Le pêcheur, « ami de toutes les nations 1

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Chapitre VII
Le pêcheur, « ami de toutes les nations 1 » ?
L’impact de la guerre sur l’activité des gens de mer est la plupart du
temps désastreux. Victimes des déprédations des corsaires ou des marines
de guerre, sujets au recrutement des classes ou de la presse, les pêcheurs
constituent une proportion non négligeable des prisonniers de guerre dans
les deux États 2. Sur un strict plan comptable, les pertes sont considérables,
et certains ports, touchés par ces conflits à répétition, abandonnent même la
pêche au xviiie siècle 3. Tout en gardant à l’esprit ces observations liminaires,
il faut néanmoins se garder de reproduire le discours des pêcheurs sur euxmêmes : ceux-ci ne sont pas toujours passifs face aux événements. Comme
on l’a vu précédemment, en temps de paix ils jouent avec les limites juridiques définies par les États. En temps de guerre, conservent-ils une marge de
manœuvre par rapport aux enjeux géopolitiques ? Parviennent-ils à poursuivre leur activité, ou bien en changent-ils, à la manière des corsaires qui
pratiquent en même temps la contrebande ? Quelles sont les répercussions
politiques de la guerre maritime sur les populations littorales ?
Les contacts entre les pêcheurs des deux rives de la Manche, si fréquents
en temps de paix, ne sont pas totalement interrompus par la guerre, et sont
loin d’être inamicaux. Ainsi, ces groupes parviennent souvent à influencer les
gouvernements et à faire adopter des trêves de pêche. L’aspect le plus original
de ces traités est d’être négociés directement entre les institutions municipales ou les groupes d’intérêt français et anglais, court-circuitant la diplomatie
officielle. Le fonctionnement de cette diplomatie parallèle, à travers l’activation de réseaux informels consolidés en temps de paix, permet de voir,
en acte, comment les populations locales peuvent accéder aux instances
gouvernementales et affecter les processus de décision des États.
1. Vicomte de Bouville, mémoire envoyé aux lords de l’Amirauté [1761], NA, SP 42/42, f° 301.
2. Cabantous A., Dix mille marins…, op. cit., p. 161-206. Les ports de la Manche orientale et de la mer
du Nord, qui pêchent le hareng, sont les plus affectés par les prises : ibid., cartes 13 et 14, n. p.
3. À Dieppe, d’après un mémoire des échevins et habitants de la ville, 80 à 90 bateaux pêchaient le
hareng et le maquereau salé en avril 1744 ; il n’en reste plus que 40 à 50 quatre années plus tard. La
ville a perdu « trois mil matelots, la plupart morts dans les navires de guerre, en course et dans les
prisons d’Angleterre » : AN, Marine C5 60, f° 454 v°.
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Poursuivi pendant chacun des conflits du xviiie siècle, ce dialogue
transmanche entre des acteurs locaux dont les intérêts économiques ne
coïncident pas toujours avec les choix géostratégiques des États permet
alors de réinterpréter les conflits de pêche du temps de paix. À travers
la confrontation entre les discours sur les pêcheurs et leurs pratiques, on
peut s’interroger sur l’extension à la Manche du modèle dessiné par Peter
Sahlins pour les Pyrénées. Cet historien a en effet montré que les querelles
communales entre Cerdans français et espagnols, de part et d’autre de la
zone-frontière, qui portent sur des questions agricoles ou pastorales, sont
peu à peu interprétées en termes nationaux, ce qui contribue à ancrer l’idée
nationale chez les acteurs locaux 4. Retournons le problème : si les rapports
entre les communautés de pêcheurs françaises et anglaises ne sont que
rarement exprimés en termes de rivalité nationale, cela remet-il en question
l’existence d’une frontière internationale ?
Les trêves pêcheresses
Les premières conventions de liberté de la pêche entre la France,
l’Angleterre et les Provinces-Unies datent de la fin du Moyen Âge. Le
premier traité de ce type est signé en 1403, entre Henri IV d’Angleterre
et Charles VI de France, pour le hareng frais pêché dans les « Narrow
Seas 5 ». D’autres traités, adoptés pendant la guerre de Cent Ans, accordent
aux pêcheurs étrangers la liberté de venir sur les côtes britanniques 6. En
France, l’édit sur l’Amirauté, de février 1543, mentionne le statut d’exception dont bénéficient les pêcheurs en temps de guerre, dans le cadre de
« trêves pêcheresses » accordées aux « ennemis et à leurs sujets 7 », à qui l’on
délivre des sauf-conduits. On trouve souvent dans l’historiographie l’idée
que ces conventions ne sont plus négociées ensuite, en raison de l’hostilité
croissante entre la France et l’Angleterre et surtout parce que les marines
royales deviennent beaucoup plus puissantes, tandis que le phénomène de
la course prend une ampleur considérable à partir du xviie siècle. Le fait
que des groupes entiers puissent échapper à la logique de la rivalité entre
les États cadre mal avec le topos de la seconde guerre de Cent Ans. Ainsi,
A. R. Michell considère qu’à partir de la fin du xviie siècle,
4. Sahlins P., Frontières…, op. cit., p. 170-174. Prenant l’exemple d’une région voisine, les Pyrénées
occidentales, W. Douglass montre au contraire la persistance de la coopération, notamment pastorale, entre les communautés villageoises françaises et espagnoles, et ce, même en temps de guerre :
Douglass W. A., « A western perspective on an eastern interpretation of where north meets south:
Pyrenean borderland cultures », Wilson T. M. et Donnan H. (éd.), Border Identities…, op. cit.,
p. 62-95.
5. Fulton T. W., op. cit., p. 67.
6. Ibid., p. 72-75.
7. « Édit sur l’Amirauté, la juridiction de l’amiral, le guet de la mer, la course maritime, la manière de
traiter les prisonniers, etc. », février 1543, Isambert, Jourdan et Decrusy, Recueil général des lois
françaises…, t. XII, Paris, Belin-Leprieur, 1828, art. 49 et 50, p. 867.
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« […] en dépit des requêtes émanant de ports de pêches anglais et continentaux, aucune trêve automatique ne fut jamais négociée, même si de
simples accords bilatéraux, comme entre Douvres et Calais durant les années
1690, n’étaient pas inconnus. Avec l’accroissement de la belligérance anglaise
ce système semble avoir totalement disparu à la fin du xviie siècle 8 ».
L’effacement de ces traités de la mémoire des juristes commence dès le
siècle des Lumières, comme chez le jurisconsulte Valin :
« Ces trêves pêcheresses, même pour la pêche journalière du poisson frais,
n’ont presque plus été pratiquées depuis la fin du dernier siècle ; et cela par
l’infidélité de nos ennemis qui, abusant de la bonne foi avec laquelle la
France a toujours observé les traités, enlevaient habituellement nos pêcheurs
tandis que les leurs faisaient leur pêche en toute sûreté. L’injustice d’une
telle conduite obligea enfin Louis XIV à renoncer à ces sortes de traités
toujours désavantageux aux Français 9. »
Plusieurs historiens ont pourtant rappelé que ces trêves ne cessent pas
d’être négociées en plein xviiie siècle 10, mais elles n’ont jamais donné lieu à
une étude fouillée, sans doute parce qu’elles sont mal respectées et n’aboutissent pas toujours à un accord formel. Personne n’a tenté de mettre en
regard les sources anglaises et françaises sur la question, pourtant extrêmement riches. S’il est certain que la distance est grande entre l’esprit des lois
et leur application, il reste à comprendre pourquoi.
Les premières conventions : la guerre de Succession d’Espagne
Au xviiie siècle, la première convention de liberté de la pêche au
« poisson frais » est conclue entre la France et les Provinces-Unies, en
septembre 1707. Par poisson frais, on entend à l’époque les huîtres, les
turbots, les soles, raies, mais parfois aussi le hareng et le maquereau. La
limitation de l’accord à ce type de produit sert d’abord de précaution contre
les pêcheurs qui voudraient rester en station trop longtemps sur les côtes :
contrairement au poisson salé, en effet, le frais se gâte vite. En limitant
la durée du séjour des pêcheurs en mer, on diminue d’autant le danger
d’espionnage sur les côtes. Il s’agit aussi d’empêcher les harenguiers hollandais de profiter des conventions pour aller pêcher en Amérique du Nord,
8. Michell A. R., « The European Fisheries in Early Modern History », Rich E. E. et Wilson C. H.
(éd.), The Cambridge Economic History of Europe, vol. V. : The Economic Organisation of Early
Modern Europe, Cambridge, Cambridge UP, 1977, p. 182. Même erreur chez T. W. Fulton, op. cit.,
p. 605.
9. Valin R. J., op. cit., t. II, liv. V, tit. I, p. 640. Florence Le Guellaff prend pour argent comptant cette
opinion : « Si la France applique ce généreux principe, il n’en est pas de même de l’Angleterre dont
les corsaires capturent les pêcheurs français. […] Face à cette absence de réciprocité, Louis XIV a
suspendu les trêves pêcheresses » : Le Guellaff F., op. cit., p. 749-750.
10. Dardel É., La pêche harenguière en France. Étude d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1941,
p. 136-137 ; Cabantous A., Dix mille marins…, op. cit., p. 180-182.
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ce qui suscite l’hostilité des armateurs français et anglais 11. Entre la France et
l’Angleterre, la première convention de ce type est conclue le 28 juin 1708.
Elle interdit à tous les bateaux, de guerre ou de commerce, « de courir sur
les bâtiments anglais qui pêcheront des harengs, maquereaux, huîtres, et
autres sortes de poissons frais depuis les Orcades jusqu’aux extremités de
l’Angleterre, les îles de Jerzey et de Grenezey comprises 12 ».
Pour être efficace, un tel accord doit donc être étendu à l’ensemble
des puissances maritimes de la région, en particulier les ports flamands
d’Ostende et Nieuport, nids de corsaires. Ostende, qui a reconnu pour
souverain Charles III d’Autriche 13, signe bientôt une convention, le
12 novembre 1708 14. En revanche, Nieuport reste soumis à la souveraineté de Philippe V d’Espagne, et certains corsaires de ce port refusent d’être
soumis aux accords franco-anglais :
« Je capitaine commandant la frégate L’Hannibal de Nieuport, certifie
à tous capitaines de cette côte et autres à qui il appartiendra, que je ne
reconnais ni n’ai ordre de reconnaître l’accord fait entre les deux couronnes,
à l’égard des pêcheurs si tant est qu’il y en ait 15. »
Comme le montre cet exemple, le succès des accords diplomatiques
repose d’abord sur la collaboration des populations locales. Loin d’être
passives face à des décisions prises au plus haut niveau de l’État, elles jouent
un rôle direct dans les négociations durant tout le xviiie siècle. En effet, dans
la plupart des cas, les conventions prennent leur origine dans des accords
directement négociés entre les ports français et anglais. Dès février 1704,
la rumeur d’une trêve de pêche de la part de l’Angleterre circule ainsi à
Dieppe ; pour en savoir plus, le commissaire de la marine prend l’initiative
d’envoyer un bateau de pêche en Angleterre, dont le capitaine est chargé
d’aller rencontrer le maire de Rye ou d’Hastings. Arrivé dans ce dernier
port, James Capelain, le maître du bateau dieppois, s’entretient avec le
maire et les jurats pour savoir si la rumeur est fondée 16. Insistons sur l’originalité de ce circuit de l’information : le pêcheur français ne va pas se
renseigner auprès du gouvernement français, mais dans une municipalité
11. Amendement à la convention du 17 août 1675, 11 septembre 1675, AN, Marine, B3 428, f° 304.
12. AMAE, CPA 226, f° 67 v°. Une décision similaire avait été prise côté anglais, dès le mois de mai,
par Josiah Burchett, secrétaire de l’Amirauté : « Traduction d’une déclaration du grand amiral
de la Grande Bretagne en faveur de la pêche », n. d., AMAE, CPA 226, f° 68 v°. On peut dater
cette convention de mai, car elle est annoncée à Dunkerque à la fin de ce mois : Du Guay à
[Pontchartrain], 26 mai 1708, ibid., f° 289.
