Philippe Hamman Maître de conférences en sociologie Université de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334) <[email protected]> Penser la négociation des valeurs en sociologie L À propos de : Didier Vrancken, Christophe Dubois, Frédéric Schoenaers (sous la direction de) Penser la négociation. Mélanges en hommage à Olgierd Kuty coll. Ouvertures sociologiques, De Boeck, Bruxelles, 2008, 262 p. 146 ’ouvrage dirigé par Didier Vrancken, Christophe Dubois et Frédéric Schoenaers qui sert de fil rouge à la réflexion que nous proposons a, disons-le d’emblée, un statut particulier. Il s’agit de « Mélanges » offerts au professeur Olgierd Kuty de l’Université de Liège, à l’occasion de son départ en retraite. Le premier texte du recueil, signé par D. Vrancken, a pour fonction d’exposer de façon synthétique le parcours de l’intéressé et ses principaux apports à l’analyse sociologique. La liste des contributeurs est alléchante, et même impressionnante. La plupart sont des « noms », connus et reconnus, en Belgique et en France (et même, dans le cas de Marc-Henry Soulet, en Suisse) ; c’est d’ailleurs un premier alliage réussi de ce volume1, qui rassemble vingt-cinq textes, dans un format de présentation et de lecture fort agréable. On regrettera tout au plus quelques coquilles ou approximations au niveau des bibliographies de fin d’articles (Patrick Watier p. 216 et Dominique Andolfatto p. 234, mal orthographiés ; la référence à Christian Thuderoz p. 232 dans le texte ne figure pas en bibliographie p. 235, etc.). Ceci ne grève pas l’intérêt du livre, qui ne défère pas simplement à des convenances ou à des référencesrévérences. Il propose de véritables réflexions en prise avec la notion de négociation qu’a contribué à porter en sociologie Olgierd Kuty, par ses travaux comme par son rôle de membre fondateur de la revue internationale et interdisciplinaire Négociations, co-dirigée avec Christian Thuderoz, et qui a acquis de belles lettres de noblesse. Une approche transversale de la négociation n La diversité des applications d’une pensée de la négociation en sociologie Toutes les contributions de l’ouvrage ne se situent sur un même plan (scientifique et sociologique), toutes ne sont pas rédigées dans un même style et n’ont pas une portée identique. D’un texte à l’autre, le mode d’écriture diffère, en termes didactiques et démonstratifs, de papiers très structurés à des témoignages de sympathie du pair ou du compagnon de réflexion d’O. Kuty (on pense par exemple, dans le deuxième cas, aux pages de Marc Jacquemain, Erhard Friedberg, Marco Martiniello et JeanDaniel Reynaud). Nous privilégierons de ce fait ce que l’opus semble plus particulièrement pouvoir apporter à Philippe Hamman la pensée de la négociation, du conflit et des transactions, ce qui désigne un champ d’intérêt vaste pour un lectorat qui ne le sera pas moins. Se mêlent en effet, avec un certain bonheur, propositions théoriques et proximité au(x) terrain(s) – les politiques sociales, le droit, la recherche-action et l’intervention, parmi d’autres, ayant marqué la carrière d’O. Kuty. À ce titre, et en écho à la diversité des préoccupations de Kuty, le livre offre une variété de domaines d’applications possibles d’une réflexion sociologique en termes de négociations, étayant la portée de la notion. Il n’est pas possible de les égrener tous. On signalera la contribution de François Pichault sur l’intervention comme processus de légitimation dans le cadre d’une épistémologie à la fois théorique (en termes de production de connaissance) et pragmatique (par rapport aux conditions d’appropriation par les acteurs de ladite connaissance)2, donnant à saisir tout l’enjeu de la négociation de la légitimité. Benoît Bastard propose quant à lui une analyse de la médiation familiale en France en tant que profession, notamment en ce qui touche aux enjeux de formation et de débouchés. Michel Born et Claire Gavray interrogent l’association courante entre adolescence et délinquance juvénile, entre l’hypothèse du déficit d’ordre identitaire et celle de l’oscillation entre différents pôles identitaires. L’analyse des pratiques quotidiennes à partir de la notion de négociations est illustrée par JeanFrançois Guillaume à partir du cas de l’enseignement en Communauté française de Belgique, où les enseignants, écrit-il, sont confrontés à la difficile conciliation entre « un idéal démocratique basé sur l’égalité de droits et des références culturelles parfois