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Chapitre VII
Le pêcheur, « ami de toutes les nations 1 » ?
L’impact de la guerre sur l’activité des gens de mer est la plupart du
temps désastreux. Victimes des déprédations des corsaires ou des marines
de guerre, sujets au recrutement des classes ou de la presse, les pêcheurs
constituent une proportion non négligeable des prisonniers de guerre dans
les deux États 2. Sur un strict plan comptable, les pertes sont considérables,
et certains ports, touchés par ces confl its à répétition, abandonnent même la
pêche au e siècle 3. Tout en gardant à l’esprit ces observations liminaires,
il faut néanmoins se garder de reproduire le discours des pêcheurs sur eux-
mêmes : ceux-ci ne sont pas toujours passifs face aux événements. Comme
on l’a vu précédemment, en temps de paix ils jouent avec les limites juridi-
ques défi nies par les États. En temps de guerre, conservent-ils une marge de
manœuvre par rapport aux enjeux géopolitiques ? Parviennent-ils à poursui-
vre leur activité, ou bien en changent-ils, à la manière des corsaires qui
pratiquent en même temps la contrebande ? Quelles sont les répercussions
politiques de la guerre maritime sur les populations littorales ?
Les contacts entre les pêcheurs des deux rives de la Manche, si fréquents
en temps de paix, ne sont pas totalement interrompus par la guerre, et sont
loin d’être inamicaux. Ainsi, ces groupes parviennent souvent à infl uencer les
gouvernements et à faire adopter des trêves de pêche. L’aspect le plus original
de ces traités est d’être négociés directement entre les institutions municipa-
les ou les groupes d’intérêt français et anglais, court-circuitant la diplomatie
offi cielle. Le fonctionnement de cette diplomatie parallèle, à travers l’acti-
vation de réseaux informels consolidés en temps de paix, permet de voir,
en acte, comment les populations locales peuvent accéder aux instances
gouvernementales et aff ecter les processus de décision des États.
1. Vicomte de Bouville, mémoire envoyé aux lords de l’Amirauté [1761], NA, SP 42/42, f° 301.
2. C A., Dix mille marins…, op. cit., p. 161-206. Les ports de la Manche orientale et de la mer
du Nord, qui pêchent le hareng, sont les plus aff ectés par les prises : ibid., cartes 13 et 14, n. p.
3. À Dieppe, d’après un mémoire des échevins et habitants de la ville, 80 à 90 bateaux pêchaient le
hareng et le maquereau salé en avril 1744 ; il n’en reste plus que 40 à 50 quatre années plus tard. La
ville a perdu « trois mil matelots, la plupart morts dans les navires de guerre, en course et dans les
prisons d’Angleterre » : AN, Marine C5 60, f° 454 v°.
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Poursuivi pendant chacun des confl its du e siècle, ce dialogue
transmanche entre des acteurs locaux dont les intérêts économiques ne
coïncident pas toujours avec les choix géostratégiques des États permet
alors de réinterpréter les confl its de pêche du temps de paix. À travers
la confrontation entre les discours sur les pêcheurs et leurs pratiques, on
peut s’interroger sur l’extension à la Manche du modèle dessiné par Peter
Sahlins pour les Pyrénées. Cet historien a en eff et montré que les querelles
communales entre Cerdans français et espagnols, de part et d’autre de la
zone-frontière, qui portent sur des questions agricoles ou pastorales, sont
peu à peu interprétées en termes nationaux, ce qui contribue à ancrer l’idée
nationale chez les acteurs locaux 4. Retournons le problème : si les rapports
entre les communautés de pêcheurs françaises et anglaises ne sont que
rarement exprimés en termes de rivalité nationale, cela remet-il en question
l’existence d’une frontière internationale ?
