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Devant la tragédie, une question : quel est le lien entre la douleur et la langue?
Comment la parole surgit-elle de l'expérience fondamentale de la souffrance?
Partant de ce que l'on pourrait désigner comme la « scène originaire du deuil »
observons l'homme primitif auprès du cadavre aimé (c'est tout l'enjeu du dernier
acte de la tragédie d'Eschyle :
Les Sept contre Thèbes
).
Observons : celui-ci est abasourdi par ce qu'il découvre douloureusement : l'aimé
n'est plus animé, son souffle s'est arrêté. L'endeuillé primitif est dominé par
l'emprise de l'ambivalence des sentiments (nous sommes encore des primitifs!)
D'un côté, effondré, il souffre de la perte de l'aimé comme de la perte d'une partie
de soi-même ; de l'autre, il hait le mort qui l'abandonne, il le craint, parce que ce
cadavre lui fait découvrir qu'il est lui-même mortel. Il le hait encore parce que,
auprès de lui, il reconnaît la part étrangère et inconnue qui habitait le mort aimé. Il
comprend dans la douleur que l'aimé était
aussi
un étranger. Il découvre en lui
l'inquiétante étrangeté qui l'habite, celle d'aimer et de haïr, le même objet, la
même personne. Je dis IL, je pourrais dire Etéocle, je pourrais dire Polynice. Avant
même que ne se lève le chant, le personnage tragique est plongé dans cette scène
originaire!
Le mort aimé est le prototype du héros : il a subi l'épreuve la plus difficile, la
traversée vers l'au-delà de la vie. Il est ainsi à la base de la formation de l'idéal :
l'idéalisation de l'âme héroïque se confondra avec les figures multiples des dieux
païens, encore « trop humains ».
Nous pouvons prolonger, développer cette scène du deuil originaire, qui est aussi
celle de la naissance de l'âme et de l'activité poétique et métaphorique de la
pensée. Nous pouvons imaginer que c'est auprès du cadavre de l'aimé que le cri, la
lamentation, le gémissement déchirant de l'endeuillé (le choeur des femmes dans
Les Sept contre Thèbes
) se sont transformés en chant. La déploration privée et
solitaire est devenue
rite
et choeur
partagé et collectif
. C'est autour du défunt aimé
par le groupe que s'est consolidé le lien social, le noyau de la future polis, la cité.
Le chant et le poème originaires surgissent entre les morts et les vivants.
Le poète, ce héros de la communauté qui chante la mémoire et le destin d'un
peuple, est souvent le seul à établir un lien, un dialogue entre ceux qui sont restés
et ceux qui sont partis. Il parle aux morts. Les morts s'adressent à lui. Dans le
temps de la détresse, le poète contemporain semble réincarner les fonctions les
plus primitives de la parole poétique.
Dans la tragédie il ne peut y avoir de mystère ni pour l'auteur ni pour le lecteur,
mais seulement pour le personnage. Et il ne faudrait pas oublier que même au
coeur d'une tourmente politique et dans la pire des tragédies historiques tout
drame est un drame
intérieur
.
Il me faut retourner aux
tréteaux
, aux
poutres
(autre nom d'un cheval), il me faut
refaire à l'envers ce chemin qui mène de la caverne à la tragédie célébrée en plein
air, qui mène du deuil au chant. Il me faut arracher le masque du visage pour
retrouver le sens du visage du masque. Il me faut retourner aux mots sonnants
dans l'enceinte de marbre, retourner à l'étude de l'intensité, de l'enjeu avant le jeu
et la mise en scène obsolètes et inconnus en l'utérus de la tragédie. Il me faut, il
nous faut.
Tout le reste est art, de la peur qu'on n'ose pas avouer.
Je le répète, un
chantier
où se perdre avec plaisir dans du plaisir...
Jacques ROMAN
La conversation née des livres de Jean-Luc Nancy et de Edmundo Gômez Mango a nourri
cette adresse.