La nuit obscure selon Simone Weil

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ELODIE WAHL
Faculté des Sciences Sociales
Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
[email protected]
La nuit obscure selon
Simone Weil
Par une nuit profonde,
étant pleine d’angoisse et enflammée
d’amour…
Jean de la Croix
82
N
ous parlerons ici de la nuit en tant
que métaphore privilégiée de la
littérature mystique.
Evoquer la « nuit obscure » c’est évoquer une métaphore employée par les
mystiques chrétiens ; je centrerai mon
article sur l’œuvre de Simone Weil
(1909-1943) qui n’est pourtant pas une
œuvre mystique, mais une œuvre tragique. Simone Weil était agrégée de philosophie, mais son œuvre élabore moins
une philosophie systématique qu’elle ne
nous livre une vision tragique du monde.
Nous nous approprions pour parler de
l’œuvre de Simone Weil les concepts utilisés par Lucien Goldmann [Goldmann,
1959] dans Le dieu caché (Etude sur la
vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine). « Une
vision du monde, c’est précisément [un]
ensemble d’aspirations, de sentiments
et d’idées qui réunit les membres d’un
groupe (le plus souvent d’une classe
sociale) et les oppose aux autres groupes » [Goldmann, 1959 : 26], écrit Lucien
Goldmann, et : « On peut caractériser la
conscience tragique (…) par la compréhension rigoureuse et précise du monde
nouveau créé par l’individualisme rationaliste [Descartes], avec tout ce qu’il
contenait de positif, de précieux et surtout
de définitivement acquis pour la pensée et
la conscience humaines, mais en même
temps par le refus radical d’accepter ce
monde comme seule chance et seule
perspective de l’homme. » [Goldmann,
1959 : 43] Même si la vision du monde
de Simone Weil n’est pas tout à fait la
même que la vision du monde de Pascal
– ils appartiennent à une époque et à une
classe sociale différentes – leurs œuvres
se présentent sous une forme identique :
celle du fragment et du paradoxe. Selon
Lucien Goldmann une philosophie qui
n’est ni négative ni positive, mais qui
exige « tout ou rien », doit sans cesse
affirmer une chose et son contraire, par
exemple la véracité de la mystique et son
impossibilité, tout en considérant que
l’unité impossible des contraires est possible si l’on fait abstraction des faiblesses
de l’humaine condition, des limites de la
raison. C’est cette nécessité d’affirmer et
de nier qui rend le fragment nécessaire et
la systématisation impossible ; mais il en
résulte que pour répondre à une question
telle que : qu’est-ce que la nuit obscure
pour Simone Weil ? il est impossible de
renvoyer à un passage de son œuvre.
Il faut au contraire lire toute l’œuvre
attentivement, et nous ne livrons ici que
le fruit de cette lecture, sans avoir l’intention de proposer une interprétation nouvelle de l’œuvre de Simone Weil à partir
de la notion de nuit obscure. Notre étude
se limitera à montrer quel est le sens de la
nuit obscure pour Simone Weil, et quelle
est son importance dans la vision tragique
de Simone Weil.
Elodie Wahl
Un recueil de communications consacré à Simone Weil s’intitule : Simone
Weil. Philosophe, historienne, et mystique [Kahn, 1978] ; qui faut-il donc
être pour parler de Simone Weil ? Nous
posons cette question parce qu’elle implique celle-ci : qu’est-ce qui nous autorise,
doctorante en sociologie, à parler de (ou
à écrire sur) Simone Weil ? S’il faut être
historien, le sociologue peut l’être à l’occasion, s’il faut être mystique, nous ne
le sommes pas, s’il faut être philosophe,
il convient de définir ce terme. Simone
Weil dit quelque part que la philosophie
est une réflexion sur les valeurs. Cette
tâche est-elle incompatible avec celle
du sociologue ? La fameuse « neutralité
axiologique » chère à Max Weber n’est
qu’un principe normatif que le sociologue garde à l’esprit mais qu’il ne peut
jamais appliquer à la lettre. Ainsi plutôt
que de bannir les valeurs de son travail
pour que celles-ci reviennent immédiatement s’imposer à peine masquées dans ce
qu’il fait, le sociologue se fera philosophe
avant d’aborder toute étude. Or « se faire
philosophe », lorsqu’il s’agit de commenter une œuvre, c’est selon nous se mettre
dans la position dont se réclamait Alain
au début de son petit livre sur Spinoza :
« Nous allons essayer de faire apercevoir
au lecteur en quel sens Spinoza a raison.
Pour ce qui est de montrer en quel sens
il a tort, nous le laissons à de plus habiles, et il n’en manquera point. » [Alain,
1949 : 24]. Nous essayerons donc ici, de
montrer le point de vue de Simone Weil
sur la nuit mystique, non pour le critiquer
ou le relativiser, mais simplement, nous
l’espérons, pour expliquer comment il
se justifie.
Simone Weil
Il convient de préciser que Simone
Weil n’est pas de confession chrétienne, que ses premiers écrits s’inscrivent
dans le cadre d’une pensée matérialiste
et révolutionnaire, et que ce n’est que
suite à sa désillusion quant au mouvement révolutionnaire qui précède un bref
retour au rationalisme kantien (qui s’exprime surtout dans le texte Réflexions
sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934)), ainsi qu’une
expérience du travail de manœuvre en
usine (1935), que Simone Weil écrira
des textes, et remplira ses Cahiers, de
La nuit obscure selon Simone Weil
réflexions sur des thèmes religieux et
mystiques. Simone Weil résume ainsi son
expérience du travail ouvrier : « Pour moi,
personnellement, voici ce que ça a voulu
dire, travailler en usine. Ça a voulu dire
que toutes les raisons extérieures (je les
avait crues intérieures, auparavant) sur
lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moimême ont été en deux ou trois semaines
radicalement brisées sous le coup d’une
contrainte brutale et quotidienne. » [Weil,
1951 : 27] ; ailleurs elle ajoute : « Etant
en usine, confondue aux yeux de tous
et à mes propres yeux avec la masse
anonyme, le malheur des autres et entré
dans ma chair et dans mon âme. » [Weil,
1966 : 42]. Il va de soi que l’expérience
douloureuse de l’usine n’est pas sans lien
avec une certaine « conversion » de ses
centres d’intérêts philosophiques.
La nuit de Jean de la Croix :
chemin vers l’extase
La réflexion de Simone Weil sur la
mystique s’appuie principalement sur
l’œuvre de Jean de la Croix, mystique
chrétien Espagnol (entré au couvent des
Carmes en 1564) qui fut le soutien de
Thérèse d’Avila lorsqu’elle fonda les
premiers Carmels « réformés » Espagnols. Jean de la Croix a écrit une œuvre
importante dont le texte le plus connu est
un traité intitulé La nuit obscure [Jean
de la Croix (1584), 1984] qui contient
l’expression lyrique (les « Cantiques de
l’âme ») d’une âme (psyché, l’âme n’est
pas l’entendement, c’est le cœur selon
Pascal, la raison selon Kant qui distingue
raison et entendement) « lors qu’elle est
déjà parvenue à la perfection, c’est-à-dire
à l’union d’amour avec Dieu » [op. cit. :
27]. Ces cantiques précèdent deux cent
pages d’explications (le manuscrit est
d’ailleurs incomplet) sur les conditions
permettant à l’âme de parvenir à cette
union parfaite, soit deux cent pages d’explications de la « nuit obscure ».
Ainsi lorsque la littérature mystique
évoque la « nuit obscure », c’est à la nuit
de Jean de la Croix qu’elle se réfère en
premier lieu, ce qui ne signifie pas, bien
entendu, que cette nuit ne soit pas évoquée par d’autres mystiques qu’ils aient
lu ou non le traité de Jean de la Croix.
