Penser la négociation des valeurs en sociologie

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Philippe Hamman
Maître de conférences en sociologie
Université de Strasbourg
Centre de recherche et d’étude en sciences
sociales (CRESS, EA 1334)
<[email protected]>
Penser la négociation
des valeurs en sociologie
L
À propos de :
Didier Vrancken, Christophe
Dubois, Frédéric Schoenaers
(sous la direction de)
Penser la négociation.
Mélanges en hommage
à Olgierd Kuty
coll. Ouvertures sociologiques,
De Boeck, Bruxelles, 2008, 262 p.
146
’ouvrage dirigé par Didier
Vrancken, Christophe Dubois
et Frédéric Schoenaers qui sert
de fil rouge à la réflexion que nous
proposons a, disons-le d’emblée, un
statut particulier. Il s’agit de « Mélanges » offerts au professeur Olgierd
Kuty de l’Université de Liège, à l’occasion de son départ en retraite. Le
premier texte du recueil, signé par
D. Vrancken, a pour fonction d’exposer de façon synthétique le parcours
de l’intéressé et ses principaux apports
à l’analyse sociologique. La liste des
contributeurs est alléchante, et même
impressionnante. La plupart sont des
« noms », connus et reconnus, en Belgique et en France (et même, dans le
cas de Marc-Henry Soulet, en Suisse) ; c’est d’ailleurs un premier alliage
réussi de ce volume1, qui rassemble
vingt-cinq textes, dans un format de
présentation et de lecture fort agréable. On regrettera tout au plus quelques coquilles ou approximations
au niveau des bibliographies de fin
d’articles (Patrick Watier p. 216 et
Dominique Andolfatto p. 234, mal
orthographiés ; la référence à Christian Thuderoz p. 232 dans le texte
ne figure pas en bibliographie p. 235,
etc.). Ceci ne grève pas l’intérêt du
livre, qui ne défère pas simplement à
des convenances ou à des référencesrévérences. Il propose de véritables
réflexions en prise avec la notion de
négociation qu’a contribué à porter
en sociologie Olgierd Kuty, par ses
travaux comme par son rôle de membre fondateur de la revue internationale et interdisciplinaire Négociations,
co-dirigée avec Christian Thuderoz,
et qui a acquis de belles lettres de
noblesse.
Une approche
transversale
de la négociation
n
La diversité des applications
d’une pensée de la négociation
en sociologie
Toutes les contributions de l’ouvrage ne se situent sur un même plan
(scientifique et sociologique), toutes
ne sont pas rédigées dans un même
style et n’ont pas une portée identique. D’un texte à l’autre, le mode
d’écriture diffère, en termes didactiques et démonstratifs, de papiers
très structurés à des témoignages de
sympathie du pair ou du compagnon
de réflexion d’O. Kuty (on pense par
exemple, dans le deuxième cas, aux
pages de Marc Jacquemain, Erhard
Friedberg, Marco Martiniello et JeanDaniel Reynaud). Nous privilégierons
de ce fait ce que l’opus semble plus
particulièrement pouvoir apporter à
Philippe Hamman
la pensée de la négociation, du conflit
et des transactions, ce qui désigne un
champ d’intérêt vaste pour un lectorat
qui ne le sera pas moins. Se mêlent en
effet, avec un certain bonheur, propositions théoriques et proximité au(x)
terrain(s) – les politiques sociales, le
droit, la recherche-action et l’intervention, parmi d’autres, ayant marqué la
carrière d’O. Kuty.
À ce titre, et en écho à la diversité
des préoccupations de Kuty, le livre
offre une variété de domaines d’applications possibles d’une réflexion
sociologique en termes de négociations, étayant la portée de la notion. Il
n’est pas possible de les égrener tous.
