ELODIE WAHL Faculté des Sciences Sociales Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe” (UMR du CNRS n° 7043) Université Marc Bloch, Strasbourg [email protected] La nuit obscure selon Simone Weil Par une nuit profonde, étant pleine d’angoisse et enflammée d’amour… Jean de la Croix 82 N ous parlerons ici de la nuit en tant que métaphore privilégiée de la littérature mystique. Evoquer la « nuit obscure » c’est évoquer une métaphore employée par les mystiques chrétiens ; je centrerai mon article sur l’œuvre de Simone Weil (1909-1943) qui n’est pourtant pas une œuvre mystique, mais une œuvre tragique. Simone Weil était agrégée de philosophie, mais son œuvre élabore moins une philosophie systématique qu’elle ne nous livre une vision tragique du monde. Nous nous approprions pour parler de l’œuvre de Simone Weil les concepts utilisés par Lucien Goldmann [Goldmann, 1959] dans Le dieu caché (Etude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine). « Une vision du monde, c’est précisément [un] ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes » [Goldmann, 1959 : 26], écrit Lucien Goldmann, et : « On peut caractériser la conscience tragique (…) par la compréhension rigoureuse et précise du monde nouveau créé par l’individualisme rationaliste [Descartes], avec tout ce qu’il contenait de positif, de précieux et surtout de définitivement acquis pour la pensée et la conscience humaines, mais en même temps par le refus radical d’accepter ce monde comme seule chance et seule perspective de l’homme. » [Goldmann, 1959 : 43] Même si la vision du monde de Simone Weil n’est pas tout à fait la même que la vision du monde de Pascal – ils appartiennent à une époque et à une classe sociale différentes – leurs œuvres se présentent sous une forme identique : celle du fragment et du paradoxe. Selon Lucien Goldmann une philosophie qui n’est ni négative ni positive, mais qui exige « tout ou rien », doit sans cesse affirmer une chose et son contraire, par exemple la véracité de la mystique et son impossibilité, tout en considérant que l’unité impossible des contraires est possible si l’on fait abstraction des faiblesses de l’humaine condition, des limites de la raison. C’est cette nécessité d’affirmer et de nier qui rend le fragment nécessaire et la systématisation impossible ; mais il en résulte que pour répondre à une question telle que : qu’est-ce que la nuit obscure pour Simone Weil ? il est impossible de renvoyer à un passage de son œuvre. Il faut au contraire lire toute l’œuvre attentivement, et nous ne livrons ici que le fruit de cette lecture, sans avoir l’intention de proposer une interprétation nouvelle de l’œuvre de Simone Weil à partir de la notion de nuit obscure. Notre étude se limitera à montrer quel est le sens de la nuit obscure pour Simone Weil, et quelle est son importance dans la vision tragique de Simone Weil. Elodie Wahl Un recueil de communications consacré à Simone Weil s’intitule : Simone Weil. Philosophe, historienne, et mystique [Kahn, 1978] ; qui faut-il donc être pour parler de Simone Weil ? Nous posons cette question parce qu’elle implique celle-ci : qu’est-ce qui nous autorise, doctorante en sociologie, à parler de (ou à écrire sur) Simone Weil ? S’il faut être historien, le sociologue peut l’être à l’occasion, s’il faut être mystique, nous ne le sommes pas, s’il faut être philosophe, il convient de définir ce terme. Simone Weil dit quelque part que la philosophie est une réflexion sur les valeurs. Cette tâche est-elle incompatible avec celle du sociologue ? La fameuse « neutralité axiologique » chère à Max Weber n’est qu’un principe normatif que le sociologue garde à l’esprit mais qu’il ne peut jamais appliquer à la lettre. Ainsi plutôt que de bannir les valeurs de son travail pour que celles-ci reviennent immédiatement s’imposer à peine masquées dans ce qu’il fait, le sociologue se fera philosophe avant d’aborder toute étude. Or « se faire philosophe », lorsqu’il s’agit de commenter une œuvre, c’est selon nous se mettre dans la position dont se réclamait Alain au début de son petit livre sur Spinoza : « Nous allons essayer de faire apercevoir au lecteur en quel sens Spinoza a raison. Pour ce qui est de montrer en quel sens il a tort, nous le laissons à de plus habiles, et il n’en manquera point. » [Alain, 1949 : 24]. Nous essayerons donc ici, de montrer le point de vue de Simone Weil sur la nuit mystique, non pour le critiquer ou le relativiser, mais simplement, nous l’espérons, pour expliquer comment il se justifie. Simone Weil Il convient de préciser que Simone Weil n’est pas de confession chrétienne, que ses premiers écrits s’inscrivent dans le cadre d’une pensée matérialiste et révolutionnaire, et que ce n’est que suite à sa désillusion quant au mouvement révolutionnaire qui précède un bref retour au rationalisme kantien (qui s’exprime surtout dans le texte Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934)), ainsi qu’une expérience du travail de manœuvre en usine (1935), que Simone Weil écrira des textes, et remplira ses Cahiers, de La nuit obscure selon Simone Weil réflexions sur des thèmes religieux et mystiques. Simone Weil résume ainsi son expérience du travail ouvrier : « Pour moi, personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avait crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moimême ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. » [Weil, 1951 : 27] ; ailleurs elle ajoute : « Etant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres et entré dans ma chair et dans mon âme. » [Weil, 1966 : 42]. Il va de soi que l’expérience douloureuse de l’usine n’est pas sans lien avec une certaine « conversion » de ses centres d’intérêts philosophiques. La nuit de Jean de la Croix : chemin vers l’extase La réflexion de Simone Weil sur la mystique s’appuie principalement sur l’œuvre de Jean de la Croix, mystique chrétien Espagnol (entré au couvent des Carmes en 1564) qui fut le soutien de Thérèse d’Avila lorsqu’elle fonda les premiers Carmels « réformés » Espagnols. Jean de la Croix a écrit une œuvre importante dont le texte le plus connu est un traité intitulé La nuit obscure [Jean de la Croix (1584), 1984] qui contient l’expression lyrique (les « Cantiques de l’âme ») d’une âme (psyché, l’âme n’est pas l’entendement, c’est le cœur selon Pascal, la raison selon Kant qui distingue raison et entendement) « lors qu’elle est déjà parvenue à la perfection, c’est-à-dire à l’union d’amour avec Dieu » [op. cit. : 27]. Ces cantiques précèdent deux cent pages d’explications (le manuscrit est d’ailleurs incomplet) sur les conditions permettant à l’âme de parvenir à cette union parfaite, soit deux cent pages d’explications de la « nuit obscure ». Ainsi lorsque la littérature mystique évoque la « nuit obscure », c’est à la nuit de Jean de la Croix qu’elle se réfère en premier lieu, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que cette nuit ne soit pas évoquée par d’autres mystiques qu’ils aient lu ou non le traité de Jean de la Croix. Cette nuit, écrit Jean-Pie Lapierre dans la présentation du texte de Jean de la Croix de l’édition récente, « est et n’est pas l’épreuve centrale du traité de Jean de la Croix, elle n’en