Les trêves pêcheresses
Les premières conventions de liberté de la pêche entre la France,
l’Angleterre et les Provinces-Unies datent de la fi n du Moyen Âge. Le
premier traité de ce type est signé en 1403, entre Henri IV d’Angleterre
et Charles VI de France, pour le hareng frais pêché dans les « Narrow
Seas 5 ». D’autres traités, adoptés pendant la guerre de Cent Ans, accordent
aux pêcheurs étrangers la liberté de venir sur les côtes britanniques
6. En
France, l’édit sur l’Amirauté, de février 1543, mentionne le statut d’excep-
tion dont bénéfi cient les pêcheurs en temps de guerre, dans le cadre de
« trêves pêcheresses » accordées aux « ennemis et à leurs sujets 7 », à qui l’on
délivre des sauf-conduits. On trouve souvent dans l’historiographie l’idée
que ces conventions ne sont plus négociées ensuite, en raison de l’hostilité
croissante entre la France et l’Angleterre et surtout parce que les marines
royales deviennent beaucoup plus puissantes, tandis que le phénomène de
la course prend une ampleur considérable à partir du e siècle. Le fait
que des groupes entiers puissent échapper à la logique de la rivalité entre
les États cadre mal avec le topos de la seconde guerre de Cent Ans. Ainsi,
A. R. Michell considère qu’à partir de la fi n du e siècle,
4. S P., Frontières…, op. cit., p. 170-174. Prenant l’exemple d’une région voisine, les Pyrénées
occidentales, W. Douglass montre au contraire la persistance de la coopération, notamment pasto-
rale, entre les communautés villageoises françaises et espagnoles, et ce, même en temps de guerre :
D W. A., « A western perspective on an eastern interpretation of where north meets south:
Pyrenean borderland cultures », W T. M. et D H. (éd.), Border Identities…, op. cit.,
p. 62-95.
5. F T. W., op. cit., p. 67.
6. Ibid., p. 72-75.
7. « Édit sur l’Amirauté, la juridiction de l’amiral, le guet de la mer, la course maritime, la manière de
traiter les prisonniers, etc. », février 1543, I, J et D, Recueil général des lois
françaises…, t. XII, Paris, Belin-Leprieur, 1828, art. 49 et 50, p. 867.
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« […] en dépit des requêtes émanant de ports de pêches anglais et conti-
nentaux, aucune trêve automatique ne fut jamais négociée, même si de
simples accords bilatéraux, comme entre Douvres et Calais durant les années
1690, n’étaient pas inconnus. Avec l’accroissement de la belligérance anglaise
ce système semble avoir totalement disparu à la fi n du e siècle 8 ».
L’eff acement de ces traités de la mémoire des juristes commence dès le
siècle des Lumières, comme chez le jurisconsulte Valin :
« Ces trêves pêcheresses, même pour la pêche journalière du poisson frais,
n’ont presque plus été pratiquées depuis la fi n du dernier siècle ; et cela par
l’infi délité de nos ennemis qui, abusant de la bonne foi avec laquelle la
France a toujours observé les traités, enlevaient habituellement nos pêcheurs
tandis que les leurs faisaient leur pêche en toute sûreté. L’injustice d’une
telle conduite obligea enfi n Louis XIV à renoncer à ces sortes de traités
toujours désavantageux aux Français 9. »
Plusieurs historiens ont pourtant rappelé que ces trêves ne cessent pas
d’être négociées en plein e siècle 10, mais elles n’ont jamais donné lieu à
une étude fouillée, sans doute parce qu’elles sont mal respectées et n’abou-
tissent pas toujours à un accord formel. Personne n’a tenté de mettre en
regard les sources anglaises et françaises sur la question, pourtant extrême-
ment riches. S’il est certain que la distance est grande entre l’esprit des lois
et leur application, il reste à comprendre pourquoi.
Les premières conventions : la guerre de Succession d’Espagne
Au e siècle, la première convention de liberté de la pêche au
« poisson frais » est conclue entre la France et les Provinces-Unies, en
septembre 1707. Par poisson frais, on entend à l’époque les huîtres, les
turbots, les soles, raies, mais parfois aussi le hareng et le maquereau. La
limitation de l’accord à ce type de produit sert d’abord de précaution contre
les pêcheurs qui voudraient rester en station trop longtemps sur les côtes :
contrairement au poisson salé, en eff et, le frais se gâte vite. En limitant
la durée du séjour des pêcheurs en mer, on diminue d’autant le danger
d’espionnage sur les côtes. Il s’agit aussi d’empêcher les harenguiers hollan-
dais de profi ter des conventions pour aller pêcher en Amérique du Nord,
8. M A. R., «  e European Fisheries in Early Modern History », R E. E. et W C. H.
(éd.), e Cambridge Economic History of Europe, vol. V. : e Economic Organisation of Early
Modern Europe, Cambridge, Cambridge UP, 1977, p. 182. Même erreur chez T. W. F, op. cit.,
p. 605.