Cette nuit, écrit Jean-Pie Lapierre dans
la présentation du texte de Jean de la
Croix de l’édition récente, « est et n’est
pas l’épreuve centrale du traité de Jean
de la Croix, elle n’en est pas la fin : elle
n’a donc pas à être hypostasiée. Justement parce qu’elle est le passage à vide,
par le néant, le rien qui est le moyen, la
condition de l’illumination et de l’embrasement. » [Lapierre, 1984 : 18] La
nuit obscure n’est ni hypostase ni extase,
elle est le chemin vers l’extase. Bergson en donne cette définition : « L’âme
a tout perdu, elle ne sait pas encore que
c’est pour tout gagner. » [Bergson (1932),
1942 : 245]
Le premier cantique de l’âme est le
suivant :
Par une nuit profonde,
Etant pleine d’angoisse et enflammée
d’amour,
Oh ! l’heureux sort !
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en
paix.
Jean de la Croix, ou plus précisément
l’âme de Jean de la Croix, sort « tandis
que [sa] demeure était déjà en paix »,
c’est-à-dire lorsque non seulement ses
sens se sont « tus », ce qu’il appellera
bientôt la « nuit des sens », mais aussi
lorsque sa raison est devenue silencieuse
(la « nuit de l’esprit »). Il est nécessaire de
lire les explications de Jean de la Croix
pour comprendre à quel point la nuit
obscure est douloureuse :
Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi
cette lumière divine, qui d’après nous
éclaire l’âme et la purifie de ses ignorances, est-elle appelée par l’âme une nuit
obscure ? A cela on répond que c’est pour
deux motifs que cette divine Sagesse non
seulement est pour l’âme une nuit pleine
de ténèbres, mais encore une peine et un
tourment. Le premier, c’est l’élévation de
la Sagesse divine qui dépasse la capacité
de l’âme et par cela même est pleine
d’obscurité pour elle. Le second, c’est la
bassesse et l’impureté de l’âme, ce qui
fait que cette lumière est pour elle pénible, douloureuse et même obscure.
(…)
De même quand cette divine lumière de
la contemplation investit l’âme qui n’est
pas encore complètement éclairée, elle
produit en elle des ténèbres spirituelles,
parce que non seulement elle la dépasse,
mais parce qu’elle la prive de son intelligence naturelle et en obscurcit l’acte.
Voilà pourquoi saint Denis et d’autres
83
théologiens mystiques appellent cette contemplation infuse un rayon de ténèbres.
[Jean de la Croix, op. cit. : 106-107]
La nuit obscure est donc le chemin
douloureux qui mène à l’extase, à l’union
avec Dieu, le Bien-Aimé dont il est question dans le huitième cantique1. Or c’est
parce que l’âme perçoit Dieu ou la lumière divine, avant d’être prête à s’unir avec
lui, que cette illumination produit « des
ténèbres spirituelles », ce qui n’est pas
sans nous rappeler le « trop de lumière
obscurcit » de Pascal, ou encore l’épisode
du fameux prisonnier, qui, sortit de la
caverne a d’abord les yeux brûlés par
le soleil.
L’unité de la mystique selon
Simone Weil
Ce que cherchera à montrer Simone
Weil c’est qu’il existe une tradition mystique qui est une et identique dans toutes
les civilisations : « … les mystiques de
presque toutes les traditions religieuses
se rejoignent presque jusqu’à l’identité. »
[Weil, 1951 : 49]. Il ne s’agit pas ici
de syncrétisme : « Des idiots parlent de
syncrétisme à propos de Platon. On n’a
pas besoin de faire du syncrétisme pour
ce qui est un. Thalès, Anaximandre, Héraclite, Socrate, Pythagore, c’était la même
doctrine, la doctrine grecque unique, à
travers des tempéraments différents. »
[Weil, 1950 : 324]. Bien sûr il est ici
question de la Grèce et de la Grèce seulement. Mais si en Grèce des tempéraments
différents expriment toujours une seule et
même chose, dans le monde entier à travers des civilisations différentes s’expriment, par les mystiques, également une
seule et même chose : « La contemplation
pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est
tout aussi surnaturelle que celle des mystiques chrétiens. Notamment il y a une
très grande affinité entre Platon et, par
exemple, saint Jean de la Croix. Aussi
entre les Upanishads hindoues et saint
Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est
très proche de la mystique chrétienne. »
[Weil, 1951 : 49] Ces affirmations semblent pourtant hasardeuses, et les spécialistes nous mettent en garde contre de
tels rapprochements. Jean-Pie Lapierre
remarquait par exemple que « le vague de
l’image [la nuit obscure] devient prétexte
à confondre le geste de Jean de la Croix
avec n’importe quoi. » [Lapierre, 1984 :
18]. Il faut donc suivre de près Simone
Weil afin de comprendre comment elle
s’est appropriée le nom de ce passage
qui mène à Dieu, le contenu qu’elle met
derrière cette image de la nuit.
L’éthique de la nuit obscure
ou l’éthique « impossible »
Nous voudrions montrer que la nuit
obscure chez Simone Weil désigne le
moment éthique de la rencontre avec
autrui, avec un autre qui, non pas me transcende comme chez Lévinas, mais qui est
transcendé, ou, pour parler le vocabulaire
de Simone Weil : qui est sacré. Le terme
éthique est pris ici dans une acceptation
lévinassienne un peu infléchie, car selon
Lévinas « on appelle mise en question de
ma spontanéité par la présence d’Autrui,
éthique. » [Lévinas, 1961 : 13], « mise
en question » seulement pour Lévinas,
et sûrement pas « rencontre », car pour
Lévinas la rencontre est toujours manquée. Pour Simone Weil, et nous verrons
en quoi cela ne revient pas tout à fait au
même, la rencontre n’est pas manquée,
elle est « impossible ». Mais l’éthique
chez Simone Weil implique cependant,
comme chez Lévinas, la notion de responsabilité envers autrui.
Ce qui est en jeu dans la rencontre
avec l’autre, l’union avec la vérité, n’est
possible qu’au cours de la nuit obscure.
La rencontre ou l’union est bien, comme
chez Jean de la Croix, d’abord une perte.
C’est la perte du sentiment de la personne, la perte du moi (au sens de Pascal
pour lequel « le moi est haïssable »), ce
que Simone Weil appelle « dé-création ».
Mais c’est ensuite aussi un don : dans le
vide de l’âme il y a place pour la réception de la grâce. Enfin, la nuit obscure
permet la création : création d’une œuvre,
création de l’autre à l’instar de Dieu qui
crée le monde et les créatures. Pourtant
la Création divine est chez Simone Weil
une kénose (kénos signifie vide)2, ainsi
créer une œuvre ou créer un autre c’est se
vider, se réduire à néant. Nous nommerons le don « incarnation », et la création
« le moment éthique ».
84 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
La nuit obscure
et / est le comble
du malheur
■
La présence de la nuit obscure dans
le folklore, la religion et la philosophie
Nous commencerons donc par montrer comment Simone Weil discerne, hors
de la mystique chrétienne proprement
dite, le thème de la nuit obscure. Dans un
conte dit « du Duc de Norvège », Simone
Weil repère un thème qui est présent dans
le folklore de toutes les civilisations : une
princesse a épousé un prince qui revêt
une forme animale la nuit et retrouve
le jour sa forme humaine. Une nuit à
bout de patience, la princesse détruit la
dépouille animale. Mais le prince disparaît. La princesse part à sa recherche,
rencontre en chemin une vieille femme
qui lui fait don de trois noisettes magiques, et arrive enfin au seuil d’un château
où le prince s’apprête à en épouser une
autre. La princesse qui arrive au château
en haillons, se fait passer pour une fille
de cuisine. Entrée dans le château, elle
casse une première noisette et apparaît
une robe merveilleuse qu’elle échange
avec la future épouse contre une nuit
avec le prince. Le prince ne se réveille
pas avant l’aube, et au matin la princesse
a dû partir. Le scénario se reproduit à
l’identique le lendemain. Mais la troisième nuit, le prince se réveille à temps
alors que l’aube n’est pas encore levée,
il reconnaît la véritable épouse et renvoie
l’autre. [Weil, 1985 : 13]
L’interprétation manifeste de ce conte
est que l’âme du prince avait un temps
donné pour reconnaître la vérité, il ne
pouvait la reconnaître que dans la nuit.
