« La grande désillusion » :
la mondialisation questionnée par J. Stiglitz
BIM n°22 - 26 juin 2002
Betty WAMPFLER
Le BIM d'aujourd'hui est inhabituel, dans le sens où il ne traitera pas de microfinance, mais
plus généralement d'économie, de choix et d'alternatives économiques dans lesquels les sys-
tèmes financiers ont leur rôle à jouer, même s'ils ne sont que des éléments d'une stratégie
plus globale.
Nous souhaitons vous donner aujourd'hui l'envie de lire le dernier livre de Joseph E. Stiglitz
« Globalisation and its Discontents », paru en avril dernier chez Fayard dans sa traduction
française sous le titre « La grande désillusion ». Son propos ouvre des voies de réflexion et
de débat qui doivent nous interpeller, en tant que professionnels de la microfinance, mais
aussi en tant que « citoyens du monde ».
J. E. Stiglitz est un économiste américain ; il vient d'obtenir le prix Nobel d'Economie pour ses
travaux sur les imperfections des marchés. Universitaire, il a fait partie, de 1993 à 1997, du
Council of Economic Advisers, comité de trois experts chargés d'assister le Président Clinton
dans ses décisions économiques. En 1997, il est entré à la Banque Mondiale, en tant que Vice
Président et économiste en chef. Il a démissionné de la Banque Mondiale en 1999, en expli-
quant que « Plutôt que d'être muselé, j'ai préféré partir ». Cette biographie donne d'emblée une
intensité - et une légitimité - particulières au livre de J. Stiglitz.
« La grande désillusion » est un réquisitoire contre la manière dont la mondialisation est
conduite aujourd'hui. A partir de différents exemples de processus de libéralisation que ses
fonctions lui ont permis de suivre « de l'intérieur », J.Stiglitz démontre que « la mondialisation
[telle qu'elle est menée aujourd'hui] ça ne marche pas » ; il analyse les causes et les responsa-
bilités des échecs observés et propose « d'autres voies pour accéder au marché ».
Stiglitz définit la mondialisation comme « l'intégration plus étroite des pays et des peuples du
monde qu'ont réalisé, d'une part, la réduction considérable des coûts du transport et des com-
munications, et d'autre part, la destruction des barrières artificielles à la circulation transfron-
tière des biens, des services, des capitaux, des connaissances et (dans une moindre mesure)
des personnes ».
Pour Stiglitz, la mondialisation n'est pas une chose mauvaise en elle-même. Elle a permis la
diffusion du savoir et de l'information, l'échange des connaissances et des techniques, la crois-
sance économique et l'amélioration du niveau de vie des populations dans certains cas, l'aide
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internationale a sauvé des vies. « La mondialisation peut être bénéfique, elle est potentielle-
ment capable d'enrichir chaque habitant de la planète, et en particulier les plus pauvres ».
Pourtant, elle est aujourd'hui fortement contestée, dans les pays en développement qui en su-
bissent les crises sans en récolter aucun fruit, mais aussi, depuis peu, dans les pays dévelop-
pés, sous des formes de plus en plus violentes (mouvements anti-mondialisation de Seattle, de
Gènes, ...). Stiglitz constate que la mondialisation n'a pas tenu ses promesses ; dans nombre de
pays, elle engendre des crises économiques profondes et durables, elle provoque le chômage,
accroît les inégalités entre riches et pauvres, débouche sur des mouvements sociaux, sur la
violence urbaine... Pour Stiglitz, le décalage entre une mondialisation théoriquement bénéfi-
que et celle qui se développe aujourd'hui est imputable à la manière dont le processus est
conduit - imposé - par les institutions internationales de Bretton Woods : le FMI, la Banque
Mondiale, l'OMC. Les plus anciennes d'entre elles, FMI et Banque Mondiale, ont été créées en
1944 pour développer une action collective mondiale visant à soutenir la reconstruction
d'après guerre et à assurer une stabilité économique et financière à l'échelle de la planète. Les
fondements théoriques de leur action étaient keynésiens : les marchés livrés à eux mêmes sou-
vent ne fonctionnent pas bien, leur action ne suffit pas à créer le plein emploi, l'intervention
publique est alors nécessaire pour soutenir la demande globale par des politiques monétaires et
budgétaires d'expansion (augmentation des dépenses publiques, réduction des impôts, réduc-
tion des taux d'intérêt, injection de liquidités par les prêts consentis par les institutions interna-
tionales).
