708 - Gestion et Finances Publiques

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Philippe MARCHAT
Inspecteur général des finances (H.)
et ancien chef
de la Mission interministérielle euro
Réflexions sur « le réveil » de la Chine (1)
Un fait est aujourd’hui patent : la prévision d’Alain Peyrefitte est devenue
réalité. La Chine s’est réveillée. Chaque jour nous en apporte une preuve
qui ne pourra que s’amplifier, en raison de la place que prend, à l’heure
de la mondialisation, ce continent de quelque 1 380 millions d’habitants
aux races diverses, répartis sur 9 697 000 kilomètres carrés, en partie inhospitaliers, tandis qu’aux Etats-Unis 280 millions d’âmes vivent sur un territoire
comparable de 9 631 000 kilomètres carrés. Ce réveil pose un sérieux défi,
aussi bien politique qu’économique, à notre pays et aux USA, comme à
l’Union Européenne...
Il met un terme, après qu’une vingtaine de brillantes dynasties aient depuis
l’âge de bronze régné sur l’Empire du Milieu, à un repli de plus d’un siècle
qui a duré de 1842 à 1978. Une conséquence, autant de guerres perdues
contre l’Angleterre et la Russie, et d’une occupation japonaise, que de
luttes fratricides sanglantes entre nationalistes et communistes. Leur succéda Mao Tse Tung, qui, de la création en octobre 1949 de la République
Populaire de Chine à sa mort en septembre 1976, mena une politique qui
le conduisit, d’abord sous l’influence « grand frère soviétique », à lancer
d’abord un utopique « grand bond en avant », puis une désastreuse « révolution culturelle », avec pour seul effet de contribuer à l’émergence d’une
unité nationale. Il faut attendre 1978 pour qu’un virage historique soit pris,
lorsque Deng Ziao Ping ouvre son pays sur l’extérieur, abolit la planification
de type stalinien et rend aux paysans le droit de cultiver la terre, qui reste
cependant propriété de l’Etat. Diverses réformes sont alors entreprises, de
grands travaux, parfois pharaoniques lancés, dont le barrage des TroisGorges, sous les présidences successives de Jiang Zemin, apôtre de l’économie socialiste de marché, et de son premier ministre Zhu Rongi, puis en
2003, de Hu Jintao, conjointement secrétaire général du comité central
du Parti communiste et président de la commission militaire centrale, et
de son Premier ministre Wen Jiabao. La Chine connaît alors une mutation
profonde de son économie, des esprits et des mentalités, à laquelle
concourent la mondialisation, une adhésion en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et la prochaine tenue en 2008 des jeux Olympiques à Pékin et en 2010 de l’Exposition universelle à Shanghai. Autant
de faits qui incitent à quelques réflexions...
DES RÉSULTATS IMPRESSIONNANTS
DUS A UNE CROISSANCE EXCEPTIONNELLE
Nombreuses sont les métamorphoses qui frappent le visiteur de retour en
Chine, où que son avion se pose, en pénétrant dans des aérogares ultra
modernes, dont le gigantisme, par exemple à Shanghai, n’empêche pas
d’énormes travaux d’extension. C’est qu’il débarque dans un pays-continent, où vit la plus importante population qui s’éveille au monde extérieur,
avec ses 750 millions d’actifs, 64 % de ruraux, 36 % de citadins chaque jour
plus nombreux, une population dynamique, bien que vieillissante elle aussi,
comme celle de la « vieille Europe », car ne comptant que 20 % de moins
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de quinze ans. C’est là le résultat de la « politique de l’enfant unique »,
imposée pendant des années par Mao Tse Toung et qui, le souhait des
familles étant d’avoir leur descendance assurée par un mâle, a pour effet
prévisible, dans vingt ans, une insuffisance de femmes dans une proportion
de 120 garçons pour 100 filles.
Par sa croissance entre 2000 et 2005 (de 1 200 à 1 800 Mdsc), le PIB de la
Chine a dépassé le nôtre, qui n’est dans le même temps passé que de
1 450 à 1 650 Mdsc. Par habitant, ce PIB, encore très inférieur au nôtre, a
fortement augmenté de 250 $ en 1980 à 1 750 $. Il faut y voir le résultat
d’une croissance exceptionnelle qui, en dépit de fortes disparités entre
l’Est en pleine expansion et les autres régions de la Chine, est en moyenne
d’au moins 10 % par an depuis plusieurs années. Malgré les imprécisions
qui s’attachent aux statistiques dans un pays de cette taille, ce taux de
croissance – plus du double de celui des pays « développés » – rappelle
celui des « dragons » asiatiques qui avaient, en leur temps, défrayé la
chronique. L’on peut y voir davantage le signe d’une révolution que d’une
évolution, et la répétition, à une autre échelle qui en fait la spécificité, de
la mue qu’avaient connue avant les deux îles chinoises que sont Taïwan
et Hong Kong, ainsi que Singapour, et la Corée du Sud.
Compte tenu de sa population, intelligente, laborieuse et depuis toujours
apte au commerce, des énormes ressources – en pétrole et surtout en
charbon – que son immense territoire renferme, et de son histoire, l’éveil
récent de cet Etat qui n’est plus un pays émergent n’a rien de surprenant.
Car, avant même qu’un Marco Polo l’ait, au XIIIe siècle, découvert et fait
connaître par son Livre des merveilles du monde, l’Empire du Milieu, point
de départ de la fameuse Route de la soie, a de tout temps été l’une des
grandes puissances dont, selon des études récentes, le PIB représentait en
1820 33 % du PIB mondial, pour tomber à 17 % un demi-siècle plus tard, et
à 5 % seulement de 1950 à 1973. Il est, depuis, remonté à 16 % en 2005, et
devrait dépasser les 20 % en 2020. Cela résulte d’une prise de conscience
de ses responsables actuels, bien plus jeunes que leurs prédécesseurs, qui
ont su ces dernières années tirer leur pays d’une léthargie temporaire et
restaurer un prestige qu’avait terni un siècle et demi de frustrations et de
repli sur soi, n’hésitant pas à abandonner l’idéologie et les méthodes
maoïstes pour s’engager résolument, sans trop d’états d’âme, dans la voie
nouvelle qu’ont ouverte le libéralisme et la mondialisation. Avec, à l’intention de leurs concitoyens, la reprise du fameux slogan « Enrichissez-vous »
de Guizot, mais assorti de chacun dans la limite de ses moyens, pour tenir
compte des disparités existantes entre les niveaux de vie, que la mise en
application de cette recommandation ne manque pourtant pas d’augmenter. Il marque l’ampleur de la conversion des esprits, que retrace en
d’autres termes le jugement recueilli d’un maître de recherche, professeur
dans une grande université chinoise qui, après sept ans passés chez
nous, estimait que « la France est socialiste et la Chine capitaliste ».
