ÉMOTIONS ET SENTIMENTS: UNE CONSTRUCTION SOCIALE

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ÉMOTIONS ET SENTIMENTS:
UNE CONSTRUCTION SOCIALE
Illustration de couverture: intérieur de montgolfière. Photo @ Athos99
@ L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris
http://www.1ibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-05988-7
EAN : 9782296059887
Sous la direction de
Maryvonne
CHARMILLOT
Caroline DAYER
Francis FARRUGIA
Marie-Noëlle
SCHURMANS
ÉMOTIONS ET SENTIMENTS:
UNE CONSTRUCTION
APPROCHES
SOCIALE
THÉORIQUES ET RAPPORTS AUX TERRAINS.
Auteurs
Nicolas AMADIO, Jean-Paul BRONCKART, Denis CERCLET,
Claude DE JONCKHEERE, Monique DOLBEAU, Francis FARRUGIA, Guilhem
FARRUGIA, Spyros FRANGUIADAKIS, Florent GAUDEZ, Amandine
GODET,
Mania LACHHEB, Laurence SEFERDJELI,
Fabienne SOLDINI-BAGCI
L'Harmattan
Présentation!
Marie-Noëlle Schurmans
Il faut souligner toute la richesse qu'apporte, aux textes rassemblés
dans cet ouvrage, le contexte de leur genèse. Et ce contexte renvoie à
une activité collective dont l'histoire remonte à plus d'un demi siècle2.
Cette histoire commence en effet dans les années 1950, avec la
création, à l'initiative de Georges Gurvitch, d'un groupe de recherche
en sociologie de la connaissance. Devenu le quatorzième Comité de
Recherche (CR 14) de l'Association Internationale des Sociologues de
Langue Française (AISLF), ce collectif est aujourd'hui coordonné par
Gérard Namer, Francis Farrugia et moi-même. Parmi les
caractéristiques principales du CR 14, il convient de signaler à la fois
son ouverture, traduite par la sollicitation d'autres regards
disciplinaires que celui de la sociologie, l'importance apportée à la
réflexion épistémologique et à la perspective critique, le souci de
mener de front théorisation et démarche empirique, et la volonté de
penser les articulations des perspectives historique et interactionniste
ainsi que celles des dimensions sociétales, groupales et individuelles.
Ces caractéristiques ont coloré les rencontres récentes du CRI4,
ses échanges avec d'autres collectifs de recherche et les publications
qui en sont issues. En 2001 notamment, le Colloque de Poitiers « Construction et déconstruction de la réalité»portait sur
l'articulation de la perspective critique et de la démarche de recherche,
ainsi que sur le décloisonnement des disciplines qui structurent le
champ des sciences socio-humaines. Et, en 2003, le Colloque de
Besançon -« De l'interprétation»- concernait l'identification d'un
troisième espace de pensée et d'action, produit dialectique de la
tension entre les perspectives explicative et herméneutique qui, depuis
Dilthey, conditionnent les pratiques de la recherche scientifique.
1 Cette présentation est similaire à celle que l'on trouve dans: Charmillot, Dayer &
Schurmans
(2008). Connaissance
et émancipation.
Dualismes,
tensions, politique.
Paris: Harmattan, coll. Logiques sociales.
2 Voir: Farrugia, F. (2000). La reconstruction
de la sociologie française (19451965). Paris: Harmattan, coll. Logiques sociales.
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Marie-Noëlle
SCHURMANS
Ces deux rencontres ont ainsi mis en lumière une volonté
commune: sur un plan épistémologique et méthodologique, il s'agit de
dépasser l'ensemble des oppositions qui, liées à celle de la raison
expérimentale et de la raison interprétative, se dressent en face à face
conflictuel. Les Colloques de Poitiers et Besançon ont cependant fait
émerger également une question centrale: celle de la responsabilité du
sociologue et, de manière plus générale, des chercheurs en sciences
socio-humaines. Les postures épistémologiques et les pratiques
méthodologiques discutées ne sont en effet pas sans effets sur la
défrnition des objets et sur la conception de la restitution des résultats
de la recherche. En ce que son activité est production de connaissance,
en effet, la recherche engage une transformation de la défmition de la
réalité et, ce faisant, celle des rapports sociaux et des repères
identitaires individuels et collectifs.
