et les oppose aux autres grou-
pes » [Goldmann, 1959 : 26], écrit Lucien
Goldmann, et : « On peut caractériser la
conscience tragique (…) par la compré-
hension rigoureuse et précise du monde
nouveau créé par l’individualisme ratio-
naliste [Descartes], avec tout ce qu’il
contenait de positif, de précieux et surtout
de définitivement acquis pour la pensée et
la conscience humaines, mais en même
temps par le refus radical d’accepter ce
monde comme seule chance et seule
perspective de l’homme. » [Goldmann,
1959 : 43] Même si la vision du monde
de Simone Weil n’est pas tout à fait la
même que la vision du monde de Pascal
– ils appartiennent à une époque et à une
classe sociale différentes leurs œuvres
se présentent sous une forme identique :
celle du fragment et du paradoxe. Selon
Lucien Goldmann une philosophie qui
n’est ni négative ni positive, mais qui
exige « tout ou rien », doit sans cesse
affirmer une chose et son contraire, par
exemple la véracité de la mystique et son
impossibilité, tout en considérant que
l’unité impossible des contraires est pos-
sible si l’on fait abstraction des faiblesses
de l’humaine condition, des limites de la
raison. C’est cette nécessité d’affirmer et
de nier qui rend le fragment nécessaire et
la systématisation impossible ; mais il en
résulte que pour répondre à une question
telle que : qu’est-ce que la nuit obscure
pour Simone Weil ? il est impossible de
renvoyer à un passage de son œuvre.
Il faut au contraire lire toute l’œuvre
attentivement, et nous ne livrons ici que
le fruit de cette lecture, sans avoir l’inten-
tion de proposer une interprétation nou-
velle de l’œuvre de Simone Weil à partir
de la notion de nuit obscure. Notre étude
se limitera à montrer quel est le sens de la
nuit obscure pour Simone Weil, et quelle
est son importance dans la vision tragique
de Simone Weil.
Par une nuit profonde,
étant pleine d’angoisse et enflammée
d’amour…
Jean de la Croix
82
ELODIE WAHL
Faculté des Sciences Sociales
Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
83
Elodie Wahl La nuit obscure selon Simone Weil
Un recueil de communications con-
sacré à Simone Weil s’intitule : Simone
Weil. Philosophe, historienne, et mys-
tique [Kahn, 1978] ; qui faut-il donc
être pour parler de Simone Weil ? Nous
posons cette question parce qu’elle impli-
que celle-ci : qu’est-ce qui nous autorise,
doctorante en sociologie, à parler de (ou
à écrire sur) Simone Weil ? S’il faut être
historien, le sociologue peut l’être à l’oc-
casion, s’il faut être mystique, nous ne
le sommes pas, s’il faut être philosophe,
il convient de définir ce terme. Simone
Weil dit quelque part que la philosophie
est une réflexion sur les valeurs. Cette
tâche est-elle incompatible avec celle
du sociologue ? La fameuse « neutralité
axiologique » chère à Max Weber n’est
qu’un principe normatif que le sociolo-
gue garde à l’esprit mais qu’il ne peut
jamais appliquer à la lettre. Ainsi plutôt
que de bannir les valeurs de son travail
pour que celles-ci reviennent immédiate-
ment s’imposer à peine masquées dans ce
qu’il fait, le sociologue se fera philosophe
avant d’aborder toute étude. Or « se faire
philosophe », lorsqu’il s’agit de commen-
ter une œuvre, c’est selon nous se mettre
dans la position dont se réclamait Alain
au début de son petit livre sur Spinoza :
« Nous allons essayer de faire apercevoir
au lecteur en quel sens Spinoza a raison.
Pour ce qui est de montrer en quel sens
il a tort, nous le laissons à de plus habi-
les, et il n’en manquera point. » [Alain,
1949 : 24]. Nous essayerons donc ici, de
montrer le point de vue de Simone Weil
sur la nuit mystique, non pour le critiquer
ou le relativiser, mais simplement, nous
l’espérons, pour expliquer comment il
se justifie.
