Source : http://www.lepoint.fr/dossiers/culture/comprendre-l-economie/pourquoi-une-societe-de-
decroissance-est-elle-souhaitable-05-03-2016-2023155_3014.php
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Pourquoi une société de décroissance est-elle
souhaitable ?
Monnaies locales, jardins partagés, agriculture urbaine... Les
initiatives de relocalisation anti-croissance se multiplient, au
nom d'une abondance "frugale".
Par Serge Latouche
Publié le | Le Point.fr
© Maxppp/ EMILE LOREAUX
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La croissance, poison mortel pour l'humanité ? C'est le postulat des partisans de la décroissance,
mobilisés aujourd'hui pour instaurer une nouvelle manière de vivre, où l'économie redeviendrait locale
et potentiellement plus protectrice. Utopie ? Le mot « décroissance » est d'un usage récent dans le
débat écologique, économique et social. Il a été utilisé à partir de 2002 comme un slogan provocateur
pour dénoncer la mystification de l'idéologie du développement durable. Il désigne désormais un
projet alternatif complexe, et qui possède une incontestable portée analytique et politique.
Fantasme
La croissance est un phénomène naturel et, comme tel, indiscutable. Le cycle biologique de la
naissance, du développement, de la maturation, du déclin et de la mort du vivant et sa reproduction
sont aussi la condition de la survie de l'espèce humaine, qui doit se métaboliser avec son
environnement végétal et animal. Les hommes ont tout naturellement célébré les forces cosmiques qui
assuraient leur bien-être sous la forme symbolique de la reconnaissance de cette interdépendance et de
leur dette envers la nature à cet égard. Le problème surgit quand la distance entre le symbolique et le
réel disparaît.
Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la croissance, seul l'Occident
moderne en a fait sa religion. Le produit du capital, résultat d'une astuce ou d'une tromperie
marchande, et le plus souvent d'une exploitation de la force des travailleurs, est assimilé au regain des
plantes. L'organisme économique, c'est-à-dire l'organisation de la survie de la société, non plus en
symbiose avec la nature, mais en l'exploitant sans pitié, doit croître indéfiniment, comme doit croître
son fétiche, le capital. La reproduction du capital/économie fusionne la fécondité et le regain, le taux
d'intérêt et le taux de croissance. Cette apothéose de l'économie/capital aboutit au fantasme
d'immortalité de la société de consommation. C'est ainsi que nous vivons dans des sociétés de
croissance.
Croître pour croître
La société de croissance peut être définie comme une société dominée par une économie de croissance
et qui tend à s'y laisser absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi l'objectif primordial,
sinon le seul, de l'économie et de la vie. Il ne s'agit pas de croître pour satisfaire les besoins reconnus,
ce qui serait une bonne chose, mais de croître pour croître. La société de consommation est
l'aboutissement normal d'une société de croissance. Elle repose sur une triple illimitation : illimitation
de la production, donc du prélèvement des ressources renouvelables et non renouvelables, illimitation
dans la production des besoins, donc des produits superflus, illimitation dans la production des rejets,
donc dans l'émission des déchets et de la pollution.
Pour être soutenable et durable, toute société doit se donner des limites. Or la nôtre se glorifie de
s'affranchir de toute contrainte et a opté pour la démesure. Certes, dans la nature humaine, quelque
chose pousse l'homme à se dépasser. Cela constitue à la fois sa grandeur et une menace. Aussi, toutes
les sociétés, excepté la nôtre, ont cherché à canaliser cette aspiration et à la faire travailler au bien
commun. En fait, quand on l'investit, par exemple, dans le sport non marchandisé, cette aspiration
n'est pas nuisible. Elle devient destructrice quand on laisse libre cours à la pulsion d'avidité («
recherche du toujours plus ») dans l'accumulation de marchandises et d'argent. Il faut donc retrouver le
sens des limites pour préserver la survie de l'humanité. Le projet de la décroissance vise à sortir d'une
société phagocytée par le fétichisme de la croissance.
Devenir des athées de la religion de la croissance
La décroissance n'est donc pas l'alternative, mais une matrice d'alternatives qui rouvre l'aventure
humaine à la pluralité de destins et à l'espace de la créativité, en soulevant la chape de plomb du
totalitarisme économique. Il s'agit de sortir du paradigme de l'Homo œconomicus, source de
l'uniformisation planétaire et du suicide des cultures. En toute rigueur, il faudrait parler d'« a-
croissance » comme on parle d " a-théisme », avec ce « a » privatif grec. D'ailleurs, il s'agit bien pour
nous de devenir des athées de la religion de la croissance… Il s'ensuit que la société d'a-croissance ne
s'établira pas de la même façon en Europe, en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine. Il
importe de favoriser ou de retrouver la diversité et le pluralisme.
On ne peut donc pas proposer un modèle clés en main d'une société de décroissance, mais seulement
l'esquisse des fondamentaux de toute société non productiviste soutenable : l'utopie concrète d'une
société autonome sereine et conviviale de prospérité sans croissance. Un tel horizon de sens
présuppose une rupture révolutionnaire. Toutefois, les programmes de transition seront nécessairement
réformateurs. En conséquence, beaucoup de propositions « alternatives », comme les villes en
transition, les Amap (associations pour le maintien d'une agriculture paysanne), les monnaies locales,
les systèmes d'échanges locaux, les jardins partagés, l'agriculture urbaine, etc., qui ne se revendiquent
pas explicitement de la décroissance peuvent y trouver leur place. La décroissance offre ainsi un cadre
général qui donne sens à de nombreuses initiatives sectorielles ou résistances locales favorisant des
compromis stratégiques et des alliances tactiques.
Démarchandisation
Sortir de l'imaginaire économique implique cependant des ruptures bien concrètes. Il s'agira de fixer
des règles qui encadrent et limitent le déchaînement de l'avidité des agents (recherche du profit, du
toujours plus). Il ne suffit pas, en effet, de penser globalement et d'agir localement, il faut aussi
mondialiser la protection du local et favoriser sa résilience. Cette relocalisation passe par un
démantèlement ou une transformation radicale des institutions de l'omnimarchandisation du monde :
Organisation mondiale du commerce (OMC), Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale.
Pour réinventer la bonne vie, il faut impérativement démondialiser et mettre un terme à ce jeu de
massacre à échelle mondiale du libre-échange et de la concurrence au moins-disant économique,
social et culturel, autrement dit, instaurer un protectionnisme raisonnable. Déjà, la «
démarchandisation » de ces trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie et leur
retrait du marché mondialisé marqueraient le point de départ d'un réencastrement de l'économique
dans le social, en même temps qu'une lutte contre l'esprit du capitalisme et un premier pas vers une
société d'« abondance frugale ». Ce projet peut sembler chimérique aujourd'hui, il est pourtant d'un
extrême réalisme si l'on veut éviter l'effondrement de la civilisation humaine demain.
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