Quels horizons pour la présence chrétienne en Syrie ? Georges CORM Université Saint-Joseph La Syrie : terre d’origine du christianisme La communauté chrétienne syrienne a représenté au début du XX siècle 11,3 % de la population totale de la Syrie qui s’élevait alors à 1 120 792 habitants, soit 127 146 chrétiens de différentes Églises1. Aujourd’hui, elle serait réduite à 7 ou 8 % d’une population syrienne totale s’élevant à 22 millions d’habitants, soit environ 1 600 000 personnes. En termes de pourcentage, le poids démographique des Syriens chrétiens est bien inférieur à la proportion de Chrétiens au Liban. En effet, bien que le poids de ces derniers ait été autrefois supérieur à 50 % de la population totale du Liban lors de l’accession du pays à l’indépendance en 1943, leur poids démographique est aujourd’hui réduit à une proportion de 35 % à 40 % de la population libanaise totale résidente (hors réfugiés syriens) d’environ 4 millions d’habitants, soit environ 1,5 millions de personnes2. En nombre absolu, les deux communautés chrétiennes de Syrie et du Liban sont donc du même ordre de grandeur. e 1- Voir Raymond O’zoux, Les États du Levant sous mandat français, Librairie Larose, Paris, 1931, p. 74. 2- Le dernier recensement de la population libanaise par communautés religieuses remonte à 1932 ; depuis, pour des raisons de sensibilités communautaires, l’État n’a plus procédé à de tels recensements. Les estimations de la population sont faites par sondages et excluent l’appartenance communautaire des Libanais. Raymond O’Zoux, dans l’ouvrage cité à la note précédente, faisait état d’une population chrétienne de 326 890 personnes sur une population totale de 597 789, soit 54,7 % de chrétiens et 44,3 % de musulmans et 1 % d’israélites et divers. 5 Autrefois, province de l’Empire romain, la Syrie fut avec la Palestine et l’Égypte parmi les premières régions du Levant à se convertir au christianisme. C’est en cheminant vers Damas que Saint Paul, citoyen romain et juif, reçut la vision du Christ et se convertit. C’est en Syrie que diverses Églises chrétiennes se formèrent mais furent malheureusement longtemps déchirées par des querelles théologiques compliquées et passionnelles, notamment vis-à-vis de la doctrine de l’Église byzantine, devenue Église dominante, une fois la Syrie passée sous le contrôle de l’Empire romain d’Orient au IVe siècle. Ces longues querelles christologiques sur la nature du Christ épuisèrent les différentes Églises de Syrie devenues non seulement antagonistes, mais objet de l’hostilité de l’Église byzantine. Cela facilita grandement la conquête arabe de la Syrie qui ne rencontra pratiquement pas d’opposition, beaucoup de grandes tribus arabes étant d’origine syrienne. Damas devint en 661 la capitale du premier empire arabe, celui des Omeyyades. La grande cathédrale byzantine de cette nouvelle capitale fut alors partagée avec les musulmans qui vinrent y prier aux côtés des chrétiens. Ces derniers ont d’ailleurs participé pleinement à l’administration de l’empire, les plus illustres d’entre eux furent saint Jean Damascène et son père Sarjoun. L’histoire de la Syrie est donc intimement mêlée à celle du christianisme des premiers siècles. Si au fil des siècles le nombre de chrétiens a diminué, comme dans l’ensemble du Levant3, le patrimoine religieux du christianisme a été maintenu, ainsi qu’au Liban, en Palestine ou en Égypte et en Irak. Les Syriens chrétiens sont restés totalement intégrés à la société syrienne et ont participé de plain-pied à la lutte pour l’indépendance du pays à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Au demeurant, l’expression chrétiens d’Orient ou chrétiens de Syrie ou du Liban ou d’ailleurs au Levant est impropre. Elle implique, en effet, la prégnance totale de l’identité religieuse sur tout autre élément d’identité (géographique, ethnique, tribale, sociale, politique). L’identité de tout être humain, surtout dans le monde moderne, est complexe. Sa composante religieuse ne peut venir se substituer à tout ce que notre milieu géographique, social, économique apporte à l’identité. L’homme est d’abord le produit de la terre où il est né, son terroir, le statut socio-économique hérité de ses ascendances familiales, le produit de la langue qu’il parle, bref son enracinement physique et moral. Il est ensuite le produit de son éducation, de ses lectures, de son 6 3- Voir Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et juifs dans l’islam arabe et turc, Fayard, Paris, 1992. tempérament, des idées politiques et philosophiques qu’il reçoit, de la foi religieuse qu’il peut conserver, acquérir ou abandonner. Chrétiens de Syrie ou Syriens chrétiens ? L’influence pernicieuse de la « question d’Orient » Évoquer des chrétiens de Syrie - ou du Liban ou d’Irak ou d’Égypte - est un mimétisme qui reproduit les différentes dénominations accordées à tous ceux qui, pratiquants ou non, sont nés « juifs » : juifs de France, des États-Unis, de Russie, d’Irak, du Yémen, du Maroc, etc… Comme si l’identité linguistique et culturelle, ainsi que le terroir, n’était rien et l’hérédité religieuse tout. C’est donc une dénomination réductionniste qu’il faut éviter d’employer. Le regretté père dominicain, Jean Corbon, avait eu le courage il y a quelques décennies d’intituler un de ses ouvrages « L’Église des Arabes », marquant ainsi fortement qu’il existe un christianisme arabe, inséré dans un terreau culturel et un milieu géographique et socio-économique donné4. Plus près de nous, un intellectuel égyptien a eu le courage d’intituler un de ses ouvrages « La théologie arabe », dans lequel il marque les continuités entre le judaïsme, le christianisme et l’islam, tous les trois nés sur une même terre autrefois de culture araméenne et gréco-romaine avant d’être linguistiquement arabisée5. Notons encore le courage de Shlomo Sand, un intellectuel israélien, qui s’est attaché récemment à dénoncer le mythe d’un « peuple juif », ainsi que celui de la « Terre d’Israël »6. Il est donc temps de sortir des sentiers battus dont l’origine remonte à la vaste littérature concernant la « question d’Orient » qui a ossifié le mode de perception des sociétés arabes autrefois parties de l’Empire ottoman et l’a outrageusement simplifié dans une approche binaire : une majorité musulmane fanatique opprimant des « minorités » chrétiennes ayant besoin de la protection des puissances européennes7. En réalité, la politique des puissances européennes a été d’instrumentaliser les communautés de « minoritaires » pour étendre leur influence sur les provinces arabes de l’Empire ottoman en prévision de son futur démantèlement. 