Simone Weil
Il convient de préciser que Simone
Weil n’est pas de confession chrétien-
ne, que ses premiers écrits s’inscrivent
dans le cadre d’une pensée matérialiste
et révolutionnaire, et que ce n’est que
suite à sa désillusion quant au mouve-
ment révolutionnaire qui précède un bref
retour au rationalisme kantien (qui s’ex-
prime surtout dans le texte Réflexions
sur les causes de la liberté et de l’op-
pression sociale (1934)), ainsi qu’une
expérience du travail de manœuvre en
usine (1935), que Simone Weil écrira
des textes, et remplira ses Cahiers, de
réflexions sur des thèmes religieux et
mystiques. Simone Weil résume ainsi son
expérience du travail ouvrier : « Pour moi,
personnellement, voici ce que ça a voulu
dire, travailler en usine. Ça a voulu dire
que toutes les raisons extérieures (je les
avait crues intérieures, auparavant) sur
lesquelles s’appuyaient pour moi le sen-
timent de ma dignité, le respect de moi-
même ont été en deux ou trois semaines
radicalement brisées sous le coup d’une
contrainte brutale et quotidienne. » [Weil,
1951 : 27] ; ailleurs elle ajoute : « Etant
en usine, confondue aux yeux de tous
et à mes propres yeux avec la masse
anonyme, le malheur des autres et entré
dans ma chair et dans mon âme. » [Weil,
1966 : 42]. Il va de soi que l’expérience
douloureuse de l’usine n’est pas sans lien
avec une certaine « conversion » de ses
centres d’intérêts philosophiques.
La nuit de Jean de la Croix :
chemin vers l’extase
La réflexion de Simone Weil sur la
mystique s’appuie principalement sur
l’œuvre de Jean de la Croix, mystique
chrétien Espagnol (entré au couvent des
Carmes en 1564) qui fut le soutien de
Thérèse d’Avila lorsqu’elle fonda les
premiers Carmels « réformés » Espa-
gnols. Jean de la Croix a écrit une œuvre
importante dont le texte le plus connu est
un traité intitulé La nuit obscure [Jean
de la Croix (1584), 1984] qui contient
l’expression lyrique (les « Cantiques de
l’âme ») d’une âme (psyché, l’âme n’est
pas l’entendement, c’est le cœur selon
Pascal, la raison selon Kant qui distingue
raison et entendement) « lors qu’elle est
déjà parvenue à la perfection, c’est-à-dire
à l’union d’amour avec Dieu » [op. cit. :
27]. Ces cantiques précèdent deux cent
pages d’explications (le manuscrit est
d’ailleurs incomplet) sur les conditions
permettant à l’âme de parvenir à cette
union parfaite, soit deux cent pages d’ex-
plications de la « nuit obscure ».
Ainsi lorsque la littérature mystique
évoque la « nuit obscure », c’est à la nuit
de Jean de la Croix qu’elle se réfère en
premier lieu, ce qui ne signifie pas, bien
entendu, que cette nuit ne soit pas évo-
quée par d’autres mystiques qu’ils aient
lu ou non le traité de Jean de la Croix.
Cette nuit, écrit Jean-Pie Lapierre dans
la présentation du texte de Jean de la
Croix de l’édition récente, « est et n’est
pas l’épreuve centrale du traité de Jean
de la Croix, elle n’en est pas la fin : elle
n’a donc pas à être hypostasiée. Juste-
ment parce qu’elle est le passage à vide,
par le néant, le rien qui est le moyen, la
condition de l’illumination et de l’em-
brasement. » [Lapierre, 1984 : 18] La
nuit obscure n’est ni hypostase ni extase,
elle est le chemin vers l’extase. Berg-
son en donne cette définition : « L’âme
a tout perdu, elle ne sait pas encore que
c’est pour tout gagner. » [Bergson (1932),
1942 : 245]
Le premier cantique de l’âme est le
suivant :
Par une nuit profonde,
Etant pleine d’angoisse et enflammée
d’amour,
Oh ! l’heureux sort !
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en
paix.