En 2006, s'organise alors le Colloque de Genève. Faisant suite aux
réflexions développées à Poitiers et Besançon, ses organisateurs ont
choisi de référer à deux axes de travail: le premier, ciblé sur la
dimension émancipatoire de la connaissance proposée par Karl-Otto
Apel,
et le second, sur la construction
sociale
des
sentiments/émotions. Les objectifs du Colloque de Genève ont donc
porté sur l'élucidation de la façon dont la dimension émancipatoire de
la connaissance -portée par le projet critico-déconstructif- oriente et
organise, dans l'activité de recherche, la définition des
sentiments/émotions.
Cet ouvrage est issu de la rencontre de Genève. Il rassemble
prioritairement les contributions relatives au deuxième des deux axes,
et il est publié en même temps qu'un premier volume:
«Connaissance et émancipation. Dualismes, tensions, politique»,
chez le même éditeur et dans la même série -{( Sociologie de la
connaissance »-, dirigée par Francis Farrugia. Les axes de travail qui
ont organisé les deux publications ne sont pourtant pas indépendants.
Plusieurs contributions en effet ont été écrites dans le souci de leur
articulation. Je m'en expliquerai dans l'avant-propos de chacun des
volumes et j'ai donc inséré, dans le premier, cette même brève
présentation.
Remerciements
Les directeurs des deux ouvrages remercient pour leur soutien:
le Laboratoire Recherche- Intervention- Formation-Travail!
(RIFT) qui rassemble les membres du Secteur «Formation des
Adultes}) (SSED, FPSE), à l'Université de Genève;
- la Section des Sciences de l'Education (SSED) et la Faculté de
Psychologie et des Sciences de l'Education (FPSE) ;
- le Fonds National Suisse de la Recherche
- l'Académie suisse des sciences sociales;
- la Société Académique de Genève.
Scientifique;
Nous sommes redevables, en particulier, aux deux dernières
instances, pour le fmancement relatif à la préparation de cet ouvrage.
1
Au sein du RIFT, s'articulent diverses équipes dont celle que je coordonne:
« Approche
Compréhensive
des
Représentations
et
(www.unige.ch/fapse/acra).
Membres:
M. Charmillot, C. Dayer,
Seferdjeli et moi-même.
de
l'Action»
H. Rougemont,
L.
Avant-Propos
Francis Farrugia et Marie-Noëlle Schurmans
Ainsi que l'annonce la brève présentation qui précède, ce livre est
centré sur la construction sociale des él11otionset des sentÙnents, tout
en faisant place à la problématique de la finalité émancipatoire de la
connaissance, à laquelle nous avons consacré un autre ouvrage
(Charmillot, Dayer & Schurmans, 2008). Rappelons uniquement ici
deux points centraux. Tout d'abord, le fait que, pour Apel (2000),
l'intérêt émancipatoire constitue un intérêt de connaissance
complémentaire aux intérêts de contrôle et d'orientation de l'action, et
qu'il « satisfait un besoin spécifique correspondant à la connaissance
que l'hom/ne obtient sur lui-mê/ne » (p. 290). Ensuite, le fait que, sur
la base de cet intérêt, Apel contribue à l'identification des sciences
critico-reconstructives pour lesquelles le sujet épistémique inclut
nécessairement « l'idée de la C0l11111Unauté
c0l11municationnelle
comme sujet de la c0l11préhensiondu sens» (p. 317).
Sur le plan épistél110logiqueet théorique, la perspective adoptée se
caractérise donc par un proj et d'intégration: non seulement entre les
disciplines qui constituent le domaine des sciences sociales, mais
également entre les traditions explicatives et herméneutiques
auxquelles réfèrent les démarches de recherche. Notre point de vue
fait donc place au souci de dépasser l'ensemble des oppositions
générées par la confrontation entre raison expérimentale et raison
interprétative. Sur le plan el11pirique,notre intérêt porte sur la façon
dont la dimension émancipatoire de la connaissance -portée par le
projet critico-déconstructif- oriente et organise, dans l'activité de
recherche, la définition des émotions et sentiments comme objet de
recherche. Ce volume invite donc ses lecteurs à briser les barrières
disciplinaires et les conceptions figées ainsi qu'à explorer un monde
heuristique nouveau.
