sans ostentation, l'agréger de nouveau à l'archipel. Il reprit confiance et m'en sut un gré qui
affermit et développa notre amitié. Il fut si bien guéri que, peu de temps après, il m'adressait
quelques textes avec un billet d'une triomphante brièveté : « Mon cher poète, voici des abrégés de
poèmes qui vous donneront à penser. Bien amicalement, Alain. » On les retrouvera dans les Saisons de
l'Esprit. Je les lus à nos deux amis. Les Cloches avec son début étonnant : « La cloche est une
invention parfaite comme sont le violon, la faux, le chat... » et sa fin non moins frappante : « (ce
frère) qui rirait de nous peut-être s'il nous voyait appliqués à ne pas croire que la Vierge existe et
que les cloches voyagent dans le ciel : Ne pas croire, dirait-il, mais c'est donc que vous le croyez ? » ; le
Cormoran : « Quand le brassage d'équinoxe traîne sa rumeur de plage en plage et le long de
l'estuaire, on retrouve la nature sans l'homme et les pas de la création ; chaque chose se tourne
alors selon les autres et la nécessité de chaque forme se montre. La houle attaque le banc de
sable ; on croirait qu'elle va le reculer ou le diminuer ou l'aplanir ; mais c'est qu'on n'a pas bien
remarqué le moment où la vague porteuse de sable dépose son fardeau ; c'est justement sur ce
dos rond où elle est ralentie, où elle s'aplatit, où elle rampe... Sur cet ordre restauré, sur cet
ordre sauvage paraît le cormoran, qui est une sorte de pélican, que vous voyez une fois nageant
comme un cygne noir à gros bec, une autre fois s'élevant en l'air appuyé sur ses ailes coudées et
ramant contre le vent. Est-il croyable que cette forme soit autre chose qu'un pli noir de la
nature comme sont vagues et nuages, et seulement un peu plus durable ?... Je voudrais exercer
un mouvement aussi pur et aussi vrai que ce vol d'oiseau. Car il ne se trompe pas d'un fil d'air.
Si je pensais comme tu voles, ô cormoran ! » ; les Dieux agrestes : « Un chemin ; la haie aux
mûres ; les ornières, marque de l'homme et mesure de l'invariable charrette... » ; ce furent les
trois qui remportèrent la palme et, à la première rencontre, les poètes en firent grand
compliment au philosophe qui ne s'y attendait pas et fut heureux.
*
Ainsi se resserraient nos liens avec cet homme exquis, cet esprit sans pareil, cet ami
incomparable. Lors de nos premières réunions, c'est lui qui se retirait d'abord, Valéry partait
ensuite, Fargue ne partait jamais ; il était chez lui partout, comme de juste, ce privilège lui étant
bien dû ; mais plus particulièrement chez moi (moins toutefois, je crois, que chez André
Beucler). Il traînait dans l'appartement, lisotait, rêvassait, téléphonait, somnolait dans un fauteuil
et, vers le soir, s'établissait solidement sur un divan pour y passer la nuit ; au matin, il n'était
plus là, il avait levé le camp sur le minuit.
Mais il était parti en esprit beaucoup plus tôt, presque en même temps que Valéry. Quand
Alain prit l'habitude de demeurer après le poète, Léon-Paul ne nous gêna guère ; il feignait un
désintéressement total à l'égard de ce et de ceux qui nous occupaient : les thèses et les
personnes de Spinoza, Descartes, Hamelin, Jules Lagneau et de quelques autres originaux du
même genre qu'il nommait des olibrius. Je voulus le forcer à rester avec nous et lâchai Alain sur
des romanciers et des poètes, Baudelaire, Mallarmé, Balzac, Stendhal, surtout Dickens dont il
parlait mieux que personne. Mais après quelques boutades, Fargue, allumant une black-cat,
s'évadait vers le téléphone pour y gourmander des « roucoulantes » tout en gardant un oeil
oblique sur Alain : « Je suis bien chez la duchesse de... ? » ; ou il rentrait dans les rêves éveillés
de son monde imaginaire, sur le divan. Ce fut un de ces jours qu'après s'être plaint des femmes
du demi-monde, il conclut : « Depuis, j'ai connu, hélas ! les femmes du monde... » Il l'imprima
plus tard et la phrase eut le succès que son originalité lui méritait. Mais ce jour-là, dans sa verte
nouveauté, elle ne parut pas faire la moindre impression sur Alain ; c'est qu'il les connaissait
depuis son enfance, lui, les femmes du monde : la duchesse de Maufrigneuse et Mme de
Mortsauf, la duchesse de Sanseverina et Mme de Rénal ; les vraies ; celles dont se servent Balzac
et Stendhal « pour soulever le monde, comme il disait, ce monde qui sans cela est inerte et