13. Suite à la victoire alliée de Ramillies le 23 mai 1706, les armées du duc de Marlborough conquièrent le Brabant et la Flandre. Ostende capitule en juillet 1706 : Pasquini J.-N., Histoire de la ville
d’Ostende et du port, Bruxelles, Hauman, 1843, p. 193-204.
14. « Liberté de la pêche dans toute l’étendue du Canal. Donné à Ostende le 12 novembre 1708 »
(imprimé), Service historique de la Marine, Vincennes, MS 0073, t. V, f° 161-163. Le texte manuscrit se trouve aussi dans AN, Marine B3 155, f° 440 v° et dans Marine, B3 428, f° 298.
15. « Fait à bord de lad. frégate L’Hannibal en mer le 28 juin 1708. Signé Grinée », 28 juin 1708, AN,
Marine B3 155, f° 59.
16. Maire et jurats au duc de Nottingham, 2 mars 1704, NA, SP 34/3, f° 178.
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anglaise. Le traité finalement conclu en 1708 trouve son origine dans des
négociations conduites entre les ports de Folkestone et de Boulogne. Il est
« ensuite étendu à toutes les côtes des deux royaumes », comme l’indiquera
Mutinot, maire de Boulogne, en 1744 17.
En pratique, cet accord est mal respecté. L’absence de définition précise
de la catégorie de pêcheur laisse la porte ouverte à tous les abus. Les autorités françaises se plaignent ainsi « d’une infinité d’insultes et de pillages 18 »
de la part des corsaires anglo-normands et des navires de la Navy. Les corsaires français justifient leurs attaques en interprétant la convention à la lettre,
avançant que le traité ne protège ni les bateaux transportant des vivres ou
du matériel de pêche, ni ceux qui achètent du poisson à des pêcheurs pour
aller le vendre au marché. En juillet 1708, deux pêcheurs anglais de la
Tamise pétitionnent ainsi l’amirauté de Calais pour obtenir la main-levée de
leurs bateaux saisis par un corsaire calaisien, déplorant « les prétextes dont
l’armateur s’est servi pour les amener, qui est qu’ils sont acheteurs, et non
pêcheurs 19 ». D’autres corsaires affirment que les pêcheurs anglais transportent des passagers, ce qui fait d’eux des prises légitimes 20. Les corsaires
anglais sont quant à eux accusés d’imiter les bateaux de pêche pour tromper
et rançonner des navires marchands afin de mieux « couvrir leurs malversations du prétexte de la liberté de la pêche 21 ».
Se plaignant du non-respect de la convention par les Français, l’amirauté
anglaise – et non Louis XIV, comme l’écrira Valin – suspend l’accord en
juillet 1710. En représailles, les corsaires français sont à nouveau autorisés
à courir sus aux bâtiments pêcheurs anglais 22. Cependant, l’ordonnance
de 1708 n’est pas formellement révoquée par la France, « parce que cette
démarche marquerait une rupture entière » et que l’on garde l’espoir de
revenir au statu quo 23. Au mois de juillet, les officiers de marine boulonnais
envoient un pêcheur de ce port à « Floston » (Folkestone), pour renouer les
fils du dialogue interrompu 24. Comme précédemment, le maire anglais est
donc chargé d’expliquer la politique de son gouvernement. Une fois encore,
ce sont les communautés locales de pêcheurs qui jouent les intermédiaires :
« Deux des principaux marchands pêcheurs de Boulogne et de Dieppe 25 »
transmettent les propositions françaises en Angleterre.
17. Lettre à [Maurepas], 10 avril 1744, AN, Marine B3 428, f° 270. Ce personnage a joué un rôle
central dans la convention de 1708, en utilisant ses réseaux anglais. Parmi ses interlocuteurs privilégiés, on trouve des notables de Douvres, les Minet : ibid. Voir chap. ix et x, infra.
18. Pontchartrain à l’Archevêque de Rouen, 13 août 1710, AN, Marine B2 222, f° 413.
19. Copie de la requête présentée à l’amirauté de Calais, 6 juillet 1708, AN, Marine B3 155, f° 557 v°.
20. Pontchartrain à Sunderland, chargé du département de la Marine, 30 juillet 1710, AN, Marine
B2 222, f° 231-233.
21. Pontchartrain à Dartmouth, successeur de Sunderland à la Marine, 27 août 1710, ibid., f°729.
22. Circulaire aux intendants, commissaires des classes et officiers d’amirauté, 30 juillet 1710, ibid.,
f° 203-204.
23. ? au comte de Toulouse, 30 juillet 1710, ibid., f° 250-251.
24. Pontchartrain à Dartmouth, 6 août 1710, ibid., f° 297.
25. Ibid., f° 298.
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La convention est remise en vigueur en septembre 1710 26, jusqu’à la
fin de la guerre. Son bilan est contrasté. Ces trêves ne concernent que les
pêcheurs, et ne proposent pas de sanctions pour les contrevenants. L’accord
est donc régulièrement violé. La protection accordée aux pêcheurs est ainsi
mise à profit par les corsaires, qui naviguent dans des barques de pêche afin de
piller les côtes en toute impunité 27. Un certain Grelasche, maître de barque
de Saint-Valéry-sur-Somme, arme par exemple un petit bateau pêcheur en
course, s’attirant les foudres du lieutenant général des côtes de Picardie :
« C’est un ivrogne qui ne s’attache qu’à piller indifféremment les
bâtiments et pêcheurs neutres, amis, alliés ou ennemis et qui vient de se
laisser prendre deux fois de suite par les Anglais avec de pareils bâtiments.
J’ai cru voyant le rétablissement de la liberté de la pêche, ne devoir pas
permettre aud. Grelasche de faire équipage 28. »
Les pêcheurs anglo-normands détournent la neutralité pour pratiquer la
contrebande avec la côte normande, tandis que des contrebandiers empruntent des congés de pêche 29. C’est le cas de ce « prétendu bateau pêcheur de
l’île d’Origny », transportant « des bas de laine et de soie et des camisolles »
sur la côte du Cotentin 30. Bien que les pêcheurs se plaignent régulièrement
d’être attaqués par les corsaires ennemis, le rapport n’est pas toujours d’hostilité, comme en témoigne une circulaire envoyée aux commissaires de la
marine le 22 juillet 1711 :
« Le Roi est informé que les corsaires de Gerzé et de Grenezé entretiennent des intelligences sur les côtes de Bretagne et même avec les maîtres
des bateaux pêcheurs et qu’on leur fournit des vivres et raffraichissements
dont ils ont besoin pour continuer leur course 31. »
Les gouvernements sont bien en peine de sanctionner ces abus, qui
supposeraient une collaboration plus approfondie. C’est pourquoi le
duc de Pontchartrain suggère, en octobre 1710, de punir les maîtres qui
font « la course comme corsaires en pêcheurs 32 » pour faire respecter la
convention. Cette volonté d’enfermer les gens de mer dans des catégories
socio-économiques étanches est vouée à l’échec. La pédagogie n’est pas
plus efficace et la proposition du secrétaire d’État de la marine, deux mois
26. Pontchartrain à Dartmouth, 4 septembre 1710, AN, Marine B2 222, f° 786-788. La convention n’est
rétablie que le 26 septembre, d’après une circulaire du 10 septembre 1710, ibid., f° 788-789.
27. Pontchartrain à Dartmouth, 27 août 1710, ibid., f° 729.
28. Lettre de La Haye d’Anglemont, lieutenant général des côtes de Picardie, 14 septembre 1710, AN,
Marine B3 178, f° 470-471.
29. On observe exactement les mêmes pratiques entre les ports hollandais et français : lettre de l’amirauté
de Dunkerque au procureur du roi, 11 mai 1712, AN, Marine B2 230, f° 287 ; plaintes d’officiers
de l’amirauté zélandais, 22 juin 1712, ibid., f° 551.
30. [Pontchartrain] aux officiers de l’amirauté de Portbail, 26 août 1711, AN, Marine B2 228, f° 307.
La même affaire est évoquée dans NA, SP 78/155, f° 186.
31. Circulaire aux commissaires de la marine, Fontainebleau, 22 juillet 1711, AN, Marine B2 228,
f° 104.
32. Pontchartrain à Dartmouth, 24 octobre 1710, NA, SP 78/155, f° 60.
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plus tard, atteste de la difficulté pour les administrateurs à penser la pluriactivité des gens de mer : « Il serait nécessaire d’expliquer aux pêcheurs qu’ils
ne pourront transporter aucuns passagers, ni embarquer de marchandises,
puisque la Convention n’a été faite uniquement que pour faciliter la pêche
du poisson frais 33. »
Des négociations de peu d’impact
(guerre de Succession d’Autriche – guerre de Sept Ans)
Les pratiques de négociation directes entre les ports se perpétuent en
temps de paix. Les disputes qui se multiplient dans les années 1730 entre
pêcheurs français et anglais, lorsque les tensions entre les deux États se
ravivent après plus d’une décennie de relations cordiales, sont toujours
tranchées de la même manière. En mai 1739 par exemple, un pêcheur de
Dieppe, qui s’est fait dérober ses filets par un Anglais à une lieue au large
de Douvres, se rend « à Douvres pour y porter ses plaintes au Sr. Maynet
[Minet] négociant anglais, entendant le français, qu’il dit être maire de cette
ville ou en faire les fonctions 34 ». C’est seulement ensuite qu’il s’adresse
à l’officier du roi à Dieppe. Dans ces situations, les pêcheurs français se
réfèrent encore aux conventions de 1708 35.