très éloignées de celles que portaient les usagers “habituels” » (p. 109), ce qui suppose de s’engager valoriellement. Il est également question des relations professionnelles et des mécanismes de négociations collectives, sous la plume de Pierre-Éric Tixier, qui pointe un processus de désarticulation entre le système juridique de représentation des intérêts, dont la faible représentativité sociologique pose question, et Penser la négociation des valeurs en sociologie un espace de négociation de plus en plus autonome du champ de la représentation. Jacques Commaille souligne pour sa part la pertinence de la notion de négociation en termes de sociologie politique du droit, compte tenu de « ce qu’elle est dans la réalité de la vie sociale, économique et politique mais aussi [par rapport] aux représentations qu’elle suscite à la mesure des enjeux liés aux métamorphoses de la régulation sociale, économique et politique » (p. 39)3. On notera enfin le texte de Sébastien Dalgalarrondo, qui revient sur l’apport d’O. Kuty à la sociologie de la santé, à travers l’analyse de l’articulation entre connaissances thérapeutiques et pouvoir médical qu’il a développée dans le cadre de sa recherche doctorale menée à la fin des années 1960 au sein de quatre unités de dialyse rénale puis reprise dans son ouvrage Innover à l’hôpital, publié en 19944. Une notion-clef : la négociation valorielle Là n’est pas tout, bien au contraire, car c’est bien l’ambition d’une théorisation générale de la société et des organisations qui irrigue les travaux d’Olgierd Kuty, et que l’on retrouve discutée dans l’ouvrage. Le point nodal tient au couple de tension intérêtsvaleurs, où l’analyse sociologique de la négociation et du compromis apparaît comme une entrée transversale. Kuty l’exprime en 1977 déjà, à travers ce qu’il nomme le « paradigme de négociation »5. Plus récemment, en 1998, dans un manuel de synthèse intitulé La négociation des valeurs, il soutient dans son analyse de la modernité que « l’homme des sociétés démocratiques est un négociateur »6. Il met en particulier en avant la notion de « négociation valorielle », c’est-à-dire (schématiquement) l’idée selon laquelle le champ de la négociation s’étend aux valeurs en présence entre les acteurs et les groupes sociaux et ne se limite pas aux conflits d’intérêt7. Plus précisément, l’arrière-plan est celui d’un affaiblissement du régime constitutif de la société industrielle faisant que les problématiques de la régulation sociale connaissent un mouvement de translation vers un questionnement des valeurs8. La négociation valorielle se distingue ainsi de la négociation stratégique, en fonction de deux conjonctures différentes qu’elles caractérisent plus particulièrement – même si le passage de l’une à l’autre est d’ordre processuel, et qu’il peut donc y avoir une certaine coexistence des deux traits9. O. Kuty distingue un premier moment correspondant aux années 1960, et un deuxième à compter des années 198010. Dans la première conjoncture, la coopération est réciproque et intéressée entre des acteurs qui, par des ajustements mutuels, parviennent à produire un équilibre organisationnel : c’est ce que Kuty qualifie de « marchandage », qui prend place dans une « situation d’indépendance relativement stable, construite par un processus de différenciation constant et continu » et joue sur les zones d’incertitudes chères à la sociologie des organisations de Michel Crozier. Il en va différemment dans le deuxième moment, « plus ouvert et plus mouvant », où il s’agit pour les acteurs de construire des préférences, en rapport à une situation et dans le but non de parvenir à un équilibre organisationnel mais à un accord entre eux. Ceci passe par des engagements, qui ont alors une capacité de mobilisation (ce n’est pas simplement le résultat d’un compromis d’intérêts), une dimension dite valorielle, ce qui revient d’une certaine façon, en usant du vocabulaire promu par Jean Remy et Maurice Blanc – malheureusement absent du volume, là où une discussion des termes et des outils aurait été intéressante –, à des transactions sociales correspondant à des dynamiques culturelles entre les acteurs en interaction11. Négociations, transactions, identifications : quelques pistes de dialogue n Nous voudrions dès lors montrer que l’ouvrage collectif dédié à O. Kuty ne vaut pas uniquement par les illus147 trations de la théorisation de la négociation valorielle qu’il contient, mais aussi par les