Jean de la Croix, ou plus précisément
l’âme de Jean de la Croix, sort « tandis
que [sa] demeure était déjà en paix »,
c’est-à-dire lorsque non seulement ses
sens se sont « tus », ce qu’il appellera
bientôt la « nuit des sens », mais aussi
lorsque sa raison est devenue silencieuse
(la « nuit de l’esprit »). Il est nécessaire de
lire les explications de Jean de la Croix
pour comprendre à quel point la nuit
obscure est douloureuse :
Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi
cette lumière divine, qui d’après nous
éclaire l’âme et la purifie de ses ignoran-
ces, est-elle appelée par l’âme une nuit
obscure ? A cela on répond que c’est pour
deux motifs que cette divine Sagesse non
seulement est pour l’âme une nuit pleine
de ténèbres, mais encore une peine et un
tourment. Le premier, c’est l’élévation de
la Sagesse divine qui dépasse la capacité
de l’âme et par cela même est pleine
d’obscurité pour elle. Le second, c’est la
bassesse et l’impureté de l’âme, ce qui
fait que cette lumière est pour elle péni-
ble, douloureuse et même obscure.
(…)
De même quand cette divine lumière de
la contemplation investit l’âme qui n’est
pas encore complètement éclairée, elle
produit en elle des ténèbres spirituelles,
parce que non seulement elle la dépasse,
mais parce qu’elle la prive de son intel-
ligence naturelle et en obscurcit l’acte.
Voilà pourquoi saint Denis et d’autres
84 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
théologiens mystiques appellent cette con-
templation infuse un rayon de ténèbres.
[Jean de la Croix, op. cit. : 106-107]
La nuit obscure est donc le chemin
douloureux qui mène à l’extase, à l’union
avec Dieu, le Bien-Aimé dont il est ques-
tion dans le huitième cantique1. Or c’est
parce que l’âme perçoit Dieu ou la lumiè-
re divine, avant d’être prête à s’unir avec
lui, que cette illumination produit « des
ténèbres spirituelles », ce qui n’est pas
sans nous rappeler le « trop de lumière
obscurcit » de Pascal, ou encore l’épisode
du fameux prisonnier, qui, sortit de la
caverne a d’abord les yeux brûlés par
le soleil.
L’unité de la mystique selon
Simone Weil
Ce que cherchera à montrer Simone
Weil c’est qu’il existe une tradition mys-
tique qui est une et identique dans toutes
les civilisations : « les mystiques de
presque toutes les traditions religieuses
se rejoignent presque jusqu’à l’identité. »
[Weil, 1951 : 49]. Il ne s’agit pas ici
de syncrétisme : « Des idiots parlent de
syncrétisme à propos de Platon. On n’a
pas besoin de faire du syncrétisme pour
ce qui est un. Thalès, Anaximandre, Héra-
clite, Socrate, Pythagore, c’était la même
doctrine, la doctrine grecque unique, à
travers des tempéraments différents. »
[Weil, 1950 : 324]. Bien sûr il est ici
question de la Grèce et de la Grèce seule-
ment. Mais si en Grèce des tempéraments
différents expriment toujours une seule et
même chose, dans le monde entier à tra-
vers des civilisations différentes s’expri-
ment, par les mystiques, également une
seule et même chose : « La contemplation
pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est
tout aussi surnaturelle que celle des mys-
tiques chrétiens. Notamment il y a une
très grande affinité entre Platon et, par
exemple, saint Jean de la Croix. Aussi
entre les Upanishads hindoues et saint
Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est
très proche de la mystique chrétienne. »
[Weil, 1951 : 49] Ces affirmations sem-
blent pourtant hasardeuses, et les spé-
cialistes nous mettent en garde contre de
tels rapprochements. Jean-Pie Lapierre
remarquait par exemple que « le vague de
l’image [la nuit obscure] devient prétexte
à confondre le geste de Jean de la Croix
avec n’importe quoi. » [Lapierre, 1984 :
18]. Il faut donc suivre de près Simone
Weil afin de comprendre comment elle
s’est appropriée le nom de ce passage
qui mène à Dieu, le contenu qu’elle met
derrière cette image de la nuit.