Une fois les hostilités ouvertes, à partir de 1744, des pêcheurs sont faits
prisonniers de guerre de part et d’autre. Certains pêcheurs français tentent
alors de remettre en vigueur ce qu’on appelle le « traité de pêche » de la
guerre précédente. De nombreuses pétitions sont envoyées à cet effet au
comte de Maurepas, secrétaire d’État de la marine, par les maires et échevins
et les chambres de commerce de divers ports français, tels Calais, Dieppe
et Dunkerque. Les réponses du ministre à ces institutions locales montrent
qu’au sommet de l’État, la décision de déléguer la négociation aux communautés intéressées par la pêche s’explique par l’ignorance :
« J’apprécie M. la lettre que vous m’avez écrite le 16 de ce mois au
sujet de la convention qui a eu lieu dans les précédentes guerres contre
l’Angleterre […]. J’ignore quelles sont les démarches qui ont été faites à
cet égard, et j’ai déjà demandé des éclaircissements sur cela dans plusieurs
ports, où les négociants m’ont fait de pareilles représentations. Je vous serai
obligé de me faire part de ceux que vous pourrez me donner à ce sujet,
et je consentirai volontiers que les négociants de Dunkerque écrivent en
conséquence en Angleterre 36. »
33. Pontchartrain à Dartmouth, 17 décembre 1710, ibid., f° 76. Les occupations varient selon les
saisons et les besoins, et la césure entre marin et paysan n’est pas toujours valable. Outre les travaux
d’Alain Cabantous déjà cités, voir Cérino C. et al. (dir.), Entre terre et mer. Sociétés littorales et
pluriactivités (XVe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2004.
34. Rapport de Hervé, commissaire des classes à Dieppe, à [Maurepas], 21 juin 1739, AN, Marine
B3 390, f° 372.
35. Rapport de Hervé, 16 juillet 1739, ibid., f° 374 v°.
36. Lettre aux officiers de l’amirauté de Dieppe, 22 avril 1744, AN, Marine B2 322, f°47.
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La chambre de commerce de Dunkerque est également chargée de
négocier avec les magistrats d’Ostende 37. Comme durant la guerre précédente, Mutinot, maire de Boulogne, entame des pourparlers avec ses
homologues anglais, ayant obtenu l’autorisation du ministre de mettre à
profit ses « relations particulières à Douvres 38. » Les négociations échouent
rapidement côté anglais, comme le rapporte Mutinot en mai 1744 : « On a
fini par me dire que [la liberté de la pêche du poisson frais] n’aura point lieu
et qu’on y fera point d’attention venant de la part d’une communauté qu’il
faudrait que la Cour de France témoignât la désirer 39. » Il est difficile d’interpréter cette demande anglaise d’engager une discussion officielle comme
une modification du modèle de négociation existant. En effet, le refus de
conclure la trêve n’est pas transmis au gouvernement français, mais au maire
de Boulogne. La décision anglaise semble en fait motivée par une enquête
menée par le gouvernement dans les ports de pêche d’Albion, pour avoir « le
sentiment des villes où ces pêches se font 40 ». Ce rôle accordé à l’opinion
publique fait l’originalité des pratiques de négociation anglaises. En effet, en
Angleterre, la politique commerciale du royaume est débattue bien au-delà
des murs du Parlement 41. Pendant la guerre de Succession d’Autriche, une
campagne de presse se déclenche contre la politique étrangère menée par
Lord Carteret, et la propagande xénophobe qui se développe alors dans les
journaux est dirigée contre la France, après la tentative d’invasion de févriermars 1744 42. Dans ce contexte, encore aggravé par la victoire française de
Fontenoy le 11 mai 1745, et le débarquement du Pretender Stuart en Écosse
à l’été 1745, on comprend mieux pourquoi le gouvernement n’est guère
favorable à la signature d’une convention de pêche avec la France.
Il faut attendre la fin de la guerre, en mai 1748, pour que Londres donne
enfin l’ordre de ne plus attaquer les pêcheurs français 43. La convention
conclue entre la France et les États généraux en 1747, l’est aussi trop tardivement pour réellement remédier au marasme des ports de la Manche 44.
Pendant la guerre de Sept Ans, le même schéma se reproduit. En 1757,
37. Lettre à la chambre de commerce de Dunkerque, 22 mai 1744, ibid., f° 148 v°.
38. Lettre de Maurepas à Mutinot, 15 avril 1744 : ibid., f° 116. Mutinot avait envoyé sa requête à
Maurepas le 10 avril 1744 : AN, Marine B3 428, f° 270.
39. Mutinot à Maurepas, 23 mai 1744, ibid., f° 274.
40. Même au même, 22 juin 1744, ibid., f° 276.
41. Sur l’importance du commerce, notamment impérial, dans les débats sur la nation en GrandeBretagne, voir Colley L., Britons…, op. cit., p. 59-107.
42. Harris B., A patriot press: national politics and the London press in the 1740s, Oxford, Clarendon
Press, 1993, p. 163-166 ; Wilson K., The Sense…, op. cit., p. 168 sq. En Grande-Bretagne, les
années 1740 sont une période d’hésitations quant à la politique maritime et de questionnements
sur la puissance : voir Wilson K., « Empire, Trade and Popular Politics in Mid-Hanoverian Britain:
The Case of Admiral Vernon », P&P, n° 121, novembre 1988, p. 74-109.
43. Lettre à Maurepas de Le Prévost-Tournion, commis principal aux classes à Boulogne, 20 mai 1748 :
AN, Marine B3 463, f° 297 v°.
44. Cabantous A., « Le hareng… », op. cit., p. 51.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
Moras, secrétaire d’État de la marine 45, ordonne à Michel Bégon, intendant
de la marine à Dunkerque, d’entrer en négociation avec les commissaires
anglais chargés des échanges des prisonniers de guerre. Une nouvelle fois,
la demande se heurte au refus des lords de l’Amirauté, arguant des attaques
répétées des corsaires français contre les pêcheurs anglais 46. Le constat dressé
par Berryer, successeur de Moras, en août 1760, est désabusé :
« Il a été fait au commencement de cette guerre et dans le cours de la
précédente plusieurs propositions au gouvernement d’Angleterre pour
parvenir à établir la liberté réciproque de la pêche du poisson frais sur
les côtes. […] Quelque incommodité et quelque tort que ce manque de
capitulation cause aux habitants des côtes maritimes, il ne dépend point du
ministère d’y remédier ; ce serait se compromettre que de risquer de nouvelles tentatives après l’expérience réitérée que l’on a du peu de disposition des
Anglais à y acquiescer 47. »
Dans cette première période allant de la guerre de Succession d’Espagne
à la guerre de Sept Ans, il faut nuancer l’influence des initiatives prises par
les communautés locales sur les décisions prises au niveau central. En un
sens, on pourrait même considérer que les interventions des populations
locales n’ont de chance de succès que si elles confirment des options déjà
choisies par les gouvernements. En somme, s’il est important de ne pas
penser les processus politiques seulement selon un schéma d’imposition
étatique verticale, le mouvement du bas vers le haut ne doit pas non plus
être exagéré. À partir de la guerre d’Indépendance américaine, les méthodes
de négociation se modifient et affectent à leur tour l’équilibre de la balance
entre les gouvernements et les acteurs locaux.
La consolidation des liens transmanche :
la guerre d’Indépendance américaine
À la suite du déclenchement du conflit américain, les communautés
portuaires se rencontrent et négocient en direct, et non plus par l’échange de
missives. Des négociateurs extra-gouvernementaux sont donc envoyés dans un
pays ennemi, en temps de guerre, pour y mener des entretiens informels.
Dans la Manche, les hostilités s’ouvrent en juin 1778 et les prises de
pêcheurs se multiplient rapidement. Au mois de novembre, les armateurs
d’un corsaire de Dunkerque, La Thérèse, décident de relâcher le capitaine
d’un bateau pêcheur de Harwich, le Owners, qu’ils ont pris en otage.
45. Secrétaire d’État à la marine du 10 février 1757 au 27 mai 1758, Moras succède à Machault
d’Arnouville.
46. [Bégon], « Mémoire concernant la neutralité… », NA, ADM97/107, f° 37-38. Michel Bégon est le
dernier représentant d’une dynastie de serviteurs de l’État qui remonte au xvie siècle. Voir Bézard Y.,
Fonctionnaires maritimes et coloniaux sous Louis XIV : les Bégon, Paris, Albin Michel, 1932, p. 326.
47. Berryer (secrétaire d’État à la marine de 1758 à 1761) au duc d’Harcourt, Versailles, 30 août 1760,
Hippeau C., op. cit., vol. IX, 1869, p. 186-187.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
Cette marque de bonne volonté porte ses fruits en Angleterre : les armateurs
du pêcheur anglais proposent alors à leurs homologues français de négocier
une convention de pêche. À partir de ce moment, la correspondance
échangée pendant plusieurs années entre les ports anglais et français est
abondante 48. D’emblée, la proposition anglaise suggère la démarche qui sera
adoptée par la suite, un lobbying poursuivi de chaque côté de la Manche
par les représentants des pêcheurs. Dès son arrivée en Angleterre, l’otage
français est mis en rapport avec John Robinson 49, député à la Chambre des
communes (MP) pour Harwich entre 1774 et 1802, alors à l’apogée de son
influence. Secrétaire du Trésor depuis 1770, ce proche de l’omnipotent Lord
North, est un patron très puissant, chargé d’organiser les clientèles gouvernementales lors des élections générales de 1774 50. Au xviiie siècle, le MP
est un relais important des communautés urbaines pour faire entendre leurs
revendications au niveau central du pouvoir, tandis que les groupes d’intérêt sont représentés tout à fait officiellement au Parlement 51. Le lobbying
passe par l’envoi de pétitions, mais aussi par des entretiens directs avec le
député 52. Les armateurs d’Harwich demandent aux Dunkerquois d’adopter
une tactique similaire en France, afin d’« obtenir des ordres de [leur] gouvernement de relâcher les autres otages pris des navires pêcheurs 53 » et susciter
la même mesure chez le gouvernement britannique. Pour tenter d’influer
sur la politique internationale, les armateurs français et anglais veulent faire
pression en même temps sur les deux gouvernements, en coordonnant les
actions et en présentant un front commun. La proposition anglaise est
relayée avec enthousiasme par la chambre de commerce de Dunkerque 54.
Une telle négociation entre les acteurs locaux sans intervention des gouvernements, ne s’entreprend toutefois pas à l’insu de ces derniers ; ce sont
même les autorités françaises qui délèguent aux institutions locales une part
de leur autorité, recommandant cette méthode aux chambres de commerce
48. Ces différentes lettres constituent un dossier d’une centaine de pages aux ADN : C4609. D’autres
documents sur la même affaire sont éparpillés dans ADN, C4624/1 et C4610 bis. Les registres de
la chambre de commerce de Dunkerque contiennent des documents identiques.
49. Traduction de la lettre anglaise du S. Elias Loveday d’Harwich aux susd. Armateurs, Harwich,
25 novembre 1778, ADN, C4609, n. f.