(1) Cet article est déjà paru dans la Revue du Marché commun et de l’Union
européenne, nº 505, février 2007.
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Avec, toutefois, un bémol tenant à ce que, dans cette Chine éternelle où
prévaut toujours une aspiration de profonde harmonie toute confucéenne, les réformes sont conduites sous l’œil vigilant et sous le contrôle
omniprésent d’un parti fort qui n’a plus de communiste que le nom. Mais
qui, en digne successeur des anciens empereurs auxquels a succédé la
République en 1911, reste le garant du maintien d’un ordre indispensable
pour assurer le calme d’un pays aussi étendu et si diversement peuplé qui
se voit appliquer un régime nouveau, à l’opposé du précédent, dont les
effets sont loin d’être bénéfiques pour tous...
Orientées vers l’avenir, ces réformes ont pour objectifs ambitieux, grâce à
une croissance soutenue, de moderniser le pays, d’accroître le niveau de
vie général, de rattraper un retard consécutif à la longue période de repli,
de rendre sur le plan international à la Chine sa place de grande puissance et de ravir dès que possible aux Etats-Unis leur place de leader
économique. A cette fin, continuent d’être utilisés, mais en les ayant assouplis et allégés, certains des outils précédemment utilisés. Ainsi en est-il des
plans quinquennaux, dont le 11e, qui couvre la période 2006-2010. Fort des
résultats obtenus à ce jour, il prévoit notamment de porter, en 2020, les
capacités de production d’acier de 270 à 400 millions de tonnes (trois fois
celle de l’Allemagne), d’électricité de 441 à 900 gigawatts (quatre fois et
demie celle de la France), à tripler la production d’éthylène en quatre
ans et à doubler en trois ans celle, encore faible, des voitures à la fabrication desquelles contribuent quelques 500 entreprises. Le développement de l’économie implique aussi l’extension rapide d’un réseau d’infrastructures adapté à l’immensité du territoire, qui classe déjà la Chine au
troisième rang mondial, derrière les Etats-Unis et l’Inde. Avec un réseau
autoroutier de 1,9 million de kilomètres, la Chine se situe à égalité avec le
Brésil et les Etats-Unis, et après eux (195 000 km) et la Russie (87 000 km)
pour ses 74 400 kilomètres de voies ferrées, dont 18 600 électrifiées. Elle a
parallèlement très rapidement développé son réseau de télécommunications, ses 383 millions de téléphones fixes et 384 millions de mobiles la
plaçant déjà au premier rang, devant les Etats-Unis, tandis que grâce à
ses 103 millions d’internautes, elle occupe la deuxième place mondiale,
devant le Japon, mais loin derrière les USA. Cette croissance pose des
problèmes aux autorités, car si leur contrôle de l’information reste toujours
possible sur les sites Internet, devient malaisé sur la télévision reçue par
paraboles et sur le milliard quotidien d’échanges par SMS.
Le palmarès ne s’arrête pas là. La Chine occupe, par ailleurs, la première
place pour les jouets, dont ses 20 000 entreprises fabriquent 70 % de la
production mondiale, les chaussures (50 % avec 7 milliards de paires), les
appareils ménagers (plus de 33 %) et les téléviseurs couleur (25 % avec
74 millions d’unités en 2004). Elle est, devant le Japon et Taïwan, au troisième rang pour l’informatique et au second pour les PC. Elle a, dans ce
secteur, conquis des parts de marché aux autres producteurs asiatiques,
comme le révèle l’évolution des achats de la France qui, en 2004, proviennent pour 16 % de la Chine et à peine 8 % des autres pays asiatiques,
alors que ces pourcentages étaient totalement inversés dix ans plus tôt.
La Chine est maintenant
la troisième puissance commerciale du monde, derrière les Etats-Unis et l’Allemagne comme exportatrice de biens, après avoir
dépassé le Japon en 2004, avec 6,5 % du total mondial, et plus de 12 %
pour les ventes de produits manufacturés. Elle y est en position dominante
dans de nombreux secteurs, comme les vêtements (33 % en 2004), les
équipements télécoms, l’informatique (27 %), et les composants électroniques (plus de 10 %). Parallèlement, la forte progression de ses importations de biens lui a permis de se hisser en 2004 également à la troisième
place, avec 561 Mds$ représentant 5,9 % du total des achats mondiaux.
Elle se situe enfin, avec la zone douanière de Hong Kong, au quatrième
rang mondial pour les exportations de services avec 62 Mds$, et au cinquième avec 72 Mds, soit 3,4 % des achats mondiaux de services. Elle
occupe, après les Etats-Unis et l’Angleterre, le troisième rang pour recevoir
des investissements de l’étrangers (IDE), bénéficiant d’entrées de fonds
annuelles supérieures depuis trois ans à 50 Mds$, soit 9,4 % des flux
mondiaux.
RAISONS, FORCES ET FAIBLESSES
D’UNE TELLE CROISSANCE...
Les raisons principales d’une croissance tenant du « miracle ». – Cette
croissance résulte d’une politique pragmatique et volontariste qui, tirant
parti de la mondialisation, vise à rattraper le temps perdu en favorisant,
après l’ère maoïste, l’initiative individuelle et en cherchant à acquérir aussi
rapidement que possible le meilleur de la technologie moderne au moyen
de transferts de technologie qui sont une spécificité chinoise. Trois objectifs
sont simultanément poursuivis à cette fin : une ouverture sur l’extérieur, une
urbanisation active, afin d’absorber un exode rural important, et un passage à l’économie de marché. Les réformes qui en découlent touchent
à la fois les institutions, les divers secteurs de l’économie et les hommes. En
rupture avec le passé, elles sont mises en œuvre par un pouvoir et un parti
forts et omniprésents, afin que le pays retrouve puissance et dignité lui
permettant de traiter d’égal à égal avec l’étranger et de tenir le premier
rang sur la scène internationale.
. L’ouverture sur l’extérieur a connu plusieurs étapes, depuis qu’à la fin
de la Seconde Guerre mondiale, la puissance militaire et le rôle joué par
la Chine dans la défaite japonaise lui ont permis d’obtenir un siège permanent au conseil de sécurité de la nouvelle Organisation des Nations
Unies (ONU). Cette reconnaissance internationale s’est vue complétée par
son admission en 2001, après de laborieuses négociations, à l’Organisation
mondiale du commerce (OMC). Puis deux pas nouveaux ont été franchis,
lorsque la Chine a obtenu d’accueillir les jeux Olympiques en 2008, et
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deux ans plus tard, l’Exposition universelle à Shanghai. A ces deux manifestations symboliques aux immenses retombées médiatiques, la Chine
attache une grande importance. Elle s’y prépare très activement, aussi
bien dans sa capitale qu’à Shanghai et Qingdao, le site retenu pour les
épreuves nautiques des JO, où se poursuit aussi l’entraînement, avec une
assistance technique française, de l’équipage du premier navire chinois
engagé dans l’America’s Cup.