La construction
sociale des émotions et des sentiments
Le domaine de pertinence de la sociologie de la connaissance s'est
constitué autour du projet d'investiguer les modes de construction
sociale, collective et historique, de toutes nos connaissances et formes
12
Fancis FARRUGIA et Marie-Noëlle
SCHURMANS
de conscience. Et ce projet, depuis les écrits de ses pères fondateurs ou
précurseurs -Rousseau, Marx, Nietzsche, Durkheim, Mannheim,
Scheler, Jérusalem, Halbwachs, Berger et Luckmann, Marcuse et bien
d'autres- est chose reconnue par l'Académie. Il est par contre
relativement nouveau de fonnuler une hypothèse analogue à propos
des sentÏ1nents et des émotions, sphère que le sens commun considère
comme réservée et que les sciences sociales ont moindrement investie.
Le sens commun, d'une part, dissocie en effet spontanément la
sphère du privé de celle du public et, de la même manière, il sépare
celle de l'individuel de celle du collectif, tout autant qu'il distingue le
dolnaine de l'intime ou de l'intériorité de celui de l' extime et de
l'extériorité. Se diffuse corrélativement, dans la conscience commune
et dans les représentations collectives, une appréhension de l'intime
comme lieu de construction per se (par soi-même), de production
spontanée: de ce point de vue, émotions et sentiments renverraient
aux registres du subjectif et de l'absence de contrôle, en même temps
qu'ils s'opposeraient aux registr~s de l'entendement et de la raison
appréhendés plutôt comme instances facultaires de fabrication des
concepts et des idées.
L'appréhension des émotions et des sentiments, d'autre part, va -à
l'intérieur même des sciences sociales- s'affronter à la conception
d'un « sujet» individuel libre, conscient et volontaire qui, responsable
non seulement de ses représentations mais aussi de ses affections,
serait au fondement et à l'origine des événements psychiques.
Les auteurs réunis dans cet ouvrage ont en commun de réfuter ces
points de vue. A partir d'ancrages disciplinaires variés, leurs
contributions abordent ainsi une double thèse: les émotions et
sentiments non seulement se construisent, mais cette construction
relève d'une activité sociale, collective et historique. Le courant
constructiviste social a en effet bien montré que le processus de
socialisation est tributaire non seulement d'une inscription dans une
structure sociale objective mais également d'une insertion dans un
monde social subjectif, constitutif d'une façon de voir et d'interpréter
le monde. S'opposant à l'idée selon laquelle émotions et sentiments
relèveraient d'un substrat présocial, ce courant soutient donc que leurs
défmitions sont culturellement marquées, que la façon dont ils sont
gérés contribue à les créer, et que les caractéristiques linguistiques
dévoilent et renforcent leur gestion collective. Les recherches réalisées
à partir de ce point de vue ont ainsi en commun de montrer que,
faisant partie de phénomènes culturels, émotions et sentiments
13
Avant-Propos
contribuent à insérer l'acteur dans un ordre social et à renforcer cet
ordre.
Approches
théoriques
et...
Notre option n'a pas été celle de procéder à une distinction entre
émotions et sentiments, mais bien plutôt de renouveler la
problématisation d'un large domaine d'investigation:
celui de
l'expérience subjective du sujet connaissant. Si l'ensemble des
contributions à cet ouvrage réfèrent à ce renouvellement, les trois
prelniers chapitres lui sont spécifiquement consacrés : Jean-Paul
Bronckart, Claude de Jonckheere et Guilhem Farrugia en proposent en
effet les fondements théoriques.
Bronckart développe le point de vue vygotskien en montrant ce
que le psychologue soviétique adoptait et réfutait des conceptions
développées par Spinoza et par James. Vygotski en effet soutient
d'une part que l'étude psychologique des émotions doit s'ancrer dans
l'approche spinozienne des passions, et d'autre part que cet ancrage
implique la critique des thèses élaborées par James. Selon ce dernier,
en effet, l'émotion serait «une réaction mentale fugitive à une
réaction proprement physiologique, cette dernière étant déclenchée par
un excitant externe)} (p. 31). Et Bronckart de reprendre la thèse
vygotskienne selon laquelle la problématique des émotions est liée à
celle de la conscience. Selon cette thèse, les émotions ont d'abord un
statut réactif, constituant un premier niveau du processus émotionnel
et précédant la représentation. Mais les processus réflexifs de la
conscience en constituent le second niveau, et ils relèvent d'une
construction sociale.
