Penser la négociation
des valeurs en sociologie
À propos de :
Didier VRANCKEN, Ch r i s t o p h e
DUBOIS, Fr é d é r i c SCHOENAERS
(sous la direction de)
Penser la négociation.
Mélanges en hommage
à Olgierd Kuty
coll. Ouvertures sociologiques,
De Boeck, Bruxelles, 2008, 262 p.
L
’ouvrage dirigé par Didier
Vrancken, Christophe Dubois
et Frédéric Schoenaers qui sert
de l rouge à la réexion que nous
proposons a, disons-le d’emblée, un
statut particulier. Il s’agit de « Mélan-
ges » oerts au professeur Olgierd
Kuty de l’Université de Liège, à l’oc-
casion de son départ en retraite. Le
premier texte du recueil, signé par
D. Vrancken, a pour fonction d’expo-
ser de façon synthétique le parcours
de l’intéressé et ses principaux apports
à l’analyse sociologique. La liste des
contributeurs est alléchante, et même
impressionnante. La plupart sont des
« noms », connus et reconnus, en Bel-
gique et en France (et même, dans le
cas de Marc-Henry Soulet, en Suis-
se) ; c’est d’ailleurs un premier alliage
réussi de ce volume, qui rassemble
vingt-cinq textes, dans un format de
présentation et de lecture fort agréa-
ble. On regrettera tout au plus quel-
ques coquilles ou approximations
au niveau des bibliographies de n
d’articles (Patrick Watier p. 216 et
Dominique Andolfatto p. 234, mal
orthographiés ; la référence à Chris-
tian uderoz p. 232 dans le texte
ne gure pas en bibliographie p. 235,
etc.). Ceci ne grève pas l’intérêt du
livre, qui ne défère pas simplement à
des convenances ou à des références-
révérences. Il propose de véritables
réexions en prise avec la notion de
négociation qu’a contribué à porter
en sociologie Olgierd Kuty, par ses
travaux comme par son rôle de mem-
bre fondateur de la revue internatio-
nale et interdisciplinaire Négociations,
co-dirigée avec Christian uderoz,
et qui a acquis de belles lettres de
noblesse.
Une approche
transversale
de la négociation n
La diversité des applications
d’une pensée de la négociation
en sociologie
Toutes les contributions de l’ouvra-
ge ne se situent sur un même plan
(scientique et sociologique), toutes
ne sont pas rédigées dans un même
style et n’ont pas une portée iden-
tique. D’un texte à l’autre, le mode
d’écriture dière, en termes didac-
tiques et démonstratifs, de papiers
très structurés à des témoignages de
sympathie du pair ou du compagnon
de réexion d’O. Kuty (on pense par
exemple, dans le deuxième cas, aux
pages de Marc Jacquemain, Erhard
Friedberg, Marco Martiniello et Jean-
Daniel Reynaud). Nous privilégierons
de ce fait ce que l’opus semble plus
particulièrement pouvoir apporter à
146
ph i l i p p e ha M M a n
Maître de conférences en sociologie
Université de Strasbourg
Centre de recherche et d’étude en sciences
sociales (CRESS, EA 1334)
147
Philippe Hamman Penser la négociation des valeurs en sociologie
la pensée de la négociation, du conit
et des transactions, ce qui désigne un
champ d’intérêt vaste pour un lectorat
qui ne le sera pas moins. Se mêlent en
eet, avec un certain bonheur, propo-
sitions théoriques et proximité au(x)
terrain(s) les politiques sociales, le
droit, la recherche-action et l’interven-
tion, parmi d’autres, ayant marqué la
carrière d’O. Kuty.
À ce titre, et en écho à la diversité
des préoccupations de Kuty, le livre
ore une variété de domaines d’ap-
plications possibles d’une réexion
sociologique en termes de négocia-
tions, étayant la portée de la notion. Il
n’est pas possible de les égrener tous.