L’éthique de la nuit obscure
ou l’éthique « impossible »
Nous voudrions montrer que la nuit
obscure chez Simone Weil désigne le
moment éthique de la rencontre avec
autrui, avec un autre qui, non pas me trans-
cende comme chez Lévinas, mais qui est
transcendé, ou, pour parler le vocabulaire
de Simone Weil : qui est sacré. Le terme
éthique est pris ici dans une acceptation
lévinassienne un peu infléchie, car selon
Lévinas « on appelle mise en question de
ma spontanéité par la présence d’Autrui,
éthique. » [Lévinas, 1961 : 13], « mise
en question » seulement pour Lévinas,
et sûrement pas « rencontre », car pour
Lévinas la rencontre est toujours man-
quée. Pour Simone Weil, et nous verrons
en quoi cela ne revient pas tout à fait au
même, la rencontre n’est pas manquée,
elle est « impossible ». Mais l’éthique
chez Simone Weil implique cependant,
comme chez Lévinas, la notion de res-
ponsabilité envers autrui.
Ce qui est en jeu dans la rencontre
avec l’autre, l’union avec la vérité, n’est
possible qu’au cours de la nuit obscure.
La rencontre ou l’union est bien, comme
chez Jean de la Croix, d’abord une perte.
C’est la perte du sentiment de la per-
sonne, la perte du moi (au sens de Pascal
pour lequel « le moi est haïssable »), ce
que Simone Weil appelle « dé-création ».
Mais c’est ensuite aussi un don : dans le
vide de l’âme il y a place pour la récep-
tion de la grâce. Enfin, la nuit obscure
permet la création : création d’une œuvre,
création de l’autre à l’instar de Dieu qui
crée le monde et les créatures. Pourtant
la Création divine est chez Simone Weil
une kénose (kénos signifie vide)2, ainsi
créer une œuvre ou créer un autre c’est se
vider, se réduire à néant. Nous nomme-
rons le don « incarnation », et la création
« le moment éthique ».
La nuit obscure
et / est le comble
du malheur
La présence de la nuit obscure dans
le folklore, la religion et la philosophie
Nous commencerons donc par mon-
trer comment Simone Weil discerne, hors
de la mystique chrétienne proprement
dite, le thème de la nuit obscure. Dans un
conte dit « du Duc de Norvège », Simone
Weil repère un thème qui est présent dans
le folklore de toutes les civilisations : une
princesse a épousé un prince qui revêt
une forme animale la nuit et retrouve
le jour sa forme humaine. Une nuit à
bout de patience, la princesse détruit la
dépouille animale. Mais le prince dis-
paraît. La princesse part à sa recherche,
rencontre en chemin une vieille femme
qui lui fait don de trois noisettes magi-
ques, et arrive enfin au seuil d’un château
le prince s’apprête à en épouser une
autre. La princesse qui arrive au château
en haillons, se fait passer pour une fille
de cuisine. Entrée dans le château, elle
casse une première noisette et apparaît
une robe merveilleuse qu’elle échange
avec la future épouse contre une nuit
avec le prince. Le prince ne se réveille
pas avant l’aube, et au matin la princesse
a partir. Le scénario se reproduit à
l’identique le lendemain. Mais la troi-
sième nuit, le prince se réveille à temps
alors que l’aube n’est pas encore levée,
il reconnaît la véritable épouse et renvoie
l’autre. [Weil, 1985 : 13]
L’interprétation manifeste de ce conte
est que l’âme du prince avait un temps
donné pour reconnaître la vérité, il ne
pouvait la reconnaître que dans la nuit.
Mais il ne pouvait la reconnaître qu’après
avoir été dépouillé de la créature ani-
male qui le masquait. Il fallait asséner
à l’homme un premier coup, le priver
de quelque chose, afin qu’il soit apte
à reconnaître la vérité. Malheureuse-
ment (ou heureusement puisque c’est le
processus nécessaire), ce premier coup
plonge l’homme dans la nuit. Simone
Weil fait en fait ici une analogie entre la
princesse et le Christ. La princesse est
une figure christique : comme le Christ
dans l’Evangile, elle cherche l’homme ;
ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu3.
