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DEVOIRS DE L'HOMME
ET CONSTITUTIONS
Contribution à une théorie générale du devoir
© L'Harmattan, 2007
5-7, rue de l'Ecole polytechnique ; 75005 Paris
http ://www. librairieharmattan. com
[email protected]
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ISBN : 978-2-296-03937-7
EAN : 9782296039377
Robert HANICOTTE
DEVOIRS DE L'HOMME
ET CONSTITUTIONS
Contribution à une théorie générale du devoir
L'Harmattan
Logiques Juridiques
Collection dirigée par Gérard Marcou
Le droit n'est pas seulement un savoir, il est d'abord un ensemble de
rapports et pratiques que l'on rencontre dans presque toutes les formes de
sociétés. C'est pourquoi il a toujours donné lieu à la fois à une littérature de
juristes professionnels, produisant le savoir juridique, et à une littérature sur
le droit, produite par des philosophes, des sociologues ou des économistes
notamment.
Parce que le domaine du droit s'étend sans cesse et rend de plus en plus
souvent nécessaire le recours au savoir juridique spécialisé, même dans des
matières où il n'avait jadis qu'une importance secondaire, les ouvrages
juridiques à caractère professionnel ou pédagogique dominent l'édition, et
ils tendent à réduire la recherche en droit à sa seule dimension positive. A
l'inverse de cette tendance, la collection Logiques juridiques des Éditions
L'Harmattan est ouverte à toutes les approches du droit. Tout en publiant
aussi des ouvrages à vocation professionnelle ou pédagogique, elle se fixe
avant tout pour but de contribuer à la publication et à la diffusion des
recherches en droit, ainsi qu'au dialogue scientifique sur le droit. Comme
son nom l'indique, elle se veut plurielle.
Déjà parus
KAMARA Moustapha, Les opérations de transfert des footballeurs
professionnels, 2007.
ROCA David, Le démantèlement des entraves aux commerces
mondial et intracommunautaire (tomes I & II), 2007.
CHARVIN Robert, Droit à la protection sociale, 2007.
LABRECQUE Georges, Les différends internationaux en Asie, 2007.
PAÏVA de ALMEIDA Domingos (sous la dir.), Introduction au droit
brésilien, 2006.
MOQUET-ANGER Marie-Laure (sous la dir.), Les institutions
napoléoniennes, 2006.
CHARBONNEAU Simon, Droit communautaire de l'environnement,
Édition revue et augmentée, 2006.
CHEBEL-HORSTMANN Nadia, La régulation du marché de
l'électricité, 2006.
COMTE Henri et LEVRAT Nicolas (sous la dir.), Aux coutures de
l'Europe. Défis et enjeux juridiques de la coopération
transfrontalière, 2006.
MASSAT Eric, Servir et discipliner, 2006.
BOUDET Jean-François, La caisse des dépôts et consignations, 2006.
En souvenir de Robert HANICOTTE, résistant,
mort en déportation, mon grand-père.
Pour Martine et Camille.
SOMMAIRE:
L'UNIVERSEL DEVOIR : CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
La boîte de Pandore constitutionnelle
Un universalisme en trompe-l'oeil
La reconstruction de l'universel
Autopsie d'une désunion
CHAPITRE PREMIER : LA SYMBIOSE
-DES DEVOIRS ET DES DROITS-
11
15
22
24
41
45
I / LA NÉCESSAIRE ÉGALITÉ DES DEVOIRS ET DES DROITS
47
1- L'absence de prédominance des droits
47
La querelle des Anciens et des Modernes 9
49
La lettre et l'esprit
53
2- La prééminence du devoir
54
Le modèle vichyssois : le devoir endoctriné
56
Le modèle marxiste : le devoir socialisé
Le modèle théocratique : le devoir divinisé
59
II / LES CERCLES CONCENTRIQUES
63
1- Le cercle de l'ego : les devoirs de l'homme envers lui-même
67
In corpore sano : le devoir de se soigner
68
70
Mens sana ou le devoir de s'instruire
2- Le cercle familial : les devoirs envers les siens
75
De la cellule : les devoirs à l'égard de la famille
76
Au foyer : les devoirs au sein de la famille
77
3- Le cercle sociétal : les devoirs envers les autres
85
Le mutualisme des relations humaines et la nature réflexive du
86
devoir
L'unilatéralité de la relation humaine et la nature exclusive du
95
devoir
4- Le cercle civique : les devoirs envers la collectivité
99
Du totem ou les devoirs de respect
101
ou
les
devoirs
de
participation
108
Du Pnyx
Du tabou ou les devoirs d'insoumission
117
129
III / LE CORPUS ÉTHIQUE
1- La structuration : l'ensemble des devoirs et des droits
133
Le corpus éthique transalpin : l'oecuménisme des devoirs
133
135
Le corpus éthique lusitanien : le solidarisme des devoirs
139
2- La corrélation : les devoirs et les droits ensemble
La déclaration conjointe des droits et des devoirs
139
147
Le point de jonction des droits et des devoirs
3- L'unification : des devoirs et des droits semblales
Une éthique internationale de l'environnement : l'utopie
nécessaire
L'émergence d'un "droit-devoir environnemental" dans les
constitutions
La Charte de l'environnement : une logique symbiotique
CHAPITRE DEUXIÈME : L'AUTONOMIE
-DU DEVOIR-
153
154
157
158