On signalera la contribution de Fran-
çois Pichault sur l’intervention comme
processus de légitimation dans le cadre
d’une épistémologie à la fois théorique
(en termes de production de connais-
sance) et pragmatique (par rapport
aux conditions d’appropriation par les
acteurs de ladite connaissance), don-
nant à saisir tout l’enjeu de la négo-
ciation de la légitimité. Benoît Bastard
propose quant à lui une analyse de
la médiation familiale en France en
tant que profession, notamment en
ce qui touche aux enjeux de forma-
tion et de débouchés. Michel Born et
Claire Gavray interrogent l’association
courante entre adolescence et délin-
quance juvénile, entre l’hypothèse
du décit d’ordre identitaire et celle
de l’oscillation entre diérents pôles
identitaires. L’analyse des pratiques
quotidiennes à partir de la notion de
négociations est illustrée par Jean-
François Guillaume à partir du cas de
l’enseignement en Communauté fran-
çaise de Belgique, les enseignants,
écrit-il, sont confrontés à la dicile
conciliation entre « un idéal démo-
cratique basé sur l’égalité de droits et
des références culturelles parfois très
éloignées de celles que portaient les
usagers “habituels” » (p. 109), ce qui
suppose de s’engager valoriellement.
Il est également question des relations
professionnelles et des mécanismes de
négociations collectives, sous la plume
de Pierre-Éric Tixier, qui pointe un
processus de désarticulation entre le
système juridique de représentation
des intérêts, dont la faible représen-
tativité sociologique pose question, et
un espace de négociation de plus en
plus autonome du champ de la repré-
sentation. Jacques Commaille souligne
pour sa part la pertinence de la notion
de négociation en termes de sociolo-
gie politique du droit, compte tenu
de « ce qu’elle est dans la réalité de la
vie sociale, économique et politique
mais aussi [par rapport] aux repré-
sentations qu’elle suscite à la mesure
des enjeux liés aux métamorphoses
de la régulation sociale, économique
et politique » (p. 39). On notera enn
le texte de Sébastien Dalgalarrondo,
qui revient sur l’apport d’O. Kuty à la
sociologie de la santé, à travers l’ana-
lyse de l’articulation entre connaissan-
ces thérapeutiques et pouvoir médical
qu’il a développée dans le cadre de sa
recherche doctorale menée à la n des
années 1960 au sein de quatre unités
de dialyse rénale puis reprise dans son
ouvrage Innover à l’hôpital, publié en
1994.
Une notion-clef :
la négociation valorielle
Là n’est pas tout, bien au contraire,
car c’est bien l’ambition d’une théo-
risation générale de la société et des
organisations qui irrigue les travaux
d’Olgierd Kuty, et que l’on retrouve
discutée dans l’ouvrage. Le point nodal
tient au couple de tension intérêts-
valeurs, l’analyse sociologique de la
négociation et du compromis apparaît
comme une entrée transversale. Kuty
l’exprime en 1977 déjà, à travers ce
qu’il nomme le « paradigme de négo-
ciation ». Plus récemment, en 1998,
dans un manuel de synthèse intitulé
La négociation des valeurs, il soutient
dans son analyse de la modernité que
« l’homme des sociétés démocratiques
est un négociateur ». Il met en particu-
lier en avant la notion de « négociation
valorielle », c’est-à-dire (schématique-
ment) l’idée selon laquelle le champ
de la négociation s’étend aux valeurs
en présence entre les acteurs et les
groupes sociaux et ne se limite pas
aux conits d’intérêt. Plus préci-
sément, l’arrière-plan est celui d’un
aaiblissement du régime constitutif
de la société industrielle faisant que
les problématiques de la régulation
sociale connaissent un mouvement de
translation vers un questionnement
des valeurs.
La négociation valorielle se distin-
gue ainsi de la négociation stratégi-
que, en fonction de deux conjonctures
diérentes qu’elles caractérisent plus
particulièrement – même si le passage
de l’une à l’autre est d’ordre proces-
suel, et qu’il peut donc y avoir une
certaine coexistence des deux traits.
O. Kuty distingue un premier moment
correspondant aux années 1960, et un
deuxième à compter des années 1980.