85
Elodie Wahl La nuit obscure selon Simone Weil
La princesse arrive auprès de l’homme en
mendiante, et l’homme peut la reconnaî-
tre, mais aussi bien peut ne pas le faire (il
faut ici se rappeler que près du tombeau
Marie-Madeleine avait d’abord pris le
Christ pour un jardinier). Dans la nuit le
prince s’éveille, s’ouvre à la vérité, et le
lendemain il offre son amour à l’épouse
légitime. La princesse, figure christique,
donc figure divine, est morte pour le
prince : elle est absente. Cherchant le
prince, elle va au-devant de sa résurrec-
tion, de son devenir, si l’on admet dans
une perspective quelque peu hégélienne
qu’il faille être reconnu pour que le deve-
nir soit possible. Mais le prince après la
destruction de sa dépouille animale est
lui aussi quasi mort puisqu’il est dans
la nuit. Le prince est l’homme qui dort
alors que le Christ est en agonie (Pascal),
il dort comme les disciples pendant la
nuit de Gesthémani. Il faut en fait une
double reconnaissance, du prince par la
princesse, de la princesse par le prince,
afin que la vérité se fasse, que la prin-
cesse cesse d’être une mendiante, pour
que le prince soit tiré de sa nuit et accède
à une « plénitude de l’être », qu’il cesse
d’être « animal » la moitié de sa vie. S’il
y a mort et résurrection du Christ (de la
princesse), il y a également mort et résur-
rection du prince. Dans la perspective de
Simone Weil, pour laquelle Dieu, après
la Création, a besoin des créatures pour
être, comme nous le verrons plus loin, les
créatures n’ont pas besoin de Dieu. Par
conséquent elles ne le recherchent pas.
On ne peut donc parler de Dieu qu’après
l’avoir « rencontré ».
C’est Dieu qui cherche l’homme dans
le poème de Job également. Job avait le
choix lui aussi : il pouvait choisir le Dieu
des hommes (les impératifs sociaux, la
divinité selon Durkheim) ou le Dieu légi-
time (le Dieu véritable, non plus immanent
de la société mais transcendant, légitime,
comme la princesse est l’épouse légitime
du prince). Le Dieu des hommes recom-
mande d’avouer des fautes non commi-
ses, il ne veut pas, pourrions-nous dire
pour plagier Electre, que l’on fasse justice
contre l’injustice. En refusant ce Dieu
là, Job finit par trouver un Dieu secret,
inconnu aux hommes, qui le félicite de sa
franchise. Job à qui l’on avait tout enlevé,
ses proches, ses biens, sa santé, reçoit une
nouvelle vie : non pas après la mort, Dieu
donne pendant la vie.
Pour Simone Weil la littérature qui est
la « source » des nuits obscures, c’est la
littérature grecque ; ce qui signifie ou bien
que la littérature grecque est chrétienne,
ou bien qu’il y a eu des nuits obscures
avant le christianisme : pour Simone Weil
les deux hypothèses n’en font qu’une,
puisqu’il y a eu des nuits obscures avant
le christianisme, les écrits qui en témoi-
gnent sont « pré-chrétiens ». Pré-chrétien,
le poème de Job l’est donc aussi. Peut-
être ici faut-il marquer un temps d’arrêt
pour signaler ce qui est pré-chrétien pour
Simone Weil dans l’Ancien Testament.