50. Lee S. (éd.), DNB, vol. 49, Londres, Smith, Eldes & Co, 1897, p. 26-28 ; Matthew H. C. G.
et Harrison B. (éd.), Oxford DNB, Oxford, Oxford UP, 2004, p. 366-368. Frederick North, dit
Lord North (1732-1792) est à l’époque à la fois premier ministre, chef du Treasury Board et leader
de la Chambre des communes.
51. Brewer J., The Sinews…, op. cit., p. 221-249.
52. Sur les interactions entre le Parlement et les localities, voir Innes J. et Rogers N., « Politics and
government 1700-1840 », Cambridge Urban History of Britain, vol. II : 1540-1840, Cambridge,
Cambridge UP, 2000, p. 529-574, et spécialement p. 551-565 ; Innes J., « The local acts of a
national parliament: parliament’s role in sanctioning local action in eighteenth-century Britain »,
PH, n° 17, 1998, p. 23-47.
53. « Traduction de la lettre anglaise du S. Elias Loveday d’Harwich aux susd. Armateurs », Harwich,
25 novembre 1778, ADN, C4609, pièce 3.
54. Chambre de commerce de Dunkerque à Sartine (copie), 4 décembre 1778, ibid., pièce 3.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
de Dieppe et Dunkerque : « Sa Majesté […] vous autorise à vous concerter
avec les pêcheurs anglais et à unir vos démarches aux leurs 55. »
Le modèle de la négociation est identique dans les deux pays, et se
décompose en quatre stades (voir graphique 2) : une demande venue des
populations locales est exprimée par les armateurs de pêche, qui s’adressent ensuite aux institutions urbaines. Celles-ci transmettent la demande
locale aux institutions intermédiaires qui jouent un rôle de relais, les parlementaires en Angleterre et les intendants en France. Enfin, l’information
parvient au pouvoir central. Notons que, malgré les échecs des négociations
menées pendant les précédents conflits, on retrouve les mêmes acteurs institutionnels locaux en France et en Angleterre : les circuits de la négociation
transmanche ne se modifient guère, illustrant la constance des liens entretenus entre les deux rives, malgré les aléas des guerres.
La chambre de commerce de Dunkerque entre simultanément en relation
avec la municipalité d’Harwich et avec Lemoyne, le maire de Dieppe. Ce
dernier écrit à son tour un mémoire suggérant d’« accorder à cette nation
la liberté de la pêche, sous condition de réciprocité, et permettre à la ville
de Dieppe de la solliciter auprès du ministère anglais 56 ». Spécialiste de la
question des pêches, Lemoyne a noué, dès avant la guerre, des contacts au
ministère de la Marine et au contrôle général des finances, présentant plusieurs
mémoires demandant l’abaissement des droits sur le poisson aux entrées de
Paris 57. Pendant la Révolution, il continuera à défendre les intérêts de sa
ville 58. La démarche qu’il propose – aller rencontrer les Anglais en personne –
inaugure une véritable diplomatie parallèle. La requête est acceptée.
Accompagné du négociant Gamba, représentant Dunkerque, le maire
de Dieppe s’embarque donc pour l’Angleterre début avril 1779, « pour
traiter ces objets à l’amiable avec les pêcheurs et armateurs anglais 59 ». Suite
à l’entrée en guerre, l’ambassadeur de France à Londres a été rappelé à
Paris et ne peut servir d’adjuvant à la cause des négociateurs. C’est donc
l’ambassadeur d’Espagne, encore en poste, qui est chargé de leur accorder sa protection et de servir d’intercesseur. Jusqu’à l’entrée en guerre de
Madrid en juin 1779, la plupart des lettres envoyées d’Angleterre à Sartine,
secrétaire d’État de la marine, passeront par la malle espagnole. Arrivés à
Douvres, les Français se mettent immédiatement en contact avec le sieur
Fector 60, de Fector et Minet, compagnie qui joue une nouvelle fois un rôle
dans la négociation, comme en 1708 et en 1744.
55. [Sartine] à la chambre de commerce de Dieppe, ADN, C4624/1, 13 février 1779, n. f.
56. Voir par exemple son mémoire de février 1779, ADN, C4609, pièce 30.
57. Idées préliminaires, et prospectus d’un ouvrage sur les pêches maritimes de France. Par M. Lemoyne,
maire de la ville de Dieppe, Paris, Imprimerie royale, 1777, p. 3-5.
58. Voir par exemple son Rapport sur le projet de canal de Dieppe à Paris, du citoyen Lemoyne, suivi de
l’avis du Conseil général… de la Seine-Inférieure, Rouen, Imprimerie. de L. Oursel, 1793.
59. Sartine à l’ambassadeur d’Espagne (copie), mars 1779, ADN, C4609, pièce 5.
60. Lemoyne et Gamba à Sartine (copie), 16 avril 1779, ibid., n. f.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
Graphique 2. Les circuits de la diplomatie parallèle
pendant la guerre d’Indépendance américaine
LA MANCHE
ANGLETERRE
FRANCE
Armateurs de pêche
Armateurs de pêche
Institutions locales (municipalités)
Institutions locales (municipalités
et chambres de commerce)
Harwich
Fector &
Minet
Loestof
Yarmouth, Barking, Harling, Rye,
Greenwich, Gravesend
Dunkerque
+
Dieppe
Calais, Boulogne
MPs
Intendants
Robinson
Townshend
Bamber Gascoigne
Calonne
Opinion
publique
Opinion
publique ?
presse,
pamphlets
Gouvernement
Gouvernement
Lord North
Amirauté
Secrétaire d'État Nothern Department
Secrétaire d'État Marine
Conseil des Prises
Acteurs informels
Institutions étatiques
Délégation anglaise
Délégation française
Ils partent ensuite pour Harwich, munis de lettres de recommandation
pour le maire et les principaux armateurs, pour assister en leur compagnie
à l’assemblée municipale. À cette occasion, il est décidé de fédérer plusieurs
ports de pêche :
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
« On a nommé deux députés qui se sont rendus avec nous le mercredi 7 de
ce mois, à Loestof [sic], ville maritime de la province de Suffolk, ils se sont
adressés aux principaux armateurs, deux d’entre eux sont venus à notre
auberge, mais avant de se déterminer ont voulu en conférer avec les armateurs
de Yarmouth, ville considérable et maritime de la province de Norfolk, où il
fut convenu que l’un d’eux se trouverait avec nous le lendemain 61. »
Le groupe d’intérêt s’étoffe donc peu à peu et les négociateurs français
sont invités à assister, en compagnie des députés d’Harwich et de Lowestoft,
à l’assemblée municipale de Yarmouth. Pour obtenir l’accord du maire de
cette dernière ville, d’abord réticent, les Français expliquent que « les pêches
n’ont aucune relation avec l’intérêt du gouvernement français et sont absolument étrangères aux objets qui divisent les deux Cours 62 ». Les négociateurs
vont constamment privilégier cette tactique argumentative, dissociant les
intérêts d’État et ceux des populations littorales. Une fois l’édile convaincu,
l’assemblée décide d’envoyer une délégation à Londres, conjointement avec
Harwich et Lowestoft, qui s’arrêtera sur le chemin à Barking pour renforcer
encore le groupe d’intérêt. Dans la capitale anglaise, ces députés doivent
solliciter l’appui des deux MPs dont disposent chacun des deux boroughs.
Harwich, traditionnellement acquis au gouvernement, a ainsi élu John
Robinson, mais aussi « le fils […] de Milord North 63 », George Augustus
North 64. Charles Townshend, député de Great Yarmouth de 1761 jusqu’à
1784, est quant à lui commissaire du Trésor dans l’administration de Lord
North et Lord de l’Amirauté 65. Le très haut rang de ces personnages dans
la chaîne du pouvoir ne garantit pas le succès des revendications de leurs
administrés. En effet, toute l’ambiguïté de la fonction de parlementaire est
d’être à la fois le représentant des intérêts privés et le défenseur de l’intérêt
général, selon la théorie de la virtual representation 66.
De par leur souci constant d’expliquer à Sartine les rouages administratifs
de la décision politique en Angleterre, les lettres de Gamba et Lemoyne livrent
un témoignage remarquable sur le fonctionnement du lobbying. À Londres,
les députés d’Harwich sont ainsi « renvoyés de bureau en bureau 67 ».
Les Anglais se rendent d’abord, seuls, « dans les bureaux de Lord North 68 »,
où on les informe que l’affaire regarde l’Amirauté. Accompagnés cette fois
des Français, ils rencontrent « un commissaire chargé du soin des matelots et
61. Ibid.
62. Ibid.
63. Ibid.
64. MP pour Harwich de 1778 à 1784 : Namier Sir L. et Brooke J., The History of Parliament. The
House of Commons 1754-1790, vol. 3, Londres, Secker & Warburg, 1985, p. 212. Ce personnage
ne semble avoir joué aucun rôle dans la négociation.
65. Notice dans Lee S., DNB, op. cit., vol. 57, 1899, p. 120.
66. Langford P., « “Property” and “virtual representation” in eighteenth-century England », HJ,
vol. XXXI, n° 1, mars 1988, p. 83-115.
67. Lemoyne et Gamba à Sartine (copie), 20 avril 1779, ADN, C4609, n. f.
68. Lettre à Sartine, 16 avril 1779, ADN, C4609, n. f.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
de l’échange des prisonniers 69 ». Échaudée par son manque d’enthousiasme,
la délégation franco-anglaise se rend ensuite auprès de John Robinson,
qui « nous a reçu avec des marques d’intérêt, mais il nous a dit que l’objet
de notre demande était du département de Milord Weymouth secrétaire
d’État 70 ». Ce dernier, nommé à la direction du Northern Department le
mois précédent, ne les reçoit pas, mais l’un des députés d’Harwich parvient
à s’entretenir avec son premier secrétaire, le Chevalier Portina 71. La visite
se poursuit chez Charles Townshend, qui leur affirme être favorable à la
convention et avoir défendu cette position auprès de Lord Weymouth et de
Lord Sandwich, premier Lord de l’Amirauté. Dans certaines lettres apparaît
la position ambiguë et contradictoire de Gamba et Lemoyne, représentant des groupes d’intérêt français sans pour autant parler au nom de leur
gouvernement : « Votre Grandeur sentira tout l’embarras où se trouvent des
négociateurs qui sont obligés de se tenir derrière le rideau 72. »
Pour finir, début mai 1779, l’Amirauté informe les députés d’Harwich
que le gouvernement a décidé de protéger les pêcheurs avec des croiseurs,
sans signer de convention. La décision suscite l’opposition des armateurs
anglais, ralliant de nouveaux ports de pêche à la cause commune, comme
Harling dans le Norfolk ou encore Rye dans le Sussex 73. La négociation
s’essouffle cependant, d’autant qu’au même moment, plusieurs pêcheurs
de Douvres et d’Harwich sont pris par des corsaires de Boulogne et Calais,
menaçant de réduire à néant tous leurs efforts. Lemoyne et Gamba décident
donc de franchir la Manche, et portent successivement leurs bons offices
à Calais, Dunkerque et Versailles 74. L’ordonnance publiée par Sartine
le 31 mai 1779, proclamant la décision de ne pas prendre les pêcheurs
anglais, n’est pas transmise directement au gouvernement anglais et suit
comme précédemment un circuit parallèle 75. Gamba réactive tous ses
réseaux transmanche, envoyant copie de la proclamation à Fector & Minet
à Douvres, à divers négociants d’Harwich, ou encore au maire d’Hastings,
à charge pour eux « d’en faire part à toutes les villes voisines, afin que les
corsaires et autres bâtiments anglais pussent agir réciproquement 76 ». La
proclamation française arrive ainsi sur le bureau de l’Amirauté par le canal
des armateurs de pêche anglais, qui assaillent de pétitions et de demandes
69. Ibid.
70. Mêmes au même (copie), 20 avril 1779, ibid., n. f.
71. Ibid.
72. Mêmes au même (copie), 27 avril 1779, ibid. pièce 8.
73. Mêmes au même (copie), 4 mai 1779, ibid., pièce 9.
74. Mêmes au même (copie), 11 mai 1779, ibid., pièce 9 ; Lemoyne rencontre à Versailles
M. de Grandbourg et M. de Montaran, membres du Conseil des Prises : copie de Lemoyne à Gamba,
28 mai 1779, ibid., pièce 11.
