Un libéralisme bien tempéré - Revue des sciences sociales

Un libéralisme
bien tempéré
Relire Adam Smith
144
A
dam Smith est présenté de maniè-
re unanime comme le père fonda-
teur de l’économie moderne. Son
Enquête sur la nature et les causes de la
richesse des nations
2
, publiée en 1776,
est célébrée à juste titre comme l’ouvrage
inaugural de l’économie politique classi-
que. Mais nombreux sont aussi ceux qui
le considèrent comme l’auteur embléma-
tique de la théorie économique libérale
ou du libéralisme économique
3
. Or si
Smith est indiscutablement un penseur
libéral, il préconisait en effet « le système
évident et simple de la liberté naturelle »,
son libéralisme est bien loin des positions
défendues par certains sectateurs con-
temporains du libéralisme économique.
C’est un libéral défendant une conception
in fine relativement tempérée du libéra-
lisme, plaçant certes le marché au centre
de ses analyses, mais n’excluant ni des
freins au libre-échange dans certains cas,
ni l’intervention de l’État pour assurer la
justice et le bien-être social.
La Richesse des nations est un livre
volumineux et foisonnant : 1100 pages
en deux volumes dans l’édition de poche
chez Garnier-Flammarion, plus de 1400
pages en quatre volumes dans l’édition
parue aux PUF en 1995, en y incluant
l’appareil critique. Malgré sa taille, il
a rencontré un succès considérable du
vivant de son auteur et a connu de nom-
breuses rééditions et traductions. Smith
y expose une synthèse des conceptions
économiques de son temps, synthèse
brillante, à la fois originale et critique,
s’inspirant très largement des travaux
tant britanniques que français de son
époque. La Richesse est en même temps
la matrice à partir de laquelle vont se
construire peu de temps après sa mort les
analyses économiques parfois contradic-
toires d’auteurs tels que David Ricardo,
Thomas Malthus ou Jean-Baptiste Say,
amalgamées plus tard un peu rapidement
dans les histoires académiques de la pen-
sée économique dans la catégorie uni-
voque de « l’économie classique ». Karl
Marx parfois présenté par ces mêmes his-
toires comme « le dernier des classiques »
développera sa réflexion hétérodoxe à
partir d’une lecture critique de Smith,
de ses prédécesseurs comme de ses con-
tinuateurs, et plus particulièrement des
trois auteurs que nous venons de citer.
L’auteur du Capital prendra cependant
soin de séparer ceux qu’il nommera déjà
les « classiques » de ceux qu’il qualifiera
sévèrement de « vulgaires », les premiers
bien qu’étant aveuglés par leurs prises
de position idéologiques en faveur du
système capitaliste tentent selon Marx
de faire œuvre scientifique alors que les
ROLAND PFEFFERKORN
Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”
(UMR 7043 CNRS)
& Faculté des sciences sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
<pfefferk@umb.u-strasbg.fr>
À propos de :
ADAM SMITH
Recherche sur la nature et les
causes de la richesse des nations
(traduction coordonnée par Ph. Jaudel,
resp. scientifique J.-M. Servet), Paris,
Economica, tome 1 : 2000, t. 2 : 2002.
ADAM SMITH
Théorie des sentiments moraux
(traduit, introduit et annoté par
M. Biziou, Cl. Gautier et J.-F. Pradeau ),
Paris, PUF, 1999
1
.
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Roland Pfefferkorn Un libéralisme bien tempéré
seconds sont essentiellement animés
par leurs visées apologétiques. Smith et
Ricardo sont classés par Marx dans le
premier groupe et élevés par lui au rang
de « classiques », Malthus et Say étant
relégués dans la seconde catégorie.
Dans un article récent, paru en fran-
çais en 2002, Armatya Sen, l’économiste
nobelisé d’origine bengali, souligne avec
raison le caractère particulièrement com-
plexe de l’ouvrage de Smith qu’il oppose
aux positions simples, voire simplistes
de « ceux qui en arrachent des phrases
particulières », utilisées « comme des
slogans », « pour défendre des positions
politiques simples (et souvent obtuses) ».