167
I / LE PRÉCEPTE
177
1- Le devoir, un précepte-postulat et non la contrepartie d'un droit 183
Radioscopie d'un mythe : le devoir contrepartie
183
Le devoir de travailler : un précepte universel
186
Le devoir de travailler, contrepartie d'un droit social : une
mauvaise réponse à une vraie question
196
2- Le devoir, un précepte dissociable du droit
209
Du devoir personnel
209
Du devoir public
211
Du devoir régalien
213
3- Le devoir, un précepte déontologique, garantie d'un principe
consitutionnel 223
Thémis ou les devoirs des juges, garantie de l'indépendance de
la justice 224
Hygéia ou les devoirs ordinaux, garantie d'une mission d'intérêt
général 235
Les corpus déontologiques et les fonctions publiques : les
devoirs au service de l'intérêt général
238
II / LA NORME
247
1- La sollicitation
251
Devoir ou obligation ? Un faux débat
252
Le destinataire du devoir : la conscience
256
Le devoir identifié à la norme éthique
264
2- La finalisation
277
Le concepteur - un objectif assigné par le constituant
278
Le maître d'oeuvre - un objectif réalisé par le
législateur
286
Le contrôleur - un objectif sous le contrôle du juge
291
3- La conciliation
301
Le droit limité par le devoir
304
Le devoir limité par le droit
311
CONCLUSION
323
NOTES
327
10
L'UNIVERSEL DEVOIR
- CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES -
LA BOÎTE DE PANDORE CONSTITUTIONNELLE
À n'en pas douter, il existe un paradoxe du devoir
Janusien, il présente une double physionomie.
En termes de marketing, "l'image de marque" du devoir se révèle, de
prime abord, plutôt négative. Par expérience, l'auteur peut en témoigner. Lorsqu'il fit part de l'entreprise, les réactions furent des plus mitigées, pour ne pas
dire hostiles. Écrire sur le devoir, c'est s'exposer à être "catalogué". Que vous le
vouliez ou non, vous rejoignez le camp de l'ordre moral. Au mieux, vous êtes
étiqueté comme conservateur ; au pire, vous êtes affublé de l'épithète "réactionnaire".Y. Madiot, l'un des rares à avoir ouvert la "boîte de Pandore" des
devoirs, soulignait les risques que court l'auteur qui persiste à vouloir s'y intéresser : "ceux de verser dans un moralisme fade, d'être accusé de délaisser les
droits au profit des devoirs et pourquoi pas, d'être un auteur répressif, voire
fasciste'. La tragique formule de D. Bonhoeffer nous revient à l'esprit :
"L'homme de devoir finira par remplir son devoir envers le diable lui-même'''.
Des clichés et autres poncifs tirés d'une approche constitutionnelle très
réductrice, caricaturale, confortent l'absence d'empathie pour le devoir :
- Devoirs du citoyen, identifié au pater familias, autant de vertus
cardinales qui, dans la morale bourgeoise thermidorienne, doivent guider le
comportement du bon père de famille, aussi respectueux de la propriété privée
que de la loi, comme les enseigne la Déclaration des droits et devoirs incorporée
à la Constitution du 22 août 1795 ;
- Devoirs de l'homme vichyssois, inséparables de la trilogie "Travail,
Famille, Patrie", exaltés par le projet constitutionnel de 1943 ;
- Devoirs soviétisés, voués à corseter la vie en société socialiste,
systématisés par la Constitution du 7 octobre 1977...
À croire que l'homme de devoir se trouve atteint de psychorigidité,
qu'il a renoncé à tout sens critique, aliéné sa liberté au profit de l'esprit
grégaire, renoué avec les instincts moutonniers primitifs. Faut-il souscrire aux
propos du vieil Horace : "Faites votre devoir et laissez faire aux dieux'? Et si le
devoir était potentiellement liberticide ? Le doute s'immisce...
Cependant, il ne faudrait pas oublier que "Si le citoyen a des droits, il a
aussi des devoirs"...
Dans l'antiphonaire humaniste, l'antienne des devoirs résonne tel un
sempiternel rappel des consciences.
Il est vrai que les hommes sont naturellement enclins à mémoriser les
droits et à oublier les devoirs. L'amnésie guette en permanence ces derniers. En
ce sens, le Préambule de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 énonce
que celle ci "leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs".
L'Assemblée nationale entendit ne pas relâcher la vigilance mémorielle, même
si cette dernière ne fut pas exempte d'ambiguïté. Présenté de la sorte, le devoir
rassure sans contraindre. Il rassure car il rappelle à l'homme qu'il est à la fois
doté d'une conscience et investi d'une responsabilité ; ce qui le distingue du
monde animal, bien que certains en doutent. Pour l'heure, contentons-nous de
dresser le constat : les animaux ne se trouvent pas assujettis à des devoirs,
lesquels sont inhérents à la condition humaine. Plus prosaïquement, le devoir
nous sécurise parce qu'il correspond à un "indicateur de valeurs". Porteur d'un
précepte, il détermine la conduite à tenir, offre des points de repère.