est pas la fin : elle n’a donc pas à être hypostasiée. Justement parce qu’elle est le passage à vide, par le néant, le rien qui est le moyen, la condition de l’illumination et de l’embrasement. » [Lapierre, 1984 : 18] La nuit obscure n’est ni hypostase ni extase, elle est le chemin vers l’extase. Bergson en donne cette définition : « L’âme a tout perdu, elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. » [Bergson (1932), 1942 : 245] Le premier cantique de l’âme est le suivant : Par une nuit profonde, Etant pleine d’angoisse et enflammée d’amour, Oh ! l’heureux sort ! Je sortis sans être vue, Tandis que ma demeure était déjà en paix. Jean de la Croix, ou plus précisément l’âme de Jean de la Croix, sort « tandis que [sa] demeure était déjà en paix », c’est-à-dire lorsque non seulement ses sens se sont « tus », ce qu’il appellera bientôt la « nuit des sens », mais aussi lorsque sa raison est devenue silencieuse (la « nuit de l’esprit »). Il est nécessaire de lire les explications de Jean de la Croix pour comprendre à quel point la nuit obscure est douloureuse : Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi cette lumière divine, qui d’après nous éclaire l’âme et la purifie de ses ignorances, est-elle appelée par l’âme une nuit obscure ? A cela on répond que c’est pour deux motifs que cette divine Sagesse non seulement est pour l’âme une nuit pleine de ténèbres, mais encore une peine et un tourment. Le premier, c’est l’élévation de la Sagesse divine qui dépasse la capacité de l’âme et par cela même est pleine d’obscurité pour elle. Le second, c’est la bassesse et l’impureté de l’âme, ce qui fait que cette lumière est pour elle pénible, douloureuse et même obscure. (…) De même quand cette divine lumière de la contemplation investit l’âme qui n’est pas encore complètement éclairée, elle produit en elle des ténèbres spirituelles, parce que non seulement elle la dépasse, mais parce qu’elle la prive de son intelligence naturelle et en obscurcit l’acte. Voilà pourquoi saint Denis et d’autres 83 théologiens mystiques appellent cette contemplation infuse un rayon de ténèbres. [Jean de la Croix, op. cit. : 106-107] La nuit obscure est donc le chemin douloureux qui mène à l’extase, à l’union avec Dieu, le Bien-Aimé dont il est question dans le huitième cantique1. Or c’est parce que l’âme perçoit Dieu ou la lumière divine, avant d’être prête à s’unir avec lui, que cette illumination produit « des ténèbres spirituelles », ce qui n’est pas sans nous rappeler le « trop de lumière obscurcit » de Pascal, ou encore l’épisode du fameux prisonnier, qui, sortit de la caverne a d’abord les yeux brûlés par le soleil. L’unité de la mystique selon Simone Weil Ce que cherchera à montrer Simone Weil c’est qu’il existe une tradition mystique qui est une et identique dans toutes les civilisations : « … les mystiques de presque toutes les traditions religieuses se rejoignent presque jusqu’à l’identité. » [Weil, 1951 : 49]. Il ne s’agit pas ici de syncrétisme : « Des idiots parlent de syncrétisme à propos de Platon. On n’a pas besoin de faire du syncrétisme pour ce qui est un. Thalès, Anaximandre, Héraclite, Socrate, Pythagore, c’était la même doctrine, la doctrine grecque unique, à travers des tempéraments différents. » [Weil, 1950 : 324]. Bien sûr il est ici question de la Grèce et de la Grèce seulement. Mais si en Grèce des tempéraments différents expriment toujours une seule et même chose, dans le monde entier à travers des civilisations différentes s’expriment, par les mystiques, également une seule et même chose : « La contemplation pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est tout aussi surnaturelle que celle des mystiques chrétiens. Notamment il y a une très grande affinité entre Platon et, par exemple, saint Jean de la Croix. Aussi entre les Upanishads hindoues et saint Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est très proche de la mystique chrétienne. » [Weil, 1951 : 49] Ces affirmations semblent pourtant hasardeuses, et les spécialistes nous mettent en garde contre de tels rapprochements. Jean-Pie Lapierre remarquait par exemple que « le vague de l’image [la nuit obscure] devient prétexte à confondre le geste de Jean de la Croix avec n’importe quoi. » [Lapierre, 1984 : 18]. Il faut donc suivre de près Simone Weil afin de comprendre comment elle s’est appropriée le nom de ce passage qui mène à Dieu, le contenu qu’elle met derrière cette image de la nuit. L’éthique de la nuit obscure ou l’éthique « impossible » Nous voudrions montrer que la nuit obscure chez Simone Weil désigne le moment éthique de la rencontre avec autrui, avec un autre qui, non pas me transcende comme chez Lévinas, mais qui est transcendé, ou, pour parler le vocabulaire de Simone Weil : qui est sacré. Le terme éthique est pris ici dans une acceptation lévinassienne un peu infléchie, car selon Lévinas « on appelle mise en question de ma spontanéité par la présence d’Autrui, éthique. » [Lévinas, 1961 : 13], « mise en question » seulement pour Lévinas, et sûrement pas « rencontre », car pour Lévinas la rencontre est toujours manquée. Pour Simone Weil, et nous verrons en quoi cela ne revient pas tout à fait au même, la rencontre n’est pas manquée, elle est « impossible ». Mais l’éthique chez Simone Weil implique cependant, comme chez Lévinas, la notion de responsabilité envers autrui. Ce qui est en jeu dans la rencontre avec l’autre, l’union avec la vérité, n’est possible qu’au cours de la nuit obscure. La rencontre ou l’union est bien, comme chez Jean de la Croix, d’abord une perte. C’est la perte du sentiment de la personne, la perte du moi (au sens de Pascal pour lequel « le moi est haïssable »), ce que Simone Weil appelle « dé-création ». Mais c’est ensuite aussi un don : dans le vide de l’âme il y a place pour la réception de la grâce. Enfin, la nuit obscure permet la création : création d’une œuvre, création de l’autre à l’instar de Dieu qui crée le monde et les créatures. Pourtant la Création divine est chez Simone Weil une kénose (kénos signifie vide)2, ainsi créer une œuvre ou créer un autre c’est se vider, se réduire à néant. Nous nommerons le don « incarnation », et la création « le moment éthique ». 