Cosmo/logos. Sorties littéraires de la modernité

Auteur(s) :
David, Sylvain
Titre de l'article :
« Cosmo/logos. Sorties littéraires de la modernité »
Type de publication :
Article d'un cahier Figura
Volume de la publication :
36
Date de parution :
2014
Résumé :
La cosmologie des modernes serait, selon l'anthropologue Philippe Descola, en train de
montrer des signes d'usure, si ce n'est de carrément "vaciller". Une cosmologie est, je le
rappelle, une manière de connaître un monde, ou, plus précisément, de répartir et
ordonner les éléments qui le constituent. Dans le cas des modernes, ce partage et cette
catégorisation reposent sur une distinction tranchée entre une nature, universelle et
partagée, et la culture (ou civilisation), strict apanage de l'humain.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
David, Sylvain. 2014. “Cosmo/logos. Sorties littéraires de la modernité”. In La pensée
écologique et l'espace littéraire. Article d’un cahier Figura. Available online:
l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/en/articles/cosmo-
logos-sorties-litteraires-de-la-modernite>. Accessed on June 3, 2017. Source: (David,
Sylvain and Mirella Vadean (ed.). 2014. Montréal, Université du Québec à Montréal:
Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. vol. 36, pp. 83-96).
L’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC) est conçu comme un environnement de recherches et de
connaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des résultats
de recherche et des strates d’analyse afin de déterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiquer
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a cosmologie des modernes serait, selon l’anthropologue
Philippe Descola, en train de montrer des signes d’usure, si
ce n’est de carrément « vaciller1 ». Une cosmologie est, je le
rappelle, une manière de connaître un monde, ou, plus précisément,
de répartir et ordonner les éléments qui le constituent. Dans le cas
des modernes, ce partage et cette catégorisation reposent sur une
distinction tranchée entre une nature, universelle et partagée, et la
culture (ou civilisation), strict apanage de l’humain. Cette vision
du monde, qui se veut fondamentale et absolue, demeure pourtant
circonscrite dans le temps et l’espace : elle accompagne la pensée
des Lumières et se cristallise dans la seconde moitié du XIXe siècle;
production à l’origine occidentale, elle se distingue radicalement
des autres conceptions de l’univers défendues jusque-là, lesquelles
Sylvain David
Université Concordia
Cosmo/logos. Sorties littéraires de
la modernité
L
1. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 253.
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2. Ibid., p. 98.
3. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en
démocratie, Paris, La découverte, [1999] 2004, p. 94.
reposent toutes sur l’idée d’un continuum dynamique liant être et
environnement (et ce, y compris lors du Moyen-Âge européen, qui
suppose un monde rempli d’analogies signicatives, tout demeure
imbriqué). De ce découpage du monde en catégories stables et
hétérogènes naît l’ontologie des modernes :
Le dualisme de l’individu et du monde devient dès lors
irréversible, clé de voûte d’une cosmologie se retrouvent
en vis-à-vis les choses soumises à des lois et la pensée
qui les organise en ensembles signifiants, le corps devenu
mécanisme et l’âme qui le régit […], la nature dépouillée
de ses prodiges offerte à [l’humain] qui, en démontant ses
ressorts, s’en émancipe et l’asservit à ses fins2.
Or, selon Descola, l’époque contemporaine, l’environnement dit
« naturel » porte irrémédiablement l’empreinte humaine — que l’on
pense au réchauement climatique, au clonage ou aux organismes
génétiquement modiés porte à mal de telles catégories tranchées
et invite à penser, comme le suggère le titre de son ouvrage, « par-
delà nature et culture ».
Le sociologue des réseaux et anthropologue des sciences et
techniques Bruno Latour va encore plus loin en avançant, par le
biais d’un autre intitulé ecace, que « nous n’[aurions] jamais été
modernes ». Plus précisément, à l’instar de ce que l’on observe dans
les sociétés traditionnelles ou archaïques, des hybrides entre nature
et culture ou, selon son lexique, entre humain et non-humain
auraient toujours existé en Occident. La singularité de ce qu’il nomme
la « constitution des modernes » aurait toutefois été de distinguer
ou « purier », en théorie, ce qui demeure lié dans la pratique.