9. V R. J., op. cit., t. II, liv. V, tit. I, p. 640. Florence Le Guellaff prend pour argent comptant cette
opinion : « Si la France applique ce généreux principe, il n’en est pas de même de l’Angleterre dont
les corsaires capturent les pêcheurs français. […] Face à cette absence de réciprocité, Louis XIV a
suspendu les trêves pêcheresses » : L G F., op. cit., p. 749-750.
10. D É., La pêche harenguière en France. Étude d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1941,
p. 136-137 ; C A., Dix mille marins…, op. cit., p. 180-182.
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ce qui suscite l’hostilité des armateurs français et anglais 11. Entre la France et
l’Angleterre, la première convention de ce type est conclue le 28 juin 1708.
Elle interdit à tous les bateaux, de guerre ou de commerce, « de courir sur
les bâtiments anglais qui pêcheront des harengs, maquereaux, huîtres, et
autres sortes de poissons frais depuis les Orcades jusqu’aux extremités de
l’Angleterre, les îles de Jerzey et de Grenezey comprises 12 ».
Pour être effi cace, un tel accord doit donc être étendu à l’ensemble
des puissances maritimes de la région, en particulier les ports fl amands
d’Ostende et Nieuport, nids de corsaires. Ostende, qui a reconnu pour
souverain Charles III d’Autriche
13, signe bientôt une convention, le
12 novembre 1708 14. En revanche, Nieuport reste soumis à la souverai-
neté de Philippe V d’Espagne, et certains corsaires de ce port refusent d’être
soumis aux accords franco-anglais :
« Je capitaine commandant la frégate L’Hannibal de Nieuport, certifi e
à tous capitaines de cette côte et autres à qui il appartiendra, que je ne
reconnais ni n’ai ordre de reconnaître l’accord fait entre les deux couronnes,
à l’égard des pêcheurs si tant est qu’il y en ait 15. »
Comme le montre cet exemple, le succès des accords diplomatiques
repose d’abord sur la collaboration des populations locales. Loin d’être
passives face à des décisions prises au plus haut niveau de l’État, elles jouent
un rôle direct dans les négociations durant tout le e siècle. En eff et, dans
la plupart des cas, les conventions prennent leur origine dans des accords
directement négociés entre les ports français et anglais. Dès février 1704,
la rumeur d’une trêve de pêche de la part de l’Angleterre circule ainsi à
Dieppe ; pour en savoir plus, le commissaire de la marine prend l’initiative
d’envoyer un bateau de pêche en Angleterre, dont le capitaine est chargé
d’aller rencontrer le maire de Rye ou d’Hastings. Arrivé dans ce dernier
port, James Capelain, le maître du bateau dieppois, s’entretient avec le
maire et les jurats pour savoir si la rumeur est fondée 16. Insistons sur l’ori-
ginalité de ce circuit de l’information : le pêcheur français ne va pas se
renseigner auprès du gouvernement français, mais dans une municipalité
11. Amendement à la convention du 17 août 1675, 11 septembre 1675, AN, Marine, B3 428, f° 304.
12. AMAE, CPA 226, f° 67 v°. Une décision similaire avait été prise côté anglais, dès le mois de mai,
par Josiah Burchett, secrétaire de l’Amirauté : « Traduction d’une déclaration du grand amiral
de la Grande Bretagne en faveur de la pêche », n. d., AMAE, CPA 226, f° 68 v°. On peut dater
cette convention de mai, car elle est annoncée à Dunkerque à la fi n de ce mois : Du Guay à
[ Pontchartrain], 26 mai 1708, ibid., f° 289.
13. Suite à la victoire alliée de Ramillies le 23 mai 1706, les armées du duc de Marlborough conquiè-
rent le Brabant et la Flandre. Ostende capitule en juillet 1706 : P J.-N., Histoire de la ville
d’Ostende et du port, Bruxelles, Hauman, 1843, p. 193-204.
14. « Liberté de la pêche dans toute l’étendue du Canal. Donné à Ostende le 12 novembre 1708 »
(imprimé), Service historique de la Marine, Vincennes, MS 0073, t. V, f° 161-163. Le texte manus-
crit se trouve aussi dans AN, Marine B3 155, f° 440 v° et dans Marine, B3 428, f° 298.