Car tout l’Ancien Testament est loin
d’être pré-chrétien dans la perspective de
notre auteur : « Les Hébreux, qui ont été
quatre siècle au contact de la civilisation
égyptienne, ont refusé d’adopter cet esprit
de douceur. » [Weil, 1951 : 12] Selon elle,
l’esprit de douceur de l’Egypte était chré-
tien (le Livre des morts « est imprégné
de charité évangélique. » [op. cit.]). Sur
quoi se fonde Simone Weil pour dire que
les Hébreux n’ont pas adopté l’esprit de
douceur Egyptien ? Les Hébreux écrit-elle
« voulaient la puissance… » [op. cit.], il
faut comprendre : leur divinité est avant
tout puissante : « erreur fondamentale sur
Dieu » [op. cit. : 13] ! Pourtant « Israël a
appris la vérité la plus essentielle concer-
nant Dieu savoir qu’il était bon avant
d’être puissant) de traditions étrangères,
chaldéenne, perse ou grecque, et à la
faveur de l’exil. (nous soulignons. E. W.) »
[op. cit.] Le prouve le fait que « Tous les
textes antérieurs à l’exil sont entachés
de cette erreur fondamentale sur Dieu,
je crois excepté le livre de Job, dont
le héros n’est pas Juif, le Cantique des
Cantiques (mais est-il antérieur à l’exil ?)
et certains psaumes de David (mais l’attri-
bution est-elle certaine ?). D’autre part le
premier personnage parfaitement pur qui
figure dans l’histoire juive est Daniel (qui
a été initié à la sagesse chaldéenne). La
vie des tous les autres, à commencer par
Abraham, est souillée de choses atroces.
(Abraham commence par prostituer sa
femme.) » [op. cit.]. Non seulement la
vie de certains personnages de l’Ancien
Testament est souillée de choses atroces,
mais il manque en plus dans certains pas-
sages de l’Ancien Testament la conception
essentielle selon laquelle les innocents
(et pas seulement les pécheurs) tombent
aussi dans le malheur. Ce qui fait écrire
à Simone Weil par exemple, que « Aux
yeux des Hébreux (du moins avant l’exil,
et sauf exceptions) péché et malheur, vertu
et prospérité sont inséparables, ce qui fait
de Iahveh un Père terrestre et non céleste,
visible et non caché. » [op. cit. : 68] (alors
que la supériorité du christianisme con-
siste, selon elle, en ce qu’il « ne cherche
pas un remède surnaturel contre la souf-
france, mais un usage surnaturel de la
souffrance. » [Weil, 2002 : 64]). Or c’est
Simone Weil qui nous affirme ailleurs
que « le Christ s’est reconnu dans le Mes-
Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat
86 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
sie des Psaumes, dans le Juste souffrant
d’Isaïe, dans le serpent d’airain de la
Genèse » [Weil, 1951 : 24]. Qu’en con-
clure ? Que l’Ancien Testament n’est pas
unitaire d’après Simone Weil, mais sur-
tout que « notre civilisation profane pro-
cède d’une inspiration religieuse qui, bien
que chronologiquement pré-chrétienne,
était chrétienne en son essence. » [op. cit. :
19]. Cette inspiration, nous la trouvons,
notamment, dans les textes grecs.
Perséphone, Prométhée, Antigone,
Electre, perdent tout, jusqu’au jeune
Théétète qui dans le dialogue éponyme
de Platon s’exclame : skotodinio, je titube
dans l’obscurité [155d ]4. Il n’y a pourtant
rien de mécanique dans la nuit obscure
puisque selon Simone Weil, « le génie
est ce qui permet de traverser des nuits
obscures ». Sans ce génie, cette barbarie
positive selon Benjamin5, l’âme reste au
bord de la nuit, se lamente en se disant :
« je ne peux pas, je n’y comprends rien »6.
Tout le monde ne traverse pas la nuit obs-
cure, la cause en est que comme tous les
sacrements, elle est douloureuse. Il faut
consentir à la douleur, ne pas chercher à
la fuir. Or la fuite est l’attitude naturelle
de l’âme face à la vérité7. La première
étape de la nuit obscure, la dé-création
n’est pas un anéantissement rapide. Ce
n’est que peu à peu que l’âme est purgée
du moi. « Purgée du moi » cela signifie
entrer dans la nuit, dans le néant, mourir
à soi-même, ne plus pouvoir, en aucun
cas, être égoïste, donc ne plus être une
créature ou plutôt accomplir sa vocation
de créature : se dé-créer. Or nul n’entre
d’un seul coup dans la nuit, car les âmes
craignent le vide et résistent. Et nul ne
sort de la nuit seul, il faut une aide. Qui
« nourrit » donc l’âme au fond de son
malheur ? Car seule convient une nour-
riture capable de traverser l’épaisseur
de la nuit. Qui est capable de regar-
der un tel malheur, de porter secours au
malheureux, à la créature désincarnée ?