On signalera la contribution de François Pichault sur l’intervention comme
processus de légitimation dans le cadre
d’une épistémologie à la fois théorique
(en termes de production de connaissance) et pragmatique (par rapport
aux conditions d’appropriation par les
acteurs de ladite connaissance)2, donnant à saisir tout l’enjeu de la négociation de la légitimité. Benoît Bastard
propose quant à lui une analyse de
la médiation familiale en France en
tant que profession, notamment en
ce qui touche aux enjeux de formation et de débouchés. Michel Born et
Claire Gavray interrogent l’association
courante entre adolescence et délinquance juvénile, entre l’hypothèse
du déficit d’ordre identitaire et celle
de l’oscillation entre différents pôles
identitaires. L’analyse des pratiques
quotidiennes à partir de la notion de
négociations est illustrée par JeanFrançois Guillaume à partir du cas de
l’enseignement en Communauté française de Belgique, où les enseignants,
écrit-il, sont confrontés à la difficile
conciliation entre « un idéal démocratique basé sur l’égalité de droits et
des références culturelles parfois très
éloignées de celles que portaient les
usagers “habituels” » (p. 109), ce qui
suppose de s’engager valoriellement.
Il est également question des relations
professionnelles et des mécanismes de
négociations collectives, sous la plume
de Pierre-Éric Tixier, qui pointe un
processus de désarticulation entre le
système juridique de représentation
des intérêts, dont la faible représentativité sociologique pose question, et
Penser la négociation des valeurs en sociologie
un espace de négociation de plus en
plus autonome du champ de la représentation. Jacques Commaille souligne
pour sa part la pertinence de la notion
de négociation en termes de sociologie politique du droit, compte tenu
de « ce qu’elle est dans la réalité de la
vie sociale, économique et politique
mais aussi [par rapport] aux représentations qu’elle suscite à la mesure
des enjeux liés aux métamorphoses
de la régulation sociale, économique
et politique » (p. 39)3. On notera enfin
le texte de Sébastien Dalgalarrondo,
qui revient sur l’apport d’O. Kuty à la
sociologie de la santé, à travers l’analyse de l’articulation entre connaissances thérapeutiques et pouvoir médical
qu’il a développée dans le cadre de sa
recherche doctorale menée à la fin des
années 1960 au sein de quatre unités
de dialyse rénale puis reprise dans son
ouvrage Innover à l’hôpital, publié en
19944.
Une notion-clef :
la négociation valorielle
Là n’est pas tout, bien au contraire,
car c’est bien l’ambition d’une théorisation générale de la société et des
organisations qui irrigue les travaux
d’Olgierd Kuty, et que l’on retrouve
discutée dans l’ouvrage. Le point nodal
tient au couple de tension intérêtsvaleurs, où l’analyse sociologique de la
négociation et du compromis apparaît
comme une entrée transversale. Kuty
l’exprime en 1977 déjà, à travers ce
qu’il nomme le « paradigme de négociation »5. Plus récemment, en 1998,
dans un manuel de synthèse intitulé
La négociation des valeurs, il soutient
dans son analyse de la modernité que
« l’homme des sociétés démocratiques
est un négociateur »6. Il met en particulier en avant la notion de « négociation
valorielle », c’est-à-dire (schématiquement) l’idée selon laquelle le champ
de la négociation s’étend aux valeurs
en présence entre les acteurs et les
groupes sociaux et ne se limite pas
aux conflits d’intérêt7. Plus précisément, l’arrière-plan est celui d’un
affaiblissement du régime constitutif
de la société industrielle faisant que
les problématiques de la régulation
sociale connaissent un mouvement de
translation vers un questionnement
des valeurs8.
La négociation valorielle se distingue ainsi de la négociation stratégique, en fonction de deux conjonctures
différentes qu’elles caractérisent plus
particulièrement – même si le passage
de l’une à l’autre est d’ordre processuel, et qu’il peut donc y avoir une
certaine coexistence des deux traits9.
O. Kuty distingue un premier moment
correspondant aux années 1960, et un
deuxième à compter des années 198010.