pistes de discussions qu’il ouvre avec d’autres concepts et approches. C’est en particulier le cas de la notion de transactions (et ses déclinaisions) et de celle d’identité, ou encore de reconnaissance. Négociations et transactions sociales Tout d’abord, des fils peuvent être tissés de la négociation valorielle en direction de la notion de transactions sociales. Cette dernière emprunte à l’économie (la transaction est un échange négocié) et au droit (la transaction est une technique de prévention et/ou de résolution non judiciaire des conflits). Elle renvoie à la fois à de l’échange, de la négociation et de l’imposition (ou rapport de force), et s’inspire du sociologue allemand Georg Simmel, selon lequel la vie sociale est structurée par des couples de tensions opposées – celui entre intérêts et valeurs travaillé par O. Kuty prend bien place ici. En particulier, reprenant le paradoxe de la liberté et de l’égalité d’Alexis de Tocqueville, Simmel montre qu’elles sont antinomiques et que leur tension est indépassable12. Par les jeux du formel et de l’informel, de la confiance et de la méfiance, de tels principes de légitimité d’égale valeur, mais tendant à s’exclure mutuellement, forment des couples de tension qui structurent la situation, et ne peuvent aboutir, en termes transactionnels, qu’à des « compromis pratiques », nécessairement instables et provisoires13 – propriété qui fait écho à la deuxième conjoncture de la négociation dépeinte par Kuty. Raisonner par la transaction sociale permet de souligner qu’il en va de conflits d’intérêts entre acteurs mais aussi de conflits de valeurs, moins aisés encore à résoudre, et d’une dimension interculturelle14. Des ponts apparaissent d’ailleurs directement à la lecture de l’ouvrage dont nous rendons compte. Le dernier texte (p. 249-256), signé par Luc Van Campenhoudt et portant sur la centralité du conflit dans le lien social, est même explicite. Pour l’auteur, l’acteur social se définit par la tension entre coopération et conflit, dans le cadre d’un schéma organisé autour de quatre pôles et construit à partir de deux couples opposés : coopération / noncoopération et conflit / soumission15. La figure de l’« associé contestataire » correspond à un acteur social « associé dans le sens où il coopère en interaction avec d’autres, et donc collabore, à la production de biens, de services ou de prestations quelconques en vue d’une fin. Il est contestataire dans le sens où il entre en conflit avec les autres acteurs, s’oppose à eux pour remettre en question leur emprise sur les enjeux de la coopération (ou résister à la contestation des autres s’il est en position dominante) » (p. 254). La conclusion à laquelle parvient L. Van Campenhoudt correspond à ce que met en avant l’analyse des transactions sociales pour complexifier la pensée du conflit. Il ne s’agit pas simplement d’un affrontement, au sens des modèles économiques, comme le dilemme du prisonnier dont fait état Thomas Schelling16. On repère des modes de « coopérations conflictuelles », qu’a bien exposés Maurice Blanc, notamment dans le cadre des processus de démocratie locale : ceux-ci mettent en présence élus, techniciens et administratifs, citoyens et associatifs autour de formes de transactions tacites (notamment entre le décideur et le technicien…) et de transactions tripolaires, entre les trois groupes mentionnés17. C’est bien cette formulation que reprend Van Campenhoudt : « À partir du moment où la coopération s’engage, ne constitue-t-elle pas une dynamique de coopération conflictuelle qui permet aux acteurs en présence d’être des “associés contestataires”. Même dans une situation où les protagonistes semblent, dans l’ensemble, dans un rapport de force équilibré, il apparaîtra vite que, sur certains enjeux spécifiques de leur coopération, leurs positions sont inégales » (p. 255). Négociations et double transaction identitaire S’agissant des transactions toujours, le recueil met en perspective la négociation valorielle de Kuty avec la « double transaction identitaire » au 148 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » sens de Claude Dubar, en particulier à travers la contribution suggestive que livre ce dernier. C’est pour lui l’occasion de revenir sur la synthèse qu’Olgierd Kuty a publiée en 1998, La négociation des valeurs (op. cit.). Cet ouvrage se présente comme une lecture d’histoire de la sociologie, sélectionnant (aucun manuel n’y échappe du reste !) un certain nombre