84 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” La nuit obscure et / est le comble du malheur ■ La présence de la nuit obscure dans le folklore, la religion et la philosophie Nous commencerons donc par montrer comment Simone Weil discerne, hors de la mystique chrétienne proprement dite, le thème de la nuit obscure. Dans un conte dit « du Duc de Norvège », Simone Weil repère un thème qui est présent dans le folklore de toutes les civilisations : une princesse a épousé un prince qui revêt une forme animale la nuit et retrouve le jour sa forme humaine. Une nuit à bout de patience, la princesse détruit la dépouille animale. Mais le prince disparaît. La princesse part à sa recherche, rencontre en chemin une vieille femme qui lui fait don de trois noisettes magiques, et arrive enfin au seuil d’un château où le prince s’apprête à en épouser une autre. La princesse qui arrive au château en haillons, se fait passer pour une fille de cuisine. Entrée dans le château, elle casse une première noisette et apparaît une robe merveilleuse qu’elle échange avec la future épouse contre une nuit avec le prince. Le prince ne se réveille pas avant l’aube, et au matin la princesse a dû partir. Le scénario se reproduit à l’identique le lendemain. Mais la troisième nuit, le prince se réveille à temps alors que l’aube n’est pas encore levée, il reconnaît la véritable épouse et renvoie l’autre. [Weil, 1985 : 13] L’interprétation manifeste de ce conte est que l’âme du prince avait un temps donné pour reconnaître la vérité, il ne pouvait la reconnaître que dans la nuit. Mais il ne pouvait la reconnaître qu’après avoir été dépouillé de la créature animale qui le masquait. Il fallait asséner à l’homme un premier coup, le priver de quelque chose, afin qu’il soit apte à reconnaître la vérité. Malheureusement (ou heureusement puisque c’est le processus nécessaire), ce premier coup plonge l’homme dans la nuit. Simone Weil fait en fait ici une analogie entre la princesse et le Christ. La princesse est une figure christique : comme le Christ dans l’Evangile, elle cherche l’homme ; ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu3. Elodie Wahl La princesse arrive auprès de l’homme en mendiante, et l’homme peut la reconnaître, mais aussi bien peut ne pas le faire (il faut ici se rappeler que près du tombeau Marie-Madeleine avait d’abord pris le Christ pour un jardinier). Dans la nuit le prince s’éveille, s’ouvre à la vérité, et le lendemain il offre son amour à l’épouse légitime. La princesse, figure christique, donc figure divine, est morte pour le prince : elle est absente. Cherchant le prince, elle va au-devant de sa résurrection, de son devenir, si l’on admet dans une perspective quelque peu hégélienne qu’il faille être reconnu pour que le devenir soit possible. Mais le prince après la destruction de sa dépouille animale est lui aussi quasi mort puisqu’il est dans la nuit. Le prince est l’homme qui dort alors que le Christ est en agonie (Pascal), il dort comme les disciples pendant la nuit de Gesthémani. Il faut en fait une double reconnaissance, du prince par la princesse, de la princesse par le prince, afin que la vérité se fasse, que la princesse cesse d’être une mendiante, pour que le prince soit tiré de sa nuit et accède à une « plénitude de l’être », qu’il cesse d’être « animal » la moitié de sa vie. S’il y a mort et résurrection du Christ (de la princesse), il y a également mort et résurrection du prince. Dans la perspective de Simone Weil, pour laquelle Dieu, après la Création, a besoin des créatures pour être, comme nous le verrons plus loin, les La nuit obscure selon Simone Weil créatures n’ont pas besoin de Dieu. Par conséquent elles ne le recherchent pas. On ne peut donc parler de Dieu qu’après l’avoir « rencontré ». C’est Dieu qui cherche l’homme dans le poème de Job également. Job avait le choix lui aussi : il pouvait choisir le Dieu des hommes (les impératifs sociaux, la divinité selon Durkheim) ou le Dieu légitime (le Dieu véritable, non plus immanent de la société mais transcendant, légitime, comme la princesse est l’épouse légitime du prince). Le Dieu des hommes recommande d’avouer des fautes non commises, il ne veut pas, pourrions-nous dire pour plagier Electre, que l’on fasse justice contre l’injustice. En refusant ce Dieu là, Job finit par trouver un Dieu secret, inconnu aux hommes, qui le félicite de sa franchise. Job à qui l’on avait tout enlevé, ses proches, ses biens, sa santé, reçoit une nouvelle vie : non pas après la mort, Dieu donne pendant la vie. Pour Simone Weil la littérature qui est la « source » des nuits obscures, c’est la littérature grecque ; ce qui signifie ou bien que la littérature grecque est chrétienne, ou bien qu’il y a eu des nuits obscures avant le christianisme : pour Simone Weil les deux hypothèses n’en font qu’une, puisqu’il y a eu des nuits obscures avant le christianisme, les écrits qui en témoignent sont « pré-chrétiens ». Pré-chrétien, le poème de Job l’est donc aussi. Peutêtre ici faut-il marquer un temps d’arrêt Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat pour signaler ce qui est pré-chrétien pour Simone Weil dans l’Ancien Testament. Car tout l’Ancien Testament est loin d’être pré-chrétien dans la perspective de notre auteur : « Les Hébreux, qui ont été quatre siècle au contact de la civilisation égyptienne, ont refusé d’adopter cet esprit de douceur. » [Weil, 1951 : 12] Selon elle, l’esprit de douceur de l’Egypte était chrétien (le Livre des morts « est imprégné de charité évangélique. » [op. cit.]). Sur quoi se fonde Simone Weil pour dire que les Hébreux n’ont pas adopté l’esprit de douceur Egyptien ? Les Hébreux écrit-elle « voulaient la puissance… » [op. cit.], il faut comprendre : leur divinité est avant tout puissante : « erreur fondamentale sur Dieu » [op. cit. : 13] ! Pourtant « Israël a appris la vérité la plus essentielle concernant Dieu (à savoir qu’il était bon avant d’être puissant) de traditions étrangères, chaldéenne, perse ou grecque, et à la faveur de l’exil. (nous soulignons. E. W.) » [op. cit.] Le prouve le fait que « Tous les textes antérieurs à l’exil sont entachés de cette erreur fondamentale sur Dieu, je crois – excepté le livre de Job, dont le héros n’est pas Juif, le Cantique des Cantiques (mais est-il antérieur à l’exil ?) et certains psaumes de David (mais l’attribution est-elle certaine ?). D’autre part le premier personnage parfaitement pur qui figure dans l’histoire juive est Daniel (qui a été initié à la sagesse chaldéenne). La vie des tous les autres, à commencer par Abraham, est souillée de choses atroces. (Abraham commence par prostituer sa femme.) » [op. cit.]. Non seulement la vie de certains personnages de l’Ancien Testament est souillée de choses atroces, mais il manque en plus dans certains passages de l’Ancien Testament la conception essentielle selon laquelle les innocents (et pas seulement les pécheurs) tombent aussi dans le malheur. Ce qui fait écrire à Simone Weil par exemple, que « Aux yeux des Hébreux (du moins avant l’exil, et sauf exceptions) péché et malheur, vertu et prospérité sont inséparables, ce qui fait de Iahveh un Père terrestre et non céleste, visible et non caché. » [op. cit. : 68] (alors que la supériorité du christianisme consiste, selon elle, en ce qu’il « ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance. » [Weil, 2002 : 64]). Or c’est Simone Weil qui nous affirme ailleurs que « le Christ s’est reconnu dans le Mes85 sie des Psaumes, dans le Juste souffrant d’Isaïe, dans le serpent d’airain de la Genèse » [Weil, 1951 : 24]. Qu’en conclure ? Que l’Ancien Testament n’est pas unitaire d’après Simone Weil, mais surtout que « notre civilisation profane procède d’une inspiration religieuse qui, bien que chronologiquement pré-chrétienne, était chrétienne en son essence. » [op. cit. : 19]. Cette inspiration, nous la trouvons, notamment, dans les textes grecs. Perséphone, Prométhée, Antigone, Electre, perdent tout, jusqu’au jeune Théétète qui dans le dialogue éponyme de Platon s’exclame : skotodinio, je titube dans l’obscurité [155d ]4. Il n’y a pourtant rien de mécanique dans la nuit obscure puisque selon Simone Weil, « le génie est ce qui permet de