75. La décision est transmise au maréchal de Castries, Secrétaire d’État de la marine, le 5 juin 1779 :
Isambert, Jourdan et Decrusy, op. cit., t. XXVI, 1826, p. 92.
76. « Extrait de la correspondance de M. Gamba depuis son retour d’Angleterre… », n. d., inséré dans
Gamba à Sartine, 29 juillet 1779, ADN, C4609, pièce 16. Gamba résume ici les différentes lettres
qu’il a envoyées aux armateurs anglais entre le 9 juin et le 15 juillet.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
d’entretiens les parlementaires concernés 77. Mais le contexte militaire s’est
durci : la rumeur d’une descente franco-espagnole sur l’Angleterre, à l’été
1779, rend une nouvelle fois caducs les espoirs d’une trêve mutuelle pendant
dix-huit mois 78.
Cette diplomatie parallèle montre le maintien de relations étroites entre
les deux rives de la Manche, y compris lorsque les États ont cessé de dialoguer.
En 1785, Lemoyne rappelle son investissement personnel dans les négociations sur la liberté de la pêche pendant la guerre, affirmant « y avoir sacrifié
[son] état, [sa] fortune, et dix années d’étude et d’application continuelles ».
Heureusement, ajoute-t-il, « cette tranquillité est le présage presque assuré de
celle dont elles jouiront dans les guerres qui peuvent survenir 79 ».
La fin du statut d’exception ?
La Révolution française
Pendant la Révolution française, la liberté de circulation des pêcheurs
est fortement limitée. Sous l’Empire, sans doute comme jamais auparavant,
les activités des pêcheurs français sont perturbées par la guerre et le contrôle
de la Manche par la marine britannique. Les prises se multiplient, comme
en 1808, lorsque trente bateaux de pêche sont victimes d’attaques sur les
côtes normandes 80. Dans ce contexte, l’originalité du statut des pêcheurs
par rapport aux autres sujets s’estompe-t-elle ? Et comment s’adaptent les
groupes d’intérêt locaux ? En l’absence de recherches exhaustives sur ce
point, on se gardera de toute conclusion définitive.
Au début de la Révolution, on retrouve le même schéma que dans les
négociations antérieures. Malgré la déclaration de guerre entre la France
et l’Angleterre, des officiers municipaux de Calais négocient « indirectement auprès du commandant des Dunes 81 », c’est-à-dire le représentant
de l’Amirauté dans la zone des Dunes, au sud-est de l’Angleterre. Ensuite,
les édiles français demandent et obtiennent du Conseil exécutif l’autorisation de négocier officiellement avec les Anglais, auxquels ils soumettent
un projet de règlement qui interdit notamment aux pêcheurs d’armer en
course. Malgré son adoption, ce texte est mal respecté, plusieurs captures
de pêcheurs français ayant lieu en 1793 82. D’après Florence Le Guellaff, il y
a une continuité dans la politique des gouvernements français qui se succèdent de la Révolution à l’Empire, à l’opposé des atermoiements anglais sur
77. Ibid.
78. Traduction d’une lettre de Deane (Harwich) à Gamba, 19 juillet 1779, ADN, C4609, pièce 37.
79. « Origine de mon travail sur les pêches » [1785], AN, Marine C5 53, f° 177 v°.
80. Vautier S., « Contrôler le littoral. Administration et surveillance côtière dans le Calvados et la SeineInférieure de 1803 à 1815 », maîtrise université de Rouen (dir. : C. Mazauric), 1993, p. 123.
81. « Arrêté du Conseil exécutif, 10 mars 1793 », Nouveau Code des Prises, […] Par le Cen Lebeau, t. I,
Paris, Imprimerie de la République, an VII, p. 66.
82. Le Guellaff F., op. cit., n. 407, p. 750.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
la question 83. Tandis que la France respecterait scrupuleusement l’immunité
des pêcheurs, « sauf exception 84 », les Anglais seraient bien plus réticents.
Une telle opposition est peut-être excessive, le raisonnement étant fondé
exclusivement sur des sources françaises. Surtout, nous avons précédemment montré que la rupture d’une trêve n’indique pas toujours un choix
gouvernemental, puisque les autorités ne sont pas les seuls acteurs dans
cette affaire. Enfin, il est souvent difficile de savoir qui viole le premier ces
accords. Ainsi, le 27 thermidor an III (14 août 1795), les pêcheurs anglais
sont exemptés de la catégorie de prisonniers de guerre par un arrêté du
Comité de Salut public. La même loi justifie les prises précédentes opérées
contre eux par le droit de représailles 85. Deux ans plus tard, à Dunkerque,
quatre pêcheurs anglais sont pourtant jugés en tant que prisonniers de
guerre 86. Sous le Consulat et l’Empire, d’autres trêves de courte durée sont
négociées, comme en l’an VIII (1800) 87.
Il est clair que les positions officielles illustrent un désaccord sur le
traitement à réserver aux pêcheurs. Devant la révocation unilatérale par
l’Angleterre de la neutralité des pêcheurs, en janvier 1801, le représentant
français en Angleterre, Otto, se plaint d’un acte « contraire à tous les usages
des nations civilisées 88 ». Le gouvernement français refuse donc de « rendre
de misérables pêcheurs victimes de la prolongation des hostilités », annonce
« qu’il s’abstiendra de toute représaille [sic] », et ordonne même aux corsaires
de « laisser la pêche libre et sans atteinte 89 ». L’ordre est finalement annulé
dès le 3 mars 1801 90, et faute d’accord, la question est laissée de côté dans
le traité d’Amiens 91. En pratique, les deux gouvernements accroissent leur
surveillance des pêcheurs, qui sont plus que jamais impliqués dans la logique
de guerre. En France, dès le 10 mars 1793, le Conseil exécutif adopte un
règlement pour les bateaux pêcheurs français, qui les oblige à être munis
d’un certificat numéroté, délivré par les commissaires de marine. De plus,
le nom du bateau doit être peint sur ses flancs. Enfin et surtout, les bateaux
ne doivent pas s’éloigner « de plus de trois lieues des côtes de France 92 ».
Certains règlements de pêche adoptés à la fin de l’Ancien Régime pour
certaines régions ou pour certains poissons stipulaient déjà des mesures
83. Ibid., p. 750-753.
84. Ibid., p. 750.
85. 27 thermidor an III, Lebeau S., Recueil des lois…, op. cit., t. V, an VI-1797, p. 403-404.
86. Sur cette affaire, qui s’étale entre prairial et ventôse an IV (mars-juin 1796), voir ADN, L 13162.
87. Le Guellaff, op. cit., p. 750.
88. Alger J. G., Napoleon’s British Visitors and Captives 1801-1815, Westminster, Archibald Constable,
1904, p. 15. Otto à Hawkesbury, 27 pluviôse an IX (16 février 1801), Pièces officielles relatives aux
Préliminaires de Londres et au Traité d’Amiens, Paris, Imprimerie de la République, an XI, p. 48.
89. Ibid.
90. D’après le Times daté du 3 mars 1801, cité dans Alger J. G., op. cit., p. 15.
91. Protocole du 19 janvier 1802 entre Joseph Bonaparte et le marquis de Cornwallis, Pièces officielles…,
op. cit., p. 114.
92. Lebeau S., Nouveau Code des Prises…, op. cit., t. III, Paris, Imprimerie de la République, an IX,
p. 66.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
identiques, mais la réelle innovation de ce texte est l’interdiction à tous les
pêcheurs français de la Manche de s’éloigner des côtes 93. La distance autorisée variera par la suite, mais jusqu’en 1815, tout pêcheur voulant s’éloigner
des côtes devra être muni d’une dérogation et la pêche de nuit demeure
proscrite 94. Dans le même temps, la marine anglaise interdit aussi aux
pêcheurs français de s’éloigner des côtes françaises, d’une distance variant
selon les moments de deux à six lieues 95.
Les politiques des deux États convergent donc vers une fixation de la
frontière sur le littoral français, exactement comme pour les limites douanières. En 1809, un projet de règlement pour la pêche française est discuté par
un auteur anonyme, qui représente les intérêts de la pêche dieppoise 96. Le
règlement propose notamment de faire établir une liste des noms de tous les
pêcheurs allant en mer, au vu de laquelle les « préfets commissaires généraux
de police pourront provisoirement […] interdire la mer à ceux des pêcheurs
dont les intentions ou les principes seraient suspects » (art. 4). Dans son
commentaire, le discutant suggère que ce soit plutôt aux préfets d’envoyer un
état des pêcheurs « à qui la mer doit être interdite, comme suspecte 97 ». Le
glissement est significatif, puisque c’est désormais la mer qui est gagnée par la
logique de la loi des suspects, tandis que toute communication avec l’étranger est synonyme de trahison nationale. L’article 5 du projet établit ainsi de
nouvelles règles pour la circulation des bateaux de pêche, qui seront visités par
des policiers ou douaniers à leur départ ou à leur arrivée, pour vérifier l’identité de l’équipage et lutter contre la contrebande. Le représentant de Dieppe
a beau noter que « jamais les marins de ce quartier n’ont fourni d’exemple
de perfidie antinationale, ni de cette espèce ni d’aucune autre », il accepte la
proposition, au nom de la « sécurité générale 98 ». En réalité, même dans une
période où la guerre s’étend à l’ensemble des deux populations, les contacts
entre les deux rives de la Manche ne s’interrompent jamais totalement. Les
deux gouvernements y trouvent d’ailleurs leur compte 99.
