Quels horizons pour la présence chrétienne en Syrie

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La Syrie : terre d’origine du christianisme
La communauté chrétienne syrienne a représenté au début du
XXe siècle 11,3 % de la population totale de la Syrie qui s’élevait
alors à 1 120 792 habitants, soit 127 146 chrétiens de difrentes
Églises1. Aujourd’hui, elle serait réduite à 7 ou 8 % d’une population
syrienne totale s’élevant à 22 millions d’habitants, soit environ
1 600 000 personnes. En termes de pourcentage, le poids démographique
des Syriens chrétiens est bien inférieur à la proportion de Chrétiens
au Liban. En effet, bien que le poids de ces derniers ait été autrefois
supérieur à 50 % de la population totale du Liban lors de l’accession
du pays à l’indépendance en 1943, leur poids démographique est
aujourd’hui réduit à une proportion de 35 % à 40 % de la population
libanaise totale sidente (hors fugiés syriens) d’environ 4 millions
d’habitants, soit environ 1,5 millions de personnes2. En nombre absolu,
les deux communautés chrétiennes de Syrie et du Liban sont donc du
même ordre de grandeur.
Quels horizons pour la
présence chrétienne en Syrie ?
Georges CORM
Université Saint-Joseph
1- Voir Raymond O’zoux, Les États du Levant sous mandat français, Librairie Larose, Paris, 1931, p. 74.
2- Le dernier recensement de la population libanaise par communautés religieuses remonte à 1932 ;
depuis, pour des raisons de sensibilités communautaires, l’État n’a plus procédé à de tels recensements.
Les estimations de la population sont faites par sondages et excluent l’appartenance communautaire
des Libanais. Raymond O’Zoux, dans l’ouvrage cité à la note précédente, faisait état d’une population
chrétienne de 326 890 personnes sur une population totale de 597 789, soit 54,7 % de chrétiens et
44,3 % de musulmans et 1 % d’israélites et divers.
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Autrefois, province de l’Empire romain, la Syrie fut avec
la Palestine et l’Égypte parmi les premières régions du Levant à se
convertir au christianisme. C’est en cheminant vers Damas que Saint
Paul, citoyen romain et juif, reçut la vision du Christ et se convertit.
C’est en Syrie que diverses Églises chrétiennes se formèrent mais
furent malheureusement longtemps déchirées par des querelles
théologiques compliquées et passionnelles, notamment vis-à-vis de
la doctrine de l’Église byzantine, devenue Église dominante, une
fois la Syrie passée sous le contrôle de l’Empire romain d’Orient au
IVe siècle. Ces longues querelles christologiques sur la nature du Christ
épuisèrent les différentes Églises de Syrie devenues non seulement
antagonistes, mais objet de l’hostili de l’Église byzantine. Cela
facilita grandement la conquête arabe de la Syrie qui ne rencontra
pratiquement pas d’opposition, beaucoup de grandes tribus arabes
étant d’origine syrienne. Damas devint en 661 la capitale du premier
empire arabe, celui des Omeyyades. La grande cathédrale byzantine
de cette nouvelle capitale fut alors partagée avec les musulmans qui
vinrent y prier aux côtés des chrétiens. Ces derniers ont d’ailleurs
participé pleinement à l’administration de l’empire, les plus illustres
d’entre eux furent saint Jean Damascène et son père Sarjoun.
L’histoire de la Syrie est donc intimement mêlée à celle du
christianisme des premiers siècles. Si au fil des siècles le nombre de
chrétiens a diminué, comme dans l’ensemble du Levant3, le patrimoine
religieux du christianisme a été maintenu, ainsi qu’au Liban, en
Palestine ou en Égypte et en Irak. Les Syriens chrétiens sont restés
totalement intégrés à la société syrienne et ont participé de plain-pied
à la lutte pour l’indépendance du pays à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale.
Au demeurant, l’expression chrétiens d’Orient ou chrétiens de
Syrie ou du Liban ou d’ailleurs au Levant est impropre. Elle implique,
en effet, la prégnance totale de l’identité religieuse sur tout autre
élément d’identi(géographique, ethnique, tribale, sociale, politique).
L’identité de tout être humain, surtout dans le monde moderne, est
complexe. Sa composante religieuse ne peut venir se substituer à
tout ce que notre milieu géographique, social, économique apporte à
l’identité. Lhomme est d’abord le produit de la terre où il est , son
terroir, le statut socio-économique hérité de ses ascendances familiales,
le produit de la langue qu’il parle, bref son enracinement physique et
moral. Il est ensuite le produit de son éducation, de ses lectures, de son
3- Voir Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et juifs dans l’islam arabe et turc, Fayard,
Paris, 1992.