Dans la première conjoncture, la coo-
pération est réciproque et intéressée
entre des acteurs qui, par des ajuste-
ments mutuels, parviennent à produire
un équilibre organisationnel : c’est ce
que Kuty qualie de « marchandage »,
qui prend place dans une « situation
d’indépendance relativement stable,
construite par un processus de dié-
renciation constant et continu » et joue
sur les zones d’incertitudes chères à la
sociologie des organisations de Michel
Crozier. Il en va diéremment dans le
deuxième moment, « plus ouvert et
plus mouvant », il s’agit pour les
acteurs de construire des préférences,
en rapport à une situation et dans le
but non de parvenir à un équilibre
organisationnel mais à un accord entre
eux. Ceci passe par des engagements,
qui ont alors une capacité de mobi-
lisation (ce n’est pas simplement le
résultat d’un compromis d’intérêts),
une dimension dite valorielle, ce qui
revient d’une certaine façon, en usant
du vocabulaire promu par Jean Remy
et Maurice Blanc malheureusement
absent du volume, une discus-
sion des termes et des outils aurait
été intéressante –, à des transactions
sociales correspondant à des dynami-
ques culturelles entre les acteurs en
interaction.
Négociations,
transactions,
identifications :
quelques pistes
de dialogue n
Nous voudrions dès lors montrer
que l’ouvrage collectif dédié à O. Kuty
ne vaut pas uniquement par les illus-
148 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
trations de la théorisation de la négo-
ciation valorielle qu’il contient, mais
aussi par les pistes de discussions qu’il
ouvre avec d’autres concepts et appro-
ches. C’est en particulier le cas de la
notion de transactions (et ses déclinai-
sions) et de celle d’identité, ou encore
de reconnaissance.
Négociations et transactions sociales
Tout d’abord, des ls peuvent
être tissés de la négociation valo-
rielle en direction de la notion de
transactions sociales. Cette dernière
emprunte à l’économie (la transaction
est un échange négocié) et au droit
(la transaction est une technique de
prévention et/ou de résolution non
judiciaire des conits). Elle renvoie à
la fois à de l’échange, de la négocia-
tion et de l’imposition (ou rapport
de force), et s’inspire du sociologue
allemand Georg Simmel, selon lequel
la vie sociale est structurée par des
couples de tensions opposées celui
entre intérêts et valeurs travaillé par
O. Kuty prend bien place ici. En par-
ticulier, reprenant le paradoxe de la
liberté et de l’égalité d’Alexis de Toc-
queville, Simmel montre qu’elles sont
antinomiques et que leur tension est
indépassable. Par les jeux du formel
et de l’informel, de la conance et de
la méance, de tels principes de légi-
timité d’égale valeur, mais tendant à
s’exclure mutuellement, forment des
couples de tension qui structurent la
situation, et ne peuvent aboutir, en ter-
mes transactionnels, qu’à des « com-
promis pratiques », nécessairement
instables et provisoires propriété
qui fait écho à la deuxième conjonctu-
re de la négociation dépeinte par Kuty.
Raisonner par la transaction sociale
permet de souligner qu’il en va de
conits d’intérêts entre acteurs mais
aussi de conits de valeurs, moins aisés
encore à résoudre, et d’une dimension
interculturelle.
Des ponts apparaissent d’ailleurs
directement à la lecture de l’ouvrage
dont nous rendons compte. Le dernier
texte (p. 249-256), signé par Luc Van
Campenhoudt et portant sur la cen-
tralité du conit dans le lien social, est
même explicite. Pour l’auteur, l’acteur
social se dénit par la tension entre
coopération et conit, dans le cadre
d’un schéma organisé autour de qua-
tre pôles et construit à partir de deux
couples opposés : coopération / non-
coopération et conit / soumission.
