Libération : Katrina, vague de choc mondial Page 1 sur 2 Rebonds Economiques Katrina, vague de choc mondial Par Philippe MARTIN lundi 19 septembre 2005 Philippe Martin est professeur à Paris-I Panthéon-Sorbonne et chercheur au centre d'enseignement de recherches et d'analyses socio-économiques (Ceras-CNRS). usqu'à maintenant, l'économie mondiale a très bien résisté à l'augmentation des prix du pétrole. Le baril a passé le cap des 50 dollars, des 60 dollars, et récemment des 70 dollars et, chaque fois, les économistes ont tiré la sonnette d'alarme prédisant un ralentissement de la croissance, voire une récession mondiale. Chaque fois, l'économie mondiale s'en est bien sortie et les prévisions de croissance pour 2005 dépassent 4 %. La raison essentielle de cette bonne résistance de la croissance mondiale est que c'est la croissance elle-même qui est à l'origine de l'augmentation des prix du pétrole. En jargon économiste, l'augmentation des prix du pétrole a été, jusqu'ici, un phénomène endogène. C'est parce que la Chine et les Etats-Unis ont un taux de croissance élevé (et ne sont pas des utilisateurs très efficaces d'énergie) que la demande de pétrole a dépassé l'offre. L'augmentation est donc différente des chocs pétroliers (exogènes) de 1973, 1979 et 1990, tous liés à des facteurs politiques ayant pour conséquence une réduction de l'offre. Au sens strict, l'augmentation des prix du pétrole n'est donc pas un choc, au moins jusqu'à Katrina qui vient de changer la donne. En lui-même, et au-delà de la tragédie humaine, l'ouragan aura peu d'impact économique : l'histoire nous apprend que les désastres naturels sont rapidement absorbés économiquement. L'exemple du tremblement de terre de Kobe, qui tua en 1995 plus de 6 000 personnes, détruisit plus de 100 000 immeubles et laissa des centaines de milliers de sans-abri, est là pour le rappeler. Le coût économique fut estimé à environ 2 % du PIB japonais, beaucoup plus que l'impact direct possible de Katrina aux Etats-Unis ; pourtant, l'économie japonaise retrouva son taux de croissance d'avant le tremblement de terre en un peu plus d'un an. En quinze mois, la région de Kobe disposait à nouveau de 98 % de sa capacité productive et la reconstruction généra un boom d'investissement. Katrina n'aura donc un impact économique que dans la mesure où elle affecte durablement les prix du pétrole, c'est-à-dire si elle se transforme en choc pétrolier. Il est trop tôt pour le savoir. Toutefois, les experts s'inquiètent que, dans un contexte où les investissements dans ce domaine ont été notoirement insuffisants, les Etats-Unis aient perdu plus de 10 % de leur capacité de raffinement. C'est aussi le premier choc pétrolier de la globalisation et celle-ci change la manière dont un choc se transmet. Il y a la première vague, classique : les prix du pétrole montent, le pouvoir d'achat dans chaque pays chute, la consommation souffre. Il y a maintenant une deuxième vague : en caricaturant à peine, le consommateur américain, devenu le consommateur de dernier ressort au niveau mondial, achète des produits de consommation importés de Chine qui elle-même achète des machines-outils européennes. Si la consommation américaine faiblit, il est donc probable que les effets s'en feront sentir bien au-delà des frontières américaines. Or cette consommation a des fondements fragiles, en particulier du fait de la bulle immobilière : en reprenant l'expression un peu exagérée de l'économiste Krugman, les Américains s'enrichissent en se vendant les uns aux autres leurs maisons payées par des emprunts aux Chinois. Le choc de Katrina, en amputant le pouvoir d'achat du consommateur américain, pourrait bien faire basculer cet équilibre fragile. La baisse du moral des consommateurs américains, mesurée par l'indice de confiance de l'université de Michigan annoncé vendredi, a d'ailleurs surpris par http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=324612 9/20/2005 Libération : Katrina, vague de choc mondial Page 2 sur 2 son ampleur. A cela s'ajoute le déficit du compte courant : la manière dont le rééquilibrage s'effectuera, avec ou sans une forte baisse de la consommation américaine, divise toujours autant les économistes. Les optimistes rappellent le rééquilibrage de 1986-1990 qui se fit sans grand dommage. Les pessimistes observent que cet épisode débuta avec une division par deux des prix du pétrole et que cette fois, le processus commence par un doublement des prix. La Chine paraît aussi particulièrement vulnérable à un choc pétrolier : pour produire, elle a besoin de deux fois plus d'énergie que la norme mondiale et sa croissance est dangereusement dépendante des exportations vers les Etats-Unis. La consommation intérieure chinoise ne représente que 42 % du PIB contre 35 % pour les exportations. Toute la chaîne de production asiatique se trouverait affectée par un ralentissement des exportations chinoises. Historiquement aussi, la croissance européenne a toujours été plus sensible aux fluctuations du prix du pétrole que celle des Etats-Unis : on estime qu'une augmentation de dix dollars du baril ampute la croissance de 0,5 % en Europe et de 0,3 % aux EtatsUnis. Mais ces estimations ne prennent pas en compte les effets via le commerce mondial, qui pourraient se révéler beaucoup plus négatifs que pour les chocs pétroliers précédents. Cela au moment même où un certain nombre de signes pouvaient faire croire à un rebond de la croissance européenne. Le scénario d'un ralentissement, voire d'une récession mondiale, même de courte durée, maintes fois annoncé et démenti, refait donc surface. S'il se réalisait, il aurait probablement pour conséquence une forte chute des prix du pétrole en 2006. http://www.liberation.fr/page.php?Article=324612 © Libération http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=324612 9/20/2005