Ultérieurement, ces fondements théoriques vont fortement évoluer et conduire, au début des
années 80, à des positions quasiment inverses : le consensus de Washington qui prône l'idéo-
logie du libre marché, « le fanatisme du marché », écrit Stiglitz. Politiques d'austérité, privati-
sation et libéralisation sont les trois piliers de cette doctrine, dont le FMI et la Banque Mon-
diale vont devenir « les institutions missionnaires chargées d'imposer ces idées aux pays pau-
vres réticents, mais qui avaient souvent le plus grand besoin de leurs prêts et de leurs dons ».
Stiglitz analyse ensuite, au fil des chapitres, différentes expériences africaines, asiatiques, sud
américaines et d'Europe de l'Est qui illustrent les situations de crise engendrées par les mesu-
res imposées par le FMI.
Historiquement créé pour soutenir la demande globale par des politiques d'expansion écono-
mique, le FMI impose le plus souvent depuis une vingtaine d'années, des politiques d'austérité.
Celles-ci visent à contrôler les équilibres macroéconomiques du pays, avec l'inflation comme
point focal ; mais de nombreux exemples montrent qu'elles conduisent souvent à une récession
de l'économie, à une augmentation des taux d'intérêt qui limite fortement les investissements
et la création d'emplois nouveaux, et entraînent les entreprises locales à la faillite.
La libéralisation des marchés financiers, l'une des premières mesures imposées par le FMI,
peut s'avérer un désastre dans les pays dont le système financier national est fragile ; elle en-
courage les flux de capitaux spéculatifs, inutilisables pour les investissements productifs lo-
caux, mais susceptibles de fragiliser fortement les équilibres monétaires et économiques na-
tionaux (cf. la crise asiatique de 1997) ; elle peut détruire les réseaux bancaires nationaux,
incapables de résister à la concurrence des grands réseaux internationaux ; ceux-ci, une fois
assurée leur hégémonie locale, ont tendance à investir dans les entreprises internationales
qu'ils connaissent, bien que plus dans les PME locales qu'ils connaissent mal, et qu'ils estiment
peu rentables.
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L'ouverture des frontières commerciales n'est un bien que si l'économie nationale est suffi-
samment développée pour faire face à la concurrence. Ainsi, dans bon nombre de pays du Sud,
les paysanneries sont acculées à la précarité, voire à la misère, parce que leurs productions ne
peuvent rivaliser avec les importations. Face à la question de la répartition des fruits de la libé-
ralisation, le FMI s'est longtemps appuyés sur les postulats de « l'économie des retombées » :
l'efficacité des marchés entraîne la croissance, celle-ci croissance profite à tous, y compris aux
pauvres. Pour Stiglitz, ce postulat est une dangereuse illusion ; de nombreux exemples mon-
trent que la croissance peut être accaparée par une catégorie donnée d'acteurs, que les retom-
bées sur les populations pauvres sont loin d'être systématiques, et qu'une action volontariste de
l'Etat est souvent nécessaire pour une répartition équitable des fruits de la croissance.
L'impact de l'application du postulat du libre marché est souvent aggravé par la précipitation
avec laquelle les réformes sont imposées et par l'absence de toute mesure d'accompagnement :
la théorie dit que le marché va faire émerger les acteurs nécessaires à son fonctionnement,
favoriser la concurrence, permettre une allocation optimale des ressources, et, sous entendu,
une répartition équitable des fruits de la croissance. Parmi divers autres exemples, Stiglitz
s'appuie sur celui du démantèlement des offices agricoles d'Afrique de l'Ouest pour démontrer
que cette théorie ne fonctionne pas, que, très vite, des monopoles privés peuvent se mettre en
place ; ces monopoles auront ensuite les moyens de manipuler le marché et les institutions,
pour préserver leurs intérêts propres et se pérenniser. Face à ces contradictions, la théorie du
libre marché ne se laisse pas déstabiliser et avance que les régulations par le marché ne se
font pas forcément sur le court terme, mais que à long terme, les équilibres se mettront en
place, les marchés seront efficaces, l'efficacité engendrera la croissance, et la croissance profi-
tera à tous. Ce qui conduit Stiglitz à ce jugement sévère : « tout impact négatif à court terme
n'est [pour les économistes du FMI] qu'une épreuve "nécessaire [...] et la souffrance et la dou-
leur deviennent [pour eux] des phases de la rédemption : elles prouvent qu'un pays est sur la
bonne voie ... « ....