Il renvoie explicitement aux déclara-
tions des « extrémistes conservateurs
(notamment en Grande-Bretagne) » et
aux « effusions enflammées » d’un « soi-
disant Adam Smith Institute ». Cet institut
défend en effet des positions ultra-libéra-
les, davantage conformes aux idées des
deux autres « héros » (sic) figurant sur la
page d’accueil de son site internet : Frie-
drich August von Hayek et Milton Fried-
man, l’un et l’autre effectivement deux
des principaux inspirateurs du tournant
« néo-libéral » de la fin des années 1970
et début des années 1980 (Anderson,
1996) ; le second de ces « héros » étant
même à l’origine de l’expérimentation
grandeur nature dudit tournant dans le
Chili pinochétiste dès 1974. Armatya
Sen précise dans son article que cette
tradition qui consiste à « impliquer Smith
dans la justification du bon chemin »
libéral et à invoquer la « main invisible »
n’est pas récente. Elle remonte selon lui
à près de deux siècles. « Dès 1812, le
gouverneur de Bombay refusa une pro-
position de transporter de la nourriture
dans le Gujerat touché par la famine en
citant l’autorité d’Adam Smith » alors que
Smith a dit peu de choses directement ou
indirectement sur la manière de traiter
une famine. Par contre, comme nous le
soulignerons plus loin, Smith a toujours
relié étroitement conceptions économi-
ques et vision éthique, l’objectif étant de
parvenir à une société juste
4
.
Les fondements philosophiques et
moraux des conceptions économiques
exposées dans La Richesse ont longtemps
été négligés. Pourtant Smith développe
explicitement ses positions morales dans
son autre grand ouvrage, La Théorie des
sentiments moraux (1759) qu’il publie 17
ans avant La Richesse, alors qu’il occu-
pait une chaire de philosophie morale
à l’université de Glasgow. C’est ce pre-
mier ouvrage qui lui permet d’acquérir
une certaine renommée et de devenir
quelques années plus tard le précepteur
du duc de Buccleuch, de voyager avec
lui en France pendant de longs mois, de
1764 à 1766, d’y rencontrer sur recom-
mandation de son ami David Hume, les
Encyclopédistes Jean le Rond d’Alembert
et Claude Adrien Helvétius et les phy-
siocrates François Quesnay, partisan du
libre-échange des grains, et Anne-Robert
Turgot, contrôleur général des Finances,
partisan de la liberté du commerce. A son
retour en Grande-Bretagne, il bénéficia
en outre d’une rente à vie lui permettant
désormais de consacrer tout son temps à
l’écriture de ce qui deviendra dix ans plus
tard La Richesse des Nations.
Tout au long de sa vie, Adam Smith
accorde autant d’importance à La Théorie
des sentiments moraux qu’à La Riches-
seDu moins si on s’en tient au nombre
de rééditions de son vivant : quatre pour
La richesse (1778, 1784, 1786, 1789) ;
cinq pour La théorie des sentiments
moraux (1761, 1767, 1774, 1781, 1790),
dont deux après la parution de son second
grand livre. Cela apparaît également si
on prend en compte l’importance des
ajouts et des modifications que l’auteur
a appor à chacun des deux livres, y
compris à la veille de sa mort pour la
dernière édition de La Théorie des sen-
timents moraux. Comme le notent les
traducteurs de l’édition française récente
de La Théorie des sentiments moraux
(PUF, 1999), « l’ampleur des corrections
qui sont apportées à La Théorie des sen-
timents moraux plusieurs années après la
parution et la révision de l’Enquête sur
la nature et les causes de la richesse des
nations, montre l’intérêt que Smith n’a
pas cessé de porter à son œuvre morale
». Ajoutons encore que La Richesse des
Nations n’est pas exempte de considéra-
tions morales et de nombreuses digres-
sions sur les religions, qui couvrent au
moins un cinquième de son volume, et
qui ont quelque cousinage avec les ana-
lyses proposées bien plus tard par Max
Weber.
Enfin, La Richesse ne peut être réduite
au seul statut d’un ouvrage fondateur
en économie. La plupart des livres qui
parlent d’économie à l‘époque multi-
plient les exemples concrets et mêlent
les considérations économiques avec des
réflexions philosophiques morales ou
politiques. Le livre de Smith ressemble
de ce point de vue à ceux de ses contem-
porains, mais il se prête à bien d’autres
lectures, y compris les plus inattendues,
ce qui est la marque des grandes œuvres.