Seul le Christ ressuscité peut compatir
à la passion du Christ8. Il faut que le
bienfaiteur ait traversé la nuit obscure
pour partager la souffrance du malheu-
reux. Ce don s’appelle communion, cette
communion est impossible, elle est donc
surnaturelle9. Et pourtant nous pouvons
voir ici une analogie avec la psychanalyse
que Simone Weil n’aurait peut-être pas
récusée, elle qui affirmait que « Loin
qu’on puisse lui reprocher ses variations,
elle [la philosophie] est une, éternelle
et non susceptible de progrès. Le seul
renouvellement dont elle est capable est
celui de l’expression, quand un homme se
l’exprime à lui-même et l’exprime à ceux
qui l’entourent en des termes qui ont rap-
port avec les conditions de l’époque, de la
civilisation, du milieu il vit. Il est dési-
rable qu’une telle transposition s’opère
d’âge en âge, et c’est la seule raison pour
laquelle il peut valoir la peine d’écrire sur
un pareil sujet après que Platon a écrit. »
[Weil, 1941] Le psychanalyste n’a-t-il
pas pour charge de re-créer une âme
dé-créée (peut-être devrions-nous dire
« déstructurée »), et la possibilité de le
faire seulement grâce à l’attention qui est
« action non-agissante », pour employer
encore une fois une expression para-
doxale de Simone Weil, attention dont il
est capable parce qu’il est lui aussi passé
par le processus de dé-création / création,
et seulement grâce à cela ?
L’originalité du « dialogue » psy-
chanalytique, ses problèmes, ses risques
et, peut-être à la fin, son impossibilité,
n’en apparaissent que mieux. [nous sou-
lignons. E. W.] » écrit Maurice Blanchot,
et plus loin : « Quand donc la cure est-
elle terminée ? On dit : lorsque le patient
et l’analyste sont l’un et l’autre satis-
faits. Réponse sur laquelle on peut rêver.
Comme il ne peut s’agir d’une satisfaction
d’humeur, mais de cette sorte de contente-
ment qui est la sagesse, cela revient à dire
qu’il faut attendre la fin de l’histoire et ce
contentement suprême qui est l’équivalent
de la mort : Socrate le suggérait déjà. »
[Blanchot, 1969 : 351-353])
En fait, la « connaissance surnatu-
relle » qui intéresse Simone Weil n’est
pas tant ce qui est reçu après la nuit,
que la connaissance de la nuit même, du
mécanisme (nous disions précédemment
qu’il n’y avait rien de mécanique dans la
nuit obscure, et nous semblons mainte-
nant nous contredire, mais Simone Weil
dit explicitement qu’il y a aussi des lois
dans le domaine de la grâce [Weil, 97 :
236], nous sommes donc passés d’un
plan rationnel à un plan qualitativement
différent, au plan surnaturel). Les Grecs,
remarque notre auteur, employaient
d’ailleurs le mot méchanè pour décrire le
stratagème par lequel Dieu capturait les
âmes. « [Aïdonée] lui donna un grain de
grenade doux comme le miel, à manger
en cachette, / Par stratagème, pour quelle
ne demeurât pas toujours / là-bas, près de
la vénérée Déméter au voile bleu » dit
l’hymne homérique10 qui raconte la cap-
ture de Perséphone. L’accès à la connais-
sance nécessite de subir un stratagème
douloureux : par la souffrance, la con-
naissance, dit Eschyle. C’est le génie
de la Grèce, que d’avoir su reconnaître
que la révélation, la rédemption, n’est pas
donnée sans douleur. Pour connaître au-
delà de la perspective du moi, il faut être
séparé du moi. Mais qu’y a-t-il au-delà ?
Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat
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