Les réformes imposées par le FMI sont à « taille unique », sans prise en compte ni des spécifi-
cités des contextes nationaux, ni des positions ou aspirations des pays. Elles sont par ailleurs
strictement monétaires et économiques, ne prennent pas en compte les dimensions sociales et
politiques de l'environnement dans lequel elles sont appliquées et négligent totalement la
« puissance du changement systémique » liant l'économique, le social, le politique...
Au total, ces réformes débouchent sur des constats d'échec souvent très graves : la crise asiati-
que, la dégradation de la situation russe, les crises récentes en Amérique Latine ... Le plus
souvent, les pays pauvres ne protestent pas parce qu'ils n'ont pas le choix et qu'ils ont besoin
des ressources prêtées ou données par les institutions internationales. Mais l'hostilité et la
rancœur s'accumulent et sont renforcées encore face à l'hypocrisie de certaines mesures (ou-
verture commerciale imposée aux pays du Sud alors que nombre de pays du Nord maintien-
nent leurs protections et subventions).
Selon Stiglitz, la responsabilité de ces échecs est pour une bonne part, imputable aux institu-
tions internationales qui gouvernent la mondialisation, et principalement au FMI, la Banque
Mondiale se montrant davantage capable d'ouverture et d'évolution. Opacité, manque de
transparence, culture du secret, rigidité - « les procédures priment sur les questions de fonds »
-, sentiment d'infaillibilité, refus du regard extérieur - pas de recours à l'expertise extérieure -
caractérisent le FMI selon Stiglitz. La foi fanatique dans le pouvoir du marché, le rejet total de
l'Etat ont conduit l'institution à prôner une solution « taille unique » pour tous les pays, toutes
les situations, sans tenir aucun compte ni du contexte spécifique, ni de la position du pays à
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qui la solution est « proposée ». Dans les vingt dernières années, la fin du colonialisme, puis la
chute du communisme ont renforcé l'hégémonie et le champ d'action des institutions interna-
tionales. La croissance de la pauvreté et l'amplification des situations de crise ont renforcé la
dépendance de bon nombre de pays du Sud par rapport aux prêts et aux dons, dépendance
d'autant plus forte que souvent les autres bailleurs de fonds conditionnent leur appui à l'appro-
bation du FMI. L'hégémonie des ces institutions s'explique aussi par leur mode de gouver-
nance : elles ont à rendre compte à un nombre limité de pays membres, les plus puissants de la
planète, et au sein de ses pays, aux Ministères des Finances ; leurs dirigeants sont recrutés
dans le monde financier et retournent souvent ultérieurement dans ces sphères ; leurs cadres
sont recrutés dans les Universités américaines qui partagent et enseignent l'idéologie du libre
marché... Rien dans ce mode de gouvernance ne conduit à une ouverture sur les réalités quoti-
diennes des pays pauvres, de leurs populations, de leurs sociétés.
Après ces constats douloureux, mais pleins de bon sens, Stiglitz poursuit son analyse par des
expériences de libéralisation « réussie » qui ouvrent des perspectives sur des voies de réforme
plus positive : le Botswana, la Chine, la Hongrie, la Pologne... Tous ces pays ont comme point
commun d'avoir refusé les diktats du FMI et choisi leur propre voie et rythme de libéralisation.
La pauvreté y a reculé, de manière parfois spectaculaire, de nouveaux emplois ont été créés,
l'économie nationale a connu une croissance, sans rupture du consensus social.
Stiglitz s'appuie sur ces exemples pour dégager « de nouvelles voies d'accès au marché » et
esquisser les réformes qui pourraient conduire à une mondialisation positive. Ne citons ici que
les principales d'entre elles :
> La réforme de base est la remise en cause du principe de la toute puissance du marché.
Tous les marchés sont imparfaits, leur action seule ne conduit pas systématiquement à la
croissance, et ne permet pas une répartition équitable des fruits de la croissance. « La
science économique moderne » (à laquelle les travaux de Stiglitz lui-même ont beaucoup
contribué) donne une compréhension plus pragmatique du fonctionnement des marchés et
esquisse un modèle économique alternatif
> L'intervention de l'Etat est nécessaire pour réguler les marchés, mettre en place les infras-
tructures institutionnelles nécessaires à leur fonctionnement (système judiciaire, réglemen-
tation financière, filet de sécurité pour les pauvres...) et stimuler les secteurs nécessaires à
la croissance : technologies, transports, formation...