Mais il ne pouvait la reconnaître qu’après
avoir été dépouillé de la créature animale qui le masquait. Il fallait asséner
à l’homme un premier coup, le priver
de quelque chose, afin qu’il soit apte
à reconnaître la vérité. Malheureusement (ou heureusement puisque c’est le
processus nécessaire), ce premier coup
plonge l’homme dans la nuit. Simone
Weil fait en fait ici une analogie entre la
princesse et le Christ. La princesse est
une figure christique : comme le Christ
dans l’Evangile, elle cherche l’homme ;
ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu3.
Elodie Wahl
La princesse arrive auprès de l’homme en
mendiante, et l’homme peut la reconnaître, mais aussi bien peut ne pas le faire (il
faut ici se rappeler que près du tombeau
Marie-Madeleine avait d’abord pris le
Christ pour un jardinier). Dans la nuit le
prince s’éveille, s’ouvre à la vérité, et le
lendemain il offre son amour à l’épouse
légitime. La princesse, figure christique,
donc figure divine, est morte pour le
prince : elle est absente. Cherchant le
prince, elle va au-devant de sa résurrection, de son devenir, si l’on admet dans
une perspective quelque peu hégélienne
qu’il faille être reconnu pour que le devenir soit possible. Mais le prince après la
destruction de sa dépouille animale est
lui aussi quasi mort puisqu’il est dans
la nuit. Le prince est l’homme qui dort
alors que le Christ est en agonie (Pascal),
il dort comme les disciples pendant la
nuit de Gesthémani. Il faut en fait une
double reconnaissance, du prince par la
princesse, de la princesse par le prince,
afin que la vérité se fasse, que la princesse cesse d’être une mendiante, pour
que le prince soit tiré de sa nuit et accède
à une « plénitude de l’être », qu’il cesse
d’être « animal » la moitié de sa vie. S’il
y a mort et résurrection du Christ (de la
princesse), il y a également mort et résurrection du prince. Dans la perspective de
Simone Weil, pour laquelle Dieu, après
la Création, a besoin des créatures pour
être, comme nous le verrons plus loin, les
La nuit obscure selon Simone Weil
créatures n’ont pas besoin de Dieu. Par
conséquent elles ne le recherchent pas.
On ne peut donc parler de Dieu qu’après
l’avoir « rencontré ».
C’est Dieu qui cherche l’homme dans
le poème de Job également. Job avait le
choix lui aussi : il pouvait choisir le Dieu
des hommes (les impératifs sociaux, la
divinité selon Durkheim) ou le Dieu légitime (le Dieu véritable, non plus immanent
de la société mais transcendant, légitime,
comme la princesse est l’épouse légitime
du prince). Le Dieu des hommes recommande d’avouer des fautes non commises, il ne veut pas, pourrions-nous dire
pour plagier Electre, que l’on fasse justice
contre l’injustice. En refusant ce Dieu
là, Job finit par trouver un Dieu secret,
inconnu aux hommes, qui le félicite de sa
franchise. Job à qui l’on avait tout enlevé,
ses proches, ses biens, sa santé, reçoit une
nouvelle vie : non pas après la mort, Dieu
donne pendant la vie.
Pour Simone Weil la littérature qui est
la « source » des nuits obscures, c’est la
littérature grecque ; ce qui signifie ou bien
que la littérature grecque est chrétienne,
ou bien qu’il y a eu des nuits obscures
avant le christianisme : pour Simone Weil
les deux hypothèses n’en font qu’une,
puisqu’il y a eu des nuits obscures avant
le christianisme, les écrits qui en témoignent sont « pré-chrétiens ». Pré-chrétien,
le poème de Job l’est donc aussi. Peutêtre ici faut-il marquer un temps d’arrêt
Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat
pour signaler ce qui est pré-chrétien pour
Simone Weil dans l’Ancien Testament.
Car tout l’Ancien Testament est loin
d’être pré-chrétien dans la perspective de
notre auteur : « Les Hébreux, qui ont été
quatre siècle au contact de la civilisation
égyptienne, ont refusé d’adopter cet esprit
de douceur. » [Weil, 1951 : 12] Selon elle,
l’esprit de douceur de l’Egypte était chrétien (le Livre des morts « est imprégné
de charité évangélique. » [op. cit.]). Sur
quoi se fonde Simone Weil pour dire que
les Hébreux n’ont pas adopté l’esprit de
douceur Egyptien ? Les Hébreux écrit-elle
« voulaient la puissance… » [op. cit.], il
faut comprendre : leur divinité est avant
tout puissante : « erreur fondamentale sur
Dieu » [op. cit. : 13] ! Pourtant « Israël a
appris la vérité la plus essentielle concernant Dieu (à savoir qu’il était bon avant
d’être puissant) de traditions étrangères,
chaldéenne, perse ou grecque, et à la
faveur de l’exil. (nous soulignons. E. W.) »
[op. cit.] Le prouve le fait que « Tous les
textes antérieurs à l’exil sont entachés
de cette erreur fondamentale sur Dieu,
je crois – excepté le livre de Job, dont
le héros n’est pas Juif, le Cantique des
Cantiques (mais est-il antérieur à l’exil ?)
et certains psaumes de David (mais l’attribution est-elle certaine ?). D’autre part le
premier personnage parfaitement pur qui
figure dans l’histoire juive est Daniel (qui
a été initié à la sagesse chaldéenne). La
vie des tous les autres, à commencer par
Abraham, est souillée de choses atroces.
(Abraham commence par prostituer sa
femme.) » [op. cit.]. Non seulement la
vie de certains personnages de l’Ancien
Testament est souillée de choses atroces,
mais il manque en plus dans certains passages de l’Ancien Testament la conception
essentielle selon laquelle les innocents
(et pas seulement les pécheurs) tombent
aussi dans le malheur. Ce qui fait écrire
à Simone Weil par exemple, que « Aux
yeux des Hébreux (du moins avant l’exil,
et sauf exceptions) péché et malheur, vertu
et prospérité sont inséparables, ce qui fait
de Iahveh un Père terrestre et non céleste,
visible et non caché. » [op. cit. : 68] (alors
que la supériorité du christianisme consiste, selon elle, en ce qu’il « ne cherche
pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la
souffrance. » [Weil, 2002 : 64]). Or c’est
Simone Weil qui nous affirme ailleurs
que « le Christ s’est reconnu dans le Mes85
sie des Psaumes, dans le Juste souffrant
d’Isaïe, dans le serpent d’airain de la
Genèse » [Weil, 1951 : 24]. Qu’en conclure ? Que l’Ancien Testament n’est pas
unitaire d’après Simone Weil, mais surtout que « notre civilisation profane procède d’une inspiration religieuse qui, bien
que chronologiquement pré-chrétienne,
était chrétienne en son essence. » [op. cit. :
19]. Cette inspiration, nous la trouvons,
notamment, dans les textes grecs.
Perséphone, Prométhée, Antigone,
Electre, perdent tout, jusqu’au jeune
Théétète qui dans le dialogue éponyme
de Platon s’exclame : skotodinio, je titube
dans l’obscurité [155d ]4. Il n’y a pourtant
rien de mécanique dans la nuit obscure
puisque selon Simone Weil, « le génie
est ce qui permet de traverser des nuits
obscures ». Sans ce génie, cette barbarie
positive selon Benjamin5, l’âme reste au
bord de la nuit, se lamente en se disant :
« je ne peux pas, je n’y comprends rien »6.