4- Jean Corbon, L’Église des Arabes, réédition en 2007 aux éditions du Cerf, Paris. 5- Youssef Zaidan, Al lahout al ‘arabi wa ousoul al ‘onf al dini (La théologie arabe et les sources de la violence religieuse), Dar el Shourouk, Le Caire, 2009. 6- Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé ? Collection Champ/Essais, Paris, 2010 et Comment la Terre d’Israël fut inventée, Flammarion, Paris, 2012. 7- Voir Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, Folio/histoire, Paris, 2012 ; chapitres 1 à 4 ; ainsi que L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d’une modernité inaccomplie, La Découverte, Paris, 1988. 7 Le Liban fut le premier à en pâtir au XIXe siècle durant la longue période de troubles dits « communautaires » entre druzes et maronites (1840-1860), troubles provoqués par la conjonction de révoltes paysannes et d’interférences de la France et de l’Angleterre, en lutte pour le contrôle de la Méditerranée de l’Est, porte d’accès de la Route des Indes. Ces troubles étaient accompagnés aussi de massacres de « chrétiens » à Damas en 1860, dus eux aussi à divers facteurs économiques8. L’intervention énergique de l’émir algérien Abdel Qader, alors lui-même banni de son pays par la France et résidant à Damas, qui offrit sa protection aux Syriens de confession chrétienne, permit d’arrêter ces troubles. Cependant qu’au Liban, Napoléon III envoyait la flotte française opérer un débarquement. L’inégale communautarisation des chrétiens en Syrie et au Liban En fait, les puissances européennes ont politisé au XIXe siècle les communautés religieuses arabes en poussant à leur institutionnalisation sur le plan politique. Cette politisation fut d’autant plus facile qu’elle s’est appuyée sur le système des « millet » de l’Empire ottoman, qui accordait aux chrétiens et aux juifs une autonomie dans la gestion de leurs affaires internes, notamment l’éducation et le statut personnel (mariages et héritage) sous la conduite de leurs autorités religieuses. Aussi, plutôt que de favoriser l’éclosion des droits de l’individu, base de toute citoyenneté moderne, les puissances européennes ont poussé à la reconnaissance des droits politiques des communautés, ce qui est tout autre chose. Depuis 1840, le Liban se débat sans succès dans un système communautaire qui n’assure que très partiellement le droit des individus, mais encourage le maintien de notabilités civiles qui se reproduisent de génération en génération, comme « défenseurs » des droits de leur communauté. De ce fait, ils échappent à tout contrôle de type démocratique sur leurs actes et leurs politiques. De même, l’implication des autorités religieuses dans la vie politique au quotidien reste une dominante de la vie politique libanaise. Cela n’a pas été le cas en Syrie où l’influence des puissances européennes est restée limitée et marginale. Certes la France a balkanisé le territoire syrien durant les premières années de son mandat sur la Syrie, obtenu à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale. Elle a tenté, dans la 8 8- Voir Philipp Khoury, Urban Notables and Arab Nationalism: The Politics of Damascus 1860-1920, Cambridge University Press, 1983. droite ligne de sa politique au Liban d’institutionnaliser et de politiser ses communautés religieuses. C’est ainsi qu’elle a d’abord créé un État dit druze, ainsi qu’un État dit alaouite et deux États à dominante démographique sunnite (Alep et Damas), en sus d’un statut spécial pour la zone d’Antioche (sandjak d’Alexandrette) au peuplement mixte (arabe et turc), mais à dominante arabe, qui sera plus tard cédée à la Turquie. Ce ne fut qu’à la suite d’un long combat des nationalistes syriens de toutes confessions que la France rétablit progressivement l’unité du pays9. On peut d’ailleurs être étonné que la France ait ainsi cédé à la Turquie la ville d’Antioche, le plus haut lieu du Christianisme au Levant, d’où sont issues la plupart des Églises dites orientales10. Autant elle a semblé jouer au Liban - que certains considèrent comme ayant été artificiellement détaché du reste de la Syrie - une carte « chrétienne », autant cela n’a pas été le cas en Syrie. Nous ne disposons pas encore de recherches suffisantes qui expliquent cette différence de traitement par rapport aux deux communautés chrétiennes respectives, celle du Liban et celle de la Syrie. Est-ce le fait que la principale Église libanaise (celle des maronites) était depuis longtemps rattachée à Rome et que la France se considérait traditionnellement « fille aînée » de l’Église romaine, alors que la principale Église chrétienne en Syrie était celle des grecs orthodoxes, Église considérée comme « schismatique » ? Ou bien la France a-t-elle estimé que son point d’appui « maronite » au Liban lui était suffisant et qu’en Syrie il valait mieux jouer la carte de la « minorité » alaouite et de celle des druzes ? Les Syriens chrétiens, majoritairement grecs orthodoxes, ont-ils de leur côté été peu réceptifs à l’influence française, malgré la présence de nombreux missionnaires français ou européens, notamment à Alep ? D’autres plus savants que moi, ou ayant épluché les archives du Quai d’Orsay sur cette période, pourraient peut-être répondre à cette question11. Mais cette différence dans le déploiement de l’influence française au Levant aura contribué largement à différencier les Libanais chrétiens des Syriens chrétiens. 