> Les réformes doivent être conçues avec des objectifs de croissance et de réduction de la
pauvreté ; certaines réformes sont fondamentales : réformes agraires par exemple
> Le calendrier et le rythme des réformes sont fondamentaux dans le processus de libéralisa-
tion : créer de nouveaux emplois, faire émerger de nouveaux secteurs économiques, avant
de restructurer ou de détruire les secteurs obsolètes, réglementer les systèmes financiers
avant de libéraliser les marchés, n'ouvrir les frontières que quand les économies nationales
sont de taille à affronter la concurrence, prendre le temps de former les compétences...
> Les solutions « taille unique » ne peuvent être viables : chaque réforme doit prendre en
compte le contexte national, l'histoire, les ressources et les aspirations des pays
> Les pays doivent être associés à la conception des réformes ; ils doivent avoir le choix des
solutions adoptées, et pouvoir décider en connaissant les avantages, les inconvénients de
chaque type de réforme ; c'est aux institutions internationales de leur donner les moyens de
ce choix.
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> Une réforme économique ne peut être profonde et durable que si elle s'appuie sur une
transformation politique et sociale. Toute transformation économique doit s'inscrire dans
un « changement systémique ». Les choix effectués doivent faire l'objet d'un débat au sein
des pays et être portés par un consensus social.
Pour promouvoir ce type de réforme, une action collective mondiale est nécessaire. Les insti-
tutions internationales restent plus que jamais nécessaires, mais doivent être profondément
réformées. L'idéologie du libre marché doit être abandonnée au profit d'une conception plus
réaliste et pragmatique admettant que les marchés sont imparfaits et que l'intervention de l'Etat
est nécessaire. Le domaine d'action du FMI doit être restreint à sa fonction de stabilisation et
de soutien de la demande. L'OMC doit être réformé pour rééquilibrer les négociations com-
merciales. Toutes les institutions internationales doivent évoluer vers plus de transparence,
plus d'ouverture. L'aide au développement doit être amplifiée et assise sur des fondements
plus permanents, moins dépendants des aléas politiques. L'annulation de la dette doit être
poursuivie en y incluant des pays moins pauvres (Indonésie par exemple). Le système de gou-
vernance mondial doit être profondément modifié afin que les pays pauvres puissent y prendre
la parole et y jouer un rôle actif. Partout, le développement de la démocratie doit être encoura-
gé.
Voilà, en un résumé très succinct et forcément réducteur, la réflexion que propose J. Stiglitz.
On ne peut qu'être frappé du bon sens qui imprègne ce livre, mais aussi du courage que cela
représente, et des perspectives qui sont ouvertes... Des prémisses de cette troisième voie à
laquelle beaucoup d'entre nous aspirent aujourd'hui ? Vous l'aurez compris, nous vous encou-
rageons vivement à lire ce livre, mais aussi les autres écrits de Stiglitz sur l'imperfection des
marchés notamment...
CONTRIBUTION - 04 juillet 2002
Loic SADOULET
Ci joint (en anglais, désolé !), la réponse de Ken Rogoff, "chief economist" du FMI, au bou-
quin de Stiglitz.
J'aimerais bien savoir ce que Stiglitz a répondu !
Introductory remarks to debate with Joseph Stiglitz on “Globalization and its Discontents,” by
Kenneth Rogoff, Economic Counselor and Director of Research, International Monetary
Fund, June 28, 2002. (v. June 28 10:00 am)
Joe, like you, I came to my position here from the cloisters of a tenured position at a top-
ranking American University. Like you, I came because I care. Unlike you, I am humbled by
the Bank and Fund Staff I meet each day. I meet people who are deeply committed to bringing
growth to the developing world and to alleviating poverty. I meet superb professionals who
regularly work 80 hour weeks, who endure long separations from their families. Fund Staff
have been shot at in Bosnia, slaved for weeks without heat in the brutal Tajikistan winter, and
have contracted deadly tropical diseases in Africa. These people are bright, energetic, and
imaginative. Their dedication humbles me, but in your speeches, in your book, you feel free to
carelessly slander them. Joe, you may not remember this, but in the late 1980s, I once enjoyed
the privilege of being in the office next to yours for a semester. We young economists all
looked up to you in awe. One of my favorite stories from that era is a lunch with you and Carl
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