De Jonckheere entre en discussion avec l'apport théorique de
Bronckart en articulant, cette fois, James et Whitehead. Tout comme
Bronckart, de Jonckheere réfère brièvement aux classifications
effectuées par James -et critiquées par Vygotski- entre émotions
fortes et subtiles. Mais l'apport de James, selon l'auteur, consiste
essentiellement à articuler émotion et expérience, dans le cadre de
l'empirisme radical: pour James, écrit de Jonckheere, «le mot
'émotion' désigne des mouvements de l'être dont on a la sensation ou
la conscience, c'est-à-dire dont on fait l'expérience)} (p. 43). C'est
donc à la problématisation de l'expérience que s'attache l'auteur qui
prend position contre l'opposition entre expérience physique et
expérience psychique. La réfutation du dualisme corps-esprit, assumée
par de Jonckheere, le porte dès lors à développer l'approche de
Whitehead selon laquelle «toutes les relations ont une composante
14
Fancis FARRUGIA et Marie-Noëlle
SCHURMANS
émotionnelle, que ce soit entre des particules atomiques ou entre des
humains» (p. 51).
Guilhem Farrugia expose alors, dans le troisième chapitre, une
« théorie de la construction sociale et politique des sentiments» chez
Jean-Jacques Rousseau. Il met de manière originale l'accent sur la
composante affective du lien social (fêtes et commémorations,
véritable ciment des moeurs). Il nous présente un Rousseau qui
«pense la politique comme fondée en partie sur les sentiments, les
affects et une sensibilité publique» (p. 53), ce qui fait de lui
le précurseur d'une sociologie des sentiments. Guilhem Farrugia
soutient qu'il est pour Rousseau absurde, d'admettre que le corps
politique est sans passion et qu'il n'y a point d'autre raison d'Etat que
la raison même. Il souligne donc la nécessité et l'importance de la
production sociale du sentiment dans la vie politique. Pour l'auteur du
Contrat social, un bon citoyen est un patriote par « inclination, par
passion», par ses affects. Un tel projet politique et social nous dit
Guilhem Farrugia, est en conséquence suspendu à une condition
essentielle: la construction par ces institutions que sont les spectacles,
de ce qu'il appelle une « morale sensitive », qu'on a aussi pu appeler
une morale du sentiment.
La diversification des approches théoriques ne se limite bien sûr
pas aux trois premiers chapitres de ce livre. A des degrés divers, en
effet, les dix contributions complémentaires articulent fondements
théoriques et perspectives de terrain. La contribution de Francis
Farrugia est en ce sens exemplaire: son projet théorique se fonde en
effet sur l'analyse de textes -Madalne Bovary, Don Quichotte, ou le
discours du pape Benoît XVI à l'université de Ratisbonne- pour
prolonger la thèse de la construction sociale de la réalité inaugurée
par Berger & Luckmann comme par Schütz leur maître, en celle d'une
construction sociale des sentiments et élnotions, et développer ainsi
une « sociologie de la connaissance de l'expérience subjective» (p.
78). Le propos de Francis Farrugia va dès lors consister à mettre au
jour les catégories de «syndrome narratif» et d'« archétype
romanesque ». Outre des catégories élucidantes de textes, ce sont des
effecteurs enzpiriques, des agents de transformation sociale,
élucidantes de vies, qui éclairent d'un jour nouveau la question de la
construction identitaire tant des individus que des collectivités et
civilisations. Francis Farrugia rejoint donc clairement les apports des
troIs premiers chapitres: «notre rapport à la réalité est médiatisé par
des langages qui ont précédé les existences individuelles et leur
survivront» (p. 82) et cette médiatisation est « constituée de multiples
productions discursives sédimentées et stratifiées» (p. 83).
Avant-Propos
15
Comme chez Francis Farrugia, la démarche consistant à s'appuyer
sur un domaine d'investigation pour exemplifier une approche
essentiellement théorique est présente dans la contribution de Florent
Gaudez. Son propos général consiste à aborder la socio-anthropologie
comme posture épistémologique, et à réfléchir au renouvellement des
méthodes et des objets qu'occasionne cette posture. Et Gaudez, pour
ce faire, de s'engager dans le domaine de l'expérience narrative:
« Comment le récit, en tant qu'épreuve esthétique et épistémique, estil susceptible d'altérer/émanciper les représentations et le point de vue
de l' énonciataire ?» (p. 66). Gaudez va dès lors traiter de l'espace
scientifique et de l'espace artistique, en bousculant leurs oppositions:
l'Aisthésis et l' Epistén1êsis y sont également présents.