d’auteurs et de moments-clefs, en l’espèce pour ce qu’ils permettent plus particulièrement de comprendre les liens entre les intérêts et les valeurs. Ainsi, en lieu et place du triptyque « classique » des pères fondateurs Marx, Durkheim et Weber, O. Kuty préfère-t-il retenir Machiavel, Montesquieu et Tocqueville : le premier pour ce que Le Prince donne à lire de la « logique implacable de l’adaptation mécanique des intérêts politiques », le second pour avoir rendu saillante dans De l’Esprit des lois la question des valeurs dans l’opposition entre le pouvoir despotique et la monarchie modérée qui applique le principe de la séparation des pouvoirs, et le troisième pour sa mise en configuration des intérêts et des valeurs dans une société démocratique – La démocratie en Amérique – à partir de la formule célèbre « Une Bible, une hache et des journaux ». Après avoir reconstitué cette phase de genèse, O. Kuty pose l’hypothèse – centrale dans sa pensée – d’un passage de la sociologie classique à la sociologie contemporaine en France qui serait situé dans les années 1960 et rapporté à ce qu’il appelle le « tournant wébérien ». Il y aurait là un nouveau traitement des valeurs : « passage d’une sociologie classique qui considérait les valeurs comme “encadrant” les conflits ou les coordinations d’intérêts et une sociologie contemporaine qui ne traite des valeurs que comme des justifications ou des rationalisations immanentes aux pratiques individuelles ou aux actions collectives », résume Claude Dubar (p. 69). En ce sens, O. Kuty met spécialement en avant par la suite les apports de Michel Crozier (notamment Le Phénomène bureaucratique, qui date de 1963), voyant dans cette approche du pouvoir vu comme relationnel et distribué une « nouvelle sociologie des intérêts » qui Philippe Hamman rompt avec la « conception classique des valeurs »18. Quant aux travaux de Renaud Sainsaulieu (notamment L’identité au travail, 1977), ils nourrissent une réflexion sur les dynamiques identitaires et la question de la reconnaissance de soi dans les sociétés post-industrielles, que Kuty étudie notamment au niveau des conflits de travail. On peut alors mieux saisir ce qui rapproche et différencie les visions de Kuty et de Dubar. Ce dernier parle d’une double transaction, « biographique » et « relationnelle », qui lui permet de caractériser les dynamiques de l’identité pour soi et pour autrui, en même temps que leur dialectique : « La première transaction (biographique) concerne l’identité pour soi et s’enracine dans la dialectique entre l’identité héritée (de sa famille d’origine) et l’identité visée, en continuité ou en rupture avec elle. La seconde transaction (relationnelle) est constitutive de l’identité pour autrui et s’éprouve dans la dialectique entre l’identité revendiquée et l’identité reconnue »19. On retrouve alors chez les deux sociologues l’importance accordée à l’idée d’une production identitaire à la fois pour soi et pour les autres. En effet, Kuty distingue trois dimensions des processus d’identification de l’acteur : ce qu’il nomme la dimension « argumentative » – une justification « plausible et vraisemblable de l’action » –, la dimension « maussienne » (renvoyant à d’anciens engagements) et la dimension « narrative » (une mise en récit de l’histoire de ses identifications). Ceci conduit l’acteur à une nouvelle définition de lui-même en même temps que de ses rapports avec les autres. C’est en ce sens qu’il faut lire O. Kuty lorsqu’il écrit : « Le thème de la négociation est central aujourd’hui. Les hommes ne négocient pas seulement leurs intérêts comme la sociologie classique nous l’a appris. Ils abordent la construction de leurs valeurs dans la même perspective »20. Le régime de la modernité conduit les acteurs à négocier tant sur le plan collectif que sur le plan individuel, et donc à réaliser un travail sur eux-mêmes, comme l’a montré Bernard Francq dans le cas des urbanités21. Quant à Claude Dubar, s’il Penser la négociation des valeurs en sociologie note que l’identité est attribuée par les autres avant d’être revendiquée par soi, dans un rapport subjectif qui a conduit Erving Goffman à parler d’« identité virtuelle »22, c’est pour mieux souligner qu’elle « est conquise par et dans l’action avec les autres mais aussi le “travail sur soi” » (p. 71). On comprend alors où les deux conceptualisations se séparent : Olgierd Kuty ne s’appesantit guère sur la notion d’habitus au sens de Pierre Bourdieu, tandis