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tempérament, des idées politiques et philosophiques qu’il reçoit, de la
foi religieuse qu’il peut conserver, acquérir ou abandonner.
Chrétiens de Syrie ou Syriens chrétiens ? L’influence pernicieuse de
la « question d’Orient »
Évoquer des chrétiens de Syrie - ou du Liban ou d’Irak ou
d’Égypte - est un mimétisme qui reproduit les différentes dénominations
accordées à tous ceux qui, pratiquants ou non, sont nés « juifs » : juifs
de France, des États-Unis, de Russie, d’Irak, du Yémen, du Maroc,
etcComme si l’identité linguistique et culturelle, ainsi que le terroir,
n’était rien et l’hérédité religieuse tout. C’est donc une dénomination
réductionniste qu’il faut éviter d’employer. Le regretté père dominicain,
Jean Corbon, avait eu le courage il y a quelques décennies d’intituler
un de ses ouvrages « L’Église des Arabes », marquant ainsi fortement
qu’il existe un christianisme arabe, insédans un terreau culturel et un
milieu ographique et socio-économique donné4. Plus près de nous,
un intellectuel égyptien a eu le courage d’intituler un de ses ouvrages
« La théologie arabe », dans lequel il marque les continuités entre le
judaïsme, le christianisme et l’islam, tous les trois s sur une me
terre autrefois de culture araméenne et gréco-romaine avant d’être
linguistiquement arabisée5. Notons encore le courage de Shlomo
Sand, un intellectuel israélien, qui s’est attaché cemment à dénoncer
le mythe d’un « peuple juif », ainsi que celui de la « Terre d’Israël »6.
Il est donc temps de sortir des sentiers battus dont l’origine
remonte à la vaste littérature concernant la « question d’Orient »
qui a ossifié le mode de perception des sociétés arabes autrefois
parties de l’Empire ottoman et l’a outrageusement simplifié dans une
approche binaire : une majorimusulmane fanatique opprimant des
« minorités » chrétiennes ayant besoin de la protection des puissances
européennes7. En alité, la politique des puissances européennes a
été d’instrumentaliser les communautés de « minoritaires » pour
étendre leur influence sur les provinces arabes de l’Empire ottoman en
prévision de son futur démantèlement.
4- Jean Corbon, L’Église des Arabes, réédition en 2007 aux éditions du Cerf, Paris.
5- Youssef Zaidan, Al lahout al ‘arabi wa ousoul al ‘onf al dini (La théologie arabe et les sources de la
violence religieuse), Dar el Shourouk, Le Caire, 2009.
6- Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé ? Collection Champ/Essais, Paris, 2010 et Comment
la Terre d’Israël fut inventée, Flammarion, Paris, 2012.
7- Voir Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, Folio/histoire, Paris, 2012 ; chapitres 1
à 4 ; ainsi que L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d’une modernité
inaccomplie, La Découverte, Paris, 1988.
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Le Liban fut le premier à en tir au XIXe siècle durant la
longue période de troubles dits « communautaires » entre druzes et
maronites (1840-1860), troubles provoqués par la conjonction de
révoltes paysannes et d’interférences de la France et de l’Angleterre,
en lutte pour le contrôle de la Méditerranée de l’Est, porte d’accès de la
Route des Indes. Ces troubles étaient accompagnés aussi de massacres
de « chrétiens » à Damas en 1860, dus eux aussi à divers facteurs
économiques8. L’intervention énergique de l’émir algérien Abdel
Qader, alors lui-même banni de son pays par la France et résidant à
Damas, qui offrit sa protection aux Syriens de confession chrétienne,
permit d’arrêter ces troubles. Cependant qu’au Liban, Napoléon III
envoyait la flotte française opérer un débarquement.
L’inégale communautarisation des chrétiens en Syrie et au Liban
En fait, les puissances européennes ont politiau XIXe siècle les
communautés religieuses arabes en poussant à leur institutionnalisation
sur le plan politique. Cette politisation fut d’autant plus facile qu’elle
s’est appuyée sur le système des « millet » de l’Empire ottoman, qui
accordait aux chrétiens et aux juifs une autonomie dans la gestion de
leurs affaires internes, notamment l’éducation et le statut personnel
(mariages et héritage) sous la conduite de leurs autorités religieuses.
