Recherches régionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, 2015, n° 209
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d’autres agents stipendiés, Annie D.142 a le toupet de se plaindre dans une lettre à ses « patrons »
de la Gestapo, révélée par P.L. Farago dans Le Patriote, de ne pas avoir touché les émoluments
prévus pour ses délations143. Sa chance est d’échapper aux rigueurs de la première épuration. À
côté de ces médiocres aux aptitudes criminelles que semble favoriser l’absence de féminité, le
catalogue des maudites s’enrichit spectaculairement de celles dont la séduction vénéneuse a
atteint de hauts responsables ennemis. Corinne Luchaire, fille du directeur du magazine
collaborationniste Les Nouveaux Temps, contre laquelle aucune charge ne sera finalement
retenue, séjourne avec son père à la villa Sainte-Anne, où tous deux font des travaux forcés, pas
trop pénibles, de jardinage avant que celui-ci ne soit jugé et condamné à mort, puis elle échoue à
l’hôpital de Nice, somnolant, fumant, malade d’une tuberculose qui l’emportera, pressée de
revoir sa petite fille de 14 mois144. Magda Brard, talentueuse pianiste niçoise, est élargie de la
prison de Côme avant son retour à Nice. Des allusions transparentes pour l’une, à des amours
avec Otto Abetz, pour l’autre, à une liaison avec le Duce, relèvent d’une touche indulgente,
voire coquine, un passé qui aurait pu, quelques semaines plus tôt, leur coûter aussi cher qu’à
Mireille Balin145.
Thème de choix à rebondissements interminables dans une presse vengeresse
qu’orchestre Mario Brun146 de Nice-Matin, la traque, passionnante mission dont le journaliste se
fait, dit-il, un devoir, de la « Panthère rouge », Alice la Blonde, se poursuit de mois en mois,
feuilleton haletant au contenu en partie imaginaire, comme l’itinéraire, vrai ou faux, qu’elle a
peut-être parcouru, « d’amant en amant ». Après son arrestation, il réussit à la rencontrer, et
commente les silences autant que les jeux de physionomie de l’inculpée. Panthère noire de Java,
félin impuissant qui meurt d’envie de lui cracher au visage, elle le toise, forte, habile, décidée, et
se défend de tout autre rôle que de celui de traductrice et de dactylo. Est-elle belle ? En tout cas
elle ne plaît pas à Mario Brun, spécialiste de chroniques mondaines osées, qui se vante d’avoir
l’exclusivité des contacts avec elle. Il lui trouve le visage grêlé, les jambes flasques, mais du
chien dans son manteau de prix et son écharpe bleue. Les clichés du photographe Paul Louis
montrent-ils la véritable Alice Mackert ? Les interrogatoires successifs et les reportages brossent
le portrait d’une femme présentée aux lecteurs comme l’archétype de l’espionne à éradiquer,
champ lexical dont se servira le populiste Auguste Le Breton147 dans son roman « Les Pègriots »
pour qualifier Violette Morris soupçonnée des mêmes crimes. Née en Suisse en 1916, Alice
Mackert aurait gagné à partir de 1937 la France, fait de la couture à Alençon, suivi des cours de
sabotage dans le Tyrol ; elle se retrouve à Nice en 1943 comme auxiliaire de la Gestapo, peut-
142 L’Ergot, 10/10/1944. Le Patriote niçois, 02/03, 21/06/1945. Pierre MILZA.Italiens et Espagnols en France,
1938-1946. Exils et Migrations, L’Harmattan, 1994.
143 P.L. Farago, né en Hongrie en 1906, mort aux États-Unis en 1980, journaliste, suit la campagne d’Italie et celle
de Patton, et séjourne quelques semaines à Nice. Détaché au bureau du New York Times à Berlin, spécialiste de
recherches sur la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à la poursuite de nazis réfugiés en Argentine, comme
Martin Bormann. Ses travaux ont donné lieu à des scénarios de films comme Patton, ou Tora Tora (P.L. Farago,
Patton : Ordeal et Triumph, 1963. Aftermath : the Search of Martin Bormann, 1974, Le Livre de Poche, 1977).
144 Mario Brun, « Corinne Luchaire », dans Nice-Matin, 18-23/11/1945. Jean Luchaire (1902-1946), idéologue de la
collaboration, est condamné à mort par la Haute Cour (Pascal Ory, Les Collaborateurs, Points/Histoire, Seuil,
1976).
145 Le Patriote niçois, 16/06, 08/09/1945. Mireille Balin (1909-1968) interprète des rôles de vamp dans de beaux
films populaires. Ses amours avec Birl Desbok, un officier autrichien, lui valent une brutale arrestation à Beausoleil
en 1944 (Combat, 23/12/1944).
146 Mario Brun (1911-1990) fait toute sa carrière à partir de 1930 dans les rubriques mondaines et turfistes de la
presse locale, particulièrement de Nice-Matin dont il est l’un des fondateurs. Sa mémoire est honorée à La Gaude.
147 Auguste Le Breton (1913-1999) devient un écrivain à succès après une enfance abandonnée, une adolescence de
voyou, et des compromissions douteuses pendant l’Occupation. À partir de 1947, il écrit près d’une centaine de
polars, source de nombreux scénarios. Il y donne ses lettres de noblesse au verlan, argot des mauvais garçons de sa
jeunesse. C’est dans deux pages des Pègriots, Plon-Robert Laffont, 1973, que Raymond Ruffin aurait puisé la
matière de sa biographie Violette Morris, la Hyène de la Gestapo, Le Cherche-Midi, 2004). Gageons que la prose
hyperbolique de Mario Brun a pu en être aussi l’inspiratrice.