traverser des nuits obscures ». Sans ce génie, cette barbarie positive selon Benjamin5, l’âme reste au bord de la nuit, se lamente en se disant : « je ne peux pas, je n’y comprends rien »6. Tout le monde ne traverse pas la nuit obscure, la cause en est que comme tous les sacrements, elle est douloureuse. Il faut consentir à la douleur, ne pas chercher à la fuir. Or la fuite est l’attitude naturelle de l’âme face à la vérité7. La première étape de la nuit obscure, la dé-création n’est pas un anéantissement rapide. Ce n’est que peu à peu que l’âme est purgée du moi. « Purgée du moi » cela signifie entrer dans la nuit, dans le néant, mourir à soi-même, ne plus pouvoir, en aucun cas, être égoïste, donc ne plus être une créature ou plutôt accomplir sa vocation de créature : se dé-créer. Or nul n’entre d’un seul coup dans la nuit, car les âmes craignent le vide et résistent. Et nul ne sort de la nuit seul, il faut une aide. Qui « nourrit » donc l’âme au fond de son malheur ? Car seule convient une nourriture capable de traverser l’épaisseur de la nuit. Qui est capable de regarder un tel malheur, de porter secours au malheureux, à la créature désincarnée ? Seul le Christ ressuscité peut compatir à la passion du Christ8. Il faut que le bienfaiteur ait traversé la nuit obscure pour partager la souffrance du malheureux. Ce don s’appelle communion, cette communion est impossible, elle est donc surnaturelle9. Et pourtant nous pouvons voir ici une analogie avec la psychanalyse que Simone Weil n’aurait peut-être pas récusée, elle qui affirmait que « Loin qu’on puisse lui reprocher ses variations, elle [la philosophie] est une, éternelle et non susceptible de progrès. Le seul renouvellement dont elle est capable est celui de l’expression, quand un homme se l’exprime à lui-même et l’exprime à ceux qui l’entourent en des termes qui ont rapport avec les conditions de l’époque, de la civilisation, du milieu où il vit. Il est désirable qu’une telle transposition s’opère d’âge en âge, et c’est la seule raison pour laquelle il peut valoir la peine d’écrire sur un pareil sujet après que Platon a écrit. » [Weil, 1941] Le psychanalyste n’a-t-il pas pour charge de re-créer une âme dé-créée (peut-être devrions-nous dire « déstructurée »), et la possibilité de le faire seulement grâce à l’attention qui est « action non-agissante », pour employer encore une fois une expression paradoxale de Simone Weil, attention dont il est capable parce qu’il est lui aussi passé par le processus de dé-création / création, et seulement grâce à cela ? (« L’originalité du « dialogue » psychanalytique, ses problèmes, ses risques et, peut-être à la fin, son impossibilité, n’en apparaissent que mieux. [nous soulignons. E. W.] » écrit Maurice Blanchot, et plus loin : « Quand donc la cure estelle terminée ? On dit : lorsque le patient et l’analyste sont l’un et l’autre satisfaits. Réponse sur laquelle on peut rêver. Comme il ne peut s’agir d’une satisfaction d’humeur, mais de cette sorte de contentement qui est la sagesse, cela revient à dire qu’il faut attendre la fin de l’histoire et ce contentement suprême qui est l’équivalent de la mort : Socrate le suggérait déjà. » [Blanchot, 1969 : 351-353]) En fait, la « connaissance surnaturelle » qui intéresse Simone Weil n’est pas tant ce qui est reçu après la nuit, que la connaissance de la nuit même, du mécanisme (nous disions précédemment qu’il n’y avait rien de mécanique dans la nuit obscure, et nous semblons maintenant nous contredire, mais Simone Weil dit explicitement qu’il y a aussi des lois dans le domaine de la grâce [Weil, 97 : 236], nous sommes donc passés d’un plan rationnel à un plan qualitativement différent, au plan surnaturel). Les Grecs, remarque notre auteur, employaient d’ailleurs le mot méchanè pour décrire le stratagème par lequel Dieu capturait les âmes. « [Aïdonée] lui donna un grain de grenade doux comme le miel, à manger en cachette, / Par stratagème, pour quelle ne demeurât pas toujours / là-bas, près de la vénérée Déméter au voile bleu » dit l’hymne homérique10 qui raconte la capture de Perséphone. L’accès à la connaissance nécessite de subir un stratagème douloureux : par la souffrance, la connaissance, dit Eschyle. C’est là le génie de la Grèce, que d’avoir su reconnaître que la révélation, la rédemption, n’est pas donnée sans douleur. Pour connaître audelà de la perspective du moi, il faut être séparé du moi. Mais qu’y a-t-il au-delà ? Joachim Mogarra, sans titre, photographies noir et blanc, 1991, coll. FRAC Alsace, Sélestat 86 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” Elodie Wahl Nul ne le sait. C’est pourquoi Bataille qui se réfère lui, non pas à Jean de la Croix mais à Angèle de Foligno, dit que l’existence humaine ne peut répondre à la question « Qu’y a-t-il ? » rien d’autre que « moi et la nuit » ou autrement dit, « moi et l’interrogation infinie »11. Or Bataille est contemporain de Simone Weil, et tous deux se connaissaient en se détestant (Simone Weil inspire le personnage de Lazare dans le Bleu du Ciel), ce qui n’empêche qu’ils se rejoignent dans une vision tragique du monde. La nuit comme destin de la créature qui doit renoncer à l’irréalité du moi Mais Simone Weil passe les frontières, elle ébauche des hypothèses. Et Maurice Blanchot déjà remarquait qu’alors qu’elle ne cesse d’affirmer qu’il ne faut rien prétendre savoir de Dieu, rien espérer de lui, « mouvement (…) d’une exigence telle qu’il n’autorise aucune affirmation et telle que celui qui suit le mouvement ne semble jamais pouvoir se reposer ni en Dieu, ni en la pensée de l’abandon de Dieu, en rien pas même en la pensée de la mort. », cela ne l’empêche pas de constamment parler de Dieu : « Constamment, elle parle de Dieu, et elle en parle sans prudence, sans retenue, avec les facilités que la tradition universelle lui accorde. » [Blanchot, 1961 : 161]. Dans la nuit, nous dit alors Simone Weil, il y a union avec Dieu, incarnation. Au-delà de la nuit, il y a la possibilité du don. Et en effet ces suppositions sont nécessaires car pourquoi y a-t-il des créatures, si celles-ci doivent être dé-créées ? Autrement dit : pourquoi y a-t-il du jour si la vocation des créatures est de sombrer dans la nuit ? C’est parce que les créatures ont la possibilité d’imiter Dieu. Comment Dieu qui était tout a-t-il pu créer autre chose que lui ? Eternelle interrogation qui trouve en principe sa réponse dans la folie d’amour du Créateur. « Dieu et toutes les créatures, c’est moins que Dieu tout seul », affirme Simone Weil. [Weil, 1966 : 131] Dieu se nie, renonce à être tout, pour que nous puissions être. A nous de renoncer à la créature pour que Dieu puisse être, c’està-dire s’aimer à travers nous sans que le moi y fasse obstacle. Mais l’existence de Dieu c’est l’interrogation infinie de Bataille, le pari Pascalien. L’union de Dieu et de la créature, c’est une com- La nuit obscure selon Simone Weil munion impossible, pour Simone Weil, mais aussi pour Bataille et pour Pascal chez lesquels la communion se nomme « communication ». Or ici nous ne sommes plus dans la mystique, parce que chez les mystiques la communion est réalisée, nous sommes dans une vision tragique du monde, dans la perspective