Tout le monde ne traverse pas la nuit obscure, la cause en est que comme tous les
sacrements, elle est douloureuse. Il faut
consentir à la douleur, ne pas chercher à
la fuir. Or la fuite est l’attitude naturelle
de l’âme face à la vérité7. La première
étape de la nuit obscure, la dé-création
n’est pas un anéantissement rapide. Ce
n’est que peu à peu que l’âme est purgée
du moi. « Purgée du moi » cela signifie
entrer dans la nuit, dans le néant, mourir
à soi-même, ne plus pouvoir, en aucun
cas, être égoïste, donc ne plus être une
créature ou plutôt accomplir sa vocation
de créature : se dé-créer. Or nul n’entre
d’un seul coup dans la nuit, car les âmes
craignent le vide et résistent. Et nul ne
sort de la nuit seul, il faut une aide. Qui
« nourrit » donc l’âme au fond de son
malheur ? Car seule convient une nourriture capable de traverser l’épaisseur
de la nuit. Qui est capable de regarder un tel malheur, de porter secours au
malheureux, à la créature désincarnée ?
Seul le Christ ressuscité peut compatir
à la passion du Christ8. Il faut que le
bienfaiteur ait traversé la nuit obscure
pour partager la souffrance du malheureux. Ce don s’appelle communion, cette
communion est impossible, elle est donc
surnaturelle9. Et pourtant nous pouvons
voir ici une analogie avec la psychanalyse
que Simone Weil n’aurait peut-être pas
récusée, elle qui affirmait que « Loin
qu’on puisse lui reprocher ses variations,
elle [la philosophie] est une, éternelle
et non susceptible de progrès. Le seul
renouvellement dont elle est capable est
celui de l’expression, quand un homme se
l’exprime à lui-même et l’exprime à ceux
qui l’entourent en des termes qui ont rapport avec les conditions de l’époque, de la
civilisation, du milieu où il vit. Il est désirable qu’une telle transposition s’opère
d’âge en âge, et c’est la seule raison pour
laquelle il peut valoir la peine d’écrire sur
un pareil sujet après que Platon a écrit. »
[Weil, 1941] Le psychanalyste n’a-t-il
pas pour charge de re-créer une âme
dé-créée (peut-être devrions-nous dire
« déstructurée »), et la possibilité de le
faire seulement grâce à l’attention qui est
« action non-agissante », pour employer
encore une fois une expression paradoxale de Simone Weil, attention dont il
est capable parce qu’il est lui aussi passé
par le processus de dé-création / création,
et seulement grâce à cela ?
(« L’originalité du « dialogue » psychanalytique, ses problèmes, ses risques
et, peut-être à la fin, son impossibilité,
n’en apparaissent que mieux. [nous soulignons. E. W.] » écrit Maurice Blanchot,
et plus loin : « Quand donc la cure estelle terminée ? On dit : lorsque le patient
et l’analyste sont l’un et l’autre satisfaits. Réponse sur laquelle on peut rêver.
Comme il ne peut s’agir d’une satisfaction
d’humeur, mais de cette sorte de contentement qui est la sagesse, cela revient à dire
qu’il faut attendre la fin de l’histoire et ce
contentement suprême qui est l’équivalent
de la mort : Socrate le suggérait déjà. »
[Blanchot, 1969 : 351-353])
En fait, la « connaissance surnaturelle » qui intéresse Simone Weil n’est
pas tant ce qui est reçu après la nuit,
que la connaissance de la nuit même, du
mécanisme (nous disions précédemment
qu’il n’y avait rien de mécanique dans la
nuit obscure, et nous semblons maintenant nous contredire, mais Simone Weil
dit explicitement qu’il y a aussi des lois
dans le domaine de la grâce [Weil, 97 :
236], nous sommes donc passés d’un
plan rationnel à un plan qualitativement
différent, au plan surnaturel). Les Grecs,
remarque notre auteur, employaient
d’ailleurs le mot méchanè pour décrire le
stratagème par lequel Dieu capturait les
âmes. « [Aïdonée] lui donna un grain de
grenade doux comme le miel, à manger
en cachette, / Par stratagème, pour quelle
ne demeurât pas toujours / là-bas, près de
la vénérée Déméter au voile bleu » dit
l’hymne homérique10 qui raconte la capture de Perséphone. L’accès à la connaissance nécessite de subir un stratagème
douloureux : par la souffrance, la connaissance, dit Eschyle. C’est là le génie
de la Grèce, que d’avoir su reconnaître
que la révélation, la rédemption, n’est pas
donnée sans douleur. Pour connaître audelà de la perspective du moi, il faut être
séparé du moi. Mais qu’y a-t-il au-delà ?
Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat
86 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
Elodie Wahl
Nul ne le sait. C’est pourquoi Bataille
qui se réfère lui, non pas à Jean de la
Croix mais à Angèle de Foligno, dit que
l’existence humaine ne peut répondre à la
question « Qu’y a-t-il ? » rien d’autre que
« moi et la nuit » ou autrement dit, « moi
et l’interrogation infinie »11. Or Bataille
est contemporain de Simone Weil, et tous
deux se connaissaient en se détestant
(Simone Weil inspire le personnage de
Lazare dans le Bleu du Ciel), ce qui
n’empêche qu’ils se rejoignent dans une
vision tragique du monde.
La nuit comme destin de la créature
qui doit renoncer à l’irréalité du moi
Mais Simone Weil passe les frontières,
elle ébauche des hypothèses. Et Maurice
Blanchot déjà remarquait qu’alors qu’elle
ne cesse d’affirmer qu’il ne faut rien
prétendre savoir de Dieu, rien espérer de
lui, « mouvement (…) d’une exigence
telle qu’il n’autorise aucune affirmation
et telle que celui qui suit le mouvement
ne semble jamais pouvoir se reposer ni
en Dieu, ni en la pensée de l’abandon
de Dieu, en rien pas même en la pensée
de la mort. », cela ne l’empêche pas de
constamment parler de Dieu : « Constamment, elle parle de Dieu, et elle en
parle sans prudence, sans retenue, avec
les facilités que la tradition universelle lui
accorde. » [Blanchot, 1961 : 161]. Dans
la nuit, nous dit alors Simone Weil, il y a
union avec Dieu, incarnation. Au-delà de
la nuit, il y a la possibilité du don. Et en
effet ces suppositions sont nécessaires car
pourquoi y a-t-il des créatures, si celles-ci
doivent être dé-créées ? Autrement dit :
pourquoi y a-t-il du jour si la vocation
des créatures est de sombrer dans la nuit ?
C’est parce que les créatures ont la possibilité d’imiter Dieu. Comment Dieu qui
était tout a-t-il pu créer autre chose que
lui ? Eternelle interrogation qui trouve en
principe sa réponse dans la folie d’amour
du Créateur. « Dieu et toutes les créatures,
c’est moins que Dieu tout seul », affirme
Simone Weil. [Weil, 1966 : 131] Dieu se
nie, renonce à être tout, pour que nous
puissions être. A nous de renoncer à la
créature pour que Dieu puisse être, c’està-dire s’aimer à travers nous sans que le
moi y fasse obstacle. Mais l’existence
de Dieu c’est l’interrogation infinie de
Bataille, le pari Pascalien. L’union de
Dieu et de la créature, c’est une com-
La nuit obscure selon Simone Weil
munion impossible, pour Simone Weil,
mais aussi pour Bataille et pour Pascal
chez lesquels la communion se nomme
« communication ». Or ici nous ne sommes plus dans la mystique, parce que
chez les mystiques la communion est
réalisée, nous sommes dans une vision
tragique du monde, dans la perspective
d’Antigone pour qui la vie est impossible.
Selon Simone Weil les preuves de Dieu
apportées par Pascal sont trop faibles :
les prophètes, les miracles, le pari. Mais
elle-même qu’oppose-t-elle au scepticisme ? Les révélations des mystiques !