Dans l’introduction à la dernière tra-
duction française (Economica, 2000),
l’économiste Jean-Michel Servet écrit à
juste titre : « On peut lire un tel ouvrage
comme on le fait des récits de voyage
ou d’un ouvrage de la collection Terre
Humaine, ou encore de la description des
îles du pacifique par le capitaine Cook.
La Richesse des nations est un véritable
guide qui donne l’odeur des ports anglais
ou écossais du XVIIIe siècle pour s’em-
barquer pour le continent européen, pour
la Chine, les Indes, les Amériques ou le
Proche-Orient. On y découvre les entre-
preneurs britanniques vertueux et l’aris-
tocratie française symbole de dépenses
de luxe et de prodigalité, les petites bou-
tiques des Hautes-Terres d’Ecosse (…)»
(p. IX-X).
Mais si les spécialistes rendent
aujourd’hui largement justice à Smith, il
n’en reste pas moins qu’il est régulière-
ment enrôlé, au service d’une idéologie
qu’il est pourtant loin de défendre, une
idéologie qui n’est pas seulement libé-
rale, mais qui pourrait être qualifiée de
libérale extrémiste ou radicale, de néo
ou ultra-libérale, voire « libertarienne ».
Nous reviendrons plus loin sur certai-
nes analyses discutables de La Richesse,
parfois répandues depuis longtemps.
L’écho de ces commentaires ne manque
pas d’étonner dans la mesure où ces
interprétations s’opposent précisément au
noyau dur des thèses exposées par Smith
lui-même dans La Théorie des sentiments
moraux5. Il y propose en effet des éclaira-
ges qui devraient permettre d’éviter des
exégèses abusives de certains points de
l’Enquête sur la nature et les causes de
la richesse des nations.
Une des toutes premières questions
qui s’est posée aux commentateurs est
relative à l’unité de l’œuvre de Smith. Les
philosophes et les historiens du milieu du
19e siècle avaient longuement débattu de
la supposée contradiction entre les deux
œuvres. L’une des figures les plus mar-
quantes de l’école historique allemande,
Karl Knies, avait notamment soulevé ce
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146 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 33, “Privé– public : quelles frontières ?”
qu’il appelait das Adam Smith Problem
en mettant l’accent sur l’opposition à ses
yeux fondamentale entre les deux ouvra-
ges. Selon Knies, Smith semble en effet
promouvoir la sympathie dans La théorie
des sentiments moraux (TSM) et l’égo-
ïsme dans La Richesse. Cette opposition
n’est cependant pas aussi évidente qu’il
n’y paraît à première vue. Dans ses deux
livres, le comportement de chaque indi-
vidu est en effet toujours déterminé par
le comportement des autres. On a affaire
à chaque fois à une interaction ou, sui-
vant la formule de Georg Simmel, à une
action réciproque. Chaque personne tient
compte de l’autre ou des autres, tente
d’imiter l’autre, cherche à tenir compte
de sa présence ou encore à se mettre à
sa place. La sympathie smithienne peut
donc être envisagée comme la faculté
proprement humaine de disposer de la
capacité à se mettre à la place d’autrui et
de comprendre par ce biais, ses expérien-
ces, ses sentiments et les motifs de ses
actions. Cette faculté est en outre pensée
par Smith comme étant innée et d’origine
divine. Elle correspond très précisément
à ce qu’aujourd’hui nous désignerons
plutôt par l’empathie. On peut donc sou-
tenir l’idée que l’individu smithien entre
en contact avec autrui sur le mode de
l’imagination compréhensive empathi-
que (cf. TSM, p. 23-31). Cette dernière
a très peu de chose à voir avec l’égoïsme
de ce personnage rationnel inventé non
pas dans La Richesse, mais bien plus
tard par les économistes marginalistes
et néo-classiques : l’homo oeconomicus.
En effet la sympathie smithienne doit
conduire à rechercher la justice et le bien
commun.