La gure de l’« associé contestataire »
correspond à un acteur social « associé
dans le sens il coopère en interac-
tion avec d’autres, et donc collabore,
à la production de biens, de services
ou de prestations quelconques en vue
d’une n. Il est contestataire dans le
sens où il entre en conit avec les
autres acteurs, s’oppose à eux pour
remettre en question leur emprise sur
les enjeux de la coopération (ou résis-
ter à la contestation des autres s’il est
en position dominante) » (p. 254). La
conclusion à laquelle parvient L. Van
Campenhoudt correspond à ce que
met en avant l’analyse des transactions
sociales pour complexier la pensée
du conit. Il ne s’agit pas simplement
d’un arontement, au sens des modè-
les économiques, comme le dilemme
du prisonnier dont fait état omas
Schelling. On repère des modes de
« coopérations conictuelles », qu’a
bien exposés Maurice Blanc, notam-
ment dans le cadre des processus de
démocratie locale : ceux-ci mettent en
présence élus, techniciens et adminis-
tratifs, citoyens et associatifs autour
de formes de transactions tacites
(notamment entre le décideur et le
technicien…) et de transactions tripo-
laires, entre les trois groupes mention-
nés. C’est bien cette formulation que
reprend Van Campenhoudt : « À partir
du moment où la coopération s’en-
gage, ne constitue-t-elle pas une dyna-
mique de coopération conictuelle qui
permet aux acteurs en présence d’être
des “associés contestataires”. Même
dans une situation les protagonistes
semblent, dans l’ensemble, dans un
rapport de force équilibré, il apparaîtra
vite que, sur certains enjeux spéci-
ques de leur coopération, leurs posi-
tions sont inégales » (p. 255).
Négociations
et double transaction identitaire
S’agissant des transactions tou-
jours, le recueil met en perspective la
négociation valorielle de Kuty avec la
« double transaction identitaire » au
sens de Claude Dubar, en particulier
à travers la contribution suggestive
que livre ce dernier. C’est pour lui
l’occasion de revenir sur la synthèse
qu’Olgierd Kuty a publiée en 1998, La
négociation des valeurs (op. cit.). Cet
ouvrage se présente comme une lec-
ture d’histoire de la sociologie, sélec-
tionnant (aucun manuel n’y échappe
du reste !) un certain nombre d’auteurs
et de moments-clefs, en l’espèce pour
ce qu’ils permettent plus particulière-
ment de comprendre les liens entre
les intérêts et les valeurs. Ainsi, en
lieu et place du triptyque « classique »
des pères fondateurs Marx, Durkheim
et Weber, O. Kuty préfère-t-il retenir
Machiavel, Montesquieu et Tocque-
ville : le premier pour ce que Le Prince
donne à lire de la « logique implacable
de l’adaptation mécanique des inté-
rêts politiques », le second pour avoir
rendu saillante dans De l’Esprit des lois
la question des valeurs dans l’opposi-
tion entre le pouvoir despotique et la
monarchie modérée qui applique le
principe de la séparation des pouvoirs,
et le troisième pour sa mise en con-
guration des intérêts et des valeurs
dans une société démocratique La
démocratie en Amérique à partir de la
formule célèbre « Une Bible, une hache
et des journaux ». Après avoir recons-
titué cette phase de genèse, O. Kuty
pose l’hypothèse – centrale dans sa
pensée – d’un passage de la sociologie
classique à la sociologie contempo-
raine en France qui serait situé dans
les années 1960 et rapporté à ce qu’il
appelle le « tournant wébérien ». Il y
aurait un nouveau traitement des
valeurs : « passage d’une sociologie
classique qui considérait les valeurs
comme “encadrant” les conits ou les
coordinations d’intérêts et une socio-
logie contemporaine qui ne traite des
valeurs que comme des justications
ou des rationalisations immanentes
aux pratiques individuelles ou aux
actions collectives », résume Claude
Dubar (p. 69). En ce sens, O. Kuty
met spécialement en avant par la
suite les apports de Michel Crozier
(notamment Le Phénomène bureau-
cratique, qui date de 1963), voyant
dans cette approche du pouvoir vu
comme relationnel et distribué une
« nouvelle sociologie des intérêts » qui
149
Philippe Hamman Penser la négociation des valeurs en sociologie
rompt avec la « conception classique
des valeurs ». Quant aux travaux
de Renaud Sainsaulieu (notamment
L’identité au travail, 1977), ils nour-
rissent une réexion sur les dynami-
ques identitaires et la question de la
reconnaissance de soi dans les socié-
tés post-industrielles, que Kuty étudie
notamment au niveau des conits de
travail.