Le cas des conventions négociées par les représentants des pêcheurs
a montré l’importance des institutions intermédiaires entre l’État et les
93. L’arrêt du Parlement de Bretagne du 5 août 1785 réglemente la pêche de la sardine, établit une liste
des pêcheurs, numérotant les bateaux et leur interdit de mouiller « à moins de deux lieues des rades
où se fait la pêche de la sardine » pendant la nuit : ADIV, 9B7, f° 77 v°.
94. Ces différentes mesures sont discutées par les députés du commerce de Dieppe, de Saint-Valérysur-Somme et de Fécamp : dossier « Réglementation de la pêche en mer (bribes, an XIV-1807) »,
AN, F7/3643/1, pochette 1.
95. Libelle anglais relatif à la distance maximale autorisée aux pêcheurs français, 16 février 1804,
ADSM, 1M207, cité dans Vautier S., op. cit., p. 155.
96. « Projet d’un règlement pour la pêche », qui est discuté dans la colonne opposée par des
« Observations » également anonymes, ADS, 1C2911, n. f.
97. Ibid.
98. Ibid.
99. Après la rupture de la paix d’Amiens, les gouvernements continuent à utiliser les pêcheurs
pour espionner ou transporter des pamphlets et journaux : 19 octobre 1803, NA, 27/69, n. f. ;
Alger J. G., op. cit., p. 185-186.
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populations dans le maintien de relations entre les peuples. Pourquoi
cette importance des municipalités ? D’abord, la France et l’Angleterre ne
parviennent jamais à s’accorder sur l’instauration de consuls – qui auraient
pu jouer le même rôle – avant le xixe siècle. Il n’existe pas non plus de
corporations de pêcheurs en Angleterre, tandis que les organisations professionnelles de populations navigantes sont assez rares en France 100. À Dieppe
et plus encore à Boulogne, quelques familles détiennent la majeure partie de
la flottille de pêche 101, et sont aussi dominantes dans les institutions urbaines. Pour régler les conflits ou négocier avec l’étranger, ces dernières sont
donc au premier plan. Les phénomènes d’alliances entre pêcheurs français
et anglais sont indépendants des relations hostiles entre les deux États,
s’appuyant sur des réseaux dont on a montré la constance tout au long de la
période. Bien plus, l’inversion entre les temps de paix et les temps de guerre
est flagrante : on se souvient de l’intensité des luttes pour l’appropriation
de la ressource piscicole et des désaccords sur la délimitation de zones de
pêches dans la Manche.
Le poids déterminant des communautés locales dans les négociations
internationales s’explique aussi par la structure même de l’économie de la
pêche et l’imbrication des marchés de consommation du poisson. En temps
de paix, les activités des pêcheurs français et anglais, légales ou non, sont étroitement mêlées 102. Pour approvisionner Paris, les pêcheurs français fréquentent les ports anglais et « vont à terre toutes les semaines pour y acheter de
l’appât 103 ». En dépit de plusieurs édits du parlement, les Anglais achètent
aussi dans les ports français lorsque leurs prises ont été insuffisantes 104. Une
expression locale est d’ailleurs utilisée à Calais et Boulogne pour désigner ce
type de commerce : « Vendre à la rade aux Anglais 105. » Entre 1770 et 1773,
par exemple, 700 000 harengs par an en moyenne sont vendus aux Anglais
par les pêcheurs calaisiens 106. L’organisation du travail est étroitement
emboîtée et lorsque l’emploi se fait rare dans les ports français, les pêcheurs
se rendent dans les ports anglais, ou encore à Ostende et Nieuport 107.
100. Cabantous A., Dix mille marins…, op. cit., p. 218-222. S’il n’existe pas « de structure professionnelle apparente » chez les pêcheurs de Boulogne, Dieppe et Fécamp, il existe en revanche une confrérie de pêcheurs à Dunkerque (ibid., p. 220). Les principaux armateurs, Gillodts, Gimonpré, Gamba,
sont regroupés dans la chambre de commerce qui représente de fait les intérêts du secteur.
101. Ibid., n. 86, p. 560.
102. Abad R., Le grand marché : l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien régime, Paris,
Fayard, 2002, p. 397-456, p. 519-564.
103. M. de Neuville, commissaire des classes à Dieppe, 6 janvier 1737, AN, Marine B3 380, f° 207.
104. Voir par exemple An act for the better preventing fresh fish taken by foreigners being imported into this
kingdom ; and for the preservation of the fry and fish (2 Geo. I, C17-18, 1714). Bien d’autres lois de
ce type sont votées au cours du xviiie siècle.
105. Dardel É., La pêche harenguière…, op. cit., p. 97.
106. Ibid.
107. Ibid., p. 74 ; Cabantous A., « Le hareng et son monde. Structures de la pêche harenguière de
Boulogne à Blanckenberghe (vers 1650-vers 1830) », Lottin A. et al. (éd.), Les Hommes et la Mer
dans l’Europe du Nord-Ouest de l’Antiquité à nos jours, RN, n° 1 spécial HS, 1986, p. 67-68.
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L’étroitesse des liens économiques ne suffit pas à garantir l’efficacité
des conventions, qui sont, comme on l’a vu, instrumentalisées à la fois
par les États et par les pêcheurs. Les premiers n’hésitent pas à utiliser les
pêcheurs pour espionner les côtes ennemies ou préparer des invasions,
tout en réclamant qu’ils soient protégés des corsaires 108. Inversement,
les pêcheurs violent souvent les trêves de pêche, en profitant de cellesci pour ravitailler l’ennemi, opérer des prises ou faire de la contrebande.
Les règlements officiels témoignent d’une difficulté structurelle de la part
des autorités à prendre en compte la multitude des identités sociales, des
intérêts et des stratégies économiques des gens de mer, qui exercent simultanément plusieurs activités. Indépendamment de leur échec, le fait même
que de telles négociations puissent être envisagées en temps de guerre doit
être expliqué. Comment comprendre, du point de vue de l’État, que les
pêcheurs soient exemptés de la logique de guerre, alors qu’ils ne sont pas
les derniers à profiter de la protection qui leur est accordée pour exercer
des activités illicites ?
Cette distance entre les représentations des pêcheurs et leurs pratiques est
le produit de deux regards qui se croisent, la vision des autorités sur les gens
de mer et l’image de soi que présentent ces derniers. Les stratégies économiques et le jeu des intérêts variés viennent encore compliquer l’équation.
Des Français, des Anglais et des « querelles d’Allemands 109 » :
la fluidité des alliances
Y a-t-il un usage spécifique des références à la nation et à la patrie
chez les populations frontalières ? Peter Sahlins a montré que les querelles
entre Cerdans français et espagnols s’expriment de plus en plus souvent,
en avançant dans le xviiie siècle, en recourant à l’idiome national. D’après
lui, « considérer que toutes ces références nationales ne sont que stratégiques, et que personne dans cette zone frontalière ne prend au sérieux la
question de sa nationalité, c’est par trop négliger la diversité des moyens
qui s’offrent à des communautés paysannes et aux élites pour définir leur
identité 110 ». Ainsi, le langage de l’identité nationale, d’abord développé
de façon instrumentale par les populations, se transformerait en sentiment
d’appartenance à la nation, et la frontière serait bien le lieu où s’invente une
définition moderne de la nation.
108. Un « mémoire concernant la pêche du maquereau » propose ainsi un plan de débarquement dans
la région de Portsmouth : « L’on verrait lesdits bateaux s’approcher des côtes dangereuses, sous
prétexte de cette pêche », chacun embarquant cinquante hommes d’infanterie (inséré dans la lettre
de M. du Guay, intendant de Dunkerque, 10 avril 1710, AN, Marine B3 177, f° 103).
109. L’expression est utilisée dans une lettre adressée à l’intendant du Guay à Dunkerque,
30 octobre 1708, AN, Marine B3 155, f° 372.
110. Sahlins P., Frontières…, op. cit., p. 180.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
Mais comment interpréter l’absence du langage de la nation dans des
querelles mettant aux prises des populations appartenant à des États différents ? Doit-on alors en déduire que ces conflits s’expliquent autrement,
par exemple par des rivalités économiques ? Inversement, le jeu des intérêts
variés et des stratégies économiques conduit parfois, comme on l’a vu, à
des alliances entre pêcheurs français et anglais : doit-on y voir un effacement du sentiment national, dans certaines situations ? L’historien de la
nation se trouve alors face à un problème méthodologique : un langage
d’appartenance est-il transcendant, et permet-il d’accéder à l’inconscient
et aux sentiments des locuteurs ? Et comment savoir à quel moment les
acteurs sont sincères ? Finalement, la notion même d’identité nationale estelle opératoire pour l’époque moderne 111 ? La piste suivie ici consistera à
replacer les différents discours d’appartenance dans leur contexte précis
d’élaboration et d’utilisation, en suivant la piste suggérée par David Bell :
« Comment, dans quelles circonstances, et dans quels termes les différents
groupes définissent-ils leurs relations à la communauté nationale englobante 112 ? » Plutôt qu’une lecture identitaire, ce sont des stratégies langagières qu’il s’agit de mettre au jour.
Les pêcheurs vus du dehors
Le contexte précis des relations politiques entre la France et l’Angleterre
détermine en partie les représentations des pêcheurs. En temps de paix,
pour rendre compte des querelles de pêche, les hommes d’État privilégient un discours utilitariste, avec l’omniprésence du thème de la pêche
comme pépinière de matelots. En Angleterre, cette vision de la pêche,
comme élément clef de la défense des îles et source de richesse pour l’État,
s’exprime par exemple dans ce pamphlet de 1720 qui demande la création
d’une compagnie de pêche au Parlement :
« Les marins sont donc, de tous les sujets, les plus utiles à leur pays en
temps de danger, et en temps de paix ils contribuent grandement à son
commerce et à sa prospérité […]. De tous les commerces du monde, celui
de la pêche est la plus grande pépinière de marins 113. »
Depuis le xviie siècle, la rivalité piscicole avec la Hollande puis la France
est un thème central dans les discours de politique extérieure au Parlement.
111. Pour échapper « aux connotations réifiantes du terme “identité” », Rogers Brubaker suggère ainsi
de remplacer ce terme par celui d’identification, qui permet d’analyser de manière plus dynamique les interactions sociales. En effet, « la manière dont une personne s’identifie – et dont elle
est identifiée par d’autres – est sujette à de nombreuses variations en fonction du contexte » :
Brubaker R., « Au-delà de l’identité », ARSS, vol. 139, septembre 2001, p. 74.
112. Bell D., « Recent Works on Early Modern French National Identity », JMH, vol. LXVIII, n° 1,
mars 1996, p. 108.