Dans la première conjoncture, la coopération est réciproque et intéressée
entre des acteurs qui, par des ajustements mutuels, parviennent à produire
un équilibre organisationnel : c’est ce
que Kuty qualifie de « marchandage »,
qui prend place dans une « situation
d’indépendance relativement stable,
construite par un processus de différenciation constant et continu » et joue
sur les zones d’incertitudes chères à la
sociologie des organisations de Michel
Crozier. Il en va différemment dans le
deuxième moment, « plus ouvert et
plus mouvant », où il s’agit pour les
acteurs de construire des préférences,
en rapport à une situation et dans le
but non de parvenir à un équilibre
organisationnel mais à un accord entre
eux. Ceci passe par des engagements,
qui ont alors une capacité de mobilisation (ce n’est pas simplement le
résultat d’un compromis d’intérêts),
une dimension dite valorielle, ce qui
revient d’une certaine façon, en usant
du vocabulaire promu par Jean Remy
et Maurice Blanc – malheureusement
absent du volume, là où une discussion des termes et des outils aurait
été intéressante –, à des transactions
sociales correspondant à des dynamiques culturelles entre les acteurs en
interaction11.
Négociations,
transactions,
identifications :
quelques pistes
de dialogue
n
Nous voudrions dès lors montrer
que l’ouvrage collectif dédié à O. Kuty
ne vaut pas uniquement par les illus147
trations de la théorisation de la négociation valorielle qu’il contient, mais
aussi par les pistes de discussions qu’il
ouvre avec d’autres concepts et approches. C’est en particulier le cas de la
notion de transactions (et ses déclinaisions) et de celle d’identité, ou encore
de reconnaissance.
Négociations et transactions sociales
Tout d’abord, des fils peuvent
être tissés de la négociation valorielle en direction de la notion de
transactions sociales. Cette dernière
emprunte à l’économie (la transaction
est un échange négocié) et au droit
(la transaction est une technique de
prévention et/ou de résolution non
judiciaire des conflits). Elle renvoie à
la fois à de l’échange, de la négociation et de l’imposition (ou rapport
de force), et s’inspire du sociologue
allemand Georg Simmel, selon lequel
la vie sociale est structurée par des
couples de tensions opposées – celui
entre intérêts et valeurs travaillé par
O. Kuty prend bien place ici. En particulier, reprenant le paradoxe de la
liberté et de l’égalité d’Alexis de Tocqueville, Simmel montre qu’elles sont
antinomiques et que leur tension est
indépassable12. Par les jeux du formel
et de l’informel, de la confiance et de
la méfiance, de tels principes de légitimité d’égale valeur, mais tendant à
s’exclure mutuellement, forment des
couples de tension qui structurent la
situation, et ne peuvent aboutir, en termes transactionnels, qu’à des « compromis pratiques », nécessairement
instables et provisoires13 – propriété
qui fait écho à la deuxième conjoncture de la négociation dépeinte par Kuty.
Raisonner par la transaction sociale
permet de souligner qu’il en va de
conflits d’intérêts entre acteurs mais
aussi de conflits de valeurs, moins aisés
encore à résoudre, et d’une dimension
interculturelle14.
Des ponts apparaissent d’ailleurs
directement à la lecture de l’ouvrage
dont nous rendons compte. Le dernier
texte (p. 249-256), signé par Luc Van
Campenhoudt et portant sur la centralité du conflit dans le lien social, est
même explicite. Pour l’auteur, l’acteur
social se définit par la tension entre
coopération et conflit, dans le cadre
d’un schéma organisé autour de quatre pôles et construit à partir de deux
couples opposés : coopération / noncoopération et conflit / soumission15.
