148 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
trations de la théorisation de la négo-
ciation valorielle qu’il contient, mais
aussi par les pistes de discussions qu’il
ouvre avec d’autres concepts et appro-
ches. C’est en particulier le cas de la
notion de transactions (et ses déclinai-
sions) et de celle d’identité, ou encore
de reconnaissance.
Négociations et transactions sociales
Tout d’abord, des ls peuvent
être tissés de la négociation valo-
rielle en direction de la notion de
transactions sociales. Cette dernière
emprunte à l’économie (la transaction
est un échange négocié) et au droit
(la transaction est une technique de
prévention et/ou de résolution non
judiciaire des conits). Elle renvoie à
la fois à de l’échange, de la négocia-
tion et de l’imposition (ou rapport
de force), et s’inspire du sociologue
allemand Georg Simmel, selon lequel
la vie sociale est structurée par des
couples de tensions opposées – celui
entre intérêts et valeurs travaillé par
O. Kuty prend bien place ici. En par-
ticulier, reprenant le paradoxe de la
liberté et de l’égalité d’Alexis de Toc-
queville, Simmel montre qu’elles sont
antinomiques et que leur tension est
indépassable. Par les jeux du formel
et de l’informel, de la conance et de
la méance, de tels principes de légi-
timité d’égale valeur, mais tendant à
s’exclure mutuellement, forment des
couples de tension qui structurent la
situation, et ne peuvent aboutir, en ter-
mes transactionnels, qu’à des « com-
promis pratiques », nécessairement
instables et provisoires – propriété
qui fait écho à la deuxième conjonctu-
re de la négociation dépeinte par Kuty.
Raisonner par la transaction sociale
permet de souligner qu’il en va de
conits d’intérêts entre acteurs mais
aussi de conits de valeurs, moins aisés
encore à résoudre, et d’une dimension
interculturelle.
Des ponts apparaissent d’ailleurs
directement à la lecture de l’ouvrage
dont nous rendons compte. Le dernier
texte (p. 249-256), signé par Luc Van
Campenhoudt et portant sur la cen-
tralité du conit dans le lien social, est
même explicite. Pour l’auteur, l’acteur
social se dénit par la tension entre
coopération et conit, dans le cadre
d’un schéma organisé autour de qua-
tre pôles et construit à partir de deux
couples opposés : coopération / non-
coopération et conit / soumission.
La gure de l’« associé contestataire »
correspond à un acteur social « associé
dans le sens où il coopère en interac-
tion avec d’autres, et donc collabore,
à la production de biens, de services
ou de prestations quelconques en vue
d’une n. Il est contestataire dans le
sens où il entre en conit avec les
autres acteurs, s’oppose à eux pour
remettre en question leur emprise sur
les enjeux de la coopération (ou résis-
ter à la contestation des autres s’il est
en position dominante) » (p. 254). La
conclusion à laquelle parvient L. Van
Campenhoudt correspond à ce que
met en avant l’analyse des transactions
sociales pour complexier la pensée
du conit. Il ne s’agit pas simplement
d’un arontement, au sens des modè-
les économiques, comme le dilemme
du prisonnier dont fait état omas
Schelling. On repère des modes de
« coopérations conictuelles », qu’a
bien exposés Maurice Blanc, notam-
ment dans le cadre des processus de
démocratie locale : ceux-ci mettent en
présence élus, techniciens et adminis-
tratifs, citoyens et associatifs autour
de formes de transactions tacites
(notamment entre le décideur et le
technicien…) et de transactions tripo-
laires, entre les trois groupes mention-
nés. C’est bien cette formulation que
reprend Van Campenhoudt : « À partir
du moment où la coopération s’en-
gage, ne constitue-t-elle pas une dyna-
mique de coopération conictuelle qui
permet aux acteurs en présence d’être
des “associés contestataires”. Même
dans une situation où les protagonistes
semblent, dans l’ensemble, dans un
rapport de force équilibré, il apparaîtra
vite que, sur certains enjeux spéci-
ques de leur coopération, leurs posi-
tions sont inégales » (p. 255).
Négociations
et double transaction identitaire
S’agissant des transactions tou-
jours, le recueil met en perspective la
négociation valorielle de Kuty avec la
« double transaction identitaire » au
sens de Claude Dubar, en particulier
à travers la contribution suggestive
que livre ce dernier. C’est pour lui
l’occasion de revenir sur la synthèse
qu’Olgierd Kuty a publiée en 1998, La
négociation des valeurs (op. cit.). Cet
ouvrage se présente comme une lec-
ture d’histoire de la sociologie, sélec-
tionnant (aucun manuel n’y échappe
du reste !) un certain nombre d’auteurs
et de moments-clefs, en l’espèce pour
ce qu’ils permettent plus particulière-
ment de comprendre les liens entre
les intérêts et les valeurs. Ainsi, en
lieu et place du triptyque « classique »
des pères fondateurs Marx, Durkheim
et Weber, O. Kuty préfère-t-il retenir
Machiavel, Montesquieu et Tocque-
ville : le premier pour ce que Le Prince
donne à lire de la « logique implacable
de l’adaptation mécanique des inté-
rêts politiques », le second pour avoir
rendu saillante dans De l’Esprit des lois
la question des valeurs dans l’opposi-
tion entre le pouvoir despotique et la
monarchie modérée qui applique le
principe de la séparation des pouvoirs,
et le troisième pour sa mise en con-
guration des intérêts et des valeurs
dans une société démocratique – La
démocratie en Amérique – à partir de la
formule célèbre « Une Bible, une hache
et des journaux ». Après avoir recons-
titué cette phase de genèse, O. Kuty
pose l’hypothèse – centrale dans sa
pensée – d’un passage de la sociologie
classique à la sociologie contempo-
raine en France qui serait situé dans
les années 1960 et rapporté à ce qu’il
appelle le « tournant wébérien ». Il y
aurait là un nouveau traitement des
valeurs : « passage d’une sociologie
classique qui considérait les valeurs
comme “encadrant” les conits ou les
coordinations d’intérêts et une socio-
logie contemporaine qui ne traite des
valeurs que comme des justications
ou des rationalisations immanentes
aux pratiques individuelles ou aux
actions collectives », résume Claude
Dubar (p. 69). En ce sens, O. Kuty
met spécialement en avant par la
suite les apports de Michel Crozier
(notamment Le Phénomène bureau-
cratique, qui date de 1963), voyant
dans cette approche du pouvoir vu
comme relationnel et distribué une
« nouvelle sociologie des intérêts » qui