9- Une description sans complaisance des errements de la puissance mandataire en Syrie et au Liban nous est donné par V. de Saint Point, La vérité sur la Syrie par un témoin, Librairie du Luxembourg, 40 rue d’Assas, Paris, 1929. Cet ouvrage va à contre-courant de toute une littérature hagiographique vantant l’action de la France au Levant. On verra aussi le jugement très sévère sur le comportement des autorités mandataires et de l’armée française d’Alice Poulleau, À Damas sous les bombes. Journal d’une Française pendant la révolte syrienne 1924-1926, Bretteville Frères, Imprimeurs, Yvetot, 1926. 10- Rappelons que beaucoup de patriarches de ces Églises ont pour titre « Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient ». 11- Gérard Khoury, La France et l’Orient arabe. Naissance du Liban moderne, 1914-1920, Armand Colin, Paris, 1993, ainsi que Une tutelle coloniale. Le mandat français en Syrie et au Liban. Écrits politiques de Robert de Caix, Belin, Paris, 2006. 9 Certes les différences entre les uns et les autres sont loin d’être absolues, nous le verrons plus tard. Comme nous l’avons déjà rappelé, la Syrie a été un centre important de rayonnement du christianisme des premiers siècles. Les deux villes d’Alep et d’Antioche ont constitué des centres de vie religieuse active. Jusqu’aujourd’hui Alep abrite un important évêché maronite, de même que Damas. En fait, c’est en Syrie que naît la communauté maronite dont une grande partie émigrera au Liban où se fixera le siège du patriarcat de cette communauté à partir du VIIIe siècle. Il existe donc de nombreux liens entre Libanais et Syriens chrétiens. Certains de ces liens sont constitués par l’appartenance commune aux différentes Églises d’Orient ; d’autres sont nés à l’occasion d’intermariages entre familles libanaises et syriennes chrétiennes. Des liens similaires existent tout autant entre familles musulmanes des deux pays. À l’époque contemporaine, de nombreux Syriens et Libanais de confession chrétienne furent des activistes politiques en faveur soit de l’unité arabe, soit de l’unité de ce qui fut défini comme la grande Syrie par le fondateur du parti populaire syrien, Antoun Saadé (19041949), un Libanais. Ce dernier était aussi un intellectuel de haut vol, dont les ouvrages restent encore d’actualité, soixante ans environ après sa mort12. Un syrien, Michel Aflaq (1910-1989), fut un fondateur et un dirigeant respecté du parti de la résurrection arabe (Baath) et l’un de ses grands théoriciens. Si Antoun Saadé et Michel Aflaq étaient issus de la communauté grecque orthodoxe, en revanche un Libanais maronite, Amin el Rihani (1876-1940), prêcha aussi le nationalisme arabe et la nécessité pour les États arabes issus du démembrement de l’Empire ottoman de s’unir. Lorsque la Syrie fut administrée brièvement, à l’issue de la Première Guerre mondiale, par l’émir Faysal, fils du gouverneur du Hedjaz et gardien des lieux saints de la Mecque et de Médine, le chérif Hussein al Hachimi, de nombreux Libanais chrétiens le soutinrent13. Ce dernier constitua son gouvernement de ministres aussi bien syriens que libanais, dont une moitié de chrétiens. On rappellera ici que la 10 12- Antoun Saadé est le seul homme politique libanais qui ait été jugé sommairement et condamné à mort par la justice militaire libanaise et immédiatement exécuté, son parti ayant été impliqué par la justice libanaise dans l’assassinat du Premier Ministre libanais, Riad el-Solh. Auparavant, il avait été emprisonné plusieurs fois au Liban. La doctrine forgée par Saadé d’une unité de civilisation unissant les sociétés syrienne, libanaise, palestinienne et son appel à un nationalisme pan-syrien ont été considérés par les dirigeants de l’État libanais comme subversive parce que mettant en cause les fondements de l’existence du Liban comme entité étatique séparée de l’ensemble géographique syrien. 13- Ils subirent les foudres de l’autorité mandataire française et furent souvent exilés hors du pays, trouvant refuge en Égypte. famille des Hachémites avait fait alliance avec la Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale pour lutter contre l’Empire ottoman. En contrepartie les Anglais s’engageaient à œuvrer pour la constitution d’un royaume arabe unifié dont le chérif Hussein serait le roi. Ce royaume devait comprendre la Hedjaz ainsi que tout le « Bilad el Cham » (Liban, Palestine, l’actuel territoire jordanien et l’Irak). Les accords franco-britanniques de 1916 (dits Sykes-Picot) sur la répartition des territoires arabes de l’Empire ottoman au Levant firent échouer ce projet en mettant la Syrie et le Liban sous le contrôle de la France, et la majeure partie de l’Irak et la Palestine sous celui de l’Angleterre. Toutefois, la rivalité franco-anglaise est restée vive après la fin de la guerre. Elle explique en partie beaucoup d’événements historiques relatifs à l’évolution respective du Liban et de la Syrie. Il en est ainsi de l’épisode du court règne d’un an de l’émir Faysal sur la Syrie, qui se termine en 1920 par la défaite de sa petite armée, peu équipée et entraînée, face à l’armée française14. La France peut alors installer sa domination sur la Syrie. Dans l’ensemble, cette domination est mal vécue par la population syrienne, toutes communautés religieuses incluses. Agitations, manifestations anti-françaises, révolte des druzes dans la région du Hauran, répressions armées y compris bombardements sur Damas15. Le contraste est patent entre la facilité d’administrer le Liban et la difficulté de se faire admettre en Syrie comme puissance mandataire. Dans ce pays, en effet, le communautarisme n’eut pas l’ampleur qu’il prit au Liban sous l’effet des interventions des puissances européennes dans les affaires intérieures de la montagne libanaise depuis le XIXe siècle. C’est pourquoi, les chrétiens en Syrie sont mieux fondus dans l’ensemble de la population. Même dans le choix des prénoms de leurs enfants ils préfèrent souvent, à la différence de beaucoup de familles libanaises chrétiennes, des prénoms arabes sans relation avec celui de saints dans le christianisme européen ; ils écartent aussi en règle générale pour les femmes le choix de prénoms féminins