113. Britains’s golden mines discovered: or, the fishery trade considered… In a letter from Sally Fisher, at
Paris, to Mally Loverus, at London, Londres, Printed for J. Morphew, 1720, p. 14-15.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
D’innombrables pamphlets liant l’intérêt de la nation et celui du commerce
inondent la capitale lorsque de nouvelles lois de pêche sont discutées aux
Communes. Dans leurs descriptions des disputes, administrateurs de la
marine français et anglais s’approprient cette rhétorique, opposant fréquemment « nos pêcheurs » et « leurs pêcheurs ». En réponse aux accusations des
diplomates anglais, selon lesquels les Français déguisés en pêcheur font de
la contrebande, les administrateurs français reprochent quant à eux aux
pêcheurs anglais de transporter des armes, « ce que ceux d’ici n’oseraient
faire 114 ». De même que les officiers français accusent les pêcheurs anglais
de tous les maux, la friponnerie, l’hypocrisie et la violence, tandis que leurs
plaintes sont toujours infondées, ces agents de l’État vantent l’honnêteté,
la franchise et la tranquillité des Français 115. La même image inversée se
retrouve dans la description des pêcheurs français en Angleterre, taxés de
malhonnêteté et d’espionnage, tandis que les Anglais font preuve d’un
pacifisme à toute épreuve : « Plusieurs bateaux français, sous le prétexte
de la pêche, viennent trop près de nos côtes, et certains au lieu de pêcher
comme ils le prétendent, sondent nos rades et nos côtes, ce que Sa Majesté
ne saurait tolérer 116. » Ces opinions en disent sans doute davantage sur
l’état des relations diplomatiques entre la France et l’Angleterre que sur les
pêcheurs eux-mêmes, et les mêmes incidents donnent lieu à des interprétations opposées selon le contexte 117.
Certains administrateurs locaux cherchent à comprendre les raisons de
ces querelles. Hervé, commissaire des classes à Dieppe, renvoie par exemple
dos à dos les pêcheurs des deux pays, dans une lettre à Maurepas de 1739.
Les conflits trouvent d’abord leur origine dans « un motif de jalousie 118 ».
S’y ajoutent les « dispositions antipathiques qu’il y a entre les sujets des deux
nations 119 ». Hervé articule là deux éléments que l’on trouve souvent dans
les identités attribuées aux pêcheurs par ceux qui les fréquentent au quotidien. C’est avant tout la défense de leur intérêt économique qui guide leur
comportement. De plus, en attribuant aux pêcheurs les mêmes sentiments
d’hostilité envers l’Angleterre que le reste de la population, Hervé s’inscrit
114. Disque, commissaire des classes à Boulogne, à Ricouart, [intendant de la marine à Dunkerque],
5 janvier 1737, AN, Marine B3 380, v° 7.
115. Ibid.
116. Waldegrave, ambassadeur d’Angleterre en France, au duc de Newcastle, 8 août 1739, relatant son
entrevue avec le cardinal de Fleury, NA, SP 78/221, f° 64.
117. Au lendemain de la guerre de Sept Ans, l’ambassadeur de France se plaint au secrétaire d’État
Conway du comportement des gardes-côtes anglais vis-à-vis des pêcheurs français, affirmant qu’il
« serait dangereux de laisser établir cette animosité entre les deux nations : 25 juillet 1765, NA,
SP 78/267, f° 90-91. En 1771, les relations entre les deux États sont adoucies, et le roi de France se
désolidarise des actes de ses sujets, se disant « indigné par le comportement de ces gens » qui sont
allés pêcher trop près des côtes anglaises, exprime le souci de « prévenir toute cause de querelle, et
de cimenter et renforcer la bonne entente subsistant à présent entre les deux cours » : Blaquière à
Rochford, 24 septembre 1771, NA, SP 78/283, f° 121 v°.
118. Lettre du 16 juillet 1739, AN, Marine B3 390, f° 375 v°.
119. Ibid.
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dans une tradition de longue durée, qui refuse d’attribuer au peuple des
motivations politiques autonomes de ses souverains.
Homme du peuple, le pêcheur entretient un rapport spécifique aux
éléments naturels. Ce discours, qui procède de la théorie des climats,
montre l’« influence directe de l’environnement marin sur les corps et les
esprits 120 ». De même que le regard sur la mer change, la vision des gens
de mer se modifie au milieu du xviiie siècle. Le pêcheur, longtemps décrit
comme ignorant, vulgaire, intempérant, désordonné ou paresseux 121, en
vient à incarner « la version hexagonale ou européenne du bon sauvage »,
car « il personnifie le temps et l’espace immuables sur lesquels les bouleversements ont peu de prise 122 ». Dans quelle mesure cette originalité reconnue
aux populations maritimes influence-t-elle les identités politiques qu’on leur
attribue ? Dans la première moitié du xviiie siècle, les écrits des défenseurs
de la liberté de la pêche en temps de guerre mettent l’accent sur la misère
des pêcheurs, adoptant une rhétorique paternaliste. Ainsi chez Ponchartrain,
secrétaire d’État des Affaires étrangères, qui remercie Dartmouth en 1710,
pour les « facilités que vous apportez au succès d’une affaire qui intéresse
les pauvres habitants des côtes des deux royaumes 123 ».
Un mémoire rédigé pour demander la neutralité pendant la guerre de Sept
Ans confirme qu’une évolution est perceptible au milieu du siècle. En 1761,
le vicomte de Bouville, ancien officier de la marine de guerre française, envoie
ainsi un mémoire aux lords de l’Amirauté, démontrant que le pêcheur, « ami
de toutes les nations », doit être excepté de la logique de guerre qui gouverne
les rapports entre les États 124. On lit dans ce texte la montée en puissance
d’un courant humanitaire envers le peuple souffrant des guerres, qui gagne
les opinions publiques dans la deuxième moitié du siècle. Bouville, ancien
prisonnier de guerre, mentionne sa captivité et « les sentiments de grandeur
d’âme, de générosité et d’humanité » qu’il a rencontrés à cette occasion en
Angleterre 125. À la suite de son mémoire, il propose aussi un « cartel au
poisson frais » décalqué des cartels d’échange de prisonniers de guerre 126.
Il est très probable que Bouville a été influencé dans sa démarche par le
courant de soutien aux prisonniers de guerre français qui touche nombre de
villes anglaises au début de la guerre de Sept Ans. Le préambule des séances
du comité exprime l’idée que la charité dépasse les appartenances nationales : « Le soulagement des ennemis unifie le genre humain dans l’affection
fraternelle ; adoucit l’acrimonie des diverses nations, et les dispose à la paix
120. Cabantous A., Les citoyens…, op. cit., p. 66.
121. Ibid., p. 55-56.
122. Ibid., p. 61.
123. Pontchartrain à Dartmouth, 4 septembre 1710, AN, Marine B2 222, f° 787-788.
124. Vicomte de Bouville, mémoire envoyé aux lords de l’Amirauté [1761], NA, SP 42/42, f° 301.
125. Lettre aux lords de l’Amirauté, 8 février 1761, ibid., f° 299. La frégate de Bouville est prise en
1755, et il reste en Angleterre plusieurs années : Goepp É. et Mannoury d’ectot H., La France
biographique illustrée : les marins, Paris, Jouvet éditeurs, 1877, vol. I, p. 237-238.
126. « Cartel au poisson frais », NA, SP 42/42, f° 305 v° 308.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
et à l’amitié : en même temps, il allège la captivité et enlève quelque chose
aux souffrances de la guerre 127. »
Cette rhétorique humanitaire, qui s’inscrit dans la continuité du paternalisme monarchique, s’impose dans les édits de neutralité de la pêche
adoptés pendant la guerre d’Indépendance américaine 128. En reprenant les
éléments contemporains du discours sur le peuple, Bouville pousse aussi à
l’extrême la description néo-hippocratique des gens de mer 129, mettant sur
le même plan le danger des tempêtes et les dommages de guerre. C’est en
fait la mer elle-même qui passe au cœur de la démonstration. L’abondance
du poisson, la situation respective des terres et des mers, ne sont pas un
hasard, mais le fruit de la Providence divine :
« La mer offre des bienfaits sur les bords mêmes des deux royaumes qui
ne sont séparés que par un espace de modique étendue. Le poisson qui ne
suit pas une route directe s’offre avec plus d’abondance, tantôt le long d’une
côte, et tantôt le long d’une autre 130. »
Le finalisme influence encore, au xviiie siècle, la lecture de l’espace
géographique 131, comme dans Le Spectacle de la Nature (1732) de l’abbé
Pluche : « La mer est un moyen que Dieu a préparé pour unir tous les
hommes, pour les dédommager de ce qu’il leur a refusé, et pour faciliter le transport de leurs marchandises qui aurait été impraticable sans
ce secours 132. » Ce thème s’articule avec un discours libéral sur le doux
commerce, qui fait de la mer l’espace privilégié des échanges pacifiques
entre les peuples, où les rivalités entre les États et les appartenances nationales s’effacent. Bouville décrit l’océan comme un vaste espace cosmopolite,
où les pêcheurs français et anglais, sans se soucier du danger, se viennent
mutuellement en aide, tandis que les Hollandais, Danois et « navires
de toutes les nations » bénéficient aussi de cet altruisme des pêcheurs 133.
Finalement, ce tableau fait disparaître toute spécificité nationale du pêcheur,
« espèce d’hommes de toutes les nations 134 ». Les descriptions des identités
politiques des pêcheurs oscillent donc, dans les discours des élites, entre
deux tendances : ils sont animés d’un sentiment patriotique envers l’ennemi
127. Proceedings of the Committee appointed to manage the contributions begun at London Dec. XVIII
MDCCLVIIII for cloathing French prisoners of war, Londres, Printed by order of the Committee,
1760, p. IV. Les pêcheurs sont directement concernés par ces courants de solidarité humanitaire, parce qu’ils peuplent les prisons du Sud de l’Angleterre en nombre non négligeable :
Cabantous A., « Gens de mer, guerre et prison, la captivité des gens de mer au xviiie siècle »,
RHMC, avril-juin 1981, p. 246-267.
128. Ainsi dans la Lettre du Roi à M. l’Amiral, Concernant le Commerce de la Pêche, Du 5 juin 1779,
Paris, Imprimerie royale, 1781, AN, Marine C5 60, f° 103.
129. Corbin A., Le territoire…, op. cit., p. 239.
130. Bouville, « Mémoire », op. cit., f° 301 v° 302.
131. Voir chap. i.
132. Pluche A., Le Spectacle de la Nature…, op. cit., p. 211-212.
133. Mémoire joint dans une lettre adressée aux lords de l’Amirauté, datée de Dunkerque, 8 février 1761,
NA, SP 42/42, vol. II, f° 302 v°.
134. Ibid., f° 302.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
traditionnel, ou bien sont des citoyens du monde ancrés sur l’élément marin.
Ces discours rendent-ils compte de la complexité de leurs appartenances ?
Paroles de pêcheurs
Accéder à la parole des pêcheurs est chose difficile, car leur voix est
toujours filtrée par les élites. En revanche, nombreux sont les observateurs qui
écrivent sur les gens de mer au xviiie siècle, commissaires des classes, échevins
des ports ou diplomates 135. En comparant le contenu et la formulation des
querelles opposant les pêcheurs français et anglais à celles qui mettent aux
prises des sujets d’un même État, on peut s’interroger sur l’usage précis – mais
aussi sur l’absence – de la référence nationale dans des contextes variés.