que pour C. Dubar le pôle biographique de l’identité est pris dans pareille détermination, même si les « dispositions à agir issues de la trajectoire sociale »23 ne sont pas fixes et se recomposent au contraire au fil de la vie. Il n’empêche qu’elles « sont marquées par la position sociale, incluses dans des rapports de pouvoir qui sont aussi des rapports de domination et pas seulement des relations d’influence », note Dubar, qui conclut : « [O. Kuty] a insisté sur le caractère local et provisoire des valeurs créées par l’action collective mais n’a pas poussé au bout la réflexion sur les conditions de la “création valorielle” et de l’“innovation stratégique” » (p. 72). Ce qui ne doit pas masquer l’intérêt de la dimension multidimensionnelle et transversale de la négociation telle que l’entend Kuty et que les textes rassemblés dans l’ouvrage traduisent chacun à sa façon, précisément. Négociations et identifications Corrélativement, et le texte de JeanYves Trépos y invite (p. 237-247), la notion de négociation valorielle ne peut être séparée d’une analyse des investissements identitaires, les « trois scènes » que dégage Kuty en attestent (identité « argumentative », « maussienne » et « narrative »). Il s’agit alors pour le sociologue d’être sensible aux passages de valeurs, qui permettent de combiner d’autres approches susceptibles d’enrichir le raisonnement – que ce soit la conceptualisation du passage chez Moser et Law24, ou encore les réflexions sur les rôles des passages et des passeurs dans la sociologie de la traduction. Certes, au sens strict, la traduction désigne le passage entre des univers scientifiques, en termes de déplacement et de transposition d’un monde précis à un autre. Mais les quatre opérations que distingue analytiquement Michel Callon permettent bien de resituer des enjeux qui s’apparentent à de la négociation. La problématisation correspond à l’activité de reformulation d’un problème afin de le rendre « acceptable ». Puis c’est par l’enrôlement que des rôles sont assignés aux différents acteurs. L’intéressement désigne ensuite explicitement les activités de négociations scellant des alliances entre acteurs et entre groupes. Enfin, la mobilisation permet la réalisation de l’action25. Que l’on parle de transactions ou de traductions, se pose la question des hybridations, et des intersections et autres espaces interstitiels au sein lesquels celles-ci trouvent consistance pour s’opérer26, ce qui amène à revenir sur des processus d’identification. Sur ce plan, la contribution de MarcHenry Soulet (p. 217-225) part des négociations valorielles pour interroger la propriété de non-intégralité des individus dans les interactions auxquelles ils participent, c’est-à-dire le fait que « les individus ne sont pas pleinement dans les interactions qu’ils engagent au moment-même où ils s’y engagent » (p. 217). On aborde ainsi un débat important dans l’analyse sociologique, puisque cette problématique renvoie aux tensions entre les entrées de Simmel et de Schütz. Pour le premier, l’individu est en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de toute situation et de toute relation, et donc il n’est jamais totalement là où il est27. Au contraire, pour le deuxième, dans toute théorisation sociologique, l’individu placé dans une situation ou une relation y est totalement impliqué, pour ce qu’il y fait28. Si nombre de théories sociologiques ont implicitement retenu la non-intégralité de l’acteur dans les situations29, elles ne l’ont pas pensée pour elle-même, d’où l’intérêt, selon M.-H. Soulet, d’introduire la notion d’identités transverses. Elle vise à saisir en même temps l’ici et l’ailleurs (et non pas seulement la situation hic et nunc), « sans réduire certaines au rang subalterne de composantes secondaires » (p. 219). À cet effet, elle suppose de mettre au centre 149 de l’analyse de l’action la « pluralité de plans » correspondant à une situation (p. 221). C’est ici que vient s’articuler, poursuit l’auteur, l’approche de Danilo Martuccelli30, qui suggère de retenir non pas la lecture d’un monde social rigide mais au contraire celle d’un intermonde social caractérisé par la malléabilité et l’élasticité. Ceci permettrait de rendre raison à la fois d’une ouverture au contradictoire (les individus parviennent à interagir même sur la base d’interprétations différentes) mais aussi des limites à intégrer (y compris du fait de la consistance de ce qui est socialement produit), dans