La figure de l’« associé contestataire »
correspond à un acteur social « associé
dans le sens où il coopère en interaction avec d’autres, et donc collabore,
à la production de biens, de services
ou de prestations quelconques en vue
d’une fin. Il est contestataire dans le
sens où il entre en conflit avec les
autres acteurs, s’oppose à eux pour
remettre en question leur emprise sur
les enjeux de la coopération (ou résister à la contestation des autres s’il est
en position dominante) » (p. 254). La
conclusion à laquelle parvient L. Van
Campenhoudt correspond à ce que
met en avant l’analyse des transactions
sociales pour complexifier la pensée
du conflit. Il ne s’agit pas simplement
d’un affrontement, au sens des modèles économiques, comme le dilemme
du prisonnier dont fait état Thomas
Schelling16. On repère des modes de
« coopérations conflictuelles », qu’a
bien exposés Maurice Blanc, notamment dans le cadre des processus de
démocratie locale : ceux-ci mettent en
présence élus, techniciens et administratifs, citoyens et associatifs autour
de formes de transactions tacites
(notamment entre le décideur et le
technicien…) et de transactions tripolaires, entre les trois groupes mentionnés17. C’est bien cette formulation que
reprend Van Campenhoudt : « À partir
du moment où la coopération s’engage, ne constitue-t-elle pas une dynamique de coopération conflictuelle qui
permet aux acteurs en présence d’être
des “associés contestataires”. Même
dans une situation où les protagonistes
semblent, dans l’ensemble, dans un
rapport de force équilibré, il apparaîtra
vite que, sur certains enjeux spécifiques de leur coopération, leurs positions sont inégales » (p. 255).
Négociations
et double transaction identitaire
S’agissant des transactions toujours, le recueil met en perspective la
négociation valorielle de Kuty avec la
« double transaction identitaire » au
148 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
sens de Claude Dubar, en particulier
à travers la contribution suggestive
que livre ce dernier. C’est pour lui
l’occasion de revenir sur la synthèse
qu’Olgierd Kuty a publiée en 1998, La
négociation des valeurs (op. cit.). Cet
ouvrage se présente comme une lecture d’histoire de la sociologie, sélectionnant (aucun manuel n’y échappe
du reste !) un certain nombre d’auteurs
et de moments-clefs, en l’espèce pour
ce qu’ils permettent plus particulièrement de comprendre les liens entre
les intérêts et les valeurs. Ainsi, en
lieu et place du triptyque « classique »
des pères fondateurs Marx, Durkheim
et Weber, O. Kuty préfère-t-il retenir
Machiavel, Montesquieu et Tocqueville : le premier pour ce que Le Prince
donne à lire de la « logique implacable
de l’adaptation mécanique des intérêts politiques », le second pour avoir
rendu saillante dans De l’Esprit des lois
la question des valeurs dans l’opposition entre le pouvoir despotique et la
monarchie modérée qui applique le
principe de la séparation des pouvoirs,
et le troisième pour sa mise en configuration des intérêts et des valeurs
dans une société démocratique – La
démocratie en Amérique – à partir de la
formule célèbre « Une Bible, une hache
et des journaux ». Après avoir reconstitué cette phase de genèse, O. Kuty
pose l’hypothèse – centrale dans sa
pensée – d’un passage de la sociologie
classique à la sociologie contemporaine en France qui serait situé dans
les années 1960 et rapporté à ce qu’il
appelle le « tournant wébérien ». Il y
aurait là un nouveau traitement des
valeurs : « passage d’une sociologie
classique qui considérait les valeurs
comme “encadrant” les conflits ou les
coordinations d’intérêts et une sociologie contemporaine qui ne traite des
valeurs que comme des justifications
ou des rationalisations immanentes
aux pratiques individuelles ou aux
actions collectives », résume Claude
Dubar (p. 69). En ce sens, O. Kuty
met spécialement en avant par la
suite les apports de Michel Crozier
(notamment Le Phénomène bureaucratique, qui date de 1963), voyant
dans cette approche du pouvoir vu
comme relationnel et distribué une
« nouvelle sociologie des intérêts » qui
Philippe Hamman
rompt avec la « conception classique
des valeurs »18. Quant aux travaux
de Renaud Sainsaulieu (notamment
L’identité au travail, 1977), ils nourrissent une réflexion sur les dynamiques identitaires et la question de la
reconnaissance de soi dans les sociétés post-industrielles, que Kuty étudie
notamment au niveau des conflits de
travail.