Par la suite, au cours du vingtième
siècle, plutôt que d’opposer La Richesse
et la TSM, les économistes ont eu ten-
dance, pour la plupart d’entre eux, à
négliger ou ignorer la TSM en oubliant
totalement le fait que l’œuvre de Smith,
y compris La Richesse, est aussi une
œuvre de philosophe et de moraliste. Cet
oubli a conduit de nombreux auteurs à ne
retenir de Smith que l’égoïsme comme
le moteur des comportements humains
en lieu et place de la « sympathie » en
s’appuyant sur l’un des passages les plus
cités de La Richesse et en l’isolant des
réflexions contradictoires qui apparais-
sent ailleurs, tant dans La Richesse que
dans TSM : « On n’a jamais vu d’ani-
mal chercher à faire entendre à un autre
par sa voix ou ses gestes: Ceci est à moi,
cela est à toi; je te donnerai l’un pour
l’autre. Mais l’homme a presque conti-
nuellement besoin du secours de ses sem-
blables, et c’est en vain qu’il l’attendrait
de leur seule bienveillance. Il sera bien
plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur
intérêt personnel et s’il leur persuade
que leur propre avantage leur commande
de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce
que fait celui qui propose à un autre un
marché quelconque; le sens de sa pro-
position est ceci: Donnez-moi ce dont
j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont
vous avez besoin vous-même; et la plus
grande partie de ces bons offices qui nous
sont nécessaires s’obtiennent de cette
façon. Ce n’est pas de la bienveillance
du boucher, du marchand de bière et
du boulanger, que nous attendons notre
dîner, mais bien du soin qu’ils apportent
à leurs intérêts. Nous ne nous adressons
pas à leur humanité, mais à leur égoïsme
et ce n’est jamais de nos besoins que
nous leur parlons, c’est toujours de leur
avantage... »
6
. De manière significative,
la dernière édition française de la TSM
remontait à 1860 dans une traduction
datant de la fin du 18e siècle. Et ce n’est
que récemment, en 2000, en introduction
à la toute dernière traduction française de
la Richesse, qu’un économiste remarque
que Smith n’est pas seulement le fonda-
teur de l’économie politique classique,
mais qu’il incarne « un idéal de savant
quasi-universel, économiste certes, mais
plus encore peut-être selon les catégo-
ries contemporaines de savoir : historien,
politologue, psychologue, sociologue et
philosophe ».
A sa parution La Richesse des nations
semble marquer une rupture avec les
représentations économiques antérieu-
res. Ceci est particulièrement clair en
ce qui concerne certaines conceptions
économiques d’auteurs français, anglais
ou espagnols regroupés ultérieurement
sous l’appellation de « mercantilistes ».
Ces auteurs, parmi lesquels on peut
notamment ranger Jean Bodin, Antoine
de Montchrestien, Thomas Mun, mais
aussi William Petty et John Locke, déve-
loppaient des analyses, fortement mar-
quées par les différentes conjonctures
nationales, au cours du grand 17e siècle,
mais dont l’influence n’a pas encore dis-
paru dans les premières décennies du
siècle suivant. Smith s’oppose au « sys-
tème mercantile », pour reprendre ses
propres termes. Il critique « lerreur »
qui voit dans l’abondance de la monnaie,
plus précisément même dans l’abondance
d’or et de métaux précieux, la condition
de la création des richesses. A l’opposé
des adeptes du « système mercantile »,
il met l’accent dès les premiers mots de
La richesse sur le facteur qui, selon lui,
est à son origine : « le travail annuel de
toute nation ». Ce dernier « est le fonds
qui la pourvoit à l’origine de toutes les
nécessités et commodités de la vie qu’il
consomme annuellement ». La force de
La Richesse réside précisément dans cette
affirmation que le travail est la source de
toute richesse et la mesure réelle de la
valeur échangeable des biens. La richesse
n’est donc pas définie par Smith comme
un stock monétaire, par exemple une
certaine quantité d’or et d’argent, mais
comme « les choses nécessaires et com-
modes à la vie » crées par le travail. Ce
faisant, s’il rompt avec le point de vue
mercantiliste, il ne fait que reprendre à
son compte une consécration du travail et
une critique de l’or et de l’argent défen-
due bien avant lui par des auteurs aussi
différents que William Petty (dès 1671),
John Locke (dès 1690), ou encore Pierre
Le Pesant de Boisguilbert (en 1704) dans
sa Dissertation de la nature des riches-
ses, de l’argent et des tributs.