européens que l’on peut trouver au Liban. De plus, en Syrie, l’université fut une, celle de l’État. C’est une autre différence majeure avec le Liban dominé depuis la fin du XIXe siècle par les deux grandes universités étrangères, l’une 14- Voir Gérard Khoury, op.cit., ainsi que V. de Saint Point, op.cit. 15- Voir Alice Pouleau, op.cit. 11 francophone catholique, celle des pères jésuites, l’Université SaintJoseph (USJ) ; l’autre anglo-saxonne fondée à l’origine par des pasteurs missionnaires protestants, devenue l’Université américaine de Beyrouth (AUB). La société syrienne, toutes communautés confondues, reste très attachée à la langue et la culture arabes. La culture française ou la culture anglo-saxonne n’ont guère pénétré le tissu social syrien, comme cela a été le cas pour le Liban. On doit signaler aussi le fait que la Syrie, comme le Liban, a accueilli un grand nombre de réfugiés arméniens, rescapés des massacres pratiqués par l’armée ottomane durant la Première Guerre mondiale. Ceux-ci se sont fort bien intégrés dans le tissu social et culturel des deux pays, ce qui a contribué à enrichir la diversité de leurs communautés chrétiennes. De plus, un autre facteur de cette inclusion forte des Syriens chrétiens fut, paradoxalement, l’absence de répartition communautaire des fonctions publiques. Au Liban, en effet, le principe de la répartition communautaire de toutes les fonctions publiques, civiles et militaires, a contribué à créer de la distance, voire de l’hostilité ou de la méfiance entre communautés. En Syrie, par contre, l’accès à la fonction publique, civile ou militaire ainsi que l’attribution de fonctions ministérielles sont librement ouverts aux membres de toutes les communautés. C’est ainsi qu’à l’accession de la Syrie à l’indépendance, c’est une personnalité chrétienne, Farès El Khoury, qui devint Premier Ministre. Enfin, sur le plan des partis politiques, les Syriens chrétiens adhéreront à tous les partis politiques ou contribueront à les fonder, comme dans le cas de Michel Aflaq, que nous avons déjà évoqué. Il n’y pas de parti politique qui ait une coloration chrétienne, comme au Liban avec le parti phalangiste fondé par Pierre Gemayel ou le parti national libéral fondé par Camille Chamoun. En Syrie, encore plus qu’au Liban, les chrétiens ont été des participants actifs à l’éclosion du nationalisme arabe ou pan-syrien. Au Liban, une partie des notabilités chrétiennes a été farouchement anti-syrienne et anti-arabe sous l’influence politique et culturelle de la France. À la différence de la société libanaise dont le système communautaire rigide produit une forte fragmentation de la société, la société syrienne reste compacte et les clivages sont beaucoup plus régionaux que communautaires. Alors qu’Alep est une grande ville commerçante et cosmopolite, Damas est la ville administrative quelque peu austère, siège des puissants gouverneurs nommés par l’Empire ottoman. De plus, le contraste est grand en Syrie entre les zones rurales soumises à la férule d’une riche féodalité terrienne et 12 les zones urbaines où dominent les commerçants et artisans16. Si les Chrétiens sont répartis sur tout le territoire syrien, il faut remarquer leur fragmentation en un nombre important d’Églises différentes sur le plan théologique comme sur le plan liturgique. À côté de l’Église orthodoxe dont la liturgie consiste en un mélange de langue grecque et arabe, il existe des Églises de rite syriaque dont la liturgie mêle la langue syriaque et la langue arabe. Ces dernières comprennent l’Église maronite, l’Église syriaque monophysite, dite « jacobite », appelée aussi « orthodoxe » par opposition à l’Église syriaque catholique rattachée à Rome. Enfin, l’Église grecque catholique a été créée au XVIIIe siècle par scission d’avec l’Église orthodoxe. La même diversité caractérise les Églises du Liban. Il faut y ajouter les Églises chaldéennes et assyriennes. Les patriarches de ces Églises constituent la plus haute autorité religieuse sur leurs fidèles au Liban et en Syrie. La séparation du Liban de la Syrie en 1920 par la puissance mandataire française n’a pas abouti à la constitution d’Églises séparées. Les patriarcats ont continué de veiller sur les membres de leur Église dans les deux pays et d’y nommer les évêques. Il est intéressant d’ailleurs de noter que l’émigration des chrétiens des deux pays a pris les mêmes directions géographiques. Au XIXe siècle, les deux Amériques et l’Égypte principalement. En Amérique du Sud, les émigrés arabes (chrétiens ou musulmans) en provenance du Levant étaient appelés « Turcos », en référence à l’Empire ottoman dont ils étaient les sujets ; en Égypte, on les désignait en arabe par le terme de « Shawam » (venant de Damas) et en français comme « Syro-libanais ». Au début du XXe siècle se développe une émigration vers la France et notamment Paris qui attire de nombreux intellectuels ayant des ambitions politiques et qui sont admirateurs de la culture française et de la puissance et de l’influence de ce pays dans le bassin méditerranéen. Comme on le voit, le christianisme syrien est inséparable de celui du Liban dans son parcours historique. Ainsi que nous l’avons expliqué, le christianisme libanais deviendra beaucoup plus ouvert sur le monde extérieur et la communauté maronite y exercera une prépondérance politique qui va durer jusqu’au seuil des années 70 du siècle dernier. Le christianisme syrien en revanche restera totalement immergé dans le tissu social syrien ; de nombreux Syriens chrétiens 16- Au Liban, des révoltes paysannes ont entraîné dès le XIXe siècle la chute de la féodalité terrienne dans les zones chrétiennes, l’Église maronite ayant appuyé le mouvement paysan qui n’a pu s’étendre aux communautés musulmanes. 