On peut alors mieux saisir ce qui
rapproche et différencie les visions de
Kuty et de Dubar. Ce dernier parle
d’une double transaction, « biographique » et « relationnelle », qui lui permet de caractériser les dynamiques de
l’identité pour soi et pour autrui, en
même temps que leur dialectique : « La
première transaction (biographique)
concerne l’identité pour soi et s’enracine dans la dialectique entre l’identité héritée (de sa famille d’origine)
et l’identité visée, en continuité ou en
rupture avec elle. La seconde transaction (relationnelle) est constitutive de
l’identité pour autrui et s’éprouve dans
la dialectique entre l’identité revendiquée et l’identité reconnue »19. On
retrouve alors chez les deux sociologues l’importance accordée à l’idée
d’une production identitaire à la fois
pour soi et pour les autres. En effet,
Kuty distingue trois dimensions des
processus d’identification de l’acteur :
ce qu’il nomme la dimension « argumentative » – une justification « plausible et vraisemblable de l’action » –, la
dimension « maussienne » (renvoyant
à d’anciens engagements) et la dimension « narrative » (une mise en récit de
l’histoire de ses identifications). Ceci
conduit l’acteur à une nouvelle définition de lui-même en même temps que
de ses rapports avec les autres. C’est en
ce sens qu’il faut lire O. Kuty lorsqu’il
écrit : « Le thème de la négociation est
central aujourd’hui. Les hommes ne
négocient pas seulement leurs intérêts
comme la sociologie classique nous
l’a appris. Ils abordent la construction
de leurs valeurs dans la même perspective »20. Le régime de la modernité
conduit les acteurs à négocier tant sur
le plan collectif que sur le plan individuel, et donc à réaliser un travail
sur eux-mêmes, comme l’a montré
Bernard Francq dans le cas des urbanités21. Quant à Claude Dubar, s’il
Penser la négociation des valeurs en sociologie
note que l’identité est attribuée par les
autres avant d’être revendiquée par soi,
dans un rapport subjectif qui a conduit
Erving Goffman à parler d’« identité
virtuelle »22, c’est pour mieux souligner qu’elle « est conquise par et dans
l’action avec les autres mais aussi le
“travail sur soi” » (p. 71).
On comprend alors où les deux
conceptualisations se séparent :
Olgierd Kuty ne s’appesantit guère sur
la notion d’habitus au sens de Pierre
Bourdieu, tandis que pour C. Dubar le
pôle biographique de l’identité est pris
dans pareille détermination, même
si les « dispositions à agir issues de
la trajectoire sociale »23 ne sont pas
fixes et se recomposent au contraire
au fil de la vie. Il n’empêche qu’elles « sont marquées par la position
sociale, incluses dans des rapports de
pouvoir qui sont aussi des rapports
de domination et pas seulement des
relations d’influence », note Dubar, qui
conclut : « [O. Kuty] a insisté sur le
caractère local et provisoire des valeurs
créées par l’action collective mais n’a
pas poussé au bout la réflexion sur les
conditions de la “création valorielle” et
de l’“innovation stratégique” » (p. 72).
Ce qui ne doit pas masquer l’intérêt
de la dimension multidimensionnelle
et transversale de la négociation telle
que l’entend Kuty et que les textes
rassemblés dans l’ouvrage traduisent
chacun à sa façon, précisément.
Négociations et identifications
Corrélativement, et le texte de JeanYves Trépos y invite (p. 237-247), la
notion de négociation valorielle ne
peut être séparée d’une analyse des
investissements identitaires, les « trois
scènes » que dégage Kuty en attestent
(identité « argumentative », « maussienne » et « narrative »). Il s’agit alors
pour le sociologue d’être sensible aux
passages de valeurs, qui permettent de
combiner d’autres approches susceptibles d’enrichir le raisonnement – que
ce soit la conceptualisation du passage
chez Moser et Law24, ou encore les
réflexions sur les rôles des passages
et des passeurs dans la sociologie de
la traduction. Certes, au sens strict,
la traduction désigne le passage entre
des univers scientifiques, en termes
de déplacement et de transposition
d’un monde précis à un autre. Mais
les quatre opérations que distingue
analytiquement Michel Callon permettent bien de resituer des enjeux
qui s’apparentent à de la négociation.
La problématisation correspond à l’activité de reformulation d’un problème
afin de le rendre « acceptable ». Puis
c’est par l’enrôlement que des rôles
sont assignés aux différents acteurs.