Pour autant, il ne nous contraint pas. Nous demeurons libres. Avec le
devoir, dit-on, "c'est affaire de conscience". Il donne une direction mais ne
dirige pas. Il suggère sans s'imposer et s'il encadre notre liberté, il ne l'aliène
pas. Certes, il demande un effort mais l'effort est consenti. En cela, il se
différencie de l'obligation.
-
Répulsion / attraction ? Le paradoxe n'est qu'apparent.
Loin de se neutraliser, les deux aspects se complètent. Et pour cause !
L'être humain doit se sentir aussi libre que responsable. Il n'est de liberté sans
responsabilité et vice versa. La première confère des droits, la seconde se réfère
aux devoirs. "Droits et devoirs se complètent corrélativement (...). Si les droits
exaltent la liberté individuelle, les devoirs expriment la dignité de cette liberté"
rappelle opportunément la Déclaration américaine des droits et devoirs de
l'homme.
Cette double approche nécessairement superficielle, à un stade où ne
dominent encore que des impressions, se nourrit d'une croyance fortement
12
ancrée dans l'opinion, que relaie la doctrine (ou l'inverse). Par métaphore, elle
peut se représenter sous la forme de la dualité sphérique. À ce que nous
appellerons "sphère déontique" appartiendraient les préceptes enseignés par les
devoirs. D'essence purement morale, ces derniers n'auraient pour tout
destinataire que le for intérieur. Établis en vue de satisfaire à des exigences
d'ordre éthique, ils ne regarderaient pas "l'Autorité". C'est à sa seule
conscience que l'homme de devoirs devrait rendre des comptes. En revanche, la
"sphère normative" leur serait étrangère. Même si elle n'exclut pas les
préoccupations morales, elle correspondrait au domaine réservé du droit. Les
obligations y ressortissent.
La perception commune du concept de devoir au regard de ces deux
sphères repose sur un présupposé et renferme un sous-entendu. Elle se fonde sur
l'idée que le devoir, parce que d'essence morale, ne saurait prétendre acquérir
une force normative. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il serait devenu
inutile. Il possède effectivement une utilité, mais une utilité morale qu'il tient de
sa qualité de précepte et non pas d'une nature juridique dont il est, par
définition, dépourvu. Elle implique que l'on ne discute pas de l'axiome
dichotomique : le caractère "anormatif' du devoir opposé au caractère normatif
de l'obligation. Or précisément, sur ce dernier point, il est permis de douter. Au
nom de quel dogme, en vertu de quel principe, devrait-on refuser au devoir les
attributs de la norme juridique ? Au contraire, nous entendons démontrer
qu'aujourd'hui il constitue une norme à part entière tout en conservant son
ancestrale fonction de précepte.
Cette perception sous-entend aussi que le devoir doit se cantonner à son
rôle, dans son domaine de compétence circonscrit à la première sphère. Il ne
doit pas commettre d'intrusion dans la sphère normative. Toute démarche visant
à valoriser les devoirs en leur accordant l'entrée dans le monde du droit fait
l'objet d'un accueil réservé. L'entreprise devient vite suspecte et l'on prête à
l'auteur arrière-pensées et intentions sournoises.
En somme, le devoir ne devient acceptable que dans la mesure où il "ne
sort pas du rang". De ce point de vue, la question de la constitutionnalisation
des devoirs apparaît révélatrice.
La constitutionnalisation des devoirs est perçue comme une
démarche suspecte
La reconnaissance des devoirs est une chose. Leur reconnaissance
constitutionnelle est une toute autre chose. L'idée d'intégrer les devoirs dans un
texte constitutionnel a toujours suscité de fortes réticences, pour ne pas dire une
hostilité de principe. B. Jeanneau a passé en revue "les arguments invoqués par
la doctrine classique pour déconseiller de s'engager dans la voie de l'énoncé
constitutionnel des devoirs'. Il est symptomatique de remarquer que certains
d'entre eux s'appuient principalement sur le "vieux" clivage de la morale et du
droit. Selon la doctrine, la démarche de constitutionnalisation des devoirs
encourt un double reproche fondamental : sa fausseté et son inanité.
13
Elle serait fausse ou plutôt faussée car bâtie sur une dissemblance
conceptuelle. En ajoutant des devoirs à des droits dans un même texte
constitutionnel (ou de valeur constitutionnelle), l'on associerait artificiellement
deux notions qui procèdent de natures différentes (en quelque sorte, "le mariage
de la carpe et du lapin"). Les droits appartiendraient à l'ordre juridique tandis
que les devoirs ressortiraient au domaine de la morale. M. Hauriou oppose les
premiers qui correspondent à de véritables "pouvoirs juridiques" aux seconds
qui n'expriment que de simples "obligations morales".Entre eux, il ne saurait
donc exister de corrélation directe : "les droits de l'homme ne sont point coordonnés aux devoirs par une harmonie préalable'.