... rapport
au terrain
Les chapitres de Francis Farrugia et de Florent Gaudez indiquent
déjà clairement combien la dynamique théorisation-rapport au terrain
est centrale dans l'approche socio-anthropologique. Et il ne serait
nullement pertinent, par conséquent, de classer les diverses
contributions de ce livre sur la base d'une césure entre développement
théorique et démarche empirique. Dans la constitution réciproque du
théorique et du terrain cependant, certains chapitres se focalisent sur
des registres d'investigation spécifiques: l'exercice professionnel,
chez Seferdjeli, Amadio et Dolbeau, le corps, chez Cerclet,
Franguiadakis et Lachheb, ou le récit, chez Soldini-Bagci et Godet.
Les contributions de Fabienne Soldini-Bagci et d'Amandine
Godet, portant respectivement sur la littérature horrifique et sur le
discours médiatique, s'engagent ainsi en prolongement des
contributions de Francis Farrugia et de Florent Gaudez. La première
aborde les deux grandes catégories émotionnelles subdivisant la peur :
l'horreur et l'angoisse. L'horreur, d'après Soldini-Bagci, relève de
l'appréciatif, et l'angoisse, de l'énonciatif. Et c'est sur la
transfonnation, dans le procès de lecture, de l'émotion appréciative en
émotion informative, c'est-à-dire sur le travail cognitif du lecteur
qu'elle attire l'attention. Mettant en lumière différentes « stratégies
lectorales de mise à distance cognitive» (p. 105), Soldini-Bagci
propose ainsi de considérer la fiction comme «un medium entre le
lecteur et la réalité» (p. 109).
Amandine Godet, pour sa part, cible son attention sur
l'infonnation médiatique et, plus spécifiquement, sur l'activation des
affects qu'engagent la production et la réception de cette infonnation.
Elle montre que les postures différenciées du j oumaliste et du lecteur
relèvent de la tension entre actorialité et agentité: l'un et l'autre
16
Fancis FARRUGIA et Marie-Noëlle
SCHURMANS
opèrent un travail cognitif à l'intérieur d'un champ préalablement
structuré. L'articulation entre production et réception est ainsi lue sous
l'angle de la fabrication « de nos évaluations intellectuelles aussi bien
que de nos réactions émotionnelles» (p. 159).
Chez Denis Cerclet, la problématique du corps va, elle aussi, être
traitée sous ces deux dimensions: « celle de l'individu en action et
celle du processus social» (p. 174). A l'instar de Bronckart et de
Jonckheere, Cerclet réfute les approches dualistes générées par
l'opposition corps/esprit: « Les émotions, en lien avec la cognition,
sont au cœur du processus relationnel» (p. 182). Il s'agit en effet de
traiter les émotions dans la relation à autrui, et d'étudier leur efficace
dans la production du social et la production de soi. L'échelle
proposée -celle du corps- est, dès lors, paradigmatique : c'est dans le
mouvement constant des gestes qu'il est abordé, et ce mouvement est
« construction permanente de l'espace social à travers la construction
permanente des individus qui le composent» (p. 175).
C'est dans le même esprit que Spyros Franguiadakis et Monia
Lachheb abordent « la place du corps et des émotions dans l'espace
public contemporain» (Franguiadakis, p. 185). Et tous deux
développent cette perspective en se fondant sur l'exploration d'un
terrain: il s'agit, pour le premier, d'un atelier de danse, où des
personnes qui sont, ou non, en situation de handicap construisent et
produisent une chorégraphie; et, pour la seconde, de la relation
pédagogique en éducation physique.