On peut alors mieux saisir ce qui
rapproche et diérencie les visions de
Kuty et de Dubar. Ce dernier parle
d’une double transaction, « biographi-
que » et « relationnelle », qui lui per-
met de caractériser les dynamiques de
l’identité pour soi et pour autrui, en
même temps que leur dialectique : « La
première transaction (biographique)
concerne l’identité pour soi et s’enra-
cine dans la dialectique entre l’iden-
tité héritée (de sa famille d’origine)
et l’identité visée, en continuité ou en
rupture avec elle. La seconde transac-
tion (relationnelle) est constitutive de
l’identité pour autrui et s’éprouve dans
la dialectique entre l’identité reven-
diquée et l’identité reconnue ». On
retrouve alors chez les deux sociolo-
gues l’importance accordée à l’idée
d’une production identitaire à la fois
pour soi et pour les autres. En eet,
Kuty distingue trois dimensions des
processus d’identication de l’acteur :
ce qu’il nomme la dimension « argu-
mentative » une justication « plau-
sible et vraisemblable de l’action » –, la
dimension « maussienne » (renvoyant
à d’anciens engagements) et la dimen-
sion « narrative » (une mise en récit de
l’histoire de ses identications). Ceci
conduit l’acteur à une nouvelle déni-
tion de lui-même en même temps que
de ses rapports avec les autres. C’est en
ce sens qu’il faut lire O. Kuty lorsqu’il
écrit : « Le thème de la négociation est
central aujourd’hui. Les hommes ne
négocient pas seulement leurs intérêts
comme la sociologie classique nous
l’a appris. Ils abordent la construction
de leurs valeurs dans la même pers-
pective ». Le régime de la modernité
conduit les acteurs à négocier tant sur
le plan collectif que sur le plan indi-
viduel, et donc à réaliser un travail
sur eux-mêmes, comme l’a montré
Bernard Francq dans le cas des urba-
nités. Quant à Claude Dubar, s’il
note que l’identité est attribuée par les
autres avant d’être revendiquée par soi,
dans un rapport subjectif qui a conduit
Erving Goman à parler d’« identité
virtuelle », c’est pour mieux souli-
gner qu’elle « est conquise par et dans
l’action avec les autres mais aussi le
“travail sur soi” » (p. 71).
On comprend alors où les deux
conceptualisations se séparent :
Olgierd Kuty ne s’appesantit guère sur
la notion d’habitus au sens de Pierre
Bourdieu, tandis que pour C. Dubar le
pôle biographique de l’identité est pris
dans pareille détermination, même
si les « dispositions à agir issues de
la trajectoire sociale » ne sont pas
xes et se recomposent au contraire
au l de la vie. Il n’empêche qu’el-
les « sont marquées par la position
sociale, incluses dans des rapports de
pouvoir qui sont aussi des rapports
de domination et pas seulement des
relations d’inuence », note Dubar, qui
conclut : « [O. Kuty] a insisté sur le
caractère local et provisoire des valeurs
créées par l’action collective mais n’a
pas poussé au bout la réexion sur les
conditions de la “création valorielle” et
de l’“innovation stratégique” » (p. 72).
Ce qui ne doit pas masquer l’intérêt
de la dimension multidimensionnelle
et transversale de la négociation telle
que l’entend Kuty et que les textes
rassemblés dans l’ouvrage traduisent
chacun à sa façon, précisément.
Négociations et identications
Corrélativement, et le texte de Jean-
Yves Trépos y invite (p. 237-247), la
notion de négociation valorielle ne
peut être séparée d’une analyse des
investissements identitaires, les « trois
scènes » que dégage Kuty en attestent
(identité « argumentative », « maus-
sienne » et « narrative »). Il s’agit alors
pour le sociologue d’être sensible aux
passages de valeurs, qui permettent de
combiner d’autres approches suscepti-
bles d’enrichir le raisonnement que
ce soit la conceptualisation du passage
chez Moser et Law, ou encore les
réexions sur les rôles des passages
et des passeurs dans la sociologie de
la traduction. Certes, au sens strict,
la traduction désigne le passage entre
des univers scientiques, en termes
de déplacement et de transposition
d’un monde précis à un autre. Mais
les quatre opérations que distingue
analytiquement Michel Callon per-
mettent bien de resituer des enjeux
qui s’apparentent à de la négociation.