Elle serait inutile. Dans son réquisitoire sans concession contre le
principe de l'affirmation constitutionnelle des devoirs, J. Rivero s'efforce de
démontrer qu'elle est même doublement inutile. D'une part, sous l'angle
juridique, les devoirs ne sauraient constituer la contrepartie des droits ; seules
les obligations peuvent y prétendre. D'autre part, du point de vue strictement
constitutionnel, les droits suffisent. Les devoirs sont superfétatoires. La
véritable reconnaissance des droits (dans l'esprit de l'auteur, ce sont
naturellement ceux de la Déclaration de 1789, de valeur constitutionnelle) est
porteuse d'une éthique, d'où découle une morale exigeante. Encore faut-il
l'expliciter, ce que l'on a trop longtemps négligé à faire. "Le respect de l'autre,
inhérent à la formulation des droits suffit à fonder l'éthique minimum dont une
société ne peut se passer, sans que soit nécessaire une incertaine formulation
des devoirs qui dépassent l'ordre juridique pour relever des exigences
supérieures de la conscience'''. Ainsi, les devoirs n'auraient nul besoin d'une
déclaration puisque la Déclaration des droits les contient virtuellement et
vertueusement.
De manière significative, la thèse de l'inanité du devoir dans la sphère
constitutionnelle a été de nouveau défendue à l'appui de son "éviction" de la
Charte de l'environnement'. Curieusement d'ailleurs, la "dangerosité" de la
constitutionnalisation fut invoquée à cette occasion. Certains craignaient qu'un
devoir reconnu constitutionnellement n'imposât des sujétions attentatoires aux
libertés' . Situation insolite : des raisonnements antagonistes se rejoignent pour
considérer que le devoir n'a pas sa place dans une Constitution. Juridiquement
inexistant, il ne mérite pas d'y figurer. Potentiellement dangereux, il ne faut pas
l'y inscrire. Faible, la Loi fondamentale se doit de l'ignorer. Fort, elle doit s'en
méfier !
En réalité (c'est en tout cas ce que nous nous emploierons à démontrer)
"ni ectoplasmique, ni granitique", le devoir doit avoir toute sa place dans une
Constitution. L'heure n'est plus d'instruire "le procès fait au devoir".
En ce début de XXI' siècle, il convient de le considérer sous un jour
nouveau et, pourquoi pas, de proposer sa "réhabilitation". Nous estimons,
comme B. Jeanneau qu'il faut "réexaminer le problème des devoirs de l'homme
et du citoyen à la lumière des nécessités de notre temps'.
14
Un double phénomène contemporain impose ce réexamen :
- L'émergence de corpus éthiques.
Des questions fondamentales comme celles qui ont trait à
l'environnement, à la bioéthique, à l'informatique et aux nouvelles
communications etc., ne peuvent plus trouver de réponses pertinentes dans les
seules déclarations des droits, historiques, de "facture classique". C'est un
constat qui n'implique d'aucune manière leur "obsolescence". Pareille
conclusion relèverait de l'ineptie. Elles appartiennent au passé mais ne sont pas
dépassées. Mais aujourd'hui, il devient de moins en moins envisageable de
raisonner comme si n'existaient que les droits, abstraction faite des devoirs. Les
deux existent, coexistent et se trouvent étroitement imbriqués au sein de
véritables corpus éthiques. Les "nouvelles" constitutions ou d'anciennes
constitutions révisées récemment empruntent cette voie de la
"conciliation/réconciliation" entre les droits et les devoirs.
- La consécration de normes hybrides.
Les constitutions contemporaines édictent de plus en plus de ces normes
sous-tendues par des objectifs et des exigences de nature ambivalente : à la fois
morale et juridique.
Dans ces conditions, le devoir ne peut plus se confiner dans le for
intérieur. Il sort de sa "chrysalide" morale pour produire des effets juridiques, à
l'extérieur. Par exemple, les normes déontologiques auxquelles doivent se
conformer les "serviteurs" de l'État, fonctionnaires et autres agents publics ne
sont pas seulement affaire de conscience. Elles revêtent aussi une signification
institutionnelle. À l'instar des obligations, elles s'imposent juridiquement et
sont susceptibles de sanction externe en cas de manquement.
En définitive, l'incorporation des devoirs dans une Constitution, de nos
jours, ne se pose plus en termes d'utilité mais de nécessité. Le droit
constitutionnel comparé va dans ce sens.
UN UNIVERSALISME EN TROMPE L'ŒIL
-
Les auteurs classiques n'en voulaient pas dans une Constitution
française. Aujourd'hui, il se trouve partout dans le monde. Le devoir semble
être devenu une notion ubiquitaire. La lecture des constitutions comme celle des
conventions internationales tend à corroborer son "omniprésence" mais cet
universalisme apparent cache de profondes disparités.
L'universalisme des devoirs constitutionnels
L'inventaire des devoirs constitutionnels, à l'échelle planétaire,
s'apparente à une entreprise fastidieuse et démoralisante. À la limite, il serait
plus commode de dresser la liste des constitutions qui ne s'y réfèrent pas. À un
15
titre ou à un autre, peu ou prou, la Loi fondamentale d'un État évoquera le
concept. Celui qui s'engage dans cette voie emprunte un "parcours du
combattant".
La quête des devoirs constitutionnels se trouve semée d'embûches, de
chausse-trappes et traquenards ; jalonnée de leurres et d'impostures ; opacifiée
par l'imbroglio et l'embrouillamini... Le devoir peut se présenter là où on ne
l'attendait pas ; devenir fuyant et insaisissable là où on escomptait sa rencontre.
