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Elodie Wahl La nuit obscure selon Simone Weil
Un recueil de communications con-
sacré à Simone Weil s’intitule : Simone
Weil. Philosophe, historienne, et mys-
tique [Kahn, 1978] ; qui faut-il donc
être pour parler de Simone Weil ? Nous
posons cette question parce qu’elle impli-
que celle-ci : qu’est-ce qui nous autorise,
doctorante en sociologie, à parler de (ou
à écrire sur) Simone Weil ? S’il faut être
historien, le sociologue peut l’être à l’oc-
casion, s’il faut être mystique, nous ne
le sommes pas, s’il faut être philosophe,
il convient de définir ce terme. Simone
Weil dit quelque part que la philosophie
est une réflexion sur les valeurs. Cette
tâche est-elle incompatible avec celle
du sociologue ? La fameuse « neutralité
axiologique » chère à Max Weber n’est
qu’un principe normatif que le sociolo-
gue garde à l’esprit mais qu’il ne peut
jamais appliquer à la lettre. Ainsi plutôt
que de bannir les valeurs de son travail
pour que celles-ci reviennent immédiate-
ment s’imposer à peine masquées dans ce
qu’il fait, le sociologue se fera philosophe
avant d’aborder toute étude. Or « se faire
philosophe », lorsqu’il s’agit de commen-
ter une œuvre, c’est selon nous se mettre
dans la position dont se réclamait Alain
au début de son petit livre sur Spinoza :
« Nous allons essayer de faire apercevoir
au lecteur en quel sens Spinoza a raison.
Pour ce qui est de montrer en quel sens
il a tort, nous le laissons à de plus habi-
les, et il n’en manquera point. » [Alain,
1949 : 24]. Nous essayerons donc ici, de
montrer le point de vue de Simone Weil
sur la nuit mystique, non pour le critiquer
ou le relativiser, mais simplement, nous
l’espérons, pour expliquer comment il
se justifie.
Simone Weil
Il convient de préciser que Simone
Weil n’est pas de confession chrétien-
ne, que ses premiers écrits s’inscrivent
dans le cadre d’une pensée matérialiste
et révolutionnaire, et que ce n’est que
suite à sa désillusion quant au mouve-
ment révolutionnaire qui précède un bref
retour au rationalisme kantien (qui s’ex-
prime surtout dans le texte Réflexions
sur les causes de la liberté et de l’op-
pression sociale (1934)), ainsi qu’une
expérience du travail de manœuvre en
usine (1935), que Simone Weil écrira
des textes, et remplira ses Cahiers, de
réflexions sur des thèmes religieux et
mystiques. Simone Weil résume ainsi son
expérience du travail ouvrier : « Pour moi,
personnellement, voici ce que ça a voulu
dire, travailler en usine. Ça a voulu dire
que toutes les raisons extérieures (je les
avait crues intérieures, auparavant) sur
lesquelles s’appuyaient pour moi le sen-
timent de ma dignité, le respect de moi-
même ont été en deux ou trois semaines
radicalement brisées sous le coup d’une
contrainte brutale et quotidienne. » [Weil,
1951 : 27] ; ailleurs elle ajoute : « Etant
en usine, confondue aux yeux de tous
et à mes propres yeux avec la masse
anonyme, le malheur des autres et entré
dans ma chair et dans mon âme. » [Weil,
1966 : 42]. Il va de soi que l’expérience
douloureuse de l’usine n’est pas sans lien
avec une certaine « conversion » de ses
centres d’intérêts philosophiques.
La nuit de Jean de la Croix :
chemin vers l’extase
La réflexion de Simone Weil sur la
mystique s’appuie principalement sur
l’œuvre de Jean de la Croix, mystique
chrétien Espagnol (entré au couvent des
Carmes en 1564) qui fut le soutien de
Thérèse d’Avila lorsqu’elle fonda les
premiers Carmels « réformés » Espa-
gnols. Jean de la Croix a écrit une œuvre
importante dont le texte le plus connu est
un traité intitulé La nuit obscure [Jean
de la Croix (1584), 1984] qui contient
l’expression lyrique (les « Cantiques de
l’âme ») d’une âme (psyché, l’âme n’est
pas l’entendement, c’est le cœur selon
Pascal, la raison selon Kant qui distingue
raison et entendement) « lors qu’elle est
déjà parvenue à la perfection, c’est-à-dire
à l’union d’amour avec Dieu » [op. cit. :
27]. Ces cantiques précèdent deux cent
pages d’explications (le manuscrit est
d’ailleurs incomplet) sur les conditions
permettant à l’âme de parvenir à cette
union parfaite, soit deux cent pages d’ex-
plications de la « nuit obscure ».
Ainsi lorsque la littérature mystique
évoque la « nuit obscure », c’est à la nuit
de Jean de la Croix qu’elle se réfère en
premier lieu, ce qui ne signifie pas, bien
entendu, que cette nuit ne soit pas évo-
quée par d’autres mystiques qu’ils aient
lu ou non le traité de Jean de la Croix.
Cette nuit, écrit Jean-Pie Lapierre dans
la présentation du texte de Jean de la
Croix de l’édition récente, « est et n’est
pas l’épreuve centrale du traité de Jean
de la Croix, elle n’en est pas la fin : elle
n’a donc pas à être hypostasiée. Juste-
ment parce qu’elle est le passage à vide,
par le néant, le rien qui est le moyen, la
condition de l’illumination et de l’em-
brasement. » [Lapierre, 1984 : 18] La
nuit obscure n’est ni hypostase ni extase,
elle est le chemin vers l’extase. Berg-
son en donne cette définition : « L’âme
a tout perdu, elle ne sait pas encore que
c’est pour tout gagner. » [Bergson (1932),
1942 : 245]
Le premier cantique de l’âme est le
suivant :
Par une nuit profonde,
Etant pleine d’angoisse et enflammée
d’amour,
Oh ! l’heureux sort !
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en
paix.
Jean de la Croix, ou plus précisément
l’âme de Jean de la Croix, sort « tandis
que [sa] demeure était déjà en paix »,
c’est-à-dire lorsque non seulement ses
sens se sont « tus », ce qu’il appellera
bientôt la « nuit des sens », mais aussi
lorsque sa raison est devenue silencieuse
(la « nuit de l’esprit »). Il est nécessaire de
lire les explications de Jean de la Croix
pour comprendre à quel point la nuit
obscure est douloureuse :
Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi
cette lumière divine, qui d’après nous
éclaire l’âme et la purifie de ses ignoran-
ces, est-elle appelée par l’âme une nuit
obscure ? A cela on répond que c’est pour
deux motifs que cette divine Sagesse non
seulement est pour l’âme une nuit pleine
de ténèbres, mais encore une peine et un
tourment. Le premier, c’est l’élévation de
la Sagesse divine qui dépasse la capacité
de l’âme et par cela même est pleine
d’obscurité pour elle. Le second, c’est la
bassesse et l’impureté de l’âme, ce qui
fait que cette lumière est pour elle péni-
ble, douloureuse et même obscure.
(…)
De même quand cette divine lumière de
la contemplation investit l’âme qui n’est
pas encore complètement éclairée, elle
produit en elle des ténèbres spirituelles,
parce que non seulement elle la dépasse,
mais parce qu’elle la prive de son intel-
ligence naturelle et en obscurcit l’acte.
Voilà pourquoi saint Denis et d’autres