13 joueront un rôle politique éminent, mais à partir de plateformes idéologiques laïques et non comme au Liban dans le cadre d’un jeu de rivalités communautaires entre chrétiens et musulmans. Les facteurs de déchirures dans le tissu social syrien Les premiers éléments de déchirure dans ce tissu social syrien arriveront à la fin des années 60 du siècle dernier. Il s’agit tout d’abord de la nationalisation des écoles primaires et secondaires en 1967. Les ordres religieux chrétiens géraient à l’époque un bon nombre d’écoles auxquelles familles chrétiennes et musulmanes envoyaient volontiers leurs enfants. Cette nationalisation s’est inscrite dans le cadre d’une radicalisation idéologique du parti Baath qui s’est emparé du pouvoir depuis 1963 et va désormais l’exercer de façon de plus en plus autoritaire et solitaire. De nombreuses nationalisations d’entreprises privées, de banques et de sociétés d’assurance ont lieu à la même époque et l’État devient un acteur omniprésent dans la vie sociale, économique et idéologique. Commence alors une émigration lente d’abord, mais continue, et qui va aller en s’accélérant au fur et à mesure de la radicalisation du régime et son autoritarisme croissant. Elle affecte aussi bien des familles chrétiennes que musulmanes, notamment dans les couches bourgeoises. La destination de ces familles est alors le Liban où d’ailleurs beaucoup d’entre elles fondent des banques, ainsi que des sociétés commerciales ou industrielles, contribuant à enrichir ainsi ce pays, comme l’avait fait auparavant la bourgeoisie palestinienne fuyant les massacres perpétrés par l’armée israélienne en cours de formation. Toutefois, à l’intérieur de la Syrie, les chrétiens continuent de jouer le même rôle important dans la vie publique, politique et culturelle du pays. Aucune discrimination n’est exercée à leur encontre. Sur le plan culturel, les Syriens chrétiens restent toujours fiers d’être syriens, prônant l’arabité de leur culture17. Ils sont souvent fiers du rôle régional de leur pays, même si les fortes restrictions aux libertés individuelles les poussent souvent à l’émigration pour assurer l’avenir de leurs enfants. Deux autres facteurs vont contribuer cependant à la montée toujours croissante des angoisses. Le premier est la monopolisation 14 17- On peut évoquer ici le rôle éminent joué par Antoun Makdissi (1914-2005), haut fonctionnaire du ministère syrien de la culture, en charge de la section des publications et des traductions. Dans cette fonction, il fit traduire et publier en arabe de très nombreux ouvrages européens. Mais aussi celui de Elias Morcos (1929-1991), penseur marxiste à l’œuvre abondante et riche. du pouvoir à partir de 1970 par la famille Assad qui appartient à la communauté alaouite. Le second est la guerre qui fera rage entre 1975 et 1990 au Liban. Le rôle des officiers alaouites dans l’armée syrienne puis dans les coups d’État militaires successifs des années 1960 a été décrit dans de nombreux ouvrages18. Issus d’une communauté paysanne pauvre, la plus défavorisée en Syrie, ces militaires parvinrent à se hisser au sommet du pouvoir, mais dans des rivalités et purges internes entre officiers alaouites eux-mêmes, jusqu’à la prise de pouvoir de Hafez Assad en 1970. Même si cette domination « alaouite » conserve à la société syrienne son caractère de pluralisme laïc ouvert dans le cadre de l’allégeance au parti Baath et accessoirement d’un nombre limité d’autres partis acceptés par le Baath, désormais le communautarisme, soit le développement d’une conscience communautaire, va commencer à empoisonner la vie sociale et politique en Syrie. Certes, le régime tel que dominé par la forte personnalité de Hafez Assad, forgera un double système d’alliance : avec le monde rural (massivement sunnite) d’un côté et avec la bourgeoisie commerçante sunnite, de l’autre. Toutefois, la visibilité de certains des conseillers du président de la République, de confession chrétienne, amena d’aucuns à évoquer assez rapidement une alliance des deux « minorités » alaouite et chrétienne face à la « majorité » sunnite marginalisée dans l’exercice du pouvoir. Après les événements sanglants de Hama en 1982 où l’armée supprime brutalement une rébellion armée du parti des Frères musulmans qui s’en prend spécifiquement et souvent sauvagement aux militaires alaouites, cette image va se solidifier. Un peu plus tôt, au Liban, un cycle de violences débutait en 1975 entre la coalition de partis politiques « chrétiens » dits « conservateurs », regroupés dans le Front libanais, et celle des partis laïcs de gauche alliés aux mouvements armés de résistance palestinienne présents sur le sol libanais (dite « coalition palestino-progressiste »). C’est dans ce contexte que l’armée syrienne intervient au Liban au printemps 1976 pour empêcher la victoire militaire de la coalition progressiste et révolutionnaire sur la coalition des partis chrétiens. Le président Assad annonça d’ailleurs dans un de ses discours solennels qu’il n’acceptera pas que les Libanais chrétiens soient ainsi écrasés. 18- On se reportera en particulier à l’ouvrage bien connu de Patrick Seale, The Struggle for Syria, Yale University Press, réimpression de 1987. On doit aussi à cet auteur une volumineuse biographie de Hafez Assad, Assad : The Struggle for the Middle East, University of California Press, 1990 ; on pourra aussi se reporter à l’ouvrage de Edouard Saab, La Syrie ou la révolution dans la rancœur, Julliard, Paris, 1968. 