La problématisation correspond à l’ac-
tivité de reformulation d’un problème
an de le rendre « acceptable ». Puis
c’est par l’enrôlement que des rôles
sont assignés aux diérents acteurs.
L’intéressement désigne ensuite expli-
citement les activités de négociations
scellant des alliances entre acteurs et
entre groupes. Enn, la mobilisation
permet la réalisation de l’action.
Que l’on parle de transactions ou
de traductions, se pose la question
des hybridations, et des intersections
et autres espaces interstitiels au sein
lesquels celles-ci trouvent consistance
pour s’opérer, ce qui amène à reve-
nir sur des processus d’identication.
Sur ce plan, la contribution de Marc-
Henry Soulet (p. 217-225) part des
négociations valorielles pour interro-
ger la propriété de non-intégralité des
individus dans les interactions aux-
quelles ils participent, c’est-à-dire le
fait que « les individus ne sont pas
pleinement dans les interactions qu’ils
engagent au moment-même ils s’y
engagent » (p. 217). On aborde ainsi
un débat important dans l’analyse
sociologique, puisque cette probléma-
tique renvoie aux tensions entre les
entrées de Simmel et de Schütz. Pour
le premier, l’individu est en même
temps à l’intérieur et à l’extérieur de
toute situation et de toute relation, et
donc il n’est jamais totalement là où il
est. Au contraire, pour le deuxième,
dans toute théorisation sociologique,
l’individu placé dans une situation ou
une relation y est totalement impli-
qué, pour ce qu’il y fait. Si nombre
de théories sociologiques ont impli-
citement retenu la non-intégralité de
l’acteur dans les situations, elles ne
l’ont pas pensée pour elle-même, d’où
l’intérêt, selon M.-H. Soulet, d’intro-
duire la notion d’identités transverses.
Elle vise à saisir en même temps l’ici
et l’ailleurs (et non pas seulement la
situation hic et nunc), « sans réduire
certaines au rang subalterne de com-
posantes secondaires » (p. 219). À cet
eet, elle suppose de mettre au centre
150 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
de l’analyse de l’action la « pluralité de
plans » correspondant à une situation
(p. 221). C’est ici que vient s’articuler,
poursuit l’auteur, l’approche de Danilo
Martuccelli, qui suggère de retenir
non pas la lecture d’un monde social
rigide mais au contraire celle d’un
intermonde social caractérisé par la
malléabilité et l’élasticité. Ceci permet-
trait de rendre raison à la fois d’une
ouverture au contradictoire (les indi-
vidus parviennent à interagir même
sur la base d’interprétations diéren-
tes) mais aussi des limites à intégrer (y
compris du fait de la consistance de ce
qui est socialement produit), dans un
rapport permanent entre « textures »
et « coercitions ». Il reste à préciser ce
que pourraient être les méthodologies
de saisie concrète de l’intermonde : on
le voit, penser la négociation est loin
d’être un champ clos et parfaitement
balisé, mais conserve toujours une
dimension de dé.
C’est peut-être d’autant plus vrai,
et l’on terminera par là, que la géné-
ralisation des théories de la négocia-
tion laquelle on pourrait être tenté
de conclure en parcourant le volume)
pose aussi question : tout est-il négo-
ciable, nalement ? Dans son texte
(p. 77-82), Alain Eraly n’a pas tort de
mettre le lecteur en garde, estimant
que l’espace de la négociation doit être
délimité pour justement autoriser la
négociation, sans quoi la valeur heu-
ristique de la théorie s’étiole : « Plus
s’étend son champ d’application, plus
le modèle de la négociation tend à
réduire les phénomènes sociaux aux
catégories de l’intérêt, de l’incertitude,
du jeu et du compromis » (p. 77). C’est
pourquoi A. Eraly prend ses distances
avec la notion d’identités négociées,
selon laquelle on considère que les
identités sont toujours renégociées,
entre échange et imposition (en situa-
tion de migration, dans la sphère
professionnelle, par les médias, etc.).