Il s'énonce, de façon explicite, dans un texte constitutionnel, de la simple
reconnaissance à la dithyrambe : "fondamental", il peut aller jusqu'à revêtir un
caractère "sacré". Il y figure aussi en filigrane. Un devoir implicite sous-tend les
expressions récurrentes telles que : "il incombe au citoyen de..., il est tenu de..."
Cependant, de regrettables confusions, voire des contresens dus à
d'approximatives traductions altèrent trop souvent la signification authentique
des constitutions. Il arrive fréquemment que le devoir soit confondu avec
l'obligation et vice versa alors que les autres langues opèrent la distinction
sémantique et juridique : duty/obligation ; deber/obligatiôn ; Pflicht/Verpflichtung... Au delà des méprises linguistiques, les constitutions usent et abusent des
déclinaisons sémantiques, en jouent pour mieux "brouiller les pistes". Derrière
de faux devoirs se cachent de vraies obligations. C'est que le concept se prête
aisément aux manipulations et le Constituant ne s'en prive d'ailleurs pas. Il faut
décrypter certains messages constitutionnels. Le décodage devient un exercice
imposé. La démultiplication constitutionnelle créée par le fédéralisme complique la démarche. Certes, dans le domaine des devoirs (comme des droits) les
constitutions des États fédérés se contentent le plus souvent de "cloner" les
constitutions fédérales et ne brillent généralement pas par leur originalité.
Toutefois elles contiennent parfois des dispositions novatrices en la matière, qui
méritent d'être soulignées.
La démarche implique par ailleurs de prendre en compte la loi. En effet,
une "lecture législative" des devoirs s'impose ici. Le Constituant renvoie
fréquemment au législateur le soin de déterminer ou de fixer les principes ou les
règles régissant les devoirs qu'il institue. Si le premier énonce le devoir, le
second lui donne consistance. Comment le législateur s'acquitte-t-il de sa
mission ? Les réponses sont révélatrices. Fidélité à la lettre et à l'esprit,
édulcoration jusqu'à transformer le devoir en "coquille vide" ou durcissement
en vue d'en faire un "étau". Le droit positif illustre toutes ces réponses.
Y-a-t-il un universalisme de fond ?
À s'en tenir aux apparences, le désappointement arrive rapidement. Il
existe... mais sans véritable cohérence, fait de bric et de broc. L'énoncé des
devoirs dans les lois fondamentales s'apparente davantage à un inventaire "à la
Prévert" moralisateur, une psalmodie, un "prêchi-prêcha" qu'à une déclaration
constitutionnelle en bonne et due forme.
L'auteur s'est senti dans la peau d'un "orpailleur". Dans la "bâtée"
constitutionnelle domine la masse graveleuse des poncifs, lieux communs et
autres aphorismes prudhommesques, "à la thermidorienne".
16
Les devoirs prennent souvent l'aspect de préceptes qui jalonneront une
vie humaine, la ponctueront d'interdits, de recommandations, de prescriptions.
Ils concourent à faire de l'être humain un sujet calibré, formaté, fabriqué sur le
même moule. Au plan constitutionnel, l'homme de devoir(s) n'offre guère de
surprise. Il se présente tel qu'on l'attendait, la "copie conforme". Il veille religieusement sur sa famille, respecte autrui et, pourquoi pas, l'aime. Il voit dans
l'obéissance une vertu. La nature (constitutionnelle) ayant horreur du vide, les
devoirs ont vocation à combler les interstices de l'existence humaine et à en
garantir ainsi l'uniformité, le lissage. Ne dit-on pas d'un citoyen qu'il remplit
ses devoirs, qu'ils soient fiscal, militaire ou civique ? Le devoir de travailler
conjure les dangers du désoeuvrement et rend la vie active.
Épilogue rassurant : le Constituant aura "déroulé le film" d'une existence bien remplie. De la cellule familiale à la "mère Patrie", une chaîne déontique ininterrompue retient l'homme et l'assujettit.
La tonalité tient à la fois de la bibliothèque rose et du tableau noir. Les
devoirs s'écrivent avec la plume d'oie de la Comtesse de Ségur et la craie
blanche des "hussards de la République".
Une autre lecture constitutionnelle montre qu'heureusement les devoirs
de l'homme et du citoyen ne se limitent pas à ce constat de tragique banalité.
Les constitutions recèlent quelques "filons aurifères" qui empêchent de désespérer de la nature humaine. Un nouveau constitutionnalisme des devoirs se profile.
Émergent, il est encore incertain, mouvant et parfois déroutant mais il semble
répondre à deux grandes tendances structurelles.
D'abord, sans déserter le terrain de la moralisation, le Constituant tend à
privilégier la voie de la responsabilisation. En témoigne la part croissante occupée par les nouveaux devoirs constitutionnels dans des domaines où ils étaient
absents ou embryonnaires il y a encore quelques années. Il est ainsi devenu
aujourd'hui évident que la préservation de l'environnement par les hommes
dans leur intérêt actuel et dans celui des générations futures ne peut pas être
seulement traitée sous le seul angle de la morale individuelle traditionnelle. Elle
exige que ceux-ci soient placés devant leurs responsabilités. La question n'est
plus celle de la vie d'un individu isolé en conformité avec des standards moraux
mais de la survie des espèces, y compris humaines. Le Constituant ne peut plus
ici raisonner en termes de moralité mais il doit faire face à des nécessités.