Au lieu d’interpréter les discours d’hostilité des populations comme
l’expression de sentiments d’antagonisme, nous tenterons de montrer que
l’hypothèse de la défense d’intérêts locaux est tout aussi valide – un type
d’explication déjà évoqué à propos de l’engagement volontaire dans la
militia 136. Dans cette optique, les querelles de pêche s’apparentent davantage à des conflits locaux ayant pour enjeu l’appropriation d’une ressource
commune. L’évolution de la rhétorique utilisée par les porte-parole des
pêcheurs, en fonction des situations, en est un bon indicateur. En temps
de paix, lorsque des conflits opposent les pêcheurs français et anglais,
des pétitions sont envoyées aux gouvernements pour obtenir leur soutien.
Dans ce contexte, les représentants des pêcheurs usent d’une rhétorique
spécifique, reprenant à leur profit des stéréotypes habituellement employés
pour les qualifier. Une pétition présentée au roi par le Lord Warden, les
maires et les bailiffs (gouverneurs) des Cinque Ports en 1771 est exemplaire
de cette argumentation :
« Les vaisseaux français en grand nombre […] interfèrent avec les pilotes
et étant parfois jusqu’à un millier, obtiennent un savoir aussi détaillé des
fonds des côtes de Votre Majesté que les pilotes employés au service de
Votre Majesté, par ce moyen la pépinière de pêcheurs se réduit au détriment
de la marine royale et la cherté actuelle des provisions en résulte 137. »
Aux thèmes traditionnels de la surexploitation des pêcheries et de la
pauvreté s’ajoutent celui de l’intérêt stratégique de l’État, avec l’évocation
de la marine royale et surtout l’atteinte à la souveraineté territoriale de
l’État sur ses côtes, par les sondages. Chez les pêcheurs anglais, l’usage
de cette rhétorique dans le cadre de conflits de pêche internationaux n’a
rien de nouveau. Au xvie siècle, les Hollandais sont accusés d’épuiser les
ressources, de couper les filets, de sonder les côtes et au final de causer
135. Cabantous A., Les citoyens…, op. cit., p. 42-69.
136. Voir chap. iv, supra.
137. « General Brotherhood or Guestling held at New Romney on 23 July 1771 », Hull F. (éd.),
A Calendar…, op. cit., p. 564.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
la ruine des Anglais 138. Les pêcheurs français recourent quant à eux à la
rhétorique du droit naturel, arguant de la liberté illimitée de la pêche sur
les mers du globe. Cette stabilité des arguments sur la longue durée peut
être interprétée comme l’expression d’une conscience territoriale fondée
sur des notions de droit coutumier 139. Mais on peut aussi s’interroger sur
la nature proprement politique de ces textes, qui visent à obtenir le soutien
des gouvernements en utilisant le langage de l’intérêt général. En effet, selon
le contexte, les acteurs modifient le sens qu’ils donnent à l’intérêt collectif
et changent d’argument en fonction des besoins.
Les trêves de pêche constituent le meilleur exemple de cette grande
souplesse des arguments et de la fluidité des alliances. On se souvient
que pour obtenir le soutien du gouvernement français pendant la guerre
d’Indépendance américaine, Dieppois et Dunkerquois arguaient de l’intérêt
commun de tous les ports français à voir conclure une convention. Toutefois,
la solidarité affichée entre les pêcheurs normands et flandriens est contextuelle. Suite à la prise de plusieurs pêcheurs de Dieppe, Fécamp et SaintValéry-sur-Somme par des corsaires anglais, l’idée renaît dans ces ports,
fin décembre 1780, d’envoyer une députation en Angleterre en suivant un
modus operandi maintes fois éprouvé. Pourtant, les armateurs dunkerquois
s’opposent à ce projet. Les deux anciens alliés, Gamba de Dunkerque et
Lemoyne de Dieppe, se retrouvent alors dans deux camps opposés. La
chambre de commerce de Dunkerque écrit ainsi au ministre de la marine,
pour dénoncer les agissements des Normands, « qui agissent d’une manière
diamétralement opposée aux intérêts de l’État et à leurs propres intérêts »,
adoptant « des démarches, nous osons le dire, humiliantes, non seulement
pour eux, mais même pour la Nation 140 » ? Le langage de la nation est ici à
usage interne et traduit, moins qu’un sentiment, une stratégie rhétorique,
élaborée en fonction de l’interlocuteur. Ce discours possède en effet une
efficace politique dans certains contextes précis, lorsqu’il s’agit d’obtenir le
soutien des autorités étatiques 141. Pour convaincre ces dernières des intérêts
divergents de Dunkerque et de Dieppe, on retourne les arguments mêmes
qui avaient précédemment servi à démontrer leur solidarité 142.
Derrière ces échanges épistolaires s’exprime une rivalité ancestrale entre
les ports de Dieppe et de Dunkerque, dont l’alliance de circonstance se forme
138. Fulton T., op. cit., p. 100.
139. Voir chap. vi, supra.
140. « Copie de la lettre écrite à Monseigneur de Castries par les officiers de la chambre de commerce
de Dunkerque », 13 décembre 1780, ADN, C4609, n. f.
141. Voir Englund S., « The Ghost of Nation Past » (sur Les lieux de mémoire de P. Nora), JMH,
vol. LXIV, n° 2, juin 1992, p 299-320.
142. Cette démarche est couronnée de succès. Calonne, intendant d’Artois, motive son refus en déclarant que les armateurs normands n’ont en vue que leur intérêt propre : brouillon d’une lettre à
« M. Le Moine », 15 décembre 1780, ADN, C4609, pièce 40.
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UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE, FRONTIÈRE FRANCOANGLAISE
ou éclate en fonction des intérêts 143. Le discours de l’intérêt général peut
reconstruire les solidarités dissoutes lorsqu’un nouvel adversaire apparaît.
Six mois à peine après avoir dénoncé l’égoïsme de la chambre de commerce
de Dunkerque, Lemoyne le Dieppois écrit à Gamba le Dunkerquois pour
tancer un corsaire de Calais qui a pris deux huîtriers anglais, déclenchant les
représailles des corsaires de Douvres et sonnant ainsi « le tocsin contre nos
intérêts communs 144 » ! Cet exemple confirme que la catégorie d’ennemi est
souvent indépendante du contexte géopolitique : il est assez remarquable,
en pleine guerre, de voir des pêcheurs dénigrer ainsi non pas des étrangers, mais bien des corsaires sujets du même souverain. L’étranger n’est pas
toujours synonyme d’ennemi. Lemoyne, le maire de Dieppe, répond ainsi
à l’armateur d’Harwich que même si l’autorisation était à nouveau donnée
par la couronne de France de courir sur les pêcheurs anglais, ceux d’Harwich
mériteraient d’être exemptés de la règle générale. On trouve ainsi dans cette
lettre l’expression rarement perçue d’une solidarité transmanche contre les
politiques étatiques. La nature des liens tissés entre les pêcheurs français et les
gens d’Harwich doit conduire à privilégier ces derniers sur leurs compatriotes : « La justice […] mérite que l’on distingue de la multitude des hommes
qui ont montré tant de zèle pour notre cause commune, et ont agi avec
tant de bonne foi. » Mais Lemoyne formule lui-même l’objection la plus
évidente : une telle démarche pourrait « rendre ces bonnes gens suspects aux
yeux de leur ministre 145 ». Si les pêcheurs cherchent, souvent avec succès,
à influer sur les politiques gouvernementales, la Manche reste bien une
frontière internationale du point de vue des États en guerre.
*
*
*
Lire les interactions entre les pêcheurs français et anglais sous le seul angle
de la rivalité nationale est fortement réducteur. La négociation des trêves
de pêche, sur une durée pluriséculaire, en est un premier indicateur. Si
celles-ci ne sont pas toujours respectées, c’est d’abord en raison de luttes
d’intérêt qui s’affranchissent des liens nationaux, impliquant également des
corsaires et des contrebandiers. Les limites entre ces groupes sont fluctuantes, rendant difficile pour les États l’application efficace des accords diplomatiques. Les pêcheurs de la Manche reformulent toujours leurs alliances
de part et d’autre d’une frontière étatique mal délimitée, mais également
143. Cette rivalité régionale est toujours vive au xixe siècle : Baron Pichon (conseiller d’État), De la
pêche côtière dans la Manche, spécialement de la pêche du hareng, Paris, Dentu, 1831.
144. Lemoyne à Gamba, 6 juin 1781, ADN, C4609, pièce 56. Déjà en 1779, Lemoyne attribuait
aux « maudits corsaires » de Calais la difficulté de faire respecter les conventions de neutralité des
pêcheurs : copie d’une lettre de Gamba, 28 mai 1779, ADN, C4609, pièce 11.
145. Lemoyne à Gamba, ibid.
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LE PÊCHEUR,  AMI DE TOUTES LES NATIONS  ?
le long de celle-ci. Le « terroir » des pêcheurs a des limites variables, leur
ressource est mouvante et la notion de voisinage est très relative, ce qui
empêche la territorialisation maritime des identités nationales.
En effet, le langage des pêcheurs, en temps de guerre comme en temps
de paix, défend parfois l’intérêt de la communauté locale, parfois celui de
l’État, tandis que les discours d’appartenance empruntent ou non, selon les
situations, une rhétorique patriotique. Le patriotisme n’est pas toujours le
plus rentable pour eux dans leur dialogue avec l’État, et c’est souvent leur
utilité qu’ils préfèrent mettre en avant 146. De plus, les appartenances des
pêcheurs sont multiples et l’ancrage local est un critère d’explication tout
aussi valable des disputes qui se déroulent en Manche. Il n’en reste pas
moins que les alliances locales sont elles aussi régulièrement reconfigurées :
de même que parler d’une hostilité franco-anglaise n’a pas forcément de
sens pour les pêcheurs dans les cas que l’on a étudiés, les Dieppois et les
Dunkerquois savent taire leurs différends en cas de besoin. Les pêcheurs,
« hommes pluriels » engagés dans des lieux divers, ne sont pas des acteurs
rationnels seulement mus par des motivations strictement économiques,
mais mobilisent différents langages en fonction des situations 147. Il ne s’agit
donc pas ici de dire que les communautés de pêcheurs sont imperméables
aux idées nationales, mais seulement que dans les situations étudiées, elles ne
sont pas toujours mises en avant. Paradoxalement, il semblerait que la guerre,
loin de créer une solidarité nationale entre toutes les communautés littorales,
exacerbe la lutte des intérêts sur un plan national. La « nationalisation du
local », observée par Peter Sahlins pour la Cerdagne franco-espagnole, ne
semble pas s’appliquer aux communautés littorales de la Manche.
146. Voir l’article fondateur de Cunnigham H., « The language of patriotism », HWJ, n° 12, automne
1981, p. 8-33.
147. Voir Lahire B., L’homme pluriel, Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
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