Par ailleurs, il ne partage pas la vision
pessimiste des mercantilistes qui voient
dans le commerce extérieur un jeu à
somme nulle, c’est-à-dire que si une
nation est gagnante dans le commerce
extérieur, c’est parce qu’une autre nation
est perdante, et inversement. L’auteur de
La Richesse considère qu’on a affaire
à un jeu à somme positive, c’est-à-dire
que chaque nation devrait être gagnante
en développant son commerce extérieur.
Cependant, contrairement aux positions
esquissées sur ce point par Smith, déve-
loppées par la suite par Ricardo, puis les
néo-classiques, et devenues aujourd’hui
le dogme tant de l’Organisation de coopé-
ration et de développement économique
(OCDE) que de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC), il n’en reste pas
moins que l’histoire économique et socia-
le montre qu’il y a bien eu des gagnants
et des perdants, certes pas forcément
les même aux différentes époques de la
formation et de l’extension de l’écono-
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147
Roland Pfefferkorn Un libéralisme bien tempéré
mie-monde capitaliste, du 16e siècle à nos
jours (Wallerstein, 1984, 2002).
Smith semble se démarquer aussi des
conceptions les plus caractéristiques des
« physiocrates » qui dominent le champ
des idées économiques en France à l’épo-
que de son voyage en compagnie du duc
de Buccleuch : Il critique de manière
ferme l’erreur de François Quesnay
relative à la stérilité de l’industrie et
condamne ce qu’il appelle le « système
agricole ». Pour Quesnay et les membres
de la « secte physiocratique » (c’est ainsi
qu’ils se nommaient eux-mêmes), seule
l’agriculture était productive. Ils con-
sidéraient suivant une conception prés-
cientifique de la chimie que l’agriculture
avait la capacité d’accroître le volume
des richesses alors que l’industrie ne
ferait que les transformer mais sans en
accroître le volume. Il faut se rappeler
qu’au moment de cette controverse entre
Smith et les physiocrates, le poids de
l’industrie reste relativement modeste par
rapport à l’agriculture qui connaît des
crises récurrentes en raison de sa faible
productivité. Par ailleurs à cette époque la
production dite aujourd’hui industrielle
repose encore fondamentalement sur une
petite production domestique ou artisa-
nale. Même en Angleterre, nous sommes
seulement à l’orée de la « Révolution
industrielle », la population active agri-
cole de la Grande-Bretagne représente
encore la moitié de la population active
en 1770. L’évolution sera cependant très
rapide puisque la part de la population
active agricole n’y atteindra plus que le
tiers dès 1800.
Mais, tout en récusant l’erreur agri-
cole des physiocrates, Adam Smith s’ins-
crit aussi dans une certaine continuité
avec des « économistes » français dans
la mesure il s’efforce comme eux de
décrire la vie économique comme un pro-
cessus mis en mouvement par la dépense
de capital et permettant sa reconstitution.
En d’autres termes, comme les physiocra-
tes et à leur suite, il va développer une
approche en termes de circuit économi-
que. Par ailleurs, s’il s’inscrit plutôt dans
la perspective du libéralisme économique
des physiocrates, il n’en reste pas moins
que sa conception du libéralisme est fina-
lement moins radicale que celui de ces
derniers. Les libéraux français étaient
alors relativement partagés et défendaient
des thèses diverses. On peut rappeler ici
l’importance d’un libéralisme français
égalitaire tout à fait original et cohérent
qui s’opposait au libéralisme économi-
que des physiocrates
7
. À l’écart de toute
tentation extrême de niveler les fortunes
ou d’instaurer la communauté des biens,
ce libéralisme égalitaire est foncièrement
politique. Il relève d’un projet humaniste
libéral de cohésion des besoins sociaux
réciproques, donc fondé sur une concep-
tion de l’homme libre s’affirme avec
force l’effectivité de la théorie lockienne
des droits naturels, c’est-à-dire le droit à
la liberté, avec pour corollaire le devoir
d’égalité ou de réciprocité. Smith ne sem-
ble pas avoir été en contact direct avec
les libéraux égalitaires, peut-être est-ce
l’influence de John Locke via Hume qui
explique le libéralisme économique plus
tempéré de l’auteur de La Richesse ?