La deuxième tendance qui se conjugue avec la première tend à faire
passer le devoir du plan strictement individuel à l'échelle collective. Solliciter le
seul individu et lui faire porter "tout le fardeau" des devoirs devient de moins en
moins acceptable et supportable parce que cette sollicitation exclusive est
ressentie avec raison comme une injustice, une iniquité. La collectivité doit
assumer les responsabilités qui lui incombent. C'est ce qu'exprime non sans
ambiguïté la notion de devoir collectif. L'expression, en effet, semble trop
commode pour ne pas servir d'échappatoire à l'homme lui-même, enclin à se
débarrasser d'une responsabilité par trop encombrante, comme à l'État, tenté de
transférer ses propres responsabilités à d'autres. Devoir de la collectivité serait
plus approprié. L'expression traduit mieux le langage commun : "C 'est l'affaire
17
de tous". Ce "tous" englobe l'individu, l'État mais aussi les autres personnes
publiques, telles que les collectivités territoriales. Il inclut, par ailleurs, les
personnes morales de droit privé comme les associations ou les fondations etc.
Ce "tous" implique surtout une synergie entre les différents acteurs. En
particulier, les devoirs économiques et sociaux ne peuvent être effectifs s'ils ne
sont pas partagés entre l'État, les entreprises, les salariés et leurs organisations
professionnelles. Au plan international, la Charte des droits et devoirs
économiques des États ne met pas moins d'une dizaine de devoirs à la charge de
ces derniers'. Ceux-ci, pour un certain nombre d'entre eux, n'hésitent pas à se
les imposer dans leur propre Constitution. La voie ne manque pas d'intérêt dès
lors que l'on garde conscience de ses limites, imposées par le réalisme. Il est
judicieux que l'État se reconnaisse des devoirs mais comme fait observer Y.
Madiot", ils n'ont le plus souvent qu'un caractère incantatoire. "Ils peuvent être
effectivement mis en oeuvre ou, dès la Constitution promulguée, jetés aux
oubliettes".
L'universalisme des devoirs conventionnels
À l'échelle internationale, les devoirs sont longtemps demeurés dans
l'ombre des droits, relégués au second plan. Il est vrai que dans le "marchandage planétaire" des droits de l'homme, des négociateurs internationaux ont eu
la fâcheuse tendance à utiliser les devoirs comme "monnaie d'échange". L'idée
était de considérer que si les droits ne pouvaient se négocier, ils ne seraient
acceptables que moyennant la contrepartie des devoirs. Ce type de procédé aura
sans aucun doute contribué à ternir l'image du devoir, injustement associé au
camp des États contempteurs de la conception démocratique des droits de
l'homme, "diabolisé". Que des États l'instrumentalisent afin de dévaloriser les
droits, l'entreprise de sape ne fait guère de doute. En déduire que le devoir serait
intrinsèquement antidémocratique, la conclusion revient à lui intenter derechef
un mauvais procès. Il ne faut pas confondre neutralité du concept et sa manipulation partisane.
Aujourd'hui les devoirs sortent de l'ombre pourecquérir une nouvelle
forme de légitimité car la communauté internationale commence à prendre
conscience que les seuls droits ne peuvent suffire à la résolution des grandes
questions contemporaines. Un tabou se lève... partiellement.
Si l'on tient pour acquis qu'il existe un universalisme des droits, il faut
admettre qu'il existe parallèlement un universalisme des devoirs. Constat significatif en ce sens : la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ne
les occulte pas. Elle considère implicitement que le devoir est inhérent à la
nature humaine, dès l'article premier : "doués de raison et de conscience", les
êtres humains "doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité"
et reconnaît explicitement le concept en son article 29, alinéa 1 : "L'individu a
des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible". De façon plus significative, les préam18
bules des deux pactes internationaux soulignent le parallélisme des droits de
l'homme et de ses devoirs : "Prenant en considération le fait que l'individu a
des devoirs envers autrui et envers la collectivité à laquelle il appartient et est
tenu de s'efforcer de promouvoir et de respecter les droits reconnus dans le
présent Pacte'.
L'universalisme des devoirs est corroboré par les conventions
régionales qui les associent aux droits de l'homme, dans chacun des continents.
Au plan européen, dans le cadre du Conseil de l'Europe, la Convention
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales rappelle, au
titre de l'article 10 ("Liberté d'expression") que "L'exercice de ces libertés
(comporte) des devoirs et des responsabilités" (alinéa 2). Dans le cadre de
l'Union européenne (U.E.), le Préambule de la Charte des droits fondamentaux
exprime la même idée en élargissant les perspectives : "La jouissance de ces
droits entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l'égard d'autrui qu'à
l'égard de la communauté humaine et des générations futures". Quant au Traité
établissant une Constitution pour l'Europe, il construit "la citoyenneté de
l'Union" sur l'association des droits et des devoirs : "Les citoyens de l'Union
jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par la Constitution"
(article I-10, alinéa 2).
La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples" serait vide
de son sens sans le devoir, une valeur autant qu'un concept sur le continent noir.