En eet, « “La” nature […] n’était justement jamais stable, mais
toujours en train de servir de pendant à l’irrémédiable éclatement du
monde social et humain3. » D’où la nécessité, à laquelle répondent
ses travaux, de repenser les « modes d’existence » et d’interaction
no 36 - 2014
Figura
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SYLVAIN DAVID
des êtres et des choses, pour en arriver à une meilleure conception
et distribution des éléments multiples et hétérogènes à peupler
l’univers, démarche qu’il nomme, à la suite d’Isabelle Stengers,
« cosmopolitique ».
Que l’on n’ait jamais été moderne où qu’on ne le soit, tout
simplement, plus, le constat nal demeure le même : la cosmologie
en place, et ses dualismes structurants, s’avère insusante pour
rendre compte de la complexité contemporaine. Comme le souligne
Latour : « La nature et la société ne sont pas deux pôles distincts, mais
une seule et même production de sociétés-natures, de collectifs4. » Le
dépassement de la distinction rigide entre nature et culture appelle
ainsi à la remise en question d’une série d’autres oppositions : entre
loi naturelle et relativisme culturel; entre sujet agissant et objet (ou
environnement) passif; entre substance (ou matière) et essence (ou
esprit); et, de manière plus générale, entre humain et le reste du
vivant. On passe ainsi d’un univers connu, ordonné, rigide, à un
monde de la multiplicité et de la reconguration, tout à en
croire Latour ou Descola — reste à faire, à repenser.
D’une n à l’autre
Pareille table rase intellectuelle ne va pas sans rappeler les
autres manifestations de l’« après » à émailler l’univers occidental
contemporain : « n de l’histoire », ou prise de distance par rapport
au mythe du progrès (soit du sujet qui transforme l’objet par sa
force productive); « n des grands récits », ou remise en question
des idéologies structurantes (et valorisation, par le fait même, de
la perspective singulière); « n du politique », ou contestation
des procédés de représentation en place (et volonté conséquente
d’inclusion sur de nouvelles bases); « n de l’homme », ou
dépassement des caractéristiques traditionnellement associées à une
telle créature (et de la somme d’idées, de valeurs et de représentations
4. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie
symétrique, Paris, La Découverte, [1991] 1997, p. 191.
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— l’humanisme — à lui être associée); et j’en passe. On a beaucoup
pensé la littérature actuelle à l’aune de ces multiples ruptures
propres à ce qu’on a pu nommer « l’ère du post » : est-il possible
et pertinent — de faire de même à partir du constat, posé par Latour
et Descola, d’une fragilisation, si ce n’est d’une décomposition, de la
cosmologie des modernes?
Aborder la question de la cosmologie par l’entremise de la
littérature a ceci de potentiellement intéressant que la culture, dans
son acception moderne, se dénit en opposition à la nature. Cette
dernière constitue en eet, selon Descola, « cette partie d’eux-mêmes
et du monde que les humains actualisent et au moyen de laquelle ils
s’objectivent5 ». Dans une telle perspective, un déplacement de la
conception de la nature — comme celui auquel convient les travaux
de Latour ou Descola, qui mettent l’accent sur l’hybridité — appelle
en principe à une modication, ou évolution, de la dénition de
la culture. En même temps, comme la nouvelle conceptualisation
de la nature cherche précisément à éviter la polarisation de celle-ci
face à une hypothétique culture, cette dernière ne se recongure pas
forcément en fonction des changements apportés dans la saisie de son
référent négatif. Débuterait plutôt, comme l’envisage Descola, « une
phase de recomposition ontologique […] dont nul ne saurait prédire
le résultat6 ». De ce fait, si l’on accepte ce postulat d’une sortie de
la cosmologie des modernes, nature et culture ne se délimitent plus
réciproquement, mais s’entrecroisent dans une dynamique des ux.
Une ultime précision s’impose par ailleurs : associer culture
et littérature, dans une perspective anthropologique, joue sur la
polysémie du premier terme, lequel renvoie autant à la civilisation
en général qu’à certaines manifestations pointues de l’imaginaire
au sein de celle-ci. De ce point de vue, penser la cosmologie au
travers de la ction implique moins de saisir les rapports entre
nature et culture en eux-mêmes que d’explorer leur représentation
5. Philippe Descola, op. cit., p. 15.
6. Ibid., p. 277.
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