réel disparaît.
Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la croissance, seul l'Occident
moderne en a fait sa religion. Le produit du capital, résultat d'une astuce ou d'une tromperie
marchande, et le plus souvent d'une exploitation de la force des travailleurs, est assimilé au regain des
plantes. L'organisme économique, c'est-à-dire l'organisation de la survie de la société, non plus en
symbiose avec la nature, mais en l'exploitant sans pitié, doit croître indéfiniment, comme doit croître
son fétiche, le capital. La reproduction du capital/économie fusionne la fécondité et le regain, le taux
d'intérêt et le taux de croissance. Cette apothéose de l'économie/capital aboutit au fantasme
d'immortalité de la société de consommation. C'est ainsi que nous vivons dans des sociétés de
croissance.
Croître pour croître
La société de croissance peut être définie comme une société dominée par une économie de croissance
et qui tend à s'y laisser absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi l'objectif primordial,
sinon le seul, de l'économie et de la vie. Il ne s'agit pas de croître pour satisfaire les besoins reconnus,
ce qui serait une bonne chose, mais de croître pour croître. La société de consommation est
l'aboutissement normal d'une société de croissance. Elle repose sur une triple illimitation : illimitation
de la production, donc du prélèvement des ressources renouvelables et non renouvelables, illimitation
dans la production des besoins, donc des produits superflus, illimitation dans la production des rejets,
donc dans l'émission des déchets et de la pollution.
Pour être soutenable et durable, toute société doit se donner des limites. Or la nôtre se glorifie de
s'affranchir de toute contrainte et a opté pour la démesure. Certes, dans la nature humaine, quelque
chose pousse l'homme à se dépasser. Cela constitue à la fois sa grandeur et une menace. Aussi, toutes
les sociétés, excepté la nôtre, ont cherché à canaliser cette aspiration et à la faire travailler au bien
commun. En fait, quand on l'investit, par exemple, dans le sport non marchandisé, cette aspiration
n'est pas nuisible. Elle devient destructrice quand on laisse libre cours à la pulsion d'avidité («
recherche du toujours plus ») dans l'accumulation de marchandises et d'argent. Il faut donc retrouver le
sens des limites pour préserver la survie de l'humanité. Le projet de la décroissance vise à sortir d'une
société phagocytée par le fétichisme de la croissance.
Devenir des athées de la religion de la croissance
La décroissance n'est donc pas l'alternative, mais une matrice d'alternatives qui rouvre l'aventure
humaine à la pluralité de destins et à l'espace de la créativité, en soulevant la chape de plomb du
totalitarisme économique. Il s'agit de sortir du paradigme de l'Homo œconomicus, source de
l'uniformisation planétaire et du suicide des cultures. En toute rigueur, il faudrait parler d'« a-
croissance » comme on parle d " a-théisme », avec ce « a » privatif grec. D'ailleurs, il s'agit bien pour
nous de devenir des athées de la religion de la croissance… Il s'ensuit que la société d'a-croissance ne
s'établira pas de la même façon en Europe, en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine. Il
importe de favoriser ou de retrouver la diversité et le pluralisme.
On ne peut donc pas proposer un modèle clés en main d'une société de décroissance, mais seulement
l'esquisse des fondamentaux de toute société non productiviste soutenable : l'utopie concrète d'une
société autonome sereine et conviviale de prospérité sans croissance. Un tel horizon de sens
présuppose une rupture révolutionnaire. Toutefois, les programmes de transition seront nécessairement