15 Désormais, le sort politique des partis libanais chrétiens est lié à celui de la présence armée syrienne au Liban qui durera jusqu’en 2005. Le pouvoir « alaouite » syrien a-t-il rêvé à cette époque d’une alliance des minorités au Levant contre la majorité sunnite ? Si cela a été le cas, le rêve n’aura pas duré longtemps, car les mêmes partis libanais chrétiens qui avaient appelé à l’intervention de l’armée syrienne en 1976 se retournèrent contre celle-ci dès le printemps 1978, après la visite du président Sadate d’Égypte à Jérusalem, puis firent alliance avec Israël qui envahit la moitié du Liban en 1982, occupant sa capitale pour faire élire un dirigeant phalangiste à la tête de l’État. De ce fait s’installa désormais une forte méfiance du régime syrien vis-à-vis de la coalition des partis chrétiens au Liban19. Les Syriens chrétiens eux sont perplexes devant tous ces développements. Pour certains, l’affaiblissement politique des partis chrétiens au Liban annonce un déclin de la présence chrétienne au Levant et contribue à la montée des craintes existentielles. L’apparition du fondamentalisme musulman qui prend la forme d’un « Réveil de l’islam » (al sahoua al islamiyya) sous l’influence du radicalisme wahhabite saoudien devient inquiétante. Celui-ci a montré ses griffes en Syrie même, cependant que la déstructuration de la société libanaise continue, entraînant une émigration massive des chrétiens de ce pays. Combien de temps, cependant, le régime de Hafez el Assad pouvaitil tenir ? Dès cette époque, certains Syriens chrétiens devinrent des opposants à ce régime autoritaire et policier ; d’autres au contraire ne verront le salut que dans la permanence du régime. L’idéologie du régime, en effet, continue d’invoquer le nationalisme arabe anti-impérialiste ; les administrations syriennes restent ouvertes aux Syriens des différentes communautés, tant qu’ils ne s’opposent pas ouvertement au régime. La société politique syrienne, en dépit des graves secousses subies, demeure une société qui ne pratique pas l’exclusion sur base religieuse ou ethnique, mais sur base politique de l’allégeance au parti Baath et au régime politique autoritaire qu’il a instauré. Aussi, l’émigration des chrétiens, mais aussi celle de beaucoup de musulmans sunnites, prend plus d’ampleur, devant la restriction permanente des libertés publiques 16 19- Celle-ci ne sera brisée que lorsque le général Michel Aoun (héros malheureux de la « guerre de libération » contre la Syrie (1988-1990), rentré d’exil en 2005 après l’assassinat de l’ex-Premier Ministre libanais, Rafic Hariri, déclarera après la sortie définitive du Liban de l’armée syrienne cette année là, que désormais plus rien n’empêche des relations amicales avec le voisin syrien. Le général Aoun reçut d’ailleurs un accueil de chef d’État en Syrie lors de la visite qu’il y fit en 2009. Dans un geste de haute valeur symbolique, le président syrien Bachar Assad accompagna son hôte dans une visite aux lieux de naissance de la communauté maronite près d’Alep, aux côtés du mufti de la République syrienne. ainsi que l’omniprésence des différents appareils de sécurité. Cette fois l’émigration est surtout vers l’Europe, le Canada et les États-Unis et, bien sûr, les pays exportateurs de pétrole de la Péninsule arabique. Le poids démographique des Syriens chrétiens diminue. Les Syriens chrétiens dans la tourmente des révoltes dans leur pays La libéralisation toute relative que pratique le successeur de Hafez Assad, son fils Bachar, après la disparition de son père en 2000, n’arrête pas le phénomène migratoire. Rappelons ici qu’une visite du pape Jean-Paul II est effectuée en Syrie au mois de mai 2001. Il y est reçu en grande pompe20. Cette visite ne calme pas cependant les appréhensions. Lors des révoltes qui éclatent en milieu rural en 2011 aux frontières avec la Jordanie, la Turquie et le Liban, on verra des Syriens chrétiens rejoindre l’opposition à l’étranger, soutenue par une coalition hétéroclite de puissances (Turquie, France, Qatar, États-Unis, Arabie saoudite). Malgré ce fait, de nombreuses analyses du conflit syrien, engagées en faveur de l’opposition de l’extérieur tenteront de mettre dans l’embarras les autorités religieuses chrétiennes de Syrie en mettant l’accent sur une alliance supposée du régime avec les Églises syriennes. Cette vue partiale de la complexité des événements et des forces en présence sera révélée au grand jour lors de la visite du nouveau patriarche de l’Église maronite, Mgr Béchara Raï, en France en septembre 201121. Ce dernier ayant plaidé auprès du président français, Nicolas Sarkozy, le fait que le régime de Bachar El Assad ne devait pas être diabolisé, d’autant que l’opposition au régime était dominée par un radicalisme et fondamentalisme musulman, particulièrement dangereux pour la présence chrétienne millénaire en Syrie, la presse française, tout comme une partie de la presse libanaise favorable à l’opposition syrienne, condamna vertement les propos du patriarche. Pourtant, ces paroles de bon sens étaient d’autant plus justifiées que la barbarie qui s’est emparée de l’Irak à la suite 20- Cette visite est cependant boudée par le patriarche de l’Église maronite à l’époque, Mgr. Nasrallah Sfeir, qui ne fait pas alors le déplacement en Syrie pour accueillir le pape et visiter ses ouailles maronites dans ce pays, affirmant ainsi son hostilité continue à la présence de l’armée syrienne au Liban et à l’hégémonie syrienne sur le pays. 21- Propos répétés par le patriarche lors de sa rencontre avec le nouveau président français, François Hollande, lors de sa visite en France en avril 2012. 17 de l’invasion américaine et de la montée des deux fondamentalismes musulmans, sunnite et chiite, a entraîné une forte violence contre les communautés chrétiennes d’Irak entre 2007 et 2010. À la suite de ces violences, un très grand nombre d’Irakiens chrétiens ont fui leur pays, se réfugiant dans la zone autonome du Kurdistan, aussi bien qu’en Syrie et au Liban, voire en Europe. Toutefois, l’instrumentalisation des identités communautaires dans le conflit syrien ne fait que cacher ces enjeux de puissance profane. Cette instrumentalisation, consciente ou inconsciente, contribue à renforcer l’impression générale d’une alliance entre alaouites et chrétiens, deux communautés « minoritaires » contre la majorité sunnite, en dépit du fait que le conflit syrien dès son origine est devenu un centre d’affrontement géopolitique majeur entre puissances régionales et grandes puissances. Les enjeux de ce conflit sont donc purement profanes, relatifs à une redistribution des hégémonies sur la région hautement stratégique du Moyen-Orient : d’un côté, celle d’un axe occidental comprenant les États-Unis, l’Europe, l’État d’Israël et les royautés et émirats pétroliers de la Péninsule arabique, ainsi que la Turquie ; d’un autre l’axe opposé à cette hégémonie comprenant la Russie, la Chine, l’Iran, le régime syrien et le Hezbollah