un rapport permanent entre « textures » et « coercitions ». Il reste à préciser ce que pourraient être les méthodologies de saisie concrète de l’intermonde : on le voit, penser la négociation est loin d’être un champ clos et parfaitement balisé, mais conserve toujours une dimension de défi. C’est peut-être d’autant plus vrai, et l’on terminera par là, que la généralisation des théories de la négociation (à laquelle on pourrait être tenté de conclure en parcourant le volume) pose aussi question : tout est-il négociable, finalement ? Dans son texte (p. 77-82), Alain Eraly n’a pas tort de mettre le lecteur en garde, estimant que l’espace de la négociation doit être délimité pour justement autoriser la négociation, sans quoi la valeur heuristique de la théorie s’étiole : « Plus s’étend son champ d’application, plus le modèle de la négociation tend à réduire les phénomènes sociaux aux catégories de l’intérêt, de l’incertitude, du jeu et du compromis » (p. 77). C’est pourquoi A. Eraly prend ses distances avec la notion d’identités négociées, selon laquelle on considère que les identités sont toujours renégociées, entre échange et imposition (en situation de migration, dans la sphère professionnelle, par les médias, etc.). Il ouvre ainsi une discussion sur le rapport entre reconnaissance et négociations – mais aussi transactions. En effet, dans sa théorie de la reconnaissance aujourd’hui bien connue, Axel Honneth distingue trois sphères correspondant à trois types de rapports à soi : la sphère de l’amour et la confiance en soi ; la reconnaissance juridique avec l’accès au respect de soi ; et l’estime sociale qui permet l’estime de soi. Honneth souligne alors que la reconnaissance réciproque des sujets, suivant ce triple répertoire, fonde l’identité individuelle, et que le déni de reconnaissance pèse, à l’inverse, sur le rapport à soi31. Il en va donc bien de construction de l’identité, et la question est alors : les trois formes de reconnaissance visées – l’amour, la reconnaissance en tant que sujet de droit et l’estime sociale comme reconnaissance des qualités propres de l’individu – sont-elles négociables ? Eraly répond sans grand détour par la négative. La mobilisation des outils de la transaction sociale pourrait également s’y confronter. 150 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » Notes 1. On s’autorise à les citer, par ordre alphabétique : Benoît Bastard, Michel Born, Jacques Commaille, Sébastien Dalgalarrondo, Pierre Desmarez, Claude Dubar, Christophe Dubois, Alain Eraly, Bernard Fournier, Erhard Friedberg, Claire Gavray, Jean-Louis Genard, Jean-François Guillaume, Joël Hubin, Marc Jacquemain, Paul Martens, Marco Martiniello, Francis Pavé, François Pichault, Jean-Daniel Reynaud, Frédéric Schoenaers, Philippe Scieur, Marc-Henry Soulet, Pierre-Eric Tixier, Jean-Yves Trépos, Luc Van Campenhoudt et Didier Vrancken. 2. Ce qui entre en congruence avec la posture promue par Gilles Herreros, « Revisiter l’intervention sociologique », Annales des Mines. Gérer et comprendre, 49, 1997, p. 83-92. 3. Deux contributions de juristes, hautsmagistrats belges, figurent dans l’ouvrage, celles de J. Hubin et de P. Martens, en écho aux travaux de sociologie du droit engagés par O. Kuty. 4. Olgierd Kuty, Innover à l’hôpital, Paris, L’Harmattan, 1994. Entre temps, la recherche de Kuty a également été popularisée à travers l’ouvrage de Michel Crozier et Ehrard Friedberg, L’Acteur et le Système, Paris, Seuil, 1977, ces derniers se fondant sur cet exemple pour argumenter la notion de contingence des systèmes d’action. 5. Olgierd Kuty, « Le paradigme de négociation », Sociologie du travail, 2, 1977, p. 157-175. 6. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs. Introduction à la sociologie, Bruxelles, De Boeck, 1998, cité p. 325. 7. O. Kuty prend ici ses distances avec la thèse de Raymond Aron, pour lequel : « Comme l’a dit un profond psychologue du nom d’Hitler, entre les intérêts les compromis sont toujours possibles, entre les conceptions du monde, jamais ». Cité in : O. Kuty, La négociation des valeurs…, op. cit., p. 10. 8. Ce qu’a bien souligné Christian Thuderoz, Négociations. Essai de sociologie sur le lien social, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. 