d’Antigone pour qui la vie est impossible. Selon Simone Weil les preuves de Dieu apportées par Pascal sont trop faibles : les prophètes, les miracles, le pari. Mais elle-même qu’oppose-t-elle au scepticisme ? Les révélations des mystiques ! Nous sommes, chez Simone Weil, face aux même oscillations, aux mêmes hésitations que chez Pascal. Certes Pascal apporte des preuves, mais il affirme également : « Qui blâmera les Chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? (…) S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens. » [Brunschvicg, Pensées, fr. 233]. Simone Weil nous dit que Pascal n’a pas osé risquer sa foi alors que « pour que le sentiment religieux procède de l’esprit de vérité il faut être totalement prêt à abandonner sa religion, dût-on perdre ainsi toute raison de vivre, au cas où elle serait autre chose que la vérité. » [Weil, 1949 : 315]. Non Pascal ne risque pas sa foi, il ne risque pas même sa séparation d’avec l’Eglise, non qu’il ne l’ait jamais fait, il l’a prôné et a instruit sa sœur Jacqueline dans cette perspective, mais il s’est ravisé parce qu’il était persuadé qu’il n’y avait pas de salut possible en ce monde, il était persuadé que la confusion régnant en ce monde était le seul destin du monde. Simone Weil elle, continue de militer pour la vérité, elle ne veut pas de compromis. Pourquoi cela alors qu’elle sait le passage de la nuit obscure impossible ? Parce qu’elle a d’autres preuves : la beauté de la nature, preuve qui ne suffirait cependant pas seule, et Pascal l’avait vu, mais aussi la beauté de la culture. Par culture nous entendons l’art, la religion (les textes sacrés et les cérémonies), la science qui est un genre de l’art (« L’ordre du monde c’est la beauté du monde. Seul diffère le régime de l’attention, selon que l’on essaie de concevoir les relations nécessaires qui le composent [faire œuvre de science] ou d’en contempler l’éclat.» [Weil, 1949 : 371]). Bref, par culture nous entendons l’inutile, au sens économique, le nécessaire, au sens spirituel. L’inspiration surnaturelle et le don L’acte de création, correspond au consentement de Dieu à se vider d’une partie de lui-même. Pourtant pour Simone Weil, expliquer la création, ce n’est pas seulement inventer ou expliquer un mythe. Le mythe du Timée par exemple, comme tous les mythes de Platon a deux sens : l’un annexe, qui est la production du mythe proprement dite, l’autre, le plus important qui est une théorie des activités humaines ou pour mieux dire des activités « surnaturelles ». Aussi le mythe du Timée est une théorie de la création artistique. [Weil, 1985 : 22] Le démiurge est un artiste, il est inspiré par un modèle éternel, il donne une autonomie à sa création (le temps), et par-là se détache d’elle. Il n’y a donc pas de marque du créateur dans la création, mais il y a le reflet de l’inspiration. La création est donc en quelque sorte un don de soi-même, elle est un don, mais elle nécessite au préalable la disparition de soi (du moi), disparition qui permet l’inspiration, l’inspiration qu’il faudra donner et qu’on ne peut donner qu’en créant. Analogue à la création artistique selon le Timée, le don du pain au malheureux, le don de l’humanité à la créature décharnée et humiliée, ne porte pas la marque du bienfaiteur, mais de son inspiration. « J’avais faim, vous m’avez nourri » [Mat 25, 37], c’est de cette parole que s’inspire le bienfaiteur, elle n’est pas propre au christianisme, elle est universelle ou surnaturelle dans le sens où l’être n’a pas de penchant naturel au don, mais à la préservation de lui-même, de son moi. Ainsi lorsque l’inspiration surnaturelle prime sur le penchant naturel du moi, c’est que l’être qui donne est une incarnation, non plus une créature. Imiter Dieu c’est donc accepter d’être moins que tout, car la personne ne peut s’empêcher de se concevoir comme le seul centre du monde. « Misère de l’homme sans Dieu », misère de Dieu qui cherche les hommes Mais Dieu ne se contente pas de créer. D’abord il délègue son pouvoir à la nécessité [Weil, 1966 : 146], ensuite 87 il vient mendier auprès des créatures un peu d’existence (parlant souvent de Dieu mendiant Simone Weil pense au Zeus suppliant de la tragédie Grecque). Or les créatures sont autonomes puisque Dieu a accepté de s’en séparer. A elles de laisser un peu de place pour Dieu ou de le lui refuser. Dieu ne peut plus exister qu’à travers les créatures, dans les créatures dé-créées. Ainsi la créature ne consent pas à la présence de Dieu, et c’est pourquoi Dieu use de stratagèmes. Le stratagème c’est le malheur, un malheur d’ailleurs tout relatif puisqu’il dépend de l’attachement de la créature au moi12. Au fond du malheur, il s’agit donc de reconnaître la main tendue du bienfaiteur, de savoir accorder au pain la valeur qu’il mérite. L’inspiration du bienfaiteur n’est pas facile à reconnaître : au fond du malheur l’être a une tendance naturelle à l’indifférence quant à son propre sort, voire à l’identification au bourreau. C’est ainsi qu’il suffit d’un retournement du sort pour que le malheureux d’hier prenne sa revanche demain, et ainsi se perpétue la force. Faire cesser la malédiction qui pèse sur les créatures, c’est donc comme faire cesser la malédiction des Labdacides ou celle des Atrides. Seul un génie le peut, une « créature parfaitement pure », Antigone ou Electre. Tel est le génie de la Grèce, que d’avoir su montrer que la fatalité n’était pas sans fin, même si la fin n’advient qu’au prix d’une grande souffrance. [Weil, 1985 : 20] Telle est donc la seule connaissance qui s’acquiert par le passage de la nuit obscure. L’éthique, c’est alors au-delà des conditions de possibilité, tendre une main secourable, permettre l’incarnation du malheureux. Mais c’est aussi donner et se détacher. Certes le donateur crée, mais par-là même sa création ne lui appartient plus, autrement elle resterait inachevée. Achever une création, c’est lui donner le pouvoir d’inspirer à son tour. L’inspiration passe ainsi des uns dans les autres, par un miracle qui fait fi de la raison, ainsi que le rire – thème cher à Bataille, qui remarquait qu’un homme parfaitement raisonnable ne rirait jamais. [Bataille, (1949) 1988 : 542] La raison nous force, ainsi que l’avait bien montré Marcel Mauss, à nous défier des dons, parce qu’il faudra les rendre. Accepter le pain qui permet l’incarnation nécessite donc de savoir mettre de côté la raison, tout comme donner le pain. Ainsi de même que la beauté n’est pas dans les choses, mais dans nous qui la voyons, le sacrement n’existe pas en soi, mais dans la manière dont nous le recevons13. S’agit-il alors, comme le voulait Pascal, que nous parions sur l’existence de Dieu (et par suite sur la réalité du sacrement) dès lors que nous n’avons rien à gagner à ne pas y croire ? Mais comme Lucien Goldmann l’a bien montré, les deux partenaires du pari, le sceptique et le croyant sont une seule et même personne, le pari c’est la tension permanente de Pascal, tension qui se retrouve dans l’impossibilité de choisir entre l’ascèse et la vie mondaine, et qui aboutit sur une situation « impossible » : l’ascèse intramondaine. Simone Weil, tragique comme Pascal refuse le pari : parier c’est chercher Dieu, or nous l’avons vu, la créature n’a pas à chercher Dieu, c’est Dieu qui cherche l’homme, l’homme qui cherche Dieu trouvera un mauvais Dieu. Et pourtant que recommande Pascal ? De prier, le reste sera donné à ce prix. Pascal recommande donc seulement de prier, et lui-même n’a pas trouvé Dieu, sinon il ne serait pas dans la position qui réunit les deux partenaires du pari, dans la tension permanente. Simone Weil se sert donc de Pascal pour se tenir devant l’adversaire qui cherche, elle qui recommande, plutôt que de chercher… de prier ! Chercher Dieu pour Simone Weil qui affirmait que l’athée était souvent plus proche de Dieu que le croyant14 c’est ouvrir la porte à toutes les dérives de l’imagination. Car pourquoi ne pas voir le bien dans ce qui n’est tout simplement que la nécessité, à la manière du sophiste décrit par Platon dans le livre VI de la République [494c]15 ? Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque reconnaître la beauté d’une œuvre c’est reconnaître que chaque élément y a sa place nécessaire, dès lors en un sens, la création est d’ores et déjà parfaite. Que faire alors de l’absence de Dieu ? Selon Pascal Dieu n’est pas absent, puisque la créature cherchant Dieu l’a déjà trouvé. Là intervient le renversement opéré par Simone Weil, nous l’avons déjà souligné : la créature cherchant Dieu, trouvera un mauvais Dieu, comme la créature qui a trouvé Dieu a trouvé un mauvais Dieu. C’est pourquoi le véritable Dieu est celui qui cherche les hommes, 88 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” non celui qui est cherché par les hommes. De Dieu nous ne pouvons donc rien dire, hormis qu’il nous cherche, et qu’il dépend de nous de savoir consentir à sa présence. Mais à l’inverse de Bataille, il peut sembler que pour Simone Weil, consentir n’est pas dire « oui », mais dire « non ». Car consentir à la présence de Dieu, c’est refuser tout substitut, c’est-à-dire toute idolâtrie, et reconnaître que nul part dans la création Dieu n’est présent, autrement que dans le sentiment que nous avons de son absence. C’est ainsi que la révélation ne peut advenir qu’au comble de l’absence, lorsque, par exemple, le Christ s’exclame : « Mon Dieu, pourquoi m’astu abandonné ? » [Mat 27, 46 ; Marc 15, 34] Dieu n’est présent dans rien, il n’est que dans le rien. C’est le miracle par lequel le vide se transforme en présence. Miracle analogue à celui de la conversion par laquelle le mal se transforme en amour ou à celui de la création artistique parfaite qui sait transformer la violence en souffrance (dans l’Iliade par exemple)16. Il n’y a donc qu’un instant où il est possible de dire « oui », c’est l’instant ultime, et tout le génie consiste à savoir ne pas dire « oui » trop tôt. Il aurait suffit à Job d’acquiescer à une recommandation de ses amis, pour ne pas rencontrer Dieu. Il suffit au poète de chercher le mot qui convient plutôt que de l’attendre pour que le poème soit de qualité moyenne. Rien n’est donc véritablement beau tant que la personne intervient. C’est pourquoi Simone Weil dit qu’un exercice raté est la marque de la personne en l’élève. Au lieu qu’un exercice réussit est impersonnel. Le talent est la marque de la personne, en quoi le génie diffère du talent17. Du bon usage de l’attention pour que les activités humaines deviennent surnaturelles ■ L’attention ou l’effacement du moi : condition nécessaire de la nuit obscure Mais l’art de ménager la possibilité de « nuits obscures » s’exerce pourtant. Simone Weil croit comme Platon, à l’importance d’une propédeutique. Si la « nuit obscure » n’est possible que dans l’effa- Elodie Wahl cement total du moi, toute activité qui requiert cet effacement est une propédeutique. La science, comme le voulait Platon est donc une propédeutique (arithmétique, géométrie, musique ; Simone Weil y ajouterait d’ailleurs la science sociale, matérialiste, comme l’avait conçue Marx). La science est contemplation de la nécessité, son objet même est donc impersonnel. La prière et les cérémonies religieuses (et Simone Weil, élève d’Alain, sait que l’art est cérémonie, que l’art cérémonial par excellence est la danse, et que peut-être, tous les arts dérivent de la danse), la récitation du nom du Seigneur, la répétition (qui est abêtissement dans le vocabulaire de Pascal mais il faut bien comprendre ce terme), sont également des propédeutiques. Le Christ, la Vierge, Bouddha, Dionysos ou Osiris, sont toujours impersonnels18 selon Simone Weil bien qu’elle doive admettre parfois que Dieu est à la fois personnel et impersonnel : dépourvu d’égoïsme, et pourtant souffrant les souffrances humaines, le Christ est une personne impersonnelle. L’attention parfaite, dans la science ou dans la prière, exclut toujours la présence du moi. Le travail, dans certaines conditions réclame également cette sorte d’attention où l’esprit se fait matière, surtout s’il est fatiguant et répétitif, s’il ne laisse pas place à l’imagination vagabonde, s’il n’est pas toujours interrompu par des directives étrangères, comme l’est le travail du manœuvre, qui rappelle toujours le moi à sa médiocrité, à sa peur et à son incompétence19. Bref, l’habitude qui monopolise intégralement l’intellect éveille l’esprit au monde, au cycle éternel de la nécessité, et est un premier détachement du moi. Il n’y a donc pas pour Simone Weil de révélation chrétienne à strictement parler. Nourrir le Christ sans savoir qu’il est le Christ, n’est pas d’avantage possible aux membres de la communauté chrétienne qu’aux autres. Et il n’est pas de pays de l’antiquité pré-romaine – ces Anciens dont Platon disait dans le Philèbe qu’ils étaient bien plus proches de la sagesse que nous [17 a] – qui n’ait reçu de révélation (car après Rome la spiritualité, occidentale du moins, se ternit ; Rome pour Simone Weil c’est l’incarnation du pouvoir totalitaire, la conception dans le christianisme d’un Dieu uniquement personnel, parce qu’assimilé à l’empereur ; et sans doute exagère-t-elle souvent en La nuit obscure selon Simone Weil discriminant Rome, mais comme Platon exagère en condamnant les sophistes, Pascal en faisant passer Montaigne pour un sceptique, Nietzsche en interprétant le christianisme, pour ne citer que de grands auteurs qui ont besoin d’un adversaire pour affirmer leurs positions). Ainsi si Israël concevait un Dieu unique, il fut révélé à la Perse l’opposition et la lutte du bien et du mal, à l’Inde l’identification de Dieu et de l’âme arrivée à l’état de perfection, à la Chine l’action de Dieu comme non-action qui est la plénitude de la présence, à l’Egypte la charité du prochain et la félicité immortelle des âmes justes et « le salut par l’assimilation à un Dieu qui avait vécu, avait souffert, avait péri de mort violente, était devenu dans l’autre monde le juge et le sauveur des âmes. » [Weil, 1960 : 77] Quant à la Grèce, outre l’héritage de l’Egypte qui est surtout visible dans l’assimilation de Dionysos à Osiris elle eut aussi sa révélation propre : « ce fut la révélation de la misère humaine, de la transcendance de Dieu, de la distance infinie entre Dieu et l’homme. » [Weil, 1960 : 77], comme en témoigne l’Iliade. Présence vivante de l’inspiration surnaturelle Pour Simone Weil l’Iliade