Aussi, plutôt que de favoriser l’éclosion des droits de l’individu, base
de toute citoyenneté moderne, les puissances européennes ont poussé
à la reconnaissance des droits politiques des communautés, ce qui est
tout autre chose. Depuis 1840, le Liban se bat sans succès dans un
système communautaire qui n’assure que très partiellement le droit
des individus, mais encourage le maintien de notabilités civiles qui se
reproduisent de nération en génération, comme « fenseurs » des
droits de leur communauté. De ce fait, ils échappent à tout contrôle
de type démocratique sur leurs actes et leurs politiques. De même,
l’implication des autorités religieuses dans la vie politique au quotidien
reste une dominante de la vie politique libanaise.
Cela n’a pas été le cas en Syrie l’influence des puissances
européennes est restée limitée et marginale. Certes la France a
balkanisé le territoire syrien durant les premières années de son
mandat sur la Syrie, obtenu à la suite de l’effondrement de l’Empire
ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale. Elle a tenté, dans la
8- Voir Philipp Khoury, Urban Notables and Arab Nationalism: The Politics of Damascus 1860-1920,
Cambridge University Press, 1983.
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droite ligne de sa politique au Liban d’institutionnaliser et de politiser
ses communautés religieuses. C’est ainsi qu’elle a d’abord créé un
État dit druze, ainsi qu’un État dit alaouite et deux États à dominante
démographique sunnite (Alep et Damas), en sus d’un statut spécial
pour la zone d’Antioche (sandjak d’Alexandrette) au peuplement
mixte (arabe et turc), mais à dominante arabe, qui sera plus tard cédée
à la Turquie. Ce ne fut qu’à la suite d’un long combat des nationalistes
syriens de toutes confessions que la France rétablit progressivement
l’unité du pays9. On peut d’ailleurs être étonné que la France ait ainsi
cédé à la Turquie la ville d’Antioche, le plus haut lieu du Christianisme
au Levant, d’sont issues la plupart des Églises dites orientales10.
Autant elle a semblé jouer au Liban - que certains considèrent comme
ayant été artificiellement détaché du reste de la Syrie - une carte
« chrétienne », autant cela n’a pas été le cas en Syrie.
Nous ne disposons pas encore de recherches suffisantes
qui expliquent cette différence de traitement par rapport aux deux
communautés chrétiennes respectives, celle du Liban et celle de
la Syrie. Est-ce le fait que la principale Église libanaise (celle des
maronites) était depuis longtemps rattachée à Rome et que la France
se considérait traditionnellement « fille née » de l’Église romaine,
alors que la principale Église chrétienne en Syrie était celle des grecs
orthodoxes, Église considérée comme « schismatique » ? Ou bien la
France a-t-elle estimé que son point d’appui « maronite » au Liban
lui était suffisant et qu’en Syrie il valait mieux jouer la carte de la
« minorité » alaouite et de celle des druzes ? Les Syriens chrétiens,
majoritairement grecs orthodoxes, ont-ils de leur côté été peu réceptifs
à l’influence française, malgla présence de nombreux missionnaires
français ou européens, notamment à Alep ? D’autres plus savants que
moi, ou ayant épluché les archives du Quai d’Orsay sur cette période,
pourraient peut-être répondre à cette question11. Mais cette difrence
dans le déploiement de l’influence française au Levant aura contrib
largement à difrencier les Libanais chrétiens des Syriens chrétiens.
9- Une description sans complaisance des errements de la puissance mandataire en Syrie et au Liban
nous est donné par V. de Saint Point, La vérisur la Syrie par un témoin, Librairie du Luxembourg,
40 rue d’Assas, Paris, 1929. Cet ouvrage va à contre-courant de toute une littérature hagiographique
vantant l’action de la France au Levant. On verra aussi le jugement très sévère sur le comportement des
autorités mandataires et de l’armée française d’Alice Poulleau, À Damas sous les bombes. Journal
d’une Française pendant la révolte syrienne 1924-1926, Bretteville Frères, Imprimeurs, Yvetot, 1926.
10- Rappelons que beaucoup de patriarches de ces Églises ont pour titre « Patriarche d’Antioche et de
tout l’Orient ».
11- Gérard Khoury, La France et l’Orient arabe. Naissance du Liban moderne, 1914-1920, Armand
Colin, Paris, 1993, ainsi que Une tutelle coloniale. Le mandat français en Syrie et au Liban. Écrits
politiques de Robert de Caix, Belin, Paris, 2006.
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