Nous sommes, chez Simone Weil, face
aux même oscillations, aux mêmes hésitations que chez Pascal. Certes Pascal
apporte des preuves, mais il affirme également : « Qui blâmera les Chrétiens de
ne pouvoir rendre raison de leur créance,
eux qui professent une religion dont ils
ne peuvent rendre raison ? (…) S’ils la
prouvaient, ils ne tiendraient pas parole :
c’est en manquant de preuves qu’ils ne
manquent pas de sens. » [Brunschvicg,
Pensées, fr. 233]. Simone Weil nous dit
que Pascal n’a pas osé risquer sa foi alors
que « pour que le sentiment religieux
procède de l’esprit de vérité il faut être
totalement prêt à abandonner sa religion,
dût-on perdre ainsi toute raison de vivre,
au cas où elle serait autre chose que la
vérité. » [Weil, 1949 : 315]. Non Pascal
ne risque pas sa foi, il ne risque pas
même sa séparation d’avec l’Eglise, non
qu’il ne l’ait jamais fait, il l’a prôné et
a instruit sa sœur Jacqueline dans cette
perspective, mais il s’est ravisé parce
qu’il était persuadé qu’il n’y avait pas
de salut possible en ce monde, il était
persuadé que la confusion régnant en
ce monde était le seul destin du monde.
Simone Weil elle, continue de militer
pour la vérité, elle ne veut pas de compromis. Pourquoi cela alors qu’elle sait
le passage de la nuit obscure impossible ? Parce qu’elle a d’autres preuves : la
beauté de la nature, preuve qui ne suffirait
cependant pas seule, et Pascal l’avait vu,
mais aussi la beauté de la culture. Par
culture nous entendons l’art, la religion
(les textes sacrés et les cérémonies), la
science qui est un genre de l’art (« L’ordre
du monde c’est la beauté du monde. Seul
diffère le régime de l’attention, selon
que l’on essaie de concevoir les relations
nécessaires qui le composent [faire œuvre
de science] ou d’en contempler l’éclat.»
[Weil, 1949 : 371]). Bref, par culture nous
entendons l’inutile, au sens économique,
le nécessaire, au sens spirituel.
L’inspiration surnaturelle et le don
L’acte de création, correspond au consentement de Dieu à se vider d’une partie
de lui-même. Pourtant pour Simone Weil,
expliquer la création, ce n’est pas seulement inventer ou expliquer un mythe. Le
mythe du Timée par exemple, comme tous
les mythes de Platon a deux sens : l’un
annexe, qui est la production du mythe
proprement dite, l’autre, le plus important
qui est une théorie des activités humaines
ou pour mieux dire des activités « surnaturelles ». Aussi le mythe du Timée est une
théorie de la création artistique. [Weil,
1985 : 22] Le démiurge est un artiste, il
est inspiré par un modèle éternel, il donne
une autonomie à sa création (le temps), et
par-là se détache d’elle. Il n’y a donc pas
de marque du créateur dans la création,
mais il y a le reflet de l’inspiration.
La création est donc en quelque sorte
un don de soi-même, elle est un don, mais
elle nécessite au préalable la disparition
de soi (du moi), disparition qui permet
l’inspiration, l’inspiration qu’il faudra
donner et qu’on ne peut donner qu’en
créant. Analogue à la création artistique selon le Timée, le don du pain au
malheureux, le don de l’humanité à la
créature décharnée et humiliée, ne porte
pas la marque du bienfaiteur, mais de son
inspiration. « J’avais faim, vous m’avez
nourri » [Mat 25, 37], c’est de cette parole
que s’inspire le bienfaiteur, elle n’est
pas propre au christianisme, elle est universelle ou surnaturelle dans le sens où
l’être n’a pas de penchant naturel au
don, mais à la préservation de lui-même,
de son moi. Ainsi lorsque l’inspiration
surnaturelle prime sur le penchant naturel du moi, c’est que l’être qui donne est
une incarnation, non plus une créature.
Imiter Dieu c’est donc accepter d’être
moins que tout, car la personne ne peut
s’empêcher de se concevoir comme le
seul centre du monde.
« Misère de l’homme sans Dieu »,
misère de Dieu qui cherche les hommes
Mais Dieu ne se contente pas de
créer. D’abord il délègue son pouvoir à
la nécessité [Weil, 1966 : 146], ensuite
87
il vient mendier auprès des créatures
un peu d’existence (parlant souvent de
Dieu mendiant Simone Weil pense au
Zeus suppliant de la tragédie Grecque).
Or les créatures sont autonomes puisque
Dieu a accepté de s’en séparer. A elles
de laisser un peu de place pour Dieu
ou de le lui refuser. Dieu ne peut plus
exister qu’à travers les créatures, dans les
créatures dé-créées. Ainsi la créature ne
consent pas à la présence de Dieu, et c’est
pourquoi Dieu use de stratagèmes. Le
stratagème c’est le malheur, un malheur
d’ailleurs tout relatif puisqu’il dépend
de l’attachement de la créature au moi12.
Au fond du malheur, il s’agit donc de
reconnaître la main tendue du bienfaiteur,
de savoir accorder au pain la valeur qu’il
mérite. L’inspiration du bienfaiteur n’est
pas facile à reconnaître : au fond du malheur l’être a une tendance naturelle à l’indifférence quant à son propre sort, voire
à l’identification au bourreau. C’est ainsi
qu’il suffit d’un retournement du sort
pour que le malheureux d’hier prenne
sa revanche demain, et ainsi se perpétue
la force. Faire cesser la malédiction qui
pèse sur les créatures, c’est donc comme
faire cesser la malédiction des Labdacides ou celle des Atrides. Seul un génie le
peut, une « créature parfaitement pure »,
Antigone ou Electre. Tel est le génie de
la Grèce, que d’avoir su montrer que la
fatalité n’était pas sans fin, même si la fin
n’advient qu’au prix d’une grande souffrance. [Weil, 1985 : 20] Telle est donc la
seule connaissance qui s’acquiert par le
passage de la nuit obscure.
L’éthique, c’est alors au-delà des conditions de possibilité, tendre une main
secourable, permettre l’incarnation du
malheureux. Mais c’est aussi donner et
se détacher. Certes le donateur crée, mais
par-là même sa création ne lui appartient plus, autrement elle resterait inachevée. Achever une création, c’est lui
donner le pouvoir d’inspirer à son tour.
L’inspiration passe ainsi des uns dans
les autres, par un miracle qui fait fi de
la raison, ainsi que le rire – thème cher
à Bataille, qui remarquait qu’un homme
parfaitement raisonnable ne rirait jamais.
[Bataille, (1949) 1988 : 542] La raison
nous force, ainsi que l’avait bien montré
Marcel Mauss, à nous défier des dons,
parce qu’il faudra les rendre. Accepter le
pain qui permet l’incarnation nécessite
donc de savoir mettre de côté la raison,
tout comme donner le pain.
Ainsi de même que la beauté n’est pas
dans les choses, mais dans nous qui la
voyons, le sacrement n’existe pas en soi,
mais dans la manière dont nous le recevons13. S’agit-il alors, comme le voulait
Pascal, que nous parions sur l’existence de
Dieu (et par suite sur la réalité du sacrement) dès lors que nous n’avons rien à
gagner à ne pas y croire ? Mais comme
Lucien Goldmann l’a bien montré, les
deux partenaires du pari, le sceptique et
le croyant sont une seule et même personne, le pari c’est la tension permanente
de Pascal, tension qui se retrouve dans
l’impossibilité de choisir entre l’ascèse
et la vie mondaine, et qui aboutit sur une
situation « impossible » : l’ascèse intramondaine. Simone Weil, tragique comme
Pascal refuse le pari : parier c’est chercher
Dieu, or nous l’avons vu, la créature n’a
pas à chercher Dieu, c’est Dieu qui cherche l’homme, l’homme qui cherche Dieu
trouvera un mauvais Dieu. Et pourtant que
recommande Pascal ? De prier, le reste sera
donné à ce prix. Pascal recommande donc
seulement de prier, et lui-même n’a pas
trouvé Dieu, sinon il ne serait pas dans la
position qui réunit les deux partenaires du
pari, dans la tension permanente. Simone
Weil se sert donc de Pascal pour se tenir
devant l’adversaire qui cherche, elle qui
recommande, plutôt que de chercher…
de prier ! Chercher Dieu pour Simone
Weil qui affirmait que l’athée était souvent plus proche de Dieu que le croyant14
c’est ouvrir la porte à toutes les dérives de
l’imagination. Car pourquoi ne pas voir le
bien dans ce qui n’est tout simplement que
la nécessité, à la manière du sophiste décrit
par Platon dans le livre VI de la République [494c]15 ? Et pourtant c’est bien de
cela qu’il s’agit, puisque reconnaître la
beauté d’une œuvre c’est reconnaître que
chaque élément y a sa place nécessaire,
dès lors en un sens, la création est d’ores
et déjà parfaite.