Cette ouverture déborde le politique, pour s’étendre à l’économie au sens
le plus large du terme, du seul fait que la Chine joue désormais un rôle de
premier plan et incontournable, sur les marchés mondiaux, aussi bien commerciaux en raison du volume de ses approvisionnements en énergie et
en matières premières, que financiers, car ses excédents monétaires
contribuent à combler l’important déficit des Etats-Unis. Les énormes possibilités qu’offre son marché intérieur en voie d’ouverture attirent industriels
et commerçants du monde entier, qui, en dépit des difficultés inhérentes
à l’éloignement et à la langue, davantage ressenties par les PME que par
les grands groupes, incite de nombreuses entreprises à y commercer et à
s’y installer. A cette appétence répond le souci, convergent, des autorités
d’accueillir les firmes étrangères, avec une très nette préférence pour
celles d’entre elles disposant d’une technologie avancée et surtout de
capacités de recherches importantes, afin de pouvoir bénéficier de transferts de technologie qui conditionnent le plus souvent leur installation. Les
financements qui les accompagnent viennent en grande partie de
l’étranger, notamment de la riche diaspora des Chinois d’outre-mer – les
huaqiaos – installés dans d’autres pays asiatiques, dont l’île convoitée de
Taïwan, ainsi qu’aux Etats-Unis et au Canada.
Les investissements directs étrangers (IDE) et les centres de recherches qui
les accompagnent dans la haute technologie jouent un rôle essentiel pour
la modernisation et le développement des secteurs économique, financier
et commercial qu’ils contribuent à profondément transformer. Les entreprises à capital étranger, qui en 2005 représentaient 31 % de l’industrie et
59 % du commerce, ont alors perçu 35 Mds$ de royalties et 25 Mds de
dividendes, tandis que leurs exportations, en hausse régulière, avoisinaient
les 35 % du PIB chinois. Ces IDE d’environ 60 Mds$ par an jouent un rôle
d’autant plus essentiel qu’ils croissent régulièrement, et permettent
nombre d’implantations étrangères sous différentes formes : joint-ventures
avec des nationaux, encore parfois imposées dans des secteurs sensibles,
diverses formes de partenariats (comme, dans le nucléaire avec EDF et
AREVA pour la construction des centrales de Daya Bay et Lingao, ou dans
l’aéronautique avec Boeing, Eurocopter et demain Airbus), mais aussi,
maintenant, entreprises à capital majoritairement étranger. Ils sont à l’origine d’une spécialisation industrielle à haute valeur ajoutée et assurent en
même temps une valorisation commerciale sur les marchés internationaux.
Cette présence étrangère est particulièrement nette dans les secteurs de
l’électronique et des télécoms (plus de 80 % du marché), du plastique
(plus de 70 %), des équipements électriques (60 %), des produits en cuir
(55 %), en métal (45 %), ou encore des machines, équipements de transports et textiles (de 30 à 35 %). Ces firmes dominent, en outre, le commerce
extérieur, où la part des entreprises publiques a régressé de 51 % en 1998
à 30 % en 2005. De tels apports massifs de fonds en devises ont permis à
la Chine de constituer des réserves de change qui augmentent. Evaluées
à 769 Mds$ en 2005, elles s’ajoutant aux 841 Mds du Japon, et font que
l’Asie détient désormais plus de 60 % des réserves mondiales. Elles sont en
majeure partie placées en bons du Trésor américains, et couvrent le déficit
de la balance des comptes des Etats-Unis.
Plus récemment, pour répondre aux besoins croissants d’un approvisionnement en énergie fossile (pétrole et gaz) et en matières premières indispensables à la croissance, cette ouverture sur l’étranger a pris une forme
nouvelle et inédite aux conséquences internationales importantes. Il s’agit
pour la Chine d’établir des relations privilégiées et stables, commerciales
mais aussi politiques avec les Etats fournisseurs, destinées à éviter tout
risque de rupture dans ses importations considérées comme vitales. C’est
la raison pour laquelle s’est tenu, en novembre 2006 à Pékin, un important
colloque réunissant un grand nombre d’Etats africains avec lesquels des
relations de ce type sont déjà établies ou en voie de l’être. Ces liens
politiques et commerciaux s’accompagnent, selon les cas, de conventions d’assistance technique, d’octrois de crédits destinés à financer des
projets industriels et des infrastructures, ou à privilégier l’exportation de
produits « made in China » afin d’annuler ou réduire le déséquilibre des
échanges commerciaux. Une telle volonté donne parfois lieu à des pratiques susceptibles, si elles prenaient de l’ampleur, de créer des problèmes.
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Il peut s’agir – c’est déjà le cas en Algérie, et aussi à titre exceptionnel en
France où cela peut apparaître comme une extension hors de l’Union
européenne de la venue du fameux « plombier polonais » –, à l’issue
d’appels d’offres internationaux, de l’expatriation pour une certaine durée
d’ouvriers chinois pour la réalisation d’ouvrages importants. Il peut s’agir
aussi d’opérations purement commerciales consistant à exporter, par
l’intermédiaire d’antennes africaines qui s’installent à proximité de lieux
de production chinois, d’articles de grande consommation jusqu’alors
fabriqués en Afrique, qui y sont vendus à des prix inférieurs, avec les conséquences qui en résultent pour l’emploi local.
. L’urbanisation, second facteur de la croissance, répond à l’important
exode rural, parfois estimé à 200 millions de personnes, qui constitue une
« population tournante » (hukou). Celui-ci a plusieurs causes. D’abord une
amélioration notable des rendements de l’agriculture, qui n’empêchera
cependant pas la Chine d’importer pour nourrir une population dont le
nombre et les besoins vont continuer de croître. En second lieu, une utilisation croissante de terres agricoles pour répondre aux besoins d’une
urbanisation galopante, qui conduit les agriculteurs qui, privés de leur
moyen de vivre, se voient contraints d’en chercher un autre. Et aussi
l’attrait souvent illusoire d’une vie meilleure dans la ville, pour des ruraux
aux ressources encore faibles. Les statistiques, à prendre avec prudence
en raison des difficultés qu’il y a à les établir dans un Etat comme la Chine,
évaluent à 757 millions la population rurale, répartie en quelque 172 millions
de ménages disposant en moyenne de 323 c par tête, dont une partie a
déjà été attirée par les villes champignons qui s’édifient à un rythme accéléré, surtout, mais non seulement, dans les régions côtières de l’Est.
72 d’entre elles dépassent le million d’habitants et Pékin en compterait
17 millions.
Shanghai, sa rivale de toujours, que la création de concessions européennes
avait contribué dès le milieu du XIXe siècle à développer autour du fameux
Bund heureusement conservé, s’enorgueillit de compter quelque 19 millions
d’âmes et 5 000 tours. Elle aménage déjà pour l’Exposition universelle de
2010 la vaste zone de Pudong que domine de ses 468 mètres la tour de la
Perle orientale et agrandit le plus grand de ses deux aéroports que relie à
son centre, à une vitesse de 430 kilomètres à l’heure, le seul train à sustentation magnétique construit par Siemens en service dans le monde, le
Maglev, qui aurait coûté un milliard d’euros. L’incroyable extension de
cette mégapole réputée, non sans raison, pour être le fleuron des villes
chinoises, est l’œuvre d’une municipalité entreprenante qui, depuis des
années, a fait appel à des urbanistes, architectes, ingénieurs, ou simples
« sages », comme des banquiers et des chefs d’entreprises de renom, de
nationalités diverses dont la nôtre. Ainsi conseillés, les édiles municipaux,
également aidés par le pouvoir central, ont été à même de développer
leur ville et de la doter d’une belle architecture, moderne et diversifiée,
avec, entre les immeubles, des espaces verts et arborés, et des infrastructures dont les dimensions et les superpositions n’empêchent pas des encombrements, que devrait réduire, comme à Pékin, le prolongement de lignes
du métro que rend nécessaire la croissance prévue du trafic.
Cette urbanisation, à un rythme qui ne manque d’étonner, s’accompagne d’une adaptation à leur nouvelle vie des populations qui transparaît, davantage qu’à la campagne, dans leur habillement et leurs comportements. Comme à Singapour ou à Hong Kong en leur temps, l’on se
sent au cœur de ces nouvelles villes, bien tenues et propres, entouré
d’hommes et de femmes vêtus, non plus de l’uniforme Mao, mais à l’occidentale, plutôt aux Etats-Unis ou au Canada qu’en Chine. Y ont en effet
disparu les traditionnels échafaudages de bambous qui s’élevaient à des
hauteurs vertigineuses pour faire place à de classiques structures métalliques dotées d’ascenseurs, de même que les centaines ou milliers de bicyclettes d’hier cèdent rapidement la place à des motos, scooters, et de
plus en plus des voitures, souvent de fortes cylindrées. Les Mac Do sont là,
les publicités urbaines ne le cèdent en rien aux nôtres, non plus que les
téléphones portables et baladeurs qui sont devenus les accessoires obligatoires, autant des cadres en chemise blanche et cravate, avec ou sans
veston, que des jeunes en jeans unisexes et des écoliers, souvent en uniforme. Parmi eux, nombreuses sont les balayeuses, aussi en uniforme, qui
entretiennent une propreté inconnue hier en Chine, mais qui y est devenue
de rigueur. Comme l’interdiction, durement sanctionnée, de cracher,
cette modification des comportements s’apparente à une petite révolution due à une instruction civique que dispensent les autorités par voie
multimodale jusque dans les transports urbains.
varia
. Le passage à une économie de marché constitue, enfin, le troisième,
et non le moindre élément de la trilogie qui est à l’origine du miracle
chinois, ou de ce que d’aucuns préfèrent qualifier de vertige, en raison
de l’ampleur et de la profondeur de la mutation en cours. Car, à l’ère de
la mondialisation, comme les anciens membres de l’ex-URSS et avec pratiquement les mêmes conséquences, la Chine a dû passer en quelques
années d’une économie maoïste, inspirée du modèle soviétique, à une
économie de marché. Ce qui l’a contrainte à libéraliser l’économie en
procédant à une décollectivatisation de l’agriculture, à une déréglementation des prix, à la fermeture ou à la privatisation selon les cas des industries d’Etat et à développer de nouvelles industries sur la base de leur
rentabilité. Mais sans réformer pour autant le système politique, ni réduire
le rôle et les pouvoirs du Parti. Plus que jamais, surtout après la dure répression de la place Tien’anmen en 1989, celui-ci reste le gardien indispensable de l’ordre et le seul instrument susceptible d’éviter tout retour d’une
anarchie dont l’Empire a subi maintes fois les effets dans son histoire. Ce
pilier du pouvoir, qui compte parmi ses 70 millions de membres un pourcentage croissant de représentants du monde économique, est en
charge, non plus d’une protection sociale dont l’Etat s’est déchargé, mais
du développement du pays, dont il tire désormais sa légitimité. C’est là
une lourde tâche, en raison de la multiplicité des problèmes et des tensions
que soulèvent quotidiennement les réformes, prévues ou en cours, dont
la délicate mise en œuvre ne peut qu’être progressive. Il en est, entre
autres, de celles visant à confier le financement du développement, non
plus au budget, mais au système bancaire, lui-même à réformer du fait
de sa situation délicate déjà relatée, à limiter la planification aux seuls
secteurs prioritaires que sont la réalisation des grandes infrastructures et
l’approvisionnement du pays en ressources énergétiques et en matières
premières, ou encore à gérer l’ouverture du marché pétrolier chinois le
1er janvier 2007.
L’introduction du libéralisme est due aux réformes de Deng Xiaoping, qui
ont substitué à la politique jusqu’alors suivie une économie socialiste de
marché. Pour y parvenir, chaque Chinois s’est vu recommander de s’enrichir selon ses moyens. Mais, et cela n’est pas propre à la Chine, une telle
mutation, qui a certes engendré une croissance générale, ne s’est faite
qu’au prix de grandes souffrances pour ceux qui, n’ayant pu en profiter
pleinement, en sont devenus les victimes. Ainsi, l’agriculture a connu, à
partir de 1978, une décollectivatisation qui a permis une notable augmentation de la productivité et des rendements, facilitée par la permission
accordée aux paysans de cultiver pour eux les terres sur lesquelles ils sont,
mais qui restent propriété d’Etat. Cette réforme a toutefois provoqué une
réduction (de 80 à 60 %) de la population rurale, la disparition, due à la
suppression des communes rurales, des services sociaux et de santé dans
les campagnes, et surtout l’apparition d’un chômage qui a accéléré
l’exode rural. Celui-ci contribue à la croissance, en alimentant un emploi
urbain qui se développe davantage aujourd’hui dans le bâtiment et les
travaux publics que dans l’industrie et les services. Au total, les difficultés
de reconversion des ruraux venus à la ville, comme des salariés licenciés
par les entreprises d’Etat non rentables, et l’apparition d’une nouvelle
génération de parvenus dont la richesse provient d’une corruption estimée
à quelque 20 Mds$ annuels expliquent que l’économie de marché puisse,
outre la croissance qu’elle crée, provoquer aussi à tout moment de violentes réactions populaires.
Outre l’abrogation de fait, mais non explicite, d’anciennes contraintes
maoïstes – comme l’enfant unique, ou l’interdiction de se déplacer sans
autorisation – nombre de réformes visent à rendre les lois et règlements
intérieurs conformes aux exigences de l’OMC. La modernisation de l’économie moderne exige en effet l’établissement et surtout le respect – dans
un pays où les lois sont en général bien faites, mais pas toujours scrupuleusement respectées – d’un droit des affaires comprenant un ensemble
juridictionnel, comptable, fiscal, immobilier, cadastral et judiciaire, complété de tribunaux, cabinets d’avocats, d’audit ou d’assurances répondant aux standards internationaux. C’est-à-dire un ensemble seul à même
de donner aux entreprises chinoises et surtout étrangères qui sont le moteur
de la croissance toutes les garanties dont elles ont besoin. Il s’agit d’un
très vaste chantier, dont l’achèvement exigera du temps et des réformes,
par exemple dans le domaine, si décrié à juste titre, de la propriété intellectuelle que bafouent des contrefacteurs insuffisamment sanctionnés. Il
est à espérer que la lutte récemment engagée s’intensifiera, et que la
multiplication de fabrications locales contraindra les industriels à se protéger davantage contre les contrefaçons.
Enfin, le système bancaire et financier, autre élément essentiel de la mutation en cours, mérite d’autant plus d’être assaini et modernisé que sa
situation actuelle est paradoxale et préoccupante. L’importance des
créances douteuses que portent les bilans de nombreuses banques
devrait les conduire à être mises en faillite, mais elles ne le sont pas, car
elles disposent dans le même temps de surliquidités qui les en dispensent.
Cette anomalie tient à ce que la plupart des Chinois, hormis les fonctionnaires, ne bénéficiant d’aucun système de retraite ou de protection
sociale, soucieux d’assurer leurs vieux jours dont la durée augmente, se
constituent une épargne, dont le total exceptionnellement élevé atteint
les 40, voire 50 % du PIB. Ces chiffres, bien qu’assez imprécis, sont très
supérieurs au taux d’épargne français, lui-même important, de 17 %. Le
maintien pour les Chinois d’un contrôle des changes, assoupli pour les
étrangers, les conduit à faire dans les banques des dépôts dont les montants excèdent leurs besoins de prêts, ce qui crée pour ces dernières un
délicat problème d’emploi.
Cette situation comme les engagements de la Chine envers l’OMC ont
entraîné un début de réforme du système bancaire qui prend plusieurs
formes. Sa restructuration en cours s’est déjà traduite par la séparation
récente des quatre autres grandes banques publiques de la Bank of
People of China (BPoC), qui peut être le prélude à la création d’un marché
monétaire pratiquement inexistant. Parallèlement, l’engagement pris à
l’OMC d’accorder, dans les cinq ans, une égalité de traitement aux banques étrangères, a déjà permis, fin 2005, et ce n’est qu’un début, l’implantation, dans vingt-cinq villes chinoises désignées par le Gouvernement, de
238 succursales par soixante-dix établissements de crédit de vingt pays
étrangers. Mais leur présence est encore faible, leurs actifs de 105 Mds$
représentant à peine 1,9 % du total, leurs prêts en yuans à des Chinois
1,55 %, et ceux en devises à des entreprises étrangères 20 %. La porte,
entrouverte, s’ouvrant davantage, l’achat de banques chinoises fait
l’objet de la part des acheteurs étrangers d’une vive concurrence dont
a récemment pâti la Société générale.
Les deux bourses chinoises de Hong Kong et Singapour participent de leur
côté activement à cette modernisation du système bancaire, profitant
sans doute des contraintes qu’impose aux entreprises la loi américaine
Sarbanes Oxley, prise à la suite de l’affaire Enron, pour renforcer la véracité
des bilans et éviter le renouvellement de fraudes. Selon le Thomson Financial, la Bourse de Hong Kong a, depuis le début 2006, avec sa cinquantaine de milliards de dollars, attiré plus de sociétés que celles de Londres
(40 Mds) et de New York (30 Mds). De fait, le géant chinois ICBC (Industrial
and Commercial Bank of China) a battu un double record mondial, en
levant en octobre 2006 sur les deux bourses de Hong Kong et Shanghai
21,9 Mds$, dans ce qui est la plus grosse privatisation par émission
d’actions, et en obtenant, avec plus de 500 Mds$, la plus forte demande
de titres jamais enregistrée sur une opération. Cette augmentation de
capital majeure, qui montre la puissance du marché financier chinois, a
non seulement dépassé celles de deux autres établissements chinois, la
Bank of China et la CCB, qui avaient recueilli respectivement peu avant
13,7 et 8 Mds$, mais aussi l’opérateur de téléphone mobile NTT DoCoMo.,
qui avait levé 18,2 Mds$, à Tokyo cette fois. L’ICBC est, il est vrai, la première
banque chinoise, dont les 19 000 succursales et les 360 000 salariés servent
153 millions de clients particuliers et 2 500 entreprises, et distribuent plus de
15 % des prêts accordés dans l’ensemble de l’Empire du Milieu. Comme
bien d’autres, elle avait été renflouée en 2005 par l’Etat qui avait à la fois
injecté 15 Mds$, transféré à des structures de défaisance une partie de
ses créances douteuses, et donné son aval en janvier 2006 à une prise de
10 % de son capital par l’allemand Allianz et les américains Goldman Sachs
et American Express. Ces différentes opérations montrent l’engouement
qu’exerce sur le monde la croissance de la Chine, et la puissance financière qu’elle a rapidement acquise.
QUELQUES-UNS DES PROBLÈMES
QUE POSE UNE TELLE CROISSANCE
Les prévisions du plan visant à produire, entre autres, plus d’électricité et
d’acier, impliquent une exploitation accrue des réserves chinoises de
charbon qui sont les plus importantes du monde. Cet objectif soulève à
lui seul nombre de questions. Les premières touchent à l’insécurité d’exploitation des mines, tant publiques que privées, exploitées en toute illégalité,
qui est à l’origine d’accidents dont le bilan officiel s’élève en 2005 à
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varia
6 000 morts au moins. La publicité que leur donne les nouveaux moyens
de communication oblige désormais – ce qui est nouveau – les autorités,
au nom de « l’harmonie sociale » qu’elles prônent pour réduire les inégalités, à traiter sérieusement ce problème. C’est ainsi que 6 000 petites mines
d’une capacité de production inférieure aux 90 000 tonnes par an ont
déjà été fermées, et que 4 000 autres devraient l’être d’ici à la fin du
troisième trimestre 2007. La pollution atmosphérique, qui dépasse le seul
cadre chinois et nous concerne tous, soulève de son côté un plus grand
nombre de questions. Elle est déjà très forte dans les zones sidérurgiques
et minières, comme celle de Datong dont les retombées touchent la capitale. Où implanter les nouvelles centrales thermiques et les usines sidérurgiques ? Si elles sont éloignées des mines, car proches des lieux de consommation, faudra-t-il continuer d’acheminer des tonnages croissants d’un
combustible pondéreux et sale sur des centaines, sinon des milliers
d’énormes poids lourds qui causent déjà des encombrements monstres,
ou plutôt par rail, ce qui obligerait à construire, comme cela vient d’être
fait, de nouvelles voies ferrées, elles-mêmes sources de pollution si elles ne
sont pas électrifiées ? Ne serait-il pas, alors, préférable de transporter,
plutôt que du charbon, l’électricité qu’il permet de produire par des lignes
à une très haute tension atteignant 10 000 kilovolts, au lieu des 4 000 kilovolts en exploitation ? Mais encore faudrait-il que les études en cours permettent de résoudre les multiples problèmes de fiabilité technique, de
rentabilité économique en raison des pertes en ligne, et de sécurité des
personnes que soulève un tel projet. Dans tous les cas, et où qu’elles soient
implantées, ces nouvelles unités de production d’acier et d’électricité à
base de charbon, nécessaires malgré le complément qu’apporte le barrage des Trois-Gorges, contribueront à un accroissement non négligeable
de la pollution et du réchauffement de la planète. Ce problème, dont le
protocole de Kyoto a fait un enjeu mondial, se pose en des termes particulièrement aigus pour la Chine, du fait que son développement à peine
amorcé va faire d’elle, comme l’ont été avant elle les Etats « développés »
qui continueront d’ailleurs à l’être, l’un des principaux pollueurs dans les
décennies à venir. Aussi prend-elle, pour tenter d’en atténuer les effets,
diverses mesures, comme la construction de centrales nucléaires et le
lancement de recherches visant notamment à réduire les rejets de CO2,
et à concevoir des moteurs hybrides ou propres.
Dans un ordre d’idées différent, le développement de la Chine, tel qu’il
est aujourd’hui mené, constitue un autre défi d’une grande importance
pour les pays développés. L’ouverture du marché chinois et sa croissance
exceptionnelle ont à la fois pour cause et pour conséquence d’attirer,
dans un vaste centre de production multipolaire, comparable à une super
Silicon Valley, un nombre croissant d’entreprises. Mais celles-ci, en raison
des difficultés nées de la distance et d’un environnement linguistique et
culturel très particuliers et à plusieurs égards déroutant, sont en général
parmi les plus performantes dans des secteurs à forte valeur ajoutée, tels
que l’informatique et ses composants, l’électronique, le nucléaire ou
l’aéronautique. Leur implantation, lorsqu’elles sont étrangères, est soumise
à des conditions, dont certaines – comme l’obligation de créer des jointventures et des sociétés à majorité chinoise – ont connu des assouplissements depuis l’admission de la Chine à l’OMC. Mais d’autres, qui concernent les transferts de technologie – ce qui est une spécificité chinoise –
continuent de s’appliquer aux firmes étrangères. Cette pratique vise à la
fois à combler rapidement, en brûlant les étapes, un retard qui se réduit
rapidement, et à conquérir, avec un succès qui s’affirme chaque jour
davantage, des positions dominantes dans les technologies de pointe. Elle
a conduit, dans des cas extrêmes tel que celui déjà cité du Marlev, à
acquérir de Siemens avant qu’il n’ait été mis en service et testé en Allemagne, un nouveau mode de transport révolutionnaire du fait de sa sustentation magnétique. C’est là une politique, résolument tournée vers
l’avenir, à laquelle participent activement des chercheurs des secteurs
public et privé qui, sans compter les nombreux Chinois des universités américaines, seraient au nombre de 600 000. Ils ont en général des conditions
de travail qui différent des nôtres, les moyens matériels et financiers dont
ils disposent leur étant périodiquement alloués en fonction d’objectifs
précis assortis d’une obligation de résultats à atteindre dans des délais
préfixés. La Chine excelle ainsi à acquérir rapidement techniques et savoirfaire dans des domaines retenus comme prioritaires. Elle devient, ce
faisant, un pôle incontournable, générateur de nouveaux progrès
techniques. Si ceux-ci sont également utilisables hors de Chine, ils le sont
à des coûts généralement plus élevés, et l’Empire du Milieu suit ainsi
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progressivement une voie qui en fera un énorme centre de production
mondial, travaillant à la fois pour son propre marché et pour l’extérieur.
En profitant même parfois de subventions, dans le cas de joint-ventures
au capital paritaire de 50/50, où une seule action supplémentaire de
l’associé chinois permet à l’entreprise de bénéficier de subventions à
l’exportation. Ce qui, dans un cas particulier, ouvre la perspective à une
entreprise high tech de pouvoir fabriquer à Shanghai, à terme relativement bref, 80 % des ordinateurs portables mondiaux.
Sans doute aujourd’hui bénéfique pour nombre de firmes étrangères installées en Chine, cette situation ne l’est guère pour les économies autres
que chinoises. Car le bénéfice que leur donne actuellement l’avance de
technologie qu’elles ont, et qui constitue leur valeur ajoutée, a tendance,
au fur et à mesure de ces implantations nouvelles, à s’éroder d’autant
plus facilement que la recherche chinoise, active et compétente, est ou
sera bientôt à pied d’œuvre pour prendre la relève. D’autant plus aisément qu’elle est bien supérieure en nombre et en moyens à la nôtre, à
celle de l’Europe, et sans doute aussi à celle des Etats-Unis qui comptent
dans leurs universités et dans leurs entreprises de nombreux chercheurs
asiatiques. C’est là un très sérieux défi, qui doit être relevé par chacun des
pays occidentaux, mais aussi, en raison de son ampleur, et de toute
urgence, au niveau européen, conformément au programme, hélas trop
peu suivi, qu’avait fort justement défini le sommet de Lisbonne.
DE QUOI DEMAIN SERA-T-IL FAIT ?
Mentionner l’existence de risques inhérents à la poursuite de cette insolente croissance chinoise paraît indispensable, sans que le fait d’apporter
au brillant tableau précédent quelques ombres susceptibles de le ternir
doive apparaître comme un pronostic pessimiste sur l’avenir.
La croissance peut en effet avoir plusieurs sortes de ratés. L’un d’eux tient
au défaut de sa maîtrise par les autorités, susceptible de provoquer une
« surchauffe », classique, que ne manquerait d’aggraver, s’il se produisait,
un éclatement corrélatif d’une « bulle immobilière ».
Car – ce n’était pas la première fois –, l’objectif pour 2005 de 10 % de
croissance fixé par Pékin a été dépassé, sans que l’on sache de combien,
du fait des régions les plus dynamiques qui marquent ainsi leur autonomie
par rapport au pouvoir central. Il devrait en être de même des 8 % fixés
pour 2006, après que la croissance du premier trimestre ait été de 10,9 %.
Il est, en effet, difficile pour le Gouvernement de moduler avec précision
les taux de croissance du bâtiment et de l’industrie, qui sont financés par
les importants flux de capitaux déjà mentionnés. Ceux-ci proviennent de
sources multiples, industriels et investisseurs étrangers et nationaux, dont
les riches chinois de la diaspora et de l’intérieur (souvent à des fins de
blanchiment dans le cas de capitaux qui sortent pour rentrer). S’y ajoutent
les banques, que leurs liquidités rendent plus soucieuses de trouver des
emprunteurs que de s’assurer de leur capacité de remboursement. Avec,
pour conséquence, un alourdissement de nouvelles créances douteuses
s’ajoutant à celles héritées des nombreuses faillites de sociétés d’Etat dont
les salariés licenciés vivent à présent fréquemment sous le seuil de pauvreté. Apparemment, ni cette situation anormale, ni la commercialisation
souvent insuffisante de nouveaux immeubles ne semblent ralentir, dans les
grandes villes au moins, promoteurs et banquiers d’ouvrir de nouveaux
chantiers, ce qui contribue certes à maintenir ou accroître le taux de
croissance, mais aussi le risque d’une crise dont il serait difficile de mesurer
l’amplitude si elle touchait également un ensemble bancaire qui se trouve
en état de faillite virtuelle.
Les autorités centrales en sont conscientes, ont pris différentes mesures de
protection préventive, en recapitalisant par exemple sérieusement,
comme on l’a vu, certaines banques d’Etat et non des moindres, ou en
relevant il y a peu à 6,12 % le taux à un an de la Banque centrale. Mais
cette arme classique des gouvernements a toute chance d’avoir peu
d’effet, du fait que la Chine ne dispose pas encore d’un véritable marché
monétaire et que les banques ont de telles liquidités qu’elles n’ont nul
besoin de recourir au refinancement de la Banque centrale. Il reste à
souhaiter, l’exemple aidant, que Pékin saura éviter que ne se produise une
crise analogue à celle qui, partie de l’immobilier, s’est étendue à
l’ensemble du système bancaire grevé de créances douteuses dans un
Japon qui a mis des années à s’en remettre. Car, en raison de la place
varia
qu’elle a prise sur la planète, tout accident sérieux qui la toucherait affecterait aussi les autres économies et le marché mondial, de même qu’hier
les Etats-Unis toussaient quand la General Motors s’enrhumait...
attendre un long moment avant que ces mesures, comme les recherches
précitées visant à réduire les rejets de CO2, n’aboutissent à des résultats
correspondant à l’ampleur actuelle et à venir de la pollution chinoise.
Sur le plan international, la pression exercée depuis quelques années par
les Etats-Unis pour que la Chine réévalue le yuan est une autre source
d’inquiétude, susceptible d’avoir, elle aussi, des conséquences sur la croissance chinoise, comme sur les marchés financiers. Après un bond de 15 %
en un an, le déficit de la balance commerciale américaine devrait
atteindre 200 Mds$ en 2006. La cause en est, pour Washington, une sousévaluation du yuan qui, malgré sa mini-réévaluation de l’été 2005, n’a
gagné que 4 % face au dollar. Il s’agit, pour les Etats-Unis – et pour la
Chine – d’un problème d’importance, du fait qu’ils absorbent 20 % des
exportations chinoises, soit environ 6 points de PNB. Aussi faut-il s’attendre
à ce que ce problème fasse, surtout après la récente victoire des démocrates au Sénat et l’arrivée à Pékin d’une délégation américaine de haut
niveau, à des négociations serrées à l’issue incertaine.
La prolifération que ne manquera de provoquer la poursuite, même à un
rythme réduit, de la croissance chinoise, concerne l’ensemble de la planète. L’Europe, au même titre que chacun de ses Etats membres, se trouve
directement concernée, et devra, dans les négociations découlant du
protocole de Kyoto qui ne sont qu’à leur début, faire entendre sa voix
avec le poids que lui confèrent les vingt-sept Etats qu’elle représente.
L’importance des enjeux, et les difficultés à prévoir pour obtenir des avancées rapides et significatives d’une Chine qui souhaitera poursuivre sa
croissance, et des Etats-Unis qui n’ont toujours pas ratifié le protocole pourtant bien insuffisant de Kyoto, rendent indispensables la présence et la
participation active de l’Union européenne aux négociations qui ne vont
pas manquer de se poursuivre, comme c’est le cas pour celles qui se
poursuivent dans le cadre de l’OMC.
Un troisième sujet de préoccupation pour les autorités chinoises est la
disparité croissante entre les revenus et la richesse des sept provinces
côtières qui, avec 28,5 % de la population, comptent pour 80 % des exportations et 48 % du PIB, et les autres, comme, au sein de chacune d’entre
elles, entre les différentes classes sociales qui y cohabitent. L’abandon du
régime maoïste, la privatisation avec la corruption qu’elle a entraînée, la
fermeture des anciennes entreprises d’Etat avec tous leurs laissés pour
compte, l’engagement à « s’enrichir selon ses moyens » ont, comme dans
tous les Etats autrefois communistes, radicalement modifié la composition
traditionnelle de la société chinoise. Sans que l’on puisse parler de
« classes », dont il serait malaisé de définir les limites et le nombre, l’Empire
du Milieu compte maintenant des « très riches », des « riches », une « bourgeoisie » qui prend place au sein du parti, les « pauvres » et les « très
pauvres ». Ces derniers, au nombre de 200 millions selon certains, chassés
de leurs terres souvent à des fins d’urbanisation, deviennent, à la ville,
ouvriers du bâtiment, mal payés, logés dans des baraquements de chantiers, taillables et corvéables à merci. Cette situation nouvelle, résultant
aussi bien du nombre croissant de « nantis » aux fortunes insolentes dues
à la corruption, que de l’insupportable dégradation du statut des « laissés
pour compte », comporte suffisamment de risques pour que les autorités
aient, il y a peu, fait de la lutte contre les inégalités sociales une priorité.