libanais. Il en est d’ailleurs de même au Liban où une profonde polarisation politique a coupé le pays en deux blocs antagonistes, celui dit du 8 mars proche de l’axe Téhéran-Damas, appuyé par l’URSS et la Chine et celui dit du 14 mars proche de l’alliance entre les ÉtatsUnis, l’Arabie saoudite et la Turquie. Mais tout comme en Syrie nous trouvons les Libanais chrétiens divisés entre eux, certains étant proches du bloc du 8 mars, d’autres étant partie du bloc du 14 mars. Ce qui prouve encore une fois que l’identité communautaire ne dicte pas l’idéologie et les attitudes politiques. Il n’en reste pas moins que le destin des Syriens chrétiens a été aujourd’hui complètement bouleversé par la déstructuration et décomposition de la société syrienne depuis 2011. Autrefois totalement intégrés au tissu social et culturel syrien, ne faisant l’objet d’aucune discrimination, ils sont devenus aujourd’hui une proie facile pour les factions combattantes de l’opposition se réclamant d’un islam radical refusant tout pluralisme à l’intérieur de l’islam comme avec les communautés chrétiennes. Les villages chrétiens occupés par les milices islamistes vivent dans la terreur (tel le village historique de Ma’loula), des religieux - dont deux évêques - et religieuses sont souvent enlevés. 18 Ainsi, après l’Irak, les violences en Syrie contribuent à diminuer encore plus le réservoir démographique des communautés chrétiennes, lequel est de plus en plus réduit, qu’il s’agisse du Liban, de la Syrie, de la Palestine, de l’Irak ou de l’Égypte. Le mouvement migratoire hors du Levant arabe lamine ces communautés, de même que la réduction de la taille des familles. Faire face au retour du jeu traditionnel déstabilisateur des puissances occidentales Il ne faut malheureusement pas s’étonner que les puissances occidentales, qui appuient les mouvances islamiques depuis l’époque de la Guerre froide dans le but de supprimer les mouvements nationalistes laïcs, socialisants et anti-américains, ne soient guère sensibles au sort des communautés chrétiennes. Elles n’ont pas plus été sensibles au sort des Grecs et surtout des Arméniens de l’Empire ottoman au début du XXe siècle22. Pour elles, les communautés religieuses n’ont été qu’un instrument de leurs politiques de domination et de main mise sur le Proche-Orient. À l’opposé de cette attitude, nous trouvons celle du Saint-Siège qui a inlassablement prêché la paix et le refus de la violence que cela ait été en Palestine, en Irak, au Liban ou aujourd’hui en Syrie. Il conviendrait sur ce plan, qu’un plus grand rapprochement s’effectue entre toutes les Églises concernées par la permanence de la présence chrétienne au Levant, terre de naissance du christianisme. Catholiques, orthodoxes, syriaques, chaldéennes, assyriennes ou protestantes, ces Églises devraient adopter une attitude commune et ferme de dénonciation des fanatismes religieux. Les Églises européennes et américaines devraient aussi se rapprocher des Églises arabes, qu’elles soient d’obédience catholique, orthodoxe, copte égyptienne, ou syriaque et arménienne monophysite ou assyrienne et chaldéenne nestoriennes qui ont des branches importantes en Inde. Un front commun de la paix et de la non-violence devrait être formé pour défendre l’existence du pluralisme ethnique et religieux au Moyen-Orient, y compris le pluralisme à l’intérieur même de l’Islam, 22- La France et l’Angleterre avaient incité au début de la Première Guerre mondiale les Grecs et les Arméniens d’Anatolie à se révolter contre l’Empire ottoman, promettant aux premiers de rattacher la ville de Smyrne à la Grèce et aux seconds de les doter d’un État Arménien sur le territoire anatolien. Lors de l’effondrement de l’Empire, aucune de ces promesses ne fut tenue, ce qui entraîna des massacres et déplacements forcés de population, prenant les proportions d’un génocide pour ce qui concerne les Arméniens, une fois que Mustapha Kemal reconstitue l’armée turque et reconquiert le territoire anatolien, alors partiellement occupé par les armées françaises et anglaises. Voir Georges Corm, L’Europe et l’Orient…, op. cit. 19 aujourd’hui remis en question par l’instrumentalisation du chiisme sous influence de l’idéologie politique iranienne et du sunnisme sous influence radicale wahhabite. Ce front commun devrait aussi dénoncer la colonisation continue de la Palestine par l’État d’Israël qui se veut exclusivement un État des Juifs. Voici longtemps, en effet, que la Palestine a été presque entièrement vidée de sa population chrétienne. Certes, le royaume du Christ n’est pas un royaume terrestre, mais il n’en reste pas moins que la disparition progressive des différents christianismes arabes du Levant aux mains du radicalisme montant des deux autres monothéismes, juif et musulman, devrait être arrêtée par tous les moyens pacifiques, éthiques et moraux. Il faut de plus tout autant mettre fin à l’instrumentalisation des communautés sunnites et chiites dans les conflits de la région23. Il ne s’agit pas ici de continuer de s’embourber encore plus dans le dialogue débilitant des religions ou des civilisations, à la mode depuis la parution de l’ouvrage de Samuel Huntington sur « le choc des civilisations ». Mais de dénoncer avec vigueur les ambitions des puissances régionales et internationales qui instrumentalisent depuis le XIXe siècle la diversité religieuse et ethnique du Proche-Orient à des fins de puissance totalement profanes24. La « question d’Orient » reste malheureusement jusqu’aujourd’hui ce qu’elle était hier, c’est-à-dire une question de rivalités de puissances pour le contrôle de cette région hautement stratégique du monde. Si l’Empire ottoman a disparu, si l’Iran a changé apparemment de visage - bien que sa politique régionale reste dans la continuité de celle du Chah d’Iran - et si la Turquie est revenue sur le devant de la scène, si l’État d’Israël et la famille royale saoudienne, nouveaux venus sur la scène proche-orientale, sont devenus eux aussi des joueurs majeurs, la foire d’empoigne continue. Le retour de la Russie, après une éclipse de trois décennies, vient contester la domination américaine de la région, jusqu’ici absolue. Elle prétend à son tour vouloir protéger les chrétiens du Levant, argument de propagande intérieure dont la France avait si bien usé et abusé autrefois. Au XIXe siècle, comme au XXIe siècle, les communautés religieuses sont transformées en pions aux mains des puissances ; les 20 23- Instrumentalisation planifiée par les États-Unis et l’Arabie saoudite depuis 2007, telle que décrite par le très scrupuleux et réputé journaliste Seymour M. Hersh dans un article intitulé « The redirection. A Strategic Shift », The New Yorker, 5 mars 2007 (article disponible sur le site www.newyorker.com). 