L'approche de Franguiadakis détient une dimension métaphorique
évidente: dans l'activité collective que constitue la danse, les
contraintes liées au corps -et relatives ici au handicap- délimitent le
champ des possibles; mais elles occasionnent aussi la création et le
renouvellement, à l'intérieur de ce champ. S'observent alors des
«manières de penser la danse» (p. 189) qui se trouvent à la fois
générées et exprimées par le mouvement. Ces manières solidaires de
penser et de faire sont ainsi issues d'un ajustement mutuel, comme
dans tout processus social, par lequel s'élabore «une compétence
distribuée collectivement» (p. 189) et par lequel, dans l'articulation
de cognitions, de sensations et d'émotions,
se construit
« l' agissabilité » (p. 185) de chacun et du groupe.
Le propos de Lachheb rejoint la même ambition, celle de prendre
en charge l'intégration de l'affectif et du cognitif: les corps
communiquent et fondent la relation intersubjective. Contrant la
distinction qu'effectue Damasio entre «l'aspect démonstratif et
visible des émotions» et «le caractère privé et invisible des
Avant-Propos
17
sentiments» (p. 196), Lachheb s'appuie alors notamment sur Mauss,
Goffman et Simmel, pour montrer, à travers l'exemple de l'éducation
physique, «l'implication de la corporéité dans l'organisation des
interactions» (p. 201).
Le troisième registre d'investigation -celui de l'activité
professionnelle- est introduit par la contribution de Laurence
Seferdjeli. L'auteur rappelle, à travers un détour historique, combien
la distinction entre «les soins techniques et les soins quotidiens
d'entretien»
(p. 122) du malade fonde la dynamique de
professionnalisation infmnière face au pouvoir médical. Et elle
développe son approche en se centrant sur la notion d'empathie.
L'absence de consensus concernant la définition de l'empathie offre
en effet un espace d'investissement au cœur duquel se construisent
progressivelnent identité, cognition et action, dans le cadre de la
pratique et de l'interaction. Habilement, Seferdjeli contribue à
« émanciper l'empathie de la psychologie» (p. 122), en référant aux
perspectives contrastées des sciences cognitives et de la
phénoménologie. Si elle propose, sur cette base, de considérer
l'empathie sous l'angle de «la constitution d'une habitude, d'une
expérience, qui établit la disponibilité pratique d'un sujet aux états
affectifs d'autrui» (p. 125), c'est pour mieux prolonger son approche:
c'est en effet à l'éthique du care qu'elle aboutit. Et cette reformulation
implique de ne pas dissocier disposition et activité pratique: «les
savoirs nécessaires à l'accomplissement de l'activité de care sont des
savoir-faire discrets» et doivent être considérés « comme le produit de
l'expérience» (p. 127).
Le lien entre cette perspective et celle de Nicolas Amadio est
évident puisque celui-ci se penche sur le fonctionnement des équipes
de travailleurs sociaux et sur les relations de ces derniers, en désignant
l'équipe comme « le lieu privilégié d'expériences émotionnelles» (p.
132), inséré dans un contexte organisationnel. Il importe en effet de
considérer les contraintes qui, émanant du système administratif tout
autant que de la relation d'aide, font de l'équipe une instance
médiatrice entre le cadre institutionnel et le point de vue singulier. Un
espace où l'acteur « reIit ses expérience à l'aune de ses expériences
passées qu'il relie à celle des autres et à ce qu'il connaît de la vie
quotidienne» (p. 135). Tout comme Seferdjeli, Amadio réfute une
lecture de l'émotion qui se réduise à « sa dimension subjective» ou
« à ses dimensions biochimique, physiologique et neurologique» (p.
136). Par la notion de «prégnance de l'équipe », il développe les
processus d'objectivation, de socialisation, de collectivisation et de
réification qui s'y imbriquent. L'équipe est ainsi analysée comme le
18
Fancis FARRUGIA et Marie-Noëlle
SCHURMANS
lieu-moment
d'une
régulation
mais
également
institutionnalisation de l'expérience émotionnelle.
d'une
La contribution de Monique Dolbeau, enfm, présente une
démarche emblématique de l'approche socio-anthropologique des
sentiments/émotions. Prenant appui sur l'exemple des maréchauxferrants, son propos consiste à étudier les liens entre un contexte
socio-économique en mutation, la reconstruction d'une pratique et le
remodelage d'une sensibilité professionnelle. Dans la perspective de
Dolbeau, il s'agit en effet d'appréhender les contraintes sociétales qui
progressivement entraînent la transformation d'un métier. Mais il
s'agit surtout de saisir ce que cette transformation implique à la fois en
termes d'emplacement dans le système des positions sociales et en
termes de disposition émotionnelle et corporelle. Loin cependant de
suivre une démarche déterministe fondée sur l'effet du contexte sur le
statut, le rôle ou la fonction, Dolbeau met très finement en évidence la
façon dont l' actorialité prend en charge le changement: les acteurs
sociaux, dans l'espace de leurs interactions, négocient leurs
positionnements réciproques et les évaluations qui leurs sont
attachées. Il n'est nullement question par là de céder à une conception
de l'individu stratégique mais bien de montrer comment« le sentiment
éprouvé individuellement possède [...] une existence collective» (p.
