
146 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé– public : quelles frontières ?”
qu’il appelait das Adam Smith Problem
en mettant l’accent sur l’opposition à ses
yeux fondamentale entre les deux ouvra-
ges. Selon Knies, Smith semble en effet
promouvoir la sympathie dans La théorie
des sentiments moraux (TSM) et l’égo-
ïsme dans La Richesse. Cette opposition
n’est cependant pas aussi évidente qu’il
n’y paraît à première vue. Dans ses deux
livres, le comportement de chaque indi-
vidu est en effet toujours déterminé par
le comportement des autres. On a affaire
à chaque fois à une interaction ou, sui-
vant la formule de Georg Simmel, à une
action réciproque. Chaque personne tient
compte de l’autre ou des autres, tente
d’imiter l’autre, cherche à tenir compte
de sa présence ou encore à se mettre à
sa place. La sympathie smithienne peut
donc être envisagée comme la faculté
proprement humaine de disposer de la
capacité à se mettre à la place d’autrui et
de comprendre par ce biais, ses expérien-
ces, ses sentiments et les motifs de ses
actions. Cette faculté est en outre pensée
par Smith comme étant innée et d’origine
divine. Elle correspond très précisément
à ce qu’aujourd’hui nous désignerons
plutôt par l’empathie. On peut donc sou-
tenir l’idée que l’individu smithien entre
en contact avec autrui sur le mode de
l’imagination compréhensive empathi-
que (cf. TSM, p. 23-31). Cette dernière
a très peu de chose à voir avec l’égoïsme
de ce personnage rationnel inventé non
pas dans La Richesse, mais bien plus
tard par les économistes marginalistes
et néo-classiques : l’homo oeconomicus.
En effet la sympathie smithienne doit
conduire à rechercher la justice et le bien
commun.
Par la suite, au cours du vingtième
siècle, plutôt que d’opposer La Richesse
et la TSM, les économistes ont eu ten-
dance, pour la plupart d’entre eux, à
négliger ou ignorer la TSM en oubliant
totalement le fait que l’œuvre de Smith,
y compris La Richesse, est aussi une
œuvre de philosophe et de moraliste. Cet
oubli a conduit de nombreux auteurs à ne
retenir de Smith que l’égoïsme comme
le moteur des comportements humains
en lieu et place de la « sympathie » en
s’appuyant sur l’un des passages les plus
cités de La Richesse et en l’isolant des
réflexions contradictoires qui apparais-
sent ailleurs, tant dans La Richesse que
dans TSM : « … On n’a jamais vu d’ani-
mal chercher à faire entendre à un autre
par sa voix ou ses gestes: Ceci est à moi,
cela est à toi; je te donnerai l’un pour
l’autre. Mais l’homme a presque conti-
nuellement besoin du secours de ses sem-
blables, et c’est en vain qu’il l’attendrait
de leur seule bienveillance. Il sera bien
plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur
intérêt personnel et s’il leur persuade
que leur propre avantage leur commande
de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce
que fait celui qui propose à un autre un
marché quelconque; le sens de sa pro-
position est ceci: Donnez-moi ce dont
j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont
vous avez besoin vous-même; et la plus
grande partie de ces bons offices qui nous
sont nécessaires s’obtiennent de cette
façon. Ce n’est pas de la bienveillance
du boucher, du marchand de bière et
du boulanger, que nous attendons notre
dîner, mais bien du soin qu’ils apportent
à leurs intérêts. Nous ne nous adressons
pas à leur humanité, mais à leur égoïsme
et ce n’est jamais de nos besoins que
nous leur parlons, c’est toujours de leur
avantage... »
6
. De manière significative,
la dernière édition française de la TSM
remontait à 1860 dans une traduction
datant de la fin du 18e siècle. Et ce n’est
que récemment, en 2000, en introduction
à la toute dernière traduction française de
la Richesse, qu’un économiste remarque
que Smith n’est pas seulement le fonda-
teur de l’économie politique classique,
mais qu’il incarne « un idéal de savant
quasi-universel, économiste certes, mais
plus encore peut-être selon les catégo-
ries contemporaines de savoir : historien,
politologue, psychologue, sociologue et
philosophe ».
A sa parution La Richesse des nations
semble marquer une rupture avec les
représentations économiques antérieu-
res. Ceci est particulièrement clair en
ce qui concerne certaines conceptions
économiques d’auteurs français, anglais
ou espagnols regroupés ultérieurement
sous l’appellation de « mercantilistes ».
Ces auteurs, parmi lesquels on peut
notamment ranger Jean Bodin, Antoine
de Montchrestien, Thomas Mun, mais
aussi William Petty et John Locke, déve-
loppaient des analyses, fortement mar-
quées par les différentes conjonctures
nationales, au cours du grand 17e siècle,
mais dont l’influence n’a pas encore dis-
paru dans les premières décennies du
siècle suivant. Smith s’oppose au « sys-
tème mercantile », pour reprendre ses
propres termes. Il critique « l’erreur »
qui voit dans l’abondance de la monnaie,
plus précisément même dans l’abondance
d’or et de métaux précieux, la condition
de la création des richesses. A l’opposé
des adeptes du « système mercantile »,
il met l’accent dès les premiers mots de
La richesse sur le facteur qui, selon lui,
est à son origine : « le travail annuel de
toute nation ». Ce dernier « est le fonds
qui la pourvoit à l’origine de toutes les
nécessités et commodités de la vie qu’il
consomme annuellement ». La force de
La Richesse réside précisément dans cette
affirmation que le travail est la source de
toute richesse et la mesure réelle de la
valeur échangeable des biens. La richesse
n’est donc pas définie par Smith comme
un stock monétaire, par exemple une
certaine quantité d’or et d’argent, mais
comme « les choses nécessaires et com-
modes à la vie » crées par le travail. Ce
faisant, s’il rompt avec le point de vue
mercantiliste, il ne fait que reprendre à
son compte une consécration du travail et
une critique de l’or et de l’argent défen-
due bien avant lui par des auteurs aussi
différents que William Petty (dès 1671),
John Locke (dès 1690), ou encore Pierre
Le Pesant de Boisguilbert (en 1704) dans
sa Dissertation de la nature des riches-
ses, de l’argent et des tributs.
Par ailleurs, il ne partage pas la vision
pessimiste des mercantilistes qui voient
dans le commerce extérieur un jeu à
somme nulle, c’est-à-dire que si une
nation est gagnante dans le commerce
extérieur, c’est parce qu’une autre nation
est perdante, et inversement. L’auteur de
La Richesse considère qu’on a affaire
à un jeu à somme positive, c’est-à-dire
que chaque nation devrait être gagnante
en développant son commerce extérieur.
Cependant, contrairement aux positions
esquissées sur ce point par Smith, déve-
loppées par la suite par Ricardo, puis les
néo-classiques, et devenues aujourd’hui
le dogme tant de l’Organisation de coopé-
ration et de développement économique
(OCDE) que de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), il n’en reste pas
moins que l’histoire économique et socia-
le montre qu’il y a bien eu des gagnants
et des perdants, certes pas forcément
les même aux différentes époques de la
formation et de l’extension de l’écono-
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