L’intéressement désigne ensuite explicitement les activités de négociations
scellant des alliances entre acteurs et
entre groupes. Enfin, la mobilisation
permet la réalisation de l’action25.
Que l’on parle de transactions ou
de traductions, se pose la question
des hybridations, et des intersections
et autres espaces interstitiels au sein
lesquels celles-ci trouvent consistance
pour s’opérer26, ce qui amène à revenir sur des processus d’identification.
Sur ce plan, la contribution de MarcHenry Soulet (p. 217-225) part des
négociations valorielles pour interroger la propriété de non-intégralité des
individus dans les interactions auxquelles ils participent, c’est-à-dire le
fait que « les individus ne sont pas
pleinement dans les interactions qu’ils
engagent au moment-même où ils s’y
engagent » (p. 217). On aborde ainsi
un débat important dans l’analyse
sociologique, puisque cette problématique renvoie aux tensions entre les
entrées de Simmel et de Schütz. Pour
le premier, l’individu est en même
temps à l’intérieur et à l’extérieur de
toute situation et de toute relation, et
donc il n’est jamais totalement là où il
est27. Au contraire, pour le deuxième,
dans toute théorisation sociologique,
l’individu placé dans une situation ou
une relation y est totalement impliqué, pour ce qu’il y fait28. Si nombre
de théories sociologiques ont implicitement retenu la non-intégralité de
l’acteur dans les situations29, elles ne
l’ont pas pensée pour elle-même, d’où
l’intérêt, selon M.-H. Soulet, d’introduire la notion d’identités transverses.
Elle vise à saisir en même temps l’ici
et l’ailleurs (et non pas seulement la
situation hic et nunc), « sans réduire
certaines au rang subalterne de composantes secondaires » (p. 219). À cet
effet, elle suppose de mettre au centre
149
de l’analyse de l’action la « pluralité de
plans » correspondant à une situation
(p. 221). C’est ici que vient s’articuler,
poursuit l’auteur, l’approche de Danilo
Martuccelli30, qui suggère de retenir
non pas la lecture d’un monde social
rigide mais au contraire celle d’un
intermonde social caractérisé par la
malléabilité et l’élasticité. Ceci permettrait de rendre raison à la fois d’une
ouverture au contradictoire (les individus parviennent à interagir même
sur la base d’interprétations différentes) mais aussi des limites à intégrer (y
compris du fait de la consistance de ce
qui est socialement produit), dans un
rapport permanent entre « textures »
et « coercitions ». Il reste à préciser ce
que pourraient être les méthodologies
de saisie concrète de l’intermonde : on
le voit, penser la négociation est loin
d’être un champ clos et parfaitement
balisé, mais conserve toujours une
dimension de défi.
C’est peut-être d’autant plus vrai,
et l’on terminera par là, que la généralisation des théories de la négociation (à laquelle on pourrait être tenté
de conclure en parcourant le volume)
pose aussi question : tout est-il négociable, finalement ? Dans son texte
(p. 77-82), Alain Eraly n’a pas tort de
mettre le lecteur en garde, estimant
que l’espace de la négociation doit être
délimité pour justement autoriser la
négociation, sans quoi la valeur heuristique de la théorie s’étiole : « Plus
s’étend son champ d’application, plus
le modèle de la négociation tend à
réduire les phénomènes sociaux aux
catégories de l’intérêt, de l’incertitude,
du jeu et du compromis » (p. 77). C’est
pourquoi A. Eraly prend ses distances
avec la notion d’identités négociées,
selon laquelle on considère que les
identités sont toujours renégociées,
entre échange et imposition (en situation de migration, dans la sphère
professionnelle, par les médias, etc.).
Il ouvre ainsi une discussion sur le
rapport entre reconnaissance et négociations – mais aussi transactions.