Elle exprime une culture du devoir, "un culte" serait-on tenté d'ajouter... qui a
laissé une profonde empreinte dans le constitutionnalisme africain. Dès le
Préambule, la Charte met en exergue l'indissociabilité des droits et des devoirs :
"Considérant que la jouissance des droits et libertés implique l'accomplissement
des devoirs de chacun". En dépit de son intitulé, le texte est autant une
déclaration des devoirs qu'une déclaration des droits. En ce sens, le chapitre (II)
se trouve exclusivement consacré aux devoirs. L'homme africain ne se conçoit
pas en dehors de la Communauté et c'est la Communauté qui lui inspire et lui
dicte ses devoirs.
La "Déclaration de Bogota'', adoptée par l'Organisation des États
américains (O.E.A.) est encore à ce jour le seul instrument international à se
référer expressément dans son titre aux "droits et devoirs de l'homme". Le texte
ne manque pas d'intérêt car il exprime ouvertement l'inséparabilité des deux
concepts et l'érige en véritable postulat. En son Préambule, la Déclaration
américaine affirme que "l'accomplissement des devoirs de chacun est une
véritable condition préalable au droit de tous". Le principe est de portée
générale : "Droits et devoirs se complètent corrélativement, dans toutes les
activités sociales et politiques de l'homme". La Déclaration se refuse, par
définition, à opérer la moindre dissociation entre "le moral" et "le juridique" :
"Les devoirs d'ordre juridique en présupposent d'autres, d'ordre moral, dont la
conception et les fondements sont identiques". Après avoir reconnu les droits au
premier chapitre, le texte établit les devoirs, au second' .
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La "Déclaration de Djakarta"' ouvre une "voie asiatique" originale en
soulignant la dimension à la fois étatique et communautaire des devoirs, ceux
des "peuples et des États". Elle entend signifier que les devoirs humains ne
peuvent être déconnectés d'une responsabilité tant nationale que
communautaire. Nationale, la responsabilité pèse d'abord sur l'État dont l'un
des devoirs fondamentaux consiste à garantir les droits des communautés. En
retour, il est du devoir de ces dernières de respecter "les intérêts légitimes de la
Nation", notamment son intégrité territoriale et son unité politique'.
L'Océanie pose un problème dans la mesure où il n'existe pas
d'instrument régional comparable aux précédents. Cela n'implique nullement
l'ignorance du concept de devoirs, au contraire. Le droit coutumier qui occupe
une place importante au sein des sociétés des États insulaires du Pacifique Sud
leur a toujours accordé une fonction privilégiée, en particulier s'agissant de la
famille ou du statut foncier. Les organisations régionales, telles que le Forum
des îles du Pacifique, les inscrivent dans leurs préoccupations'.
L'universalisme des devoirs n'est pas seulement géographique, il se
veut également thématique. Nous observons que pratiquement aucun thème
n'échappe aux devoirs conventionnels, qu'ils concernent des domaines
traditionnels, leurs terrains de prédilection comme la famille, ou qu'ils ressortissent aux nouveaux centres de préoccupation : l'environnement, la bioéthique
ou les technologies de l'information et de la communication'.
Faux universalisme et vraies disparités
Quel intérêt peut bien présenter l'universalisme, décrit de la sorte ?
"Devoir"... Le mot est, en effet, universel mais le sens qu'on lui prête
l'est-il ?
Déjà, à la différence des droits, il n'existe aucune Déclaration
universelle des devoirs, texte de référence incontesté qui servirait de "table des
valeurs" à la communauté internationale. Certes, les projets (non officiels) de
déclaration en ce sens ont tendance à se multiplier. Leur pluralité est révélatrice.
Elle illustre des différences d'inspiration, voire d'irréductibles oppositions idéologiques. Les universalismes déontiques se font concurrence !
L'on trouve de tout... dans le "catalogue des déclarations universelles
des devoirs" ; le pire côtoie le meilleur, le farfelu coudoie le docte. Sans vouloir
à tout prix dresser une typologie, certaines peuvent se regrouper en catégories
ou "familles". À titre d'exemple :
- L'imaginaire : l'introuvable "déclaration universelle des devoirs du
citoyen" , prêtée à G. Sand.
- La dérision : la "déclaration mondialiste des devoirs de l'esclavecitoyen"".
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- La commémoration : le cinquantième anniversaire de la Déclaration
universelle des droits de l'homme fut l'occasion (ou le prétexte ?) de proposer
des "contre-projets" sous l'angle des devoirs comme la "Déclaration universelle
des devoirs et des responsabilités de l'homme"".
- Le militantisme ou le devoir au service d'une cause... La "déclaration
universelle des Devoirs envers les langues et les cultures" répond en partie à la
définition".
- La réflexion institutionnelle et éthique : K. Vasak défend l'idée d'une
"Déclaration universelle des devoirs de l'homme" qui ne manque pas d'intérêt".
Il faut se garder de toute tentation paradigmatique en substituant à
"l'angélisme des droits" "l'irénisme des devoirs". Une telle démarche ne peut
que desservir ceux-ci. À supposer qu'une déclaration universelle des devoirs de
l'homme soit, un jour, promue au rang d'instrument international, elle risquerait
d'entretenir l'illusion ou de se révéler potentiellement dangereuse. Soit elle se
contenterait de jouer le rôle de recueil de préceptes, plus ou moins éthérés au
risque de devenir une "auberge espagnole", chaque État s'évertuant à lui attribuer une signification qui l'arrange. Soit elle ambitionnerait de dresser la liste
exhaustive des prescriptions auxquelles devrait se conformer chaque citoyen...
avec le danger de faire peser sur ce dernier une chape de plomb. Il ne
manquerait pas d'États en vue d'utiliser une telle Déclaration à titre d'alibi, de
camouflage pour justifier des atteintes plus ou moins graves aux libertés et aux
droits de l'homme.