exprime une position « chrétienne » à l’égard de la force. Si les personnages sans cesse s’entredéchirent, des tirades amères sont pourtant régulièrement présentes dans le poème qui montrent que le poète, par l’intermédiaire des personnages, prend toute la mesure de l’horreur de la guerre et de l’ivresse qui anime les héros. Ivresse qui les pousse à tuer non lorsqu’ils songent aux êtres qui leur sont chers, mais aux moments où la modération est rendue impossible à cause de la force, glaive à double tranchant qui « pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. » [Weil, 1989 : 245] (Ailleurs Simone Weil écrit : « L’Iliade, tableau de l’absence de Dieu. » [Weil, 2002 : 90]) C’est ainsi que la pensée de la justice éclaire l’Iliade sans jamais y intervenir : « l’humiliation de l’âme sous la contrainte n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié facile, ni proposée au mépris ». [Weil, 1989 : 251] Et de plus, selon Simone Weil, la destruction de Troie est restée pour la Grèce comme le remords originel qui permettra le développement de cette philosophie qui est comme obsédée par l’idée de la Justice. C’est pourquoi nous conservons sous le nom de culture (puisque c’est ainsi, cultura animi, que Cicéron a traduit la notion grecque de paidea) les récits des dons mémorables des bienfaiteurs du Christ ou encore les créations qui ont pour auteurs les génies capables de traverser des nuits obscures, à l’écart de la vie « économique » de la société. Comme l’a rappelé Hannah Arendt, à proprement parler la culture n’appartient pas aux hommes mais au monde. [Arendt, 1972 : 268] Simone Weil dirait qu’elle est trop impersonnelle pour être une propriété, qu’elle est trop « sacrée » pour que nous ne sentions qu’elle peut être détruite et que nous devons la préserver. Elle est la seule chose réelle, pour ceux qui savent lire en elle le symbole d’une révélation, ainsi Simone Weil affirmait que les statues grecques avaient moins de réalité à Rome que dans les cités grecques : c’est pourquoi détruire l’architecture d’une cité est littéralement priver des hommes de leur réalité20. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre ce que Simone Weil appelle un véritable « milieu humain » qui est différent du « social »21. La culture n’est produite et respectée, chez Simone Weil, qu’au sein d’un « milieu humain » auquel seuls les hommes (au sens où le Christ se nomme « Fils de l’homme ») qui ont laissé pousser en eux la graine divine peuvent participer22. Ainsi la graine ne se cultive pas particulièrement, et surtout pas en douceur, comme l’aurait pensé Cicéron en accord avec la notion latine d’agriculture qui correspond à un « tendre soucis de la terre ». Non, la graine pousse seule arrachant ce faisant le chiendent, autrement dit les vestiges du moi. Cette culture violente est donc bien grecque, puisque l’arbre « enraciné dans l’absence de lieu » [Weil, 1997 : 423] émerge des entrailles de celui qui a traversé une nuit obscure. Ce que nous nommons « culture », les œuvres de premier ordre, sont donc, en un sens, le témoignage de la nuit obscure. Jamais en effet le moi n’est producteur des œuvres de la culture, créer suppose donc une perte, comme l’incarnation suppose le don (la donation) de l’inspiration, inspiration qui est la source de l’œuvre. 89 Conclusion Bibliographie Notes ALAIN, Spinoza, Mellottée, Paris, 1949. ARENDT Hannah, « La crise de la culture », trad. Barbara Cassin, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, coll. « folio/essais », Paris, 1972, p. 253-288. BATAILLE Georges, Le Coupable, Gallimard, Paris, coll. « L’imaginaire », 1961. BATAILLE Georges, Œuvres Complètes XI, Gallimard, Paris,1988. BENJAMIN Walter, Œuvres 2, Gallimard, Paris, trad. Maurice de Gandillac, Pierre Rusch, Rainer Rochliz, 2000. 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Tout cessa pour moi, et je m’abandonnai à lui. Je lui confiai tous mes soucis Et m’oubliai au milieu des lis. 2. Simone Weil ne semble pas le savoir mais la conception de la création comme kénose se trouve pour la première fois chez Isaac Luria au XVIe qui, interprétant la Kabbale, reconnu dans la création un abandon de Dieu. 3. Le premier chapitre des Intuitions préchrétiennes est intitulé « Quête de l’homme par Dieu ». 4. S. Weil a en effet écrit dans un Cahier : « Théétète. Etonnement. Cf. nuit obscure. » [Weil, 1997 : 132] 5. « De barbarie ? Mais oui. Nous le disons pour introduire une conception nouvelle, positive, de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu de ces esprits impitoyables qui commencent par faire table rase. » [Benjamin, 2000 : 366-367] 6. « Le génie n’est – peut-être – pas autre chose que la capacité de traverser les « nuits obscures ». Ceux qui n’en ont pas, au bord de la nuit obscure, se découragent et se disent : je ne peux pas ; je ne suis pas fait pour cela ; je n’y comprends rien. » [Weil, 1997 : 131] 7. « L’âme ne veut s’unir à la vérité que dans la nuit, dans l’inconscience. Voyant paraître une lueur de vérité, l’âme fuit et se tourne vers la chair. La vérité doit la chercher et séduire la chaire pour obtenir accès jusqu’à l’âme. Mais l’âme dort. Si elle s’éveille un instant alors elle se tourne vers l’union légitime. La première union avec la vérité s’opère dans la nuit. » [Weil, 2002 : 46] 8 « Qui peut-être le bienfaiteur du Christ, si ce n’est le Christ lui-même ? » [Weil, 1966 : 124] 9. « Le malheureux et l’autre s’aiment à partir de Dieu, à travers Dieu, mais non pas pour l’amour de Dieu ; ils s’aiment pour l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque chose d’impossible. » [Weil, 1966 : 138139] 10. « Mais stratagème ne convient pas. » ajoute Simone Weil, « Le mot méchanè est employé par les tragiques, Platon, Pindare Hérodote dans beaucoup de textes qui ont un rapport clair ou caché, direct ou indirect, certain ou conjectural, avec les ■ Ainsi l’Autre, potentiel créateur, potentiel génie, est toujours le Très-Haut. Séparé de moi par une distance infinie puisqu’il se trouve « dans l’absence de lieu », il n’est jamais mon égal. Et c’est pourquoi la relation que je peux entretenir avec lui, l’amour du prochain, se nomme aussi « justice » : « Les bienfaiteurs du Christ ne sont pas nommés par lui aimants ni charitables. Ils sont nommés les justes. L’Evangile ne fait aucune distinction entre l’amour du prochain et la justice. » [Weil, 1966 : 124-125] (Simone Weil fait ici implicitement allusion à Mat 25, 37 : « Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? ») La justice pourtant n’existe qu’au plan surnaturel : « Pour être juste, il faut être nu et mort. Sans imagination. C’est pourquoi le modèle de la justice doit être nu et mort. » [Weil, 2002 : 96]. C’est pourquoi dans une perspective mystique la nuit obscure est un passage possible dans la vie, mais dans une perspective tragique la nuit obscure « véritable », n’advient qu’au moment de l’agonie : « L’agonie est la suprême nuit obscure dont même les parfaits ont besoin pour la pureté absolue, et pour cela il vaut mieux qu’elle soit amère. Qu’après une agonie parfaitement et purement amère, l’être disparaisse dans un éclatement de parfaite et pure joie. On sent dans la joie qu’on ne