154) et comment les représentations dont nous héritons, tout à la fois,
modèlent les affects et s'en trouvent, en retour, remodelées.
Une nouvelle sociologie de la connaissance
subjective
Les propos qui suivent émanent de ces multiples analyses qui
s'entrecroisent, se recoupent et font interaction. Le premier point qui
ressort de cet ensemble de textes, c'est la question du lien étroit,
indissoluble et cependant communément inaperçu, entre la sphère de
la connaissance et la sphère de l'émotionalité, et ce, dans l'horizon
d'une «émancipation» potentielle à l'égard des servitudes, telle
qu'elle est déjà évoquée chez Max Scheler sous la forme d'une
Erlosungswissen (une connaissance libératrice).
Chaque texte, même si parfois de manière implicite, témoigne de
ce souci émancipatoire, puisqu'il nous semble que, bien que de
manière dérivée, nous nous positionnons dans un certain héritage à
l'égard à l'Ecole de Francfort; nous pensons à l'ouvrage d'Herbert
Marcuse qui ne s'appelle pas pour rien Vers la libération. Cette
libération ne peut qu'advenir s'il existe à un certain moment un
ébranlement primitif et donc une émotion qui est peut-être -au-delà de
nos classifications spontanées- de nature à la fois esthétique, cognitive
et politique.
Avant-Propos
19
Peut-on aller encore plus loin et proposer de « s'émanciper du désir
même d'émancipation» (selon une fonnule de Vinciane Despret) ?
Autrement dit, peut-on se libérer du mythe de la ruine des mythes,
sachant que l'on ne pourra peut-être jamais abolir l'illusion
constitutionnelle de l'existence même, prise de manière indénouable à
la fois dans l'émotionalité, la sentimentalité, et la connaissance. Peutêtre qu'à l'arrière-plan de tout ceci se profile cette question ultime du
mythe, qui marque le lien le plus étroit qui puisse exister entre la
connaissance et l'affect, puisque s'y exprime une connaissance en
termes d'émotions, puisqu'on est là dans du pré-conceptuel, dans du
récit, dans du conte qui font sens.
Pour conclure sur cette émancipation potentielle qui fait écho à
une servitude potentielle elle aussi, contenue dans la problématique
des émotions et des sentiments, disons la méfiance toujours requise à
l'égard des désirs et des sentiments qui, tout comme les connaissances,
sont tantôt libérateurs, tantôt aliénants. Il existe un proverbe chinois
qui exprime bien cette ambivalence existentielle: «Méfie-toi de tes
désirs, ils finiront par se réaliser. » C'est bien évidemment un appel à
la connaissance des désirs. Donc, désire-t-on, veut-on réellement
s'émanciper, et si oui, de quoi? Si l'on s'adonne à la manière
d'Halbwachs à une relecture reconstructiviste de l'histoire humaine,
force est de constater que l'homme d'une certaine manière est toujours
trahi par ses émancipations, et que pour le dire en une fonnule : il est
toujours asservi par où il pensait se libérer. En conséquence, cette
question de l'émancipation de la connaissance ou des émotions, par la
connaissance ou par les émotions est toujours éminemment
équivoque.