En effet, dans sa théorie de la reconnaissance aujourd’hui bien connue,
Axel Honneth distingue trois sphères
correspondant à trois types de rapports à soi : la sphère de l’amour et la
confiance en soi ; la reconnaissance
juridique avec l’accès au respect de soi ;
et l’estime sociale qui permet l’estime
de soi. Honneth souligne alors que la
reconnaissance réciproque des sujets,
suivant ce triple répertoire, fonde
l’identité individuelle, et que le déni
de reconnaissance pèse, à l’inverse,
sur le rapport à soi31. Il en va donc
bien de construction de l’identité, et
la question est alors : les trois formes
de reconnaissance visées – l’amour,
la reconnaissance en tant que sujet
de droit et l’estime sociale comme
reconnaissance des qualités propres
de l’individu – sont-elles négociables ?
Eraly répond sans grand détour par la
négative. La mobilisation des outils de
la transaction sociale pourrait également s’y confronter.
150 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
Notes
1. On s’autorise à les citer, par ordre alphabétique : Benoît Bastard, Michel Born,
Jacques Commaille, Sébastien Dalgalarrondo, Pierre Desmarez, Claude Dubar,
Christophe Dubois, Alain Eraly, Bernard Fournier, Erhard Friedberg, Claire
Gavray, Jean-Louis Genard, Jean-François
Guillaume, Joël Hubin, Marc Jacquemain,
Paul Martens, Marco Martiniello, Francis Pavé, François Pichault, Jean-Daniel
Reynaud, Frédéric Schoenaers, Philippe
Scieur, Marc-Henry Soulet, Pierre-Eric
Tixier, Jean-Yves Trépos, Luc Van Campenhoudt et Didier Vrancken.
2. Ce qui entre en congruence avec la posture promue par Gilles Herreros, « Revisiter l’intervention sociologique », Annales
des Mines. Gérer et comprendre, 49, 1997,
p. 83-92.
3. Deux contributions de juristes, hautsmagistrats belges, figurent dans l’ouvrage,
celles de J. Hubin et de P. Martens, en
écho aux travaux de sociologie du droit
engagés par O. Kuty.
4. Olgierd Kuty, Innover à l’hôpital, Paris,
L’Harmattan, 1994. Entre temps, la
recherche de Kuty a également été popularisée à travers l’ouvrage de Michel Crozier et Ehrard Friedberg, L’Acteur et le
Système, Paris, Seuil, 1977, ces derniers se
fondant sur cet exemple pour argumenter
la notion de contingence des systèmes
d’action.
5. Olgierd Kuty, « Le paradigme de négociation », Sociologie du travail, 2, 1977,
p. 157-175.
6. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs.
Introduction à la sociologie, Bruxelles, De
Boeck, 1998, cité p. 325.
7. O. Kuty prend ici ses distances avec la
thèse de Raymond Aron, pour lequel :
« Comme l’a dit un profond psychologue
du nom d’Hitler, entre les intérêts les
compromis sont toujours possibles, entre
les conceptions du monde, jamais ». Cité
in : O. Kuty, La négociation des valeurs…,
op. cit., p. 10.
8. Ce qu’a bien souligné Christian Thuderoz,
Négociations. Essai de sociologie sur le
lien social, Paris, Presses Universitaires de
France, 2000.
9. C’est ce que montrent dans le présent
ouvrage Frédéric Schoenaers et Christophe Dubois, en s’attachant à la coexistence
des deux formes de négociation dans les
prisons belges (p. 193 sq.), sachant que le
milieu carcéral a constitué l’un des premiers terrains de recherche d’O. Kuty.
10.On renvoie en particulier à son article
publié dans le numéro inaugural de la
revue Négociations : « Une matrice conceptuelle de la négociation. Du marchandage
Philippe Hamman
à la négociation valorielle », Négociations,
1, 2004, p. 45-62, cité p. 57-58.
11.Cf. Jean Remy et alii, Produire ou reproduire ?, Bruxelles, De Boeck, 1978, et le
triptyque d’ouvrages collectifs co-dirigés
par Maurice Blanc : Pour une sociologie
de la transaction sociale, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Vie quotidienne et démocratie. Pour une sociologie de la transaction
sociale (suite), Paris, L’Harmattan, 1994 ;
Les transactions aux frontières du social,
Lyon, Éditions Chronique sociale, 1998.