Il ouvre ainsi une discussion sur le
rapport entre reconnaissance et négo-
ciations mais aussi transactions.
En eet, dans sa théorie de la recon-
naissance aujourd’hui bien connue,
Axel Honneth distingue trois sphères
correspondant à trois types de rap-
ports à soi : la sphère de l’amour et la
conance en soi ; la reconnaissance
juridique avec l’accès au respect de soi ;
et l’estime sociale qui permet l’estime
de soi. Honneth souligne alors que la
reconnaissance réciproque des sujets,
suivant ce triple répertoire, fonde
l’identité individuelle, et que le déni
de reconnaissance pèse, à l’inverse,
sur le rapport à soi. Il en va donc
bien de construction de l’identité, et
la question est alors : les trois formes
de reconnaissance visées – l’amour,
la reconnaissance en tant que sujet
de droit et l’estime sociale comme
reconnaissance des qualités propres
de l’individu – sont-elles négociables ?
Eraly répond sans grand détour par la
négative. La mobilisation des outils de
la transaction sociale pourrait égale-
ment s’y confronter.
Notes
1. On s’autorise à les citer, par ordre alpha-
bétique : Benoît Bastard, Michel Born,
Jacques Commaille, Sébastien Dalgalar-
rondo, Pierre Desmarez, Claude Dubar,
Christophe Dubois, Alain Eraly, Ber-
nard Fournier, Erhard Friedberg, Claire
Gavray, Jean-Louis Genard, Jean-François
Guillaume, Joël Hubin, Marc Jacquemain,
Paul Martens, Marco Martiniello, Fran-
cis Pavé, François Pichault, Jean-Daniel
Reynaud, Frédéric Schoenaers, Philippe
Scieur, Marc-Henry Soulet, Pierre-Eric
Tixier, Jean-Yves Trépos, Luc Van Cam-
penhoudt et Didier Vrancken.
2. Ce qui entre en congruence avec la pos-
ture promue par Gilles Herreros, « Revisi-
ter l’intervention sociologique », Annales
des Mines. Gérer et comprendre, 49, 1997,
p. 83-92.
3. Deux contributions de juristes, hauts-
magistrats belges, gurent dans l’ouvrage,
celles de J. Hubin et de P. Martens, en
écho aux travaux de sociologie du droit
engagés par O. Kuty.
4. Olgierd Kuty, Innover à l’hôpital, Paris,
L’Harmattan, 1994. Entre temps, la
recherche de Kuty a également été popu-
larisée à travers l’ouvrage de Michel Cro-
zier et Ehrard Friedberg, L’Acteur et le
Système, Paris, Seuil, 1977, ces derniers se
fondant sur cet exemple pour argumenter
la notion de contingence des systèmes
d’action.
5. Olgierd Kuty, « Le paradigme de négo-
ciation », Sociologie du travail, 2, 1977,
p. 157-175.
6. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs.
Introduction à la sociologie, Bruxelles, De
Boeck, 1998, cité p. 325.
7. O. Kuty prend ici ses distances avec la
thèse de Raymond Aron, pour lequel :
« Comme l’a dit un profond psychologue
du nom d’Hitler, entre les intérêts les
compromis sont toujours possibles, entre
les conceptions du monde, jamais ». Cité
in : O. Kuty, La négociation des valeurs…,
op. cit., p. 10.
8. Ce qu’a bien souligné Christian uderoz,
Négociations. Essai de sociologie sur le
lien social, Paris, Presses Universitaires de
France, 2000.
9. C’est ce que montrent dans le présent
ouvrage Frédéric Schoenaers et Christo-
phe Dubois, en s’attachant à la coexistence
des deux formes de négociation dans les
prisons belges (p. 193 sq.), sachant que le
milieu carcéral a constitué l’un des pre-
miers terrains de recherche d’O. Kuty.
10. On renvoie en particulier à son article
publié dans le numéro inaugural de la
revue Négociations : « Une matrice concep-
tuelle de la négociation. Du marchandage
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !