CHAPITRE 5
L’anneau des entiers d’un corps de nombres
Ce chapitre a pour but d’introduire l’anneau OKdes entiers algébriques d’un
corps de nombres K, tel qu’il a été défini en toute généralité en 1877 par Richard De-
dekind, le dernier élève de Gauss, dans son livre "Sur la théorie des nombres entiers
algébriques" (en français !). Cette définition englobe notamment les anneaux intro-
duits par Gauss et Eisenstein dans leurs études des lois de réciprocité supérieures, à
savoir Z[i]et Z[1+i3
2], et plus généralement celui des entiers cyclotomiques Z[e2
n],
étudié en détail par Kummer dans ses travaux sur le grand théorème de Fermat.
Elle contient aussi certains anneaux d’entiers quadratiques étudiés au chapitre pré-
cédent, ce qui a par exemple permis à Dedekind de découvrir un point de vue plus
simple sur la loi de Gauss de composition des formes binaires, que nous exposerons
par ailleurs plus tard.
Nous commençons par développer les outils fondamentaux nécessaires à l’étude
des nombres algébriques, à savoir les notions de trace, norme et discriminant. Cela
nous obligera à commencer par quelques rappels de théorie des extensions de corps
et de leurs plongements, avec lesquels nous supposerons une certaine familiarité,
bien que les démonstrations ici soient complètes. Le résultat central de ce chapitre
est un théorème de structure du groupe additif de OK. L’étude arithmétique de ce
dernier fera l’objet des chapitres suivants.
Références : Nous renvoyons par exemple au livre Algebra de Serge Lang
pour les rudiments de théorie des corps. En ce qui concerne les entiers des corps de
nombres, on pourra consulter le chapitre 12 du livre de Ireland et Rosen, le chapitre
2 du livre de Samuel, ou le livre sus-cité de Dedekind !
1. Les corps de nombres et leurs plongements
Si Lest un corps et si KLen est un sous-corps, l’addition de Let l’application
K×LLinduite par la multiplication de Ldéfinissent une structure de K-espace
vectoriel sur L. En particulier, tout sous-corps Lde Cadmet ainsi une structure
naturelle de Q-espace vectoriel : 1Lpar définition, et donc QL.
Définition 5.1. Un corps de nombres est un sous-corps de Cqui est de dimension
finie comme Q-espace vectoriel.
Une extension L/K de corps de nombres est la donnée de deux corps de nombres
Let Ktels que KL. Toute famille génératrice de Lcomme Q-espace vectoriel
en est encore une comme K-espace vectoriel, et donc Lest alors de dimension finie
comme K-espace vectoriel. On note [L:K]cette dimension, que l’on appelle degré
de Lsur K. Lorsque K=Qon parle simplement du degré [L:Q]du corps de
nombres L. Évidemment, [L:Q]=1si, et seulement si, L=Q, qui est le plus
simple des corps de nombres. De même, [L:K]=1si, et seulement si, L=K.
73
74 5. L’ANNEAU DES ENTIERS D’UN CORPS DE NOMBRES
On rappelle que xCest algébrique s’il existe un polynôme non nul PQ[X]
tel que P(x)=0. On note QCl’ensemble des nombres algébriques. Si Kest un
corps de nombres de degré n, et si xK, la famille 1, x, . . . , xnan+ 1 éléments :
elle est donc Q-liée et xQ. Autrement dit :
Proposition 5.2. Tout corps de nombres est inclus dans Q.
Si xCet si Kest un sous-corps de C, on note K[x] = {P(x), P K[X]}la
sous-K-algèbre de Cengendrée par x.
Proposition-Définition 5.3. Si Kest un corps de nombres et si xQ, alors K[x]
est un corps de nombres, que l’on notera aussi K(x).
Une manière de voir ceci est de considérer l’ensemble Ix,K ={PK[X], P (x) =
0}des polynômes annulateurs de xà coefficients dans K. C’est clairement un idéal
de K[X], donc principal, qui est non nul car xQ: il est donc engendré par un
unique polynôme unitaire
Πx,K K[X].
Par définition, c’est le polynôme annulateur de xunitaire, de degré minimal, à
coefficients dans K, et il est appelé polynôme minimal de xsur K. En particulier,
il est irréductible dans K[X]. Le morphisme surjectif d’anneaux K[X]K[x],
P7→ P(x), a pour noyau Ix,K = (Πx,K ), et induit donc un isomorphisme d’anneaux
K[X]/x,K )
K[x].
On en déduit d’une part que si n= deg(Πx,K )alors 1, x, . . . , xn1est une K-base de
K[x]("division euclidienne et unicité du reste dans K[X]"). On en déduit aussi que
K[x]est un corps. En effet, tout élément non nul de K[X]/x,K )est représenté par
un polynôme PK[X]non nul tel que deg(P)< n. Comme Πx,K est irréductible,
il est premier avec P, et donc il existe U, V K[X]tels que P U + ΠxV= 1 (Bézout
dans K[X]), et donc P U 1 mod Πx,K :Pest inversible dans K[X]/x,K ).
Le cas le plus important de cette définition est celui où K=Q. Nous verrons en
fait plus loin que tout corps de nombres Kest de la forme Q(x)pour (une infinité
de) xK(théorème de l’élément primitif).
Exemple 5.4. (Corps quadratiques et cyclotomiques) Parmi les exemples histori-
quement importants de corps de nombres, mentionnons les corps cyclotomiques, qui
sont les Q(ζ)ζest une racine de l’unité, ainsi que les corps quadratiques, de la
forme Q(d)dQn’est pas un carré.
Si Kest un corps de nombres et si x1, . . . , xnQ, on note aussi K(x1, . . . , xn)
le corps de nombres défini récursivement comme étant (K(x1, . . . , xn1))(xn). C’est
le plus petit corps de nombres contenant Ket les xi, il ne dépend en particulier pas
de l’ordre des xi. En particulier, si x, y Qalors Q(x, y)est un corps de nombres.
Comme xy et xyQ(x, y), on en déduit le fait bien connu suivant, qui se déduirait
aussi très simplement de la proposition 1.15 :
Corollaire 5.5. Qest un sous-corps de C.
La proposition suivante, dite "de la base télescopique", est bien connue.
1. LES CORPS DE NOMBRES ET LEURS PLONGEMENTS 75
Proposition 5.6. Si KLMsont des corps de nombres alors [M:K]=[M:
L][L:K].
Démonstration — On vérifie immédiatement que si e1, . . . , enest une base du L-
espace vectoriel M, et si f1, . . . , fmest une base du K-espace vectoriel L, alors les
éléments eifj, avec 1inet 1jm, forment une base du K-espace vectoriel
M.
Définition 5.7. Si Kest un corps de nombres on note Σ(K)l’ensemble des mor-
phismes de corps KC, appelés aussi plongements, ou plongements complexes, de
K.
Si L/K est une extension de corps de nombres, on note Σ(L/K)l’ensemble des
plongements K-linéaires LC. Autrement dit, Σ(L/K) = {σΣ(L), σ|K= id}.
En particulier, Σ(L/Q) = Σ(L).
La notion de plongement est une vaste généralisation de la notion de conjugaison
complexe, ingrédient crucial dans la théorie de Galois. Elle est étroitement liée à celle
de conjugué d’un nombre algébrique. On rappelle que si xQet si Kest un corps
de nombres, les K-conjugués de xsont les racines dans Cdu polynôme Πx,K . Le
lemme suivant montre qu’il y en a exactement deg(Πx,K ).
Lemme 5.8. Si KCest un sous-corps et si PK[X]est irréductible (donc non
constant) alors Pest scindé à racines simples dans C[X].
Démonstration — En effet, Pest scindé car Cest algébriquement clos. D’autre
part, P0K[X]est un polynôme non nul de degré <deg(P), et donc premier à P
dans K[X], de sorte que Pet P0n’ont pas de racine commune dans C(relation de
Bézout).
Les propriétés principales des plongements se résument en la proposition qui suit.
Proposition 5.9. (i) (Lemme de prolongement) Soient KLdes corps de
nombres. L’application de restriction Σ(L)Σ(K),σ7→ σ|L, est surjective,
chaque élément de Σ(K)ayant exactement [L:K]antécédents. En particulier
|Σ(L/K)|= [L:K].
(ii) (Conjugués et plongements) Soit xQ, l’application Σ(K(x)/K)C,
σ7→ σ(x), induit une injection d’image l’ensemble des K-conjugués de x.
Démonstration — Vérifions d’abord le (i) quand Lest de la forme K(x), où xQ.
Fixons τΣ(K). L’isomorphisme d’anneaux naturel K[X]/x,K )
K(x)entraîne
que l’application
T={σΣ(K(x)), σ|K=τ} −C, σ 7→ σ(x),
est une injection, d’image l’ensemble des yCtels que Πτ
x,K (y) = 0. Rappelons
que la notation Qτ, pour QK[X]et τΣ(K), désigne le polynôme Qauquel
on a appliqué τà tous les coefficients, en particulier Qττ(K)[X]. On vérifie
immédiatement que
(P Q)τ=PτQτsi P, Q K[X].
76 5. L’ANNEAU DES ENTIERS D’UN CORPS DE NOMBRES
En particulier, Πτ
x,K est irréductible dans τ(K)[X], car Πx,K l’est dans K[X]. Il a
donc exactement [K(x) : K]racines distinctes dans Cpar le lemme 5.8, et donc
|T|= [K(x) : K]. Notons que le (ii) en découle : c’est le cas où τest l’identité.
Pour le cas général du (i), on se ramène au cas L=K(x)par induction en écrivant
L=K(x1, . . . , xr), l’assertion sur le nombre d’antécédents résultant de la base
télescopique.
Corollaire 5.10. (Théorème de l’élément primitif) Tout corps de nombres est de la
forme Q(x)pour un xQ.
Démonstration — En effet, si Kest un corps de nombres et si LKen est un
sous-corps, le plongement id Σ(L)se prolonge à Kde [K:L]-manières différentes
d’après le lemme 5.9 (i). Si L6=Kalors [K:L]2, et on peut donc trouver un
tel prolongement σΣ(K)\{id}. En particulier, le sous-Q-espace vectoriel strict
Hσ={xK, σ(x) = x}contient L. Mais comme Qest infini, la réunion finie des
Hσavec σΣ(K)\{id}n’est pas Ktout entier : n’importe quel élément hors de
cette réunion est donc primitif. Mieux, les Hσintroduits ci-dessus sont clairement
des sous-corps stricts de K, de sorte que
K\[
σΣ(K)\{id}
Hσ
est exactement l’ensemble des éléments primitifs de K.
2. Trace, norme et discriminant : préliminaires algébriques
Dans tout ce paragraphe, on fixe L/K une extension de corps de nombres. Le
lecteur ne perdrait pas grand chose à supposer K=Q, mais cela ne simplifierait
aucun des arguments qui vont suivre.
Si xL, considérons l’application de multiplication par x:
mx:LL, y 7→ xy.
C’est une application K-linéaire, autrement dit c’est un endomorphisme du K-espace
vectoriel L. On note χx,L/K K[X]son polynôme caractéristique, TrL/K (x)sa trace,
et NL/K (x)son déterminant. Notons que ces deux derniers éléments sont dans K.
Proposition-Définition 5.11. L’application TrL/K :LKainsi définie est K-
linéaire, on l’appelle la trace de L/K. De même, l’application NL/K :LKest
multiplicative : NL/K (xy) = NL/K (x)NL/K (y)pour tout x, y L, on l’appelle la
norme de L/K.
Démonstration — En effet, la première assertion découle de la linéarité de la trace
et de ce que pour tout x, y Let λK, on a l’identité mλx+y=λmx+mydans les
endomorphismes du K-espace vectoriel L. De même, la seconde assertion découle de
la multiplicativité du déterminant et de l’identité, pour tout x, y L,mxy =mx·my
dans les endomorphismes du K-espace vectoriel L.
2. TRACE, NORME ET DISCRIMINANT : PRÉLIMINAIRES ALGÉBRIQUES 77
Exemple 5.12. Considérons par exemple le cas du corps quadratique L=Q(d),
dQnon carré, et K=Q. Alors 1,dest une Q-base de Q(d). La matrice de la
multiplication par x=a+bdavec a, b Qdans cette base est visiblement
a db
b a
et donc TrQ(d)/Q(x) = 2aet NQ(d)/Q(x) = a2db2. Remarquons que la multiplicati-
vité de la norme explique notamment l’identité remarquable (a2db2)(α22) =
(+d)2d(+αb)2pour tout a, b, α, β Q, car (a+bd)(α+βd) =
(+d)+(+)d.
Le théorème de Cayley-Hamilton assure que χL/K (mx) = 0 dans EndK(L), ce qui
revient en fait au même que χx,L/K (x) = 0 : le polynôme χx,L/K est un polynôme
annulateur de xdans K[X]. Cela fournit notamment un algorithme simple pour
trouver un polynôme annulateur d’un élément xLsi l’on connaît une K-base de
Let la décomposition de xdans cette base : on calcule le polynôme caractéristique
de mx. La relation entre χx,L/K et Πx,K est donnée par la proposition suivante :
Proposition 5.13. Si xLalors χx,L/K = Πr
x,K r= [L:K(x)].
Démonstration — Soient n= [K(x) : K],r= [L:K(x)], et e1, . . . , erune base de
Lcomme K(x)-espace vectoriel. Par la base télescopique, les éléments
e1, xe1, . . . , xn1e1, e2, xe2, . . . , xn1e2, . . . , er, xer, . . . , xn1er
forment une K-base de L. Mais pour chaque 1ir, la multiplication par x
préserve le sous-espace n1
k=0 Keixk. Sa matrice dans la base ei, xei, . . . , xn1eiest
visiblement
0 0 ··· 0a0
1 0 ....
.
.a1
0 1 ...0a2
.
.
.......0.
.
.
0··· 0 1 an1
,
Πx,K =Xn+Pn1
i=0 aiXi(c’est la matrice compagnon de Πx,K ). Un développement
par rapport à la dernière colonne montre que le polynôme caractéristique d’une telle
matrice est exactement Xn+Pn1
i=0 aiXi, ce qui conclut.
Proposition 5.14. Soient L/K une extension de corps de nombres et xL.
(i) TrL/K (x) = PσΣ(L/K)σ(x).
(ii) NL/K (x) = QσΣ(L/K)σ(x).
(iii) χx,L/K =QσΣ(L/K)(Xσ(x)) dans C[X].
Démonstration — Les relations (i) et (ii) se déduisent de la troisième, sur laquelle
nous nous concentrons donc. Partons du fait que
Πx,K =Y
σΣ(K(x)/K)
(Xσ(x))
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