12.« Ce fut peut-être parce qu’instinctivement on a saisi la difficulté de cet état
de choses qu’on a joint à la liberté et à
l’égalité une troisième exigence, celle de
la fraternité », écrit Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981,
p. 144‑145 (original, 1917).
13.Selon l’expression de Raymond Ledrut,
L’Espace en question, Paris, Anthropos,
1976, p. 96.
14.Ce que nous avons pointé dans le cas
des relations de travail transfrontalières
en Europe : Philippe Hamman, « From
“Multilevel Governance” to “Social Transactions” in the European Context », Swiss
Journal of Sociology, 31(3), 2005, p. 523545 ; Les travailleurs frontaliers en Europe :
mobilités et mobilisations transnationales,
Paris, L’Harmattan, 2006 ; « Legal Expertise and Cross-border Workers’ Rights :
Action Group Skills facing European
Integration », International Journal of
Urban and Regional Research, 32(4), 2008,
p. 860-881.
15.De là sont définies quatre situations
potentielles : associé contestataire (correspondant à un engagement de l’acteur
à la fois dans la coopération et le conflit) ;
associé asservi (coopération / soumission) ; marginal contestataire (non-coopération / conflit) ; et marginal asservi
(non-coopération / soumission). Cf. Raymond Quivy, Luc Van Campenhoudt,
Manuel de recherche en sciences sociales,
Paris, Dunod, 2006, p. 112.
16.Thomas Schelling, Stratégie du conflit,
Paris, PUF, 1986 (trad. fr., original
1960).
17.Maurice Blanc, « Conflits et transactions
sociales : la démocratie participative n’est
pas un long fleuve tranquille », Sciences de
la société, 69, 2006, p. 25-37.
18.Olgierd Kuty, La négociation des valeurs,
op. cit., p. 237.
19.Claude Dubar, « Une sociologie (empirique) de l’identité est-elle possible ? », in :
Suzie Guth (dir.), Une sociologie des identités est-elle possible ?, Paris, L’Harmattan,
1994, p. 25-31, cité p. 27.
20.Olgierd Kuty, La négociation des valeurs,
op. cit., p. 325.
Penser la négociation des valeurs en sociologie
21.Bernard Francq, La Ville incertaine. Politique urbaine et sujet personnel, Louvainla-Neuve, Academia-Bruylant, 2003.
22.Erving Goffman a mis en avant l’importance de la relation subjective à l’identité
attribuée par les autres, « identité virtuelle » en permanence susceptible de constituer un « stigmate » : Stigmate. Les usages
sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975
(1e éd. 1963).
23.Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris,
Minuit, 1980.
24.Ingunn Moser, John Law, « Good passages, bad passages », in : J. Law, J. Hassard
(eds.), Actor Network Theory and After,
Oxford, Blackwell, 1999, p. 196-219.
25.Michel Callon, « Éléments pour une
sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des
marins pêcheurs dans la baie de SaintBrieuc », L’Année sociologique, 36, 1986,
p. 169‑208.
26.Sur cette problématique de l’hybridation,
cf. Philippe Hamman, Jean-Matthieu
Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours
savants, discours militants. Mélange des
genres, Paris, L’Harmattan, 2002 ; et, pour
des illustrations de la portée des espaces
d’intersections dans les politiques locales,
voir l’exemple du développement durable
urbain : Philippe Hamman (dir.), Penser
le développement durable urbain : regards
croisés, Paris, L’Harmattan, 2008.
27.Georg Simmel, « Note on the problem :
How is society possible ? », American Journal of Sociology, 16, 1910.
28.Alfred Schütz, Le Chercheur et son quotidien : phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck et Cie,
1987.
29.On peut penser entre autres à l’acteurinterprète d’Erving Goffmann, à l’acteur
marginal-sécant d’Haroun Jamous ou à
l’acteur sur-adaptatif de Bernard Lahire.
M.-H. Soulet signale encore d’autres déclinaisons dans son texte (p. 218-219).
30.Danilo Martuccelli, La Consistance du
social. Une sociologie pour la modernité,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2005.
31.Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits
sociaux, Paris, Cerf, 2000.
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