pourrait si elle croissait la supporter longtemps sans éclater. La joie est chose de Dieu, parfaite et pure, elle fait crever une âme finie comme une bulle de savon. La mort est une ordalie, la dernière. » [Weil, 2002 : 166] Et Simone Weil assume jusqu’au bout sa vision tragique du monde en refusant la croyance en une vie après la mort. 90 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit” Elodie Wahl notions de salut et de rédemption, notamment dans le Prométhée. » [Weil, 1985 : 17-18] 11. « Si l’existence humaine à la question : « Qu’y a-t-il ? » répond autre chose que : « Moi et la nuit, c’est-à-dire l’interrogation infinie », elle se subordonne à la réponse, c’est-à-dire à la nature. En d’autres termes, elle s’explique à partir de la nature et renonce à l’autonomie par là. L’explication de l’homme à partir d’un donné (d’un coup de dés quelconque substitué à quelque autre) est immanquable, mais vide dans la mesure où elle répond à l’interrogation infinie : formuler ce vide est en même temps réaliser la puissance autonome de l’interrogation infinie. » [Bataille, 1961 : 201-202] 12. « Le degré et la nature de la souffrance qui constitue au sens propre le malheur diffèrent beaucoup selon les êtres humains. Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de l’attitude adoptée devant la souffrance. La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu'un reconnaît la réalité du malheur, il doit se dire : « Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moimême. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable. » Penser cela avec toute l’âme c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. [Weil, 1957 : 34-35] 13. Selon la conception de la beauté exprimée dans le Phèdre, aspirent à la beauté et sont aptes à la reconnaître les âmes qui ont le plus longtemps contemplé la vraie beauté intelligible avant l’incarnation de l’âme dans le corps. Ces âmes sont en proie à la quatrième forme de folie divine. [249 d-e] 14. « croyant » qu’elle différencie de l’être habité par le Christ : « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi, et en ce sens l’athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n’est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle de l’âme ne s’est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort. » [Weil, 1997 : 337] 15. « Tous ces particuliers mercenaires, que le peuple appelle sophistes et regarde comme ses rivaux, n’enseignent pas d’autre maximes que celles que le peuple lui-même professe dans ses assemblées, et c’est là ce qu’ils appellent sagesse. On dirait un La nuit obscure selon Simone Weil homme qui, après avoir observé les mouvements instinctifs et les appétits d’un animal grand et robuste, par où il faut l’approcher et par où le toucher, quand et pourquoi il s’irrite ou s’apaise, quels cris il a coutume de pousser en chaque occasion, et quel ton de voix l’adoucit ou l’effarouche, après avoir appris tout cela par une longue expérience, l’appellerait sagesse, et l’ayant systématisé en une sorte d’art, se mettrait à l’enseigner, bien qu’il ne sache vraiment ce qui, de ces habitudes et de ces appétits, est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste ; se conformant dans l’emploi de ces termes aux instincts du grand animal ; appelant bon ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l’importune, sans pouvoir légitimer autrement ces qualifications ; nommant juste et beau le nécessaire, parce qu’il n’a pas vu et n’est point capable de montrer aux autres combien la nature du nécessaire diffère, en réalité, de celle du bon. (C’est nous qui soulignons) » [République : 493c] 16. « par la conversion tout le mal se tourne en amour. » [Weil, 2002 : 301] « Dans un poème comme l’Iliade, il y a transmutation de la violence en souffrance par le poète. Il y a participation à l’œuvre rédemptrice. » [Weil, 2002 : 206-207] 17. « Si un enfant fait une addition et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération. » [Weil, 1957 : 17] 18. « Toutes les fois qu’un homme a invoqué avec un cœur pur Osiris, Dionysos, Krishna, Bouddha, le Tao, etc., le Fils de Dieu a répondu en lui envoyant le Saint-Esprit. Et l’Esprit a agi sur son âme, non pas en l’engageant à abandonner sa tradition religieuse, mais en lui donnant la lumière – et dans le meilleur des cas la plénitude de la lumière – à l’intérieur de cette tradition. » [Weil, 1951 : 29-30] 19. « …une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. » [Weil, 1957 : 21-22] 20. « Les Romains ont fait le mal en dépouillant les villes grecques de leurs statues, parce que les villes, les temples, la vie de ces Grecs avaient moins de réalité sans les statues, et parce que les statues ne pouvaient avoir autant de réalité à Rome qu’en Grèce. » [Weil, 1994 : 232] 21. « par social je n’entends pas tout ce qui se rapporte à une cité, mais seulement les sentiments collectifs. » [Weil, 1966 : 25], sentiments collectifs que Simone Weil associe à l’idolâtrie. 22. Ce milieu humain, Simone Weil déduit qu’il devait exister en Grèce à l’époque pythagoricienne et qu’il en restait des vestiges au temps de Platon, il existait également non à l’époque que l’on nomme « Renaissance », mais au début du XIIIe siècle, autour de Toulouse, à l’époque Cathare, la « véritable Renaissance ». Quelque chimérique que soit ce milieu humain, puisque Simone Weil se rend compte, pour la Grèce par exemple, que des Pythagore, Eschyle, Sophocle, Platon, devaient être des exceptions, une de ses caractéristique est d’être imprégné de religion, car « Tant qu’il y aura du malheur dans la vie sociale, tant que l’aumône légale ou privée et le châtiment seront inévitables, la séparation entre les institutions civiles et la vie religieuse sera un crime. » [Weil, 1966 : 144] Un crime puisque dans le malheur l’âme se réfugie alors dans le social (c’est-à-dire pour Simone Weil, l’idolâtrie), au lieu de se tourner vers l’inspiration véritable. Le « milieu humain » se caractérise aussi par la place qu’il ménage au malheur, malheur accueilli, ni nié, ni méprisé. Une telle conception était exprimée par Kierkegaard dans un texte consacré au tragique moderne (Antigone) ; en 1938 Pierre Klossowski dans une conférence tenue dans le cadre du Collège de Sociologie auquel participaient entre autres, Bataille, Caillois, Leiris, jugeait bon de lire sa traduction récente du texte de Kierkegaard : « Notre époque a perdu toutes les déterminations substantielles : elle ne conçoit plus l’individu particulier dans l’ensemble organique de la famille, de l’Etat, du genre humain, elle l’abandonne tout entier à lui-même ; et l’individu devient ainsi son propre créateur, sa culpabilité devient son péché, sa douleur son remords, de ce moment le tragique est supprimé, et le drame qui représente rigoureusement le héros en proie à la souffrance a perdu tout intérêt tragique parce que la puissance qui envoie les souffrances a été dépotentialisée. Le spectateur crie au héros : aide-toi toi-même, le ciel t’aidera ! en d’autres termes : le spectateur est devenu incapable de compassion, alors que la compassion du point de vue objectif et subjectif est la spécifique expression du tragique. » [Klossowski (1938), 1995 : 271 1938] 91