15. « Fait à bord de lad. frégate L’Hannibal en mer le 28 juin 1708. Signé Grinée », 28 juin 1708, AN,
Marine B3 155, f° 59.
16. Maire et jurats au duc de Nottingham, 2 mars 1704, NA, SP 34/3, f° 178.
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anglaise. Le traité fi nalement conclu en 1708 trouve son origine dans des
négociations conduites entre les ports de Folkestone et de Boulogne. Il est
« ensuite étendu à toutes les côtes des deux royaumes », comme l’indiquera
Mutinot, maire de Boulogne, en 1744 17.
En pratique, cet accord est mal respecté. L’absence de défi nition précise
de la catégorie de pêcheur laisse la porte ouverte à tous les abus. Les autori-
tés françaises se plaignent ainsi « d’une infi nité d’insultes et de pillages 18 »
de la part des corsaires anglo-normands et des navires de la Navy. Les corsai-
res français justifi ent leurs attaques en interprétant la convention à la lettre,
avançant que le traité ne protège ni les bateaux transportant des vivres ou
du matériel de pêche, ni ceux qui achètent du poisson à des pêcheurs pour
aller le vendre au marché. En juillet 1708, deux pêcheurs anglais de la
Tamise pétitionnent ainsi l’amirauté de Calais pour obtenir la main-levée de
leurs bateaux saisis par un corsaire calaisien, déplorant « les prétextes dont
l’armateur s’est servi pour les amener, qui est qu’ils sont acheteurs, et non
pêcheurs 19 ». D’autres corsaires affi rment que les pêcheurs anglais trans-
portent des passagers, ce qui fait d’eux des prises légitimes 20. Les corsaires
anglais sont quant à eux accusés d’imiter les bateaux de pêche pour tromper
et rançonner des navires marchands afi n de mieux « couvrir leurs malversa-
tions du prétexte de la liberté de la pêche 21 ».
Se plaignant du non-respect de la convention par les Français, l’amirauté
anglaise – et non Louis XIV, comme l’écrira Valin – suspend l’accord en
juillet 1710. En représailles, les corsaires français sont à nouveau autorisés
à courir sus aux bâtiments pêcheurs anglais
22. Cependant, l’ordonnance
de 1708 n’est pas formellement révoquée par la France, « parce que cette
démarche marquerait une rupture entière » et que l’on garde l’espoir de
revenir au statu quo 23. Au mois de juillet, les offi ciers de marine boulonnais
envoient un pêcheur de ce port à « Floston » ( Folkestone), pour renouer les
ls du dialogue interrompu 24. Comme précédemment, le maire anglais est
donc chargé d’expliquer la politique de son gouvernement. Une fois encore,
ce sont les communautés locales de pêcheurs qui jouent les intermédiaires :
« Deux des principaux marchands pêcheurs de Boulogne et de Dieppe 25 »
transmettent les propositions françaises en Angleterre.
17. Lettre à [ Maurepas], 10 avril 1744, AN, Marine B3 428, f° 270. Ce personnage a joué un rôle
central dans la convention de 1708, en utilisant ses réseaux anglais. Parmi ses interlocuteurs privi-
légiés, on trouve des notables de Douvres, les Minet : ibid. Voir chap.  et , infra.
18. Pontchartrain à l’Archevêque de Rouen, 13 août 1710, AN, Marine B2 222, f° 413.
19. Copie de la requête présentée à l’amirauté de Calais, 6 juillet 1708, AN, Marine B3 155, f° 557 v°.
20. Pontchartrain à Sunderland, chargé du département de la Marine, 30 juillet 1710, AN, Marine
B2 222, f° 231-233.
21. Pontchartrain à Dartmouth, successeur de Sunderland à la Marine, 27 août 1710, ibid., f°729.
22. Circulaire aux intendants, commissaires des classes et offi ciers d’amirauté, 30 juillet 1710, ibid.,
f° 203-204.
23. ? au comte de Toulouse, 30 juillet 1710, ibid., f° 250-251.
24. Pontchartrain à Dartmouth, 6 août 1710, ibid., f° 297.
25. Ibid., f° 298.
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