Restons sur cette idée d'ambivalence: chaque texte est porteur
d'un désir de produire une connaissance susceptible de s'émanciper
des servitudes liées à des paradigmes oppositionnels, à se libérer de
cette idée d'une contradiction de tennes, d'une analyse binaire touj ours
chargée. Donc, méfions-nous des oppositions, émancipons-nous de
ces oppositions, semble dire chacun, mais comment? Il s'agit alors de
mettre en évidence, non pas un dépassement dialectique des
contradictions -au sens hégélien- dans un troisième tenne qui en
serait la réalisation, et à travers lequel on aboutirait au «savoir
absolu» ou à la terre promise, ce qui nous ramènerait dans le giron de
la théologie, ou d'une ontologie ou d'un métaphysique. Il convient
plutôt d'aller voir ce qui s'effectue chez quelqu'un comme Nietzsche,
qui pense non pas en tennes de contradictions, mais plutôt en tennes
de contradictorialité indépassable. C'est dire qu'il y a présence
concommitante de deux tennes antinomiques, mais qui ne peuvent pas
20
Fancis FARRUGIA et Marie-Noëlle
SCHURMANS
se nier; ce qui donne naissance à une vision du dépassement
impossible, qu'il appelle lui-même « vision tragique de l'existence ».
La figure déterminante ici est celle de l' oxymore : figure de rhétorique
qui désigne le fait qu'une chose soit en même temps elle-même et son
contraire, comme « cette obscure clarté qui tombe des étoiles ». L'on
est alors dans l'assomption de la contradiction, dans l'assomption de la
nature contradictoire de l'existence et de la connaissance, du vécu et
du connu, dans la mesure où jamais ne pourra s'abolir l'écart entre
l'émotion et le concept, alors que pourtant l'un et l'autre se
construisent réciproquelnent.
Evoquons aussi cette formule de Nietzsche: « Il n'y a pas
différence entre le vrai et le faux, mais simplement des degrés dans
l'interprétation. » Il faut donc passer d'un paradigme d'opposition à un
paradigme de graduation, de défmition de l'expérience comme unité,
comme continuité et comme progressivité. Un autre texte de Nietzsche
enfm critique la notion d'objectivité, précisant que nous souhaitons
atteindre l'objectivité, mais que l'objectivité est peut-être un concept
fictif désignant simplement « un degré à l'intérieur du subjectif». Que
serait une chose saisie objectivement, sans aucune émotion ni
sentiment? Ce serait quelque chose que l'on tenterait de comprendre,
en dehors de toute relation à un sujet, c'est-à-dire que ce ne serait tout
simplement plus une chose. Il y a donc nécessité de prendre acte de la
subjectivité, et de la connaissance comme acte subjectif, tout en
pensant notre relation au vrai ou à l'authentique en termes de gradation
et non plus en termes d'opposition, et l'objectif comme une modalité à
l'intérieur du subjectif.
Il convient, comme le font tous les auteurs de cet ouvrage, de
prendre en considération tout un registre affectuel, émotionnel,
sentimental, qui permet de comprendre les connaissances dans leur
diversité et les visions du monde dans leur pluralité, et qui se trouve
pourtant habituellement classé dans le domaine «extracognitif».
Ainsi, les questions que cet ouvrage prend en charge peuvent se
formuler comme suit: Quel lien les représentations individuelles et
collectives entretiennent-elles avec ce registre? S'agit-il d'une
détermination des connaissances par les émotions et les affects? Et
surtout, cette détermination s' assimile-t-elle à un déterminisme? Ceci
engage une anthropologie et une conception de ce qui constitue notre
actualité, qui s'est un jour articulée autour des analyses
foucauldiennes, concernant la mort de l'Homme qui disparaît,
« comme s'efface à la limite de la mer un visage de sable ».
Avant-Propos
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A l'issue de la lecture de cet ouvrage, il ne sera plus possible de
parler de sociologie au sens restrictif, on devra parler d'anthropologie
au sens maussien et gurvitchien, ou de socio-anthropologie, plus
précisément de socio-anthropologie de la connaissance subjective,
étant entendu que cette connaissance subjective revendiquée ne
renvoie pas à un retour du sujet, acteur rationnel, conscient, libre et
volontaire, mais à un retour au sujet et à ce qui construit socialement
sa raison, sa conscience, sa liberté, sa volonté, et jusqu'à ses émotions
et sentiments comme nous l'ont démontré les auteurs de ce livre.
Si toutefois retour d'un sujet il y a, c'est le retour d'un sujet
émancipé d'un certain nombre d'illusions, qui se comprend comme
n'étant plus le maître absolu, ni du savoir, ni du monde extérieur, ni de
son monde intérieur, d'un sujet faisant l'expérience subjectiveobjective complexe de cette perte, qui est un gain en lucidité, et une
promesse d'émancipation.
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