24- Voir Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2012. grands États régionaux prétendent parler au nom de principes religieux, les États-Unis et leurs alliés européens au nom des droits de l’homme, à géométrie tout à fait variable, suivant leurs intérêts. Tout ce mauvais théâtre entretient l’instabilité et la violence. Les communautés les plus faibles démographiquement sont celles qui en pâtissent le plus. Il ne s’agit donc pas uniquement des communautés chrétiennes, mais aussi des communautés d’islam hétérodoxe (druzes, alaouites, ismaéliens, yézidis notamment) ou encore de la communauté antique des sabéens en Irak. L’affaiblissement continu des pays arabes depuis la disparition de Gamal Abdel Nasser, leur clientélisation par les puissances régionales et internationales, entraînent des guerres civiles de plus en plus nombreuses dont pâtissent aussi bien chrétiens que musulmans, appartenant au sunnisme ou au chiisme ou aux nombreuses formes hétérodoxes d’islam. Ce qui est en cause aujourd’hui c’est la continuation du déclin de la présence chrétienne, dont le réservoir démographique s’amenuise depuis plusieurs siècles. Par delà cet aspect, c’est le maintien du pluralisme ethnique et religieux qui est en cause. Si la région arabe est encore plus balkanisée, sur des bases ouvertement communautaires, qu’elle ne l’a été par les accords Sykes-Picot appliqués suite à l’effondrement de l’Empire ottoman, on peut entrevoir une instabilité permanente encore plus grande, des déplacements forcés de population, des flux migratoires hors du monde arabe encore plus importants qu’aujourd’hui. Toute perspective de régimes politiques apaisés évoluant vers l’État de droit et la consécration des libertés individuelles sera définitivement fermée. Celles parmi les puissances européennes, France en tête, qui se permettent d’intervenir militairement et de souffler sur le feu politiquement et militairement n’ont fait que renouer avec les détestables traditions coloniales. Elles portent aujourd’hui, comme hier, une énorme responsabilité devant l’histoire. Autrefois, elles invoquaient la défense des minorités persécutées, aujourd’hui celle des droits de l’homme bafoués. Après avoir arraché le sandjak d’Alexandrette (où est situé la ville d’Antioche, haut lieu du christianisme des premiers siècles) à la Syrie en 1939 pour l’offrir aux Turcs, après avoir laissé faire la colonisation de la Palestine et notamment celle de la ville de Jérusalem par le mouvement sioniste puis l’État d’Israël, entraînant la quasi disparition des Palestiniens chrétiens, elles œuvrent aujourd’hui au démantèlement des États existants et la déstructuration des sociétés arabes du Levant, notamment la Syrie où le christianisme local vivait 21 jusqu’ici sans trop de peur existentielle et partie intégrante et active du tissu social, ce qui aujourd’hui est totalement remis en cause par la nature fanatique, violente et exclusiviste de la majorité des éléments armés islamistes de l’opposition. La situation syrienne, à son tour, menace la fragile existence libanaise et, en conséquence, celle des différentes Églises de ce pays. Tout cela est affligeant et ne présage rien de bon pour le futur de cette région. La responsabilité dans la disparition progressive du christianisme arabe est désormais patente. Les puissances européennes d’abord qui ont contribué à monter les communautés religieuses et ethniques du Levant les unes contre les autres durant toute l’ère coloniale et qui ont œuvré sans aucun répit pour l’émergence d’un État juif dans cette région, ce qui n’a pas manqué d’aggraver les clivages communautaires existants par simple effet de démonstration. Mais ensuite, l’alliance des grands États occidentaux avec l’Arabie saoudite et le Pakistan producteurs du fondamentalisme islamique le plus extrême, depuis la première guerre d’Afghanistan. Aussi, n’est-il pas étonnant de voir aujourd’hui l’Europe participer, consciemment ou inconsciemment, à la disparition de ses propres racines levantines. Autrefois, l’Europe se définissait par ses racines païennes gréco-romaines, soucieuse d’oublier ses racines chrétiennes - qu’elle n’a même pas voulu mentionner dans sa constitution par un laïcisme quelque peu primaire. Cependant, depuis quelques années, elle n’hésite plus à se déterminer dans toute une littérature médiatique et académique par des racines dites « judéo-chrétiennes » pour conjurer le spectre de l’Holocauste, racines qui font d’autant moins de sens que le christianisme s’est construit à l’encontre du judaïsme. Aujourd’hui où, après la Palestine, puis l’Irak, les communautés chrétiennes de Syrie risquent de s’éteindre, des dirigeants européens aveuglés, notamment en France, n’hésitent pas à soutenir l’intolérance religieuse des groupes d’islam radical qui ont confisqué à leur profit l’opposition syrienne et dont la présence va accélérer le déclin démographique des Syriens chrétiens. D’ici quelques décennies ce que l’on nommait autrefois la Terre Sainte en raison de l’apparition du christianisme dans cette région du monde, ne sera plus qu’un souvenir lointain, en l’absence de toute présence chrétienne signifiante. Une Europe sans enracinement ne sera plus qu’un immense marché économique néolibéral, un navire sans direction et sans valeurs, à la remorque du couple américanoisraélien et des pétrodollars de la Péninsule arabique. 22