En n’hésitant pas, pour l’exemple, à inculper et incarcérer pour corruption
le secrétaire général de la ville de Shanghai, par ailleurs membre non
négligeable du parti..., mais aussi du « clan de Shanghai », qui, après avoir
eu son heure de gloire à Pékin, n’y est plus en cours aujourd’hui... A ce
problème s’ajoute celui, récurrent, des minorités ethniques, au nombre
de 55, représentant plus de 8 % de la population, dont celles de Mongolie
et du Sin Kiang (les Ouigours). Elles font depuis des décennies l’objet d’une
brutale politique de « sinisation » consistant en une implantation massive
de « hans » sur leurs territoires respectifs, qui sera facilitée par l’achèvement
récent de la voie ferrée la plus élevée et la plus « acrobatique » du monde
reliant Pékin à Lhassa. Mais, plus que ces problèmes ethniques, assez
sérieux pour entraîner parfois la fermeture de certaines régions au tourisme,
ce sont le chômage, dont on ne connaît l’importance exacte, et la
montée des inégalités sociales qui pourraient, s’ils se développaient, provoquer des révoltes ou des jacqueries, du type de celles qui jalonnent la
longue histoire de la Chine, autrement sérieuses que les 80 000 manifestations violentes recensées en 2005.
Tout Français se rendant en Chine ne peut qu’être frappé, et préoccupé,
par les abyssales différences existant entre un pays attaché aux trentecinq heures et replié sur lui même, et une Chine, qui, s’ouvrant au monde
après un long repli, s’adapte à la mondialisation, et déborde d’un dynamisme qui ne manque d’étonner. La présence française que traduit en
2006 l’installation de quelque 650 entreprises qui, sur 1 400 sites, représentent son industrie, sa grande distribution et ses produits de luxe, surtout à
Shanghai (33,5 %), Pékin (24,5 %) et Canton (14,4 %), n’est plus dans la
Chine d’aujourd’hui à la mesure de l’influence que lui conféraient au
XIXe siècle les concessions et les nombreuses missions religieuses qu’elle y
avait. Avec en 2004 seulement 438 Mc, à peine 1,1 % du total, nos investissements y sont faibles, laissant la Chine, sans la zone douanière de Hong
Kong, à un rang – le 22e – inférieur à celui des pays de l’ASEAN (1,7 %) ou
du Japon (3,4 %). Les échanges commerciaux, qui affichent régulièrement
une baisse de nos exportations et une hausse des importations, font de la
Chine notre septième fournisseur et quinzième client, avec 5,7 Mds$ et
1,37 % de part de marché, laissant notre pays au second rang européen,
loin derrière l’Allemagne (4,6 %). Sans atteindre, de bien loin, celui de
240 Mds$ que les Etats-Unis escomptent en 2006 de leurs échanges avec
la Chine, le solde négatif des nôtres, de 15,1 Mds$ en 2005, dépasse celui
que nous avons avec l’Allemagne et reste depuis trois ans le plus important
de nos déficits bilatéraux. Il révèle une réduction de notre part de marché
qui, de 1,3 %, nous place derrière l’Italie et, là encore, l’Allemagne. Une
telle situation, qui est en décalage avec la montée en puissance de la
Chine, a certes, plusieurs causes, dont l’une est la difficulté pour nos PME
d’établir des relations commerciales et, plus encore, de s’installer, dans
un pays si éloigné et si différent, avec les moyens dont elles disposent.
Aussi des efforts ont-ils été entrepris, par la Chambre de commerce francochinoise, et par la Mission économique de notre ambassade à Pékin, pour
mettre en place un dispositif d’appui en vue d’accompagner le développement de nos PME. Il faut y voir un complément aux mesures décidées,
par ailleurs, dans le domaine universitaire, comme la création de l’Institut
franco-chinois d’ingénierie et de management en 1999, entre l’université
shanghaïenne de Tongji, et Paris Tech qui regroupe onze grandes écoles
françaises, dont Polytechnique.
A l’heure où le réchauffement de la température ne fait plus de doute, la
pollution et ses effets sur la planète sont un quatrième élément susceptible
d’influer sur la croissance chinoise. Le gouvernement de Pékin a
conscience de la gravité d’une situation que crée non seulement la forte
pollution atmosphérique déjà relatée, mais aussi une avance aussi régulière qu’inquiétante de la désertification, qui accroît d’environ 1 000 kilomètres carrés par an une zone en couvrant déjà 1 300 000. L’eau pose
également de graves problèmes, du fait que 20 % des nappes phréatiques
seraient actuellement polluées, alors que le développement va en augmenter fortement les besoins dans les toutes prochaines années, et que
certains fleuves ont des difficultés à s’écouler en certaines saisons jusqu’à
la mer, sans que le barrage des Trois-Gorges en soit la seule cause. Pour
faire face à cette situation, il est procédé dans certaines zones et le long
d’autoroutes à des reforestations, et dans les villes en expansion à l’aménagement d’espaces verts. Mais il est à craindre qu’il faille encore
Pour indispensables et utiles qu’ils soient, ces efforts doivent s’accompagner de mesures, au double niveau national et communautaire, d’autant
plus nécessaires et urgentes que se creuse, non plus avec les seuls EtatsUnis, mais aussi avec le nouveau venu qu’est la Chine, un écart préoccupant dans les domaines de la productivité, de la recherche et de l’innovation plus que jamais à la base de notre propre développement et même
de notre survie économique. Pour répondre à l’immense et nouveau défi
que constituent le réveil et la croissance de la Chine, l’Union européenne
se doit sans retard de réactiver la mise en application résolue du programme de Lisbonne. Malgré son caractère sans doute un peu trop ambitieux, il n’en reste pas moins, à l’heure de la mondialisation, le seul moyen
d’assurer à l’heure de la mondialisation le développement économique
de l’Europe qui lui est nécessaire pour pouvoir jouer à égalité dans la cour
des grands que sont aujourd’hui les Etats-Unis, la Russie et maintenant la
Chine, avant que ne les rejoigne demain l’Inde et le Brésil.
LA CHINE, LA FRANCE ET L’EUROPE
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