9. C’est ce que montrent dans le présent ouvrage Frédéric Schoenaers et Christophe Dubois, en s’attachant à la coexistence des deux formes de négociation dans les prisons belges (p. 193 sq.), sachant que le milieu carcéral a constitué l’un des premiers terrains de recherche d’O. Kuty. 10.On renvoie en particulier à son article publié dans le numéro inaugural de la revue Négociations : « Une matrice conceptuelle de la négociation. Du marchandage Philippe Hamman à la négociation valorielle », Négociations, 1, 2004, p. 45-62, cité p. 57-58. 11.Cf. Jean Remy et alii, Produire ou reproduire ?, Bruxelles, De Boeck, 1978, et le triptyque d’ouvrages collectifs co-dirigés par Maurice Blanc : Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale (suite), Paris, L’Harmattan, 1994 ; Les transactions aux frontières du social, Lyon, Éditions Chronique sociale, 1998. 12.« Ce fut peut-être parce qu’instinctivement on a saisi la difficulté de cet état de choses qu’on a joint à la liberté et à l’égalité une troisième exigence, celle de la fraternité », écrit Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 144‑145 (original, 1917). 13.Selon l’expression de Raymond Ledrut, L’Espace en question, Paris, Anthropos, 1976, p. 96. 14.Ce que nous avons pointé dans le cas des relations de travail transfrontalières en Europe : Philippe Hamman, « From “Multilevel Governance” to “Social Transactions” in the European Context », Swiss Journal of Sociology, 31(3), 2005, p. 523545 ; Les travailleurs frontaliers en Europe : mobilités et mobilisations transnationales, Paris, L’Harmattan, 2006 ; « Legal Expertise and Cross-border Workers’ Rights : Action Group Skills facing European Integration », International Journal of Urban and Regional Research, 32(4), 2008, p. 860-881. 15.De là sont définies quatre situations potentielles : associé contestataire (correspondant à un engagement de l’acteur à la fois dans la coopération et le conflit) ; associé asservi (coopération / soumission) ; marginal contestataire (non-coopération / conflit) ; et marginal asservi (non-coopération / soumission). Cf. Raymond Quivy, Luc Van Campenhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2006, p. 112. 16.Thomas Schelling, Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986 (trad. fr., original 1960). 17.Maurice Blanc, « Conflits et transactions sociales : la démocratie participative n’est pas un long fleuve tranquille », Sciences de la société, 69, 2006, p. 25-37. 18.Olgierd Kuty, La négociation des valeurs, op. cit., p. 237. 19.Claude Dubar, « Une sociologie (empirique) de l’identité est-elle possible ? », in : Suzie Guth (dir.), Une sociologie des identités est-elle possible ?, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 25-31, cité p. 27. 20.Olgierd Kuty, La négociation des valeurs, op. cit., p. 325. Penser la négociation des valeurs en sociologie 21.Bernard Francq, La Ville incertaine. Politique urbaine et sujet personnel, Louvainla-Neuve, Academia-Bruylant, 2003. 22.Erving Goffman a mis en avant l’importance de la relation subjective à l’identité attribuée par les autres, « identité virtuelle » en permanence susceptible de constituer un « stigmate » : Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975 (1e éd. 1963). 23.Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. 24.Ingunn Moser, John Law, « Good passages, bad passages », in : J. Law, J. Hassard (eds.), Actor Network Theory and After, Oxford, Blackwell, 1999, p. 196-219. 25.Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de SaintBrieuc », L’Année sociologique, 36, 1986, p. 169‑208. 26.Sur cette problématique de l’hybridation, cf. Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants. Mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002 ; et, pour des illustrations de la portée des espaces d’intersections dans les politiques locales, voir l’exemple du développement durable urbain : Philippe Hamman (dir.), Penser le développement durable urbain : regards croisés, Paris, L’Harmattan, 2008. 27.Georg Simmel, « Note on the problem : How is society possible ? », American Journal of Sociology, 16, 1910. 28.Alfred Schütz, Le Chercheur et son quotidien : phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck et Cie, 1987. 29.On peut penser entre autres à l’acteurinterprète d’Erving Goffmann, à l’acteur marginal-sécant d’Haroun Jamous ou à l’acteur sur-adaptatif de Bernard Lahire. M.-H. Soulet signale encore d’autres déclinaisons dans son texte (p. 218-219). 30.Danilo Martuccelli, La Consistance du social. Une sociologie pour la modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. 31.Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, Paris, Cerf, 2000. 151