Que faire alors de l’absence de Dieu ?
Selon Pascal Dieu n’est pas absent, puisque la créature cherchant Dieu l’a déjà
trouvé. Là intervient le renversement
opéré par Simone Weil, nous l’avons
déjà souligné : la créature cherchant Dieu,
trouvera un mauvais Dieu, comme la
créature qui a trouvé Dieu a trouvé un
mauvais Dieu. C’est pourquoi le véritable
Dieu est celui qui cherche les hommes,
88 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
non celui qui est cherché par les hommes.
De Dieu nous ne pouvons donc rien dire,
hormis qu’il nous cherche, et qu’il dépend
de nous de savoir consentir à sa présence.
Mais à l’inverse de Bataille, il peut sembler que pour Simone Weil, consentir
n’est pas dire « oui », mais dire « non ».
Car consentir à la présence de Dieu, c’est
refuser tout substitut, c’est-à-dire toute
idolâtrie, et reconnaître que nul part dans
la création Dieu n’est présent, autrement
que dans le sentiment que nous avons
de son absence. C’est ainsi que la révélation ne peut advenir qu’au comble de
l’absence, lorsque, par exemple, le Christ
s’exclame : « Mon Dieu, pourquoi m’astu abandonné ? » [Mat 27, 46 ; Marc 15,
34] Dieu n’est présent dans rien, il n’est
que dans le rien. C’est le miracle par
lequel le vide se transforme en présence.
Miracle analogue à celui de la conversion par laquelle le mal se transforme en
amour ou à celui de la création artistique
parfaite qui sait transformer la violence
en souffrance (dans l’Iliade par exemple)16. Il n’y a donc qu’un instant où il
est possible de dire « oui », c’est l’instant
ultime, et tout le génie consiste à savoir
ne pas dire « oui » trop tôt. Il aurait suffit
à Job d’acquiescer à une recommandation
de ses amis, pour ne pas rencontrer Dieu.
Il suffit au poète de chercher le mot qui
convient plutôt que de l’attendre pour que
le poème soit de qualité moyenne. Rien
n’est donc véritablement beau tant que
la personne intervient. C’est pourquoi
Simone Weil dit qu’un exercice raté est la
marque de la personne en l’élève. Au lieu
qu’un exercice réussit est impersonnel.
Le talent est la marque de la personne, en
quoi le génie diffère du talent17.
Du bon usage
de l’attention pour
que les activités
humaines deviennent
surnaturelles
■
L’attention ou l’effacement du moi :
condition nécessaire de la nuit obscure
Mais l’art de ménager la possibilité
de « nuits obscures » s’exerce pourtant.
Simone Weil croit comme Platon, à l’importance d’une propédeutique. Si la « nuit
obscure » n’est possible que dans l’effa-
Elodie Wahl
cement total du moi, toute activité qui
requiert cet effacement est une propédeutique. La science, comme le voulait Platon
est donc une propédeutique (arithmétique,
géométrie, musique ; Simone Weil y ajouterait d’ailleurs la science sociale, matérialiste, comme l’avait conçue Marx). La
science est contemplation de la nécessité,
son objet même est donc impersonnel. La
prière et les cérémonies religieuses (et
Simone Weil, élève d’Alain, sait que l’art
est cérémonie, que l’art cérémonial par
excellence est la danse, et que peut-être,
tous les arts dérivent de la danse), la récitation du nom du Seigneur, la répétition
(qui est abêtissement dans le vocabulaire
de Pascal mais il faut bien comprendre
ce terme), sont également des propédeutiques. Le Christ, la Vierge, Bouddha,
Dionysos ou Osiris, sont toujours impersonnels18 selon Simone Weil bien qu’elle
doive admettre parfois que Dieu est à la
fois personnel et impersonnel : dépourvu
d’égoïsme, et pourtant souffrant les souffrances humaines, le Christ est une personne impersonnelle. L’attention parfaite,
dans la science ou dans la prière, exclut
toujours la présence du moi. Le travail,
dans certaines conditions réclame également cette sorte d’attention où l’esprit se
fait matière, surtout s’il est fatiguant et
répétitif, s’il ne laisse pas place à l’imagination vagabonde, s’il n’est pas toujours
interrompu par des directives étrangères,
comme l’est le travail du manœuvre, qui
rappelle toujours le moi à sa médiocrité,
à sa peur et à son incompétence19. Bref,
l’habitude qui monopolise intégralement
l’intellect éveille l’esprit au monde, au
cycle éternel de la nécessité, et est un
premier détachement du moi.
Il n’y a donc pas pour Simone Weil de
révélation chrétienne à strictement parler.
Nourrir le Christ sans savoir qu’il est le
Christ, n’est pas d’avantage possible aux
membres de la communauté chrétienne
qu’aux autres. Et il n’est pas de pays de
l’antiquité pré-romaine – ces Anciens
dont Platon disait dans le Philèbe qu’ils
étaient bien plus proches de la sagesse
que nous [17 a] – qui n’ait reçu de révélation (car après Rome la spiritualité,
occidentale du moins, se ternit ; Rome
pour Simone Weil c’est l’incarnation du
pouvoir totalitaire, la conception dans le
christianisme d’un Dieu uniquement personnel, parce qu’assimilé à l’empereur ;
et sans doute exagère-t-elle souvent en
La nuit obscure selon Simone Weil
discriminant Rome, mais comme Platon
exagère en condamnant les sophistes,
Pascal en faisant passer Montaigne pour
un sceptique, Nietzsche en interprétant le
christianisme, pour ne citer que de grands
auteurs qui ont besoin d’un adversaire
pour affirmer leurs positions). Ainsi si
Israël concevait un Dieu unique, il fut
révélé à la Perse l’opposition et la lutte
du bien et du mal, à l’Inde l’identification
de Dieu et de l’âme arrivée à l’état de
perfection, à la Chine l’action de Dieu
comme non-action qui est la plénitude de
la présence, à l’Egypte la charité du prochain et la félicité immortelle des âmes
justes et « le salut par l’assimilation à
un Dieu qui avait vécu, avait souffert,
avait péri de mort violente, était devenu
dans l’autre monde le juge et le sauveur
des âmes. » [Weil, 1960 : 77] Quant à la
Grèce, outre l’héritage de l’Egypte qui
est surtout visible dans l’assimilation de
Dionysos à Osiris elle eut aussi sa révélation propre : « ce fut la révélation de la
misère humaine, de la transcendance de
Dieu, de la distance infinie entre Dieu et
l’homme. » [Weil, 1960 : 77], comme en
témoigne l’Iliade.
Présence vivante de l’inspiration surnaturelle
Pour Simone Weil l’Iliade exprime
une position « chrétienne » à l’égard de
la force. Si les personnages sans cesse
s’entredéchirent, des tirades amères sont
pourtant régulièrement présentes dans
le poème qui montrent que le poète, par
l’intermédiaire des personnages, prend
toute la mesure de l’horreur de la guerre
et de l’ivresse qui anime les héros. Ivresse qui les pousse à tuer non lorsqu’ils
songent aux êtres qui leur sont chers,
mais aux moments où la modération est
rendue impossible à cause de la force,
glaive à double tranchant qui « pétrifie
différemment, mais également, les âmes
de ceux qui la subissent et de ceux qui la
manient. » [Weil, 1989 : 245] (Ailleurs
Simone Weil écrit : « L’Iliade, tableau de
l’absence de Dieu. » [Weil, 2002 : 90])
C’est ainsi que la pensée de la justice
éclaire l’Iliade sans jamais y intervenir :
« l’humiliation de l’âme sous la contrainte
n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié
facile, ni proposée au mépris ». [Weil,
1989 : 251] Et de plus, selon Simone
Weil, la destruction de Troie est restée
pour la Grèce comme le remords originel
qui permettra le développement de cette
philosophie qui est comme obsédée par
l’idée de la Justice.
C’est pourquoi nous conservons sous
le nom de culture (puisque c’est ainsi,
cultura animi, que Cicéron a traduit la
notion grecque de paidea) les récits des
dons mémorables des bienfaiteurs du
Christ ou encore les créations qui ont
pour auteurs les génies capables de traverser des nuits obscures, à l’écart de la
vie « économique » de la société. Comme
l’a rappelé Hannah Arendt, à proprement
parler la culture n’appartient pas aux
hommes mais au monde. [Arendt, 1972 :
268] Simone Weil dirait qu’elle est trop
impersonnelle pour être une propriété,
qu’elle est trop « sacrée » pour que nous
ne sentions qu’elle peut être détruite et
que nous devons la préserver. Elle est la
seule chose réelle, pour ceux qui savent
lire en elle le symbole d’une révélation,
ainsi Simone Weil affirmait que les statues grecques avaient moins de réalité à
Rome que dans les cités grecques : c’est
pourquoi détruire l’architecture d’une
cité est littéralement priver des hommes
de leur réalité20.
Et c’est ainsi qu’il faut comprendre
ce que Simone Weil appelle un véritable
« milieu humain » qui est différent du
« social »21. La culture n’est produite et
respectée, chez Simone Weil, qu’au sein
d’un « milieu humain » auquel seuls les
hommes (au sens où le Christ se nomme
« Fils de l’homme ») qui ont laissé pousser en eux la graine divine peuvent participer22. Ainsi la graine ne se cultive
pas particulièrement, et surtout pas en
douceur, comme l’aurait pensé Cicéron
en accord avec la notion latine d’agriculture qui correspond à un « tendre soucis
de la terre ». Non, la graine pousse seule
arrachant ce faisant le chiendent, autrement dit les vestiges du moi. Cette culture
violente est donc bien grecque, puisque
l’arbre « enraciné dans l’absence de lieu »
[Weil, 1997 : 423] émerge des entrailles
de celui qui a traversé une nuit obscure.
Ce que nous nommons « culture », les
œuvres de premier ordre, sont donc, en
un sens, le témoignage de la nuit obscure.
Jamais en effet le moi n’est producteur
des œuvres de la culture, créer suppose
donc une perte, comme l’incarnation suppose le don (la donation) de l’inspiration,
inspiration qui est la source de l’œuvre.
89
Conclusion
Bibliographie
Notes
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WEIL Simone, « Chronique philosophique », in
Cahiers du Sud n°235.
1. Je restai là et m’oubliai,
Le visage penché sur le Bien-Aimé.
Tout cessa pour moi, et je m’abandonnai à
lui.
Je lui confiai tous mes soucis
Et m’oubliai au milieu des lis.
2. Simone Weil ne semble pas le savoir
mais la conception de la création comme
kénose se trouve pour la première fois
chez Isaac Luria au XVIe qui, interprétant
la Kabbale, reconnu dans la création un
abandon de Dieu.
3. Le premier chapitre des Intuitions préchrétiennes est intitulé « Quête de l’homme par Dieu ».
4. S. Weil a en effet écrit dans un Cahier :
« Théétète. Etonnement. Cf. nuit obscure. » [Weil, 1997 : 132]
5. « De barbarie ? Mais oui. Nous le disons
pour introduire une conception nouvelle,
positive, de la barbarie. Car à quoi sa
pauvreté en expérience amène-t-elle le
barbare ? Elle l’amène à recommencer au
début, à reprendre à zéro, à se débrouiller
avec peu, à construire avec presque rien,
sans tourner la tête de droite ni de gauche.
Parmi les grands créateurs, il y a toujours
eu de ces esprits impitoyables qui commencent par faire table rase. » [Benjamin,
2000 : 366-367]
6. « Le génie n’est – peut-être – pas autre
chose que la capacité de traverser les
« nuits obscures ». Ceux qui n’en ont pas,
au bord de la nuit obscure, se découragent
et se disent : je ne peux pas ; je ne suis pas
fait pour cela ; je n’y comprends rien. »
[Weil, 1997 : 131]
7. « L’âme ne veut s’unir à la vérité que
dans la nuit, dans l’inconscience. Voyant
paraître une lueur de vérité, l’âme fuit et
se tourne vers la chair. La vérité doit la
chercher et séduire la chaire pour obtenir
accès jusqu’à l’âme. Mais l’âme dort. Si
elle s’éveille un instant alors elle se tourne
vers l’union légitime. La première union
avec la vérité s’opère dans la nuit. » [Weil,
2002 : 46]
8 « Qui peut-être le bienfaiteur du Christ,
si ce n’est le Christ lui-même ? » [Weil,
1966 : 124]
9. « Le malheureux et l’autre s’aiment à partir de Dieu, à travers Dieu, mais non pas
pour l’amour de Dieu ; ils s’aiment pour
l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque
chose d’impossible. » [Weil, 1966 : 138139]
10. « Mais stratagème ne convient pas. » ajoute Simone Weil, « Le mot méchanè est
employé par les tragiques, Platon, Pindare
Hérodote dans beaucoup de textes qui
ont un rapport clair ou caché, direct ou
indirect, certain ou conjectural, avec les
■
Ainsi l’Autre, potentiel créateur,
potentiel génie, est toujours le Très-Haut.
Séparé de moi par une distance infinie
puisqu’il se trouve « dans l’absence de
lieu », il n’est jamais mon égal. Et c’est
pourquoi la relation que je peux entretenir avec lui, l’amour du prochain, se
nomme aussi « justice » : « Les bienfaiteurs du Christ ne sont pas nommés par
lui aimants ni charitables. Ils sont nommés les justes. L’Evangile ne fait aucune
distinction entre l’amour du prochain et la
justice. » [Weil, 1966 : 124-125] (Simone
Weil fait ici implicitement allusion à Mat
25, 37 : « Alors les justes lui répondront :
« Seigneur, quand nous est-il arrivé de te
voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de
te donner à boire ? ») La justice pourtant
n’existe qu’au plan surnaturel : « Pour
être juste, il faut être nu et mort. Sans
imagination. C’est pourquoi le modèle
de la justice doit être nu et mort. » [Weil,
2002 : 96]. C’est pourquoi dans une perspective mystique la nuit obscure est un
passage possible dans la vie, mais dans
une perspective tragique la nuit obscure
« véritable », n’advient qu’au moment de
l’agonie :
« L’agonie est la suprême nuit obscure
dont même les parfaits ont besoin pour la
pureté absolue, et pour cela il vaut mieux
qu’elle soit amère.
Qu’après une agonie parfaitement et
purement amère, l’être disparaisse dans
un éclatement de parfaite et pure joie.
On sent dans la joie qu’on ne pourrait
si elle croissait la supporter longtemps
sans éclater. La joie est chose de Dieu,
parfaite et pure, elle fait crever une âme
finie comme une bulle de savon.