La seule solution qui éviterait le double écueil ne peut résider que dans
une déclaration internationale conjointe des droits et des devoirs (nous
retrouvons ici l'idée de corpus éthique à l'échelle universelle). Sans les droits,
la seule déclaration des devoirs s'apparenterait à un "glacis déontique"
inacceptable pour qui demeure attaché à la conception humaniste libérale.
La démarche inverse, plus pragmatique, qui consiste à partir de la
diversité constitutionnelle des devoirs en vue d'atteindre l'universalité du concept de devoir est, en réalité, aussi illusoire. Certes, elle aboutit à un résultat
positif apparent : la détermination du commun dénominateur sous la forme du
"devoir-type", celui que nous avons rencontré dans l'ensemble des constitutions
ou, du moins, dans un nombre significatif d'entre elles. Sans concertation
préalable, les constituants s'accordent à estimer, qu'eu égard à son importance,
une conduite humaine "mérite" d'être érigée en devoir et de se voir conférer une
valeur constitutionnelle au rang le plus élevé de l'ordre interne. De ce "consensus constitutionnel" ne peut-on déduire qu'il existe un universalisme du
devoir ? Un constat réaliste conduit à apporter une réponse négative ou à tout le
moins, circonspecte et empreinte de scepticisme. La démarche, en effet, repose
sur une illusion sémantique. Elle procède d'une confusion entre l'oecuménisme
terminologique et l'universalité conceptuelle. Si les constituants emploient le
même mot de "devoir" pour qualifier un même type de conduite, ils lui
attribuent une signification souvent différente et parfois diamétralement opposée. Les finalités qui le sous-tendent se rejoignent ou divergent selon le cas.
L'idée de devoir est lourde d'arrière-pensées.
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Les devoirs familiaux en fournissent l'une des plus remarquables illustrations. Ils représentent un modèle, l'archétype des devoirs constitutionnels.
Parentaux et filiaux, ils correspondent à des conduites "primitives" (nous employons à dessein le qualificatif, dans le sens littéral de "primordiales"), des
comportements inhérents à la cellule familiale. C'est donc sans surprise que les
lois fondamentales codifient les lois de la nature' . Mais les constitutions se
prêtent également à une lecture autre qu'oecuménique. La "cellule" est aussi un
"vecteur" idéologique ! Les devoirs de la famille peuvent servir constitutionnellement à inculquer des valeurs politiques, morales, religieuses, laïques etc.,
c'est-à-dire, en définitive, autant de valeurs contingentes qui vont à contresens
de l'idée d'universalisme'. Quelles similitudes entre les devoirs familiaux
inspirés et dictés par la charia à laquelle renvoie la Constitution d'un État islamique et ceux qu'énonce le Code civil dans le cadre d'une république laïque
comme la France ? En réalité, il existe autant de devoirs familiaux qu'il existe
de conceptions de la famille.
La réflexion quelque peu désabusée d'Y. Madiot au sujet des droits vaut
a fortiori pour les devoirs : "Le concept d'universalisme, défini comme unité de
conception, de définition et d'application des droits de l'homme n'a jamais
existé, à aucun moment de l'histoire. C'est un concept "éclaté" et la réalité qui
s'impose à nous est celle d'une diversité des conceptions'''. L'universalisme
des devoirs apparaît bien, en effet, comme un concept éclaté. L'universel, ici,
prend la forme d'un "kaléidoscope conceptuel".
LA RECONSTRUCTION DE L'UNIVERSEL
-DU DEVOIR, GARANT DE LA COHÉSIONSi la recherche d'un universalisme des devoirs s'apparente à "la quête
du Graal", sommes-nous irrémédiablement condamnés à nous contenter du
relativisme ? Devons-nous, une fois pour toutes, renoncer à attribuer au concept
de devoir une signification planétaire unique ? N'existe-t-il pas une voie
médiane entre un universel absolu, "chimérique" et un réel éclaté, ambivalent et
finalement dépourvu de sens ?
Pour répondre à ces questions, il nous fallait procéder non pas à une
nouvelle lecture des constitutions mais à une lecture nouvelle, moins idéaliste et
plus empirique avec cette fois l'ambition "raisonnable" de reconstruire l'universel avec des matériaux constitutionnels fournis par les quelque deux cents lois
fondamentales dont nous disposions. Malgré la diversité de leurs significations,
les devoirs devaient, à notre sens, obéir à une seule et même logique. Leur présence dans la quasi-totalité des constitutions ne doit rien au hasard mais répond
à une nécessité. A travers les constitutions, il nous fallait "découvrir" l'intention
des constituants. Quel rôle ont-ils entendu faire jouer aux devoirs ? De quelle
mission les ont-ils investi ? Au fond, un terme suffirait à résumer la réponse :
celui de cohésion.
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