La mort est une ordalie, la dernière. »
[Weil, 2002 : 166]
Et Simone Weil assume jusqu’au bout
sa vision tragique du monde en refusant
la croyance en une vie après la mort.
90 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
Elodie Wahl
notions de salut et de rédemption, notamment dans le Prométhée. » [Weil, 1985 :
17-18]
11. « Si l’existence humaine à la question :
« Qu’y a-t-il ? » répond autre chose que :
« Moi et la nuit, c’est-à-dire l’interrogation infinie », elle se subordonne à
la réponse, c’est-à-dire à la nature. En
d’autres termes, elle s’explique à partir
de la nature et renonce à l’autonomie par
là. L’explication de l’homme à partir d’un
donné (d’un coup de dés quelconque substitué à quelque autre) est immanquable,
mais vide dans la mesure où elle répond
à l’interrogation infinie : formuler ce vide
est en même temps réaliser la puissance
autonome de l’interrogation infinie. »
[Bataille, 1961 : 201-202]
12. « Le degré et la nature de la souffrance qui
constitue au sens propre le malheur diffèrent beaucoup selon les êtres humains.
Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de
l’attitude adoptée devant la souffrance.
La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu'un
reconnaît la réalité du malheur, il doit se
dire : « Un jeu de circonstances que je ne
contrôle pas peut m’enlever n’importe
quoi à n’importe quel instant, y compris
toutes ces choses qui sont tellement à moi
que je les considère comme étant moimême. Il n’y a rien en moi que je ne puisse
perdre. Un hasard peut n’importe quand
abolir ce que je suis et mettre à la place
n’importe quoi de vil et de méprisable. »
Penser cela avec toute l’âme c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et
totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. [Weil,
1957 : 34-35]
13. Selon la conception de la beauté exprimée
dans le Phèdre, aspirent à la beauté et sont
aptes à la reconnaître les âmes qui ont le
plus longtemps contemplé la vraie beauté
intelligible avant l’incarnation de l’âme
dans le corps. Ces âmes sont en proie à la
quatrième forme de folie divine. [249 d-e]
14. « croyant » qu’elle différencie de l’être
habité par le Christ : « La religion en tant
que source de consolation est un obstacle
à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme
est une purification. Je dois être athée
avec la partie de moi-même qui n’est pas
faite pour Dieu. Parmi les hommes chez
qui la partie surnaturelle de l’âme ne s’est
pas éveillée, les athées ont raison et les
croyants ont tort. » [Weil, 1997 : 337]
15. « Tous ces particuliers mercenaires, que le
peuple appelle sophistes et regarde comme
ses rivaux, n’enseignent pas d’autre maximes que celles que le peuple lui-même
professe dans ses assemblées, et c’est là
ce qu’ils appellent sagesse. On dirait un
La nuit obscure selon Simone Weil
homme qui, après avoir observé les mouvements instinctifs et les appétits d’un
animal grand et robuste, par où il faut
l’approcher et par où le toucher, quand
et pourquoi il s’irrite ou s’apaise, quels
cris il a coutume de pousser en chaque
occasion, et quel ton de voix l’adoucit ou
l’effarouche, après avoir appris tout cela
par une longue expérience, l’appellerait
sagesse, et l’ayant systématisé en une sorte
d’art, se mettrait à l’enseigner, bien qu’il
ne sache vraiment ce qui, de ces habitudes
et de ces appétits, est beau ou laid, bon
ou mauvais, juste ou injuste ; se conformant dans l’emploi de ces termes aux
instincts du grand animal ; appelant bon
ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l’importune, sans pouvoir légitimer autrement
ces qualifications ; nommant juste et beau
le nécessaire, parce qu’il n’a pas vu et
n’est point capable de montrer aux autres
combien la nature du nécessaire diffère,
en réalité, de celle du bon. (C’est nous qui
soulignons) » [République : 493c]
16. « par la conversion tout le mal se tourne
en amour. » [Weil, 2002 : 301] « Dans un
poème comme l’Iliade, il y a transmutation de la violence en souffrance par
le poète. Il y a participation à l’œuvre
rédemptrice. » [Weil, 2002 : 206-207]
17. « Si un enfant fait une addition et s’il se
trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente
de toute l’opération. » [Weil, 1957 : 17]
18. « Toutes les fois qu’un homme a invoqué
avec un cœur pur Osiris, Dionysos, Krishna, Bouddha, le Tao, etc., le Fils de Dieu
a répondu en lui envoyant le Saint-Esprit.
Et l’Esprit a agi sur son âme, non pas en
l’engageant à abandonner sa tradition religieuse, mais en lui donnant la lumière – et
dans le meilleur des cas la plénitude de la
lumière – à l’intérieur de cette tradition. »
[Weil, 1951 : 29-30]
19. « …une usine moderne n’est peut-être pas
très loin de la limite de l’horreur. Chaque
être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés
étrangères, et en même temps l’âme est
dans le froid, la détresse et l’abandon. Il
faut à l’homme du silence chaleureux, on
lui donne un tumulte glacé. » [Weil, 1957 :
21-22]
20. « Les Romains ont fait le mal en
dépouillant les villes grecques de leurs
statues, parce que les villes, les temples, la
vie de ces Grecs avaient moins de réalité
sans les statues, et parce que les statues ne
pouvaient avoir autant de réalité à Rome
qu’en Grèce. » [Weil, 1994 : 232]
21. « par social je n’entends pas tout ce qui
se rapporte à une cité, mais seulement les
sentiments collectifs. » [Weil, 1966 : 25],
sentiments collectifs que Simone Weil
associe à l’idolâtrie.
22. Ce milieu humain, Simone Weil déduit
qu’il devait exister en Grèce à l’époque
pythagoricienne et qu’il en restait des
vestiges au temps de Platon, il existait également non à l’époque que l’on
nomme « Renaissance », mais au début
du XIIIe siècle, autour de Toulouse, à
l’époque Cathare, la « véritable Renaissance ». Quelque chimérique que soit ce
milieu humain, puisque Simone Weil se
rend compte, pour la Grèce par exemple,
que des Pythagore, Eschyle, Sophocle,
Platon, devaient être des exceptions, une
de ses caractéristique est d’être imprégné de religion, car « Tant qu’il y aura
du malheur dans la vie sociale, tant que
l’aumône légale ou privée et le châtiment
seront inévitables, la séparation entre les
institutions civiles et la vie religieuse sera
un crime. » [Weil, 1966 : 144] Un crime
puisque dans le malheur l’âme se réfugie alors dans le social (c’est-à-dire pour
Simone Weil, l’idolâtrie), au lieu de se
tourner vers l’inspiration véritable.
Le « milieu humain » se caractérise aussi
par la place qu’il ménage au malheur,
malheur accueilli, ni nié, ni méprisé. Une
telle conception était exprimée par Kierkegaard dans un texte consacré au tragique moderne (Antigone) ; en 1938 Pierre
Klossowski dans une conférence tenue
dans le cadre du Collège de Sociologie
auquel participaient entre autres, Bataille,
Caillois, Leiris, jugeait bon de lire sa traduction récente du texte de Kierkegaard :
« Notre époque a perdu toutes les déterminations substantielles : elle ne conçoit
plus l’individu particulier dans l’ensemble
organique de la famille, de l’Etat, du
genre humain, elle l’abandonne tout entier
à lui-même ; et l’individu devient ainsi
son propre créateur, sa culpabilité devient
son péché, sa douleur son remords, de ce
moment le tragique est supprimé, et le
drame qui représente rigoureusement le
héros en proie à la souffrance a perdu tout
intérêt tragique parce que la puissance qui
envoie les souffrances a été dépotentialisée. Le spectateur crie au héros : aide-toi
toi-même, le ciel t’aidera ! en d’autres
termes : le spectateur est devenu incapable
de compassion, alors que la compassion
du point de vue objectif et subjectif est
la spécifique expression du tragique. »
[Klossowski (1938), 1995 : 271 1938]
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