Comme on vient de le voir, Smith
innove sur certains points tant par rapport
à ses contemporains que par rapport à
des conceptions plus anciennes. Mais il
emprunte aussi certains thèmes, parfois
en s’appuyant sur certains auteurs pour
en critiquer d’autres, parfois en reprenant
à son compte certaines analyses tout en
délaissant ou en se démarquant d’autres.
Ces emprunts peuvent même concerner
des passages entiers de son ouvrage qui
n’émanent pas d’observations de terrain
ou de discussions de salon originales,
mais de synthèses effectuées à partir de
diverses lectures. Par exemple, un des
plus célèbres passages de la Richesse,
souvent cité, celui consacré à la divi-
sion du travail dans lequel il développe
l’exemple d’une manufacture d’épingles
(exemple repris également par la suite
par Hegel et par Jean-Baptiste Say) est-
il emprunté à l’article « Manufacture »
consacré à cette fabrication, rédigé par
Helvétius et publié dans l’Encyclopé-
die de Diderot et d’Alembert. Ajoutons
encore que si Smith met l’accent sur
les effets bénéfiques de la division du
travail, notamment en termes de gains
de productivité, d’augmentation de la
production et de diffusion au sein de la
société de l’opulence générale, il n’oublie
pas pour autant le revers de la médaille.
Il souligne l’abrutissement de ceux dont
le travail « se borne à un très petit nom-
bre d’opérations très simples », ainsi que
« l’engourdissement » de leurs « facultés
morales ».
Au cours des dernières décennies, trop
souvent, les lectures rétrospectives de
La Richesse ont contribué à attribuer
à Smith des conceptions économiques
qui n’ont été développées qu’ultérieure-
ment. La métaphore smithienne de « la
main invisible » a connu de ce point de
vue une fortune considérable. Elle est
considérée par les économistes et même
au-delà comme la métaphore par excel-
lence pour désigner le marché. Elle est
devenue le symbole même de l’œuvre
smithienne puisque les enseignants en
sciences économique ont tendance à
invoquer de manière quasi magique sa
« main invisible » à chaque fois qu’ils
présentent le marché aux étudiants de
première année, en particulier dans sa
forme pure et parfaite. La métaphore de
la main invisible est censée livrer le secret
du mécanisme d’un marché concurrentiel
chaque agent rationnel, en cherchant
à maximiser son gain, contribuerait à un
mécanisme qui conduirait à un optimum
social. Par exemple Claude Jessua, auteur
d’une Histoire de la théorie économique
8
comportant un chapitre intitulé Adam
Smith ou l’aurore de l’école classique
insiste sur la formule smithienne tirée
de La Richesse : « En cela comme en
beaucoup d’autres cas, [chaque indi-
vidu] est conduit par une main invisible
à remplir des fins qui n’entrent nullement
dans ses intentions »
9
avant d’aboutir à
cette conclusion personnelle dont nous
verrons plus loin qu’elle est tout à fait
abusive : « L’économie apparaît dès lors
comme un système tendant vers l’équi-
libre général, les agents n’ont qu’à
obéir à des signaux clairs (les prix) et à
des sollicitations simples (l’intérêt per-
sonnel). C’est là l’essence de la position
libérale en matière économique ». La
lecture rétrospective de Jessua attribue
ici à Smith la conception du marché
autorégulateur (un système tendant vers
l’équilibre général) qui n’a été formalisée
qu’à la fin du XIXe siècle par Walras et
par ceux qu’on appelle les marginalistes
ou les néo-classiques. Dans sa dernière
phrase, « c’est là l’essence de la position
libérale en matière économique », Jessua
fait même de l’auteur de La Richesse un
apologue libéral du marché (anticipant en
quelque sorte les positions d’un Hayek
ou d’un Friedman). En effet si Smith met
effectivement au cœur de La Richesse
l’analyse de la création des richesses et
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148 Revue des Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”
des échanges, il ne faut pas oublier qu’il
ne préconise pas une mystique du marché
et que sa « main invisible » est beaucoup
plus complexe qu’il n’y parait, et en tous
cas qu’elle ne correspond pas exactement
à ce que nous en dit Jessua et la plupart
des économistes libéraux.
Tout d’abord Smith, tout en préconi-
sant un fonctionnement libre du marché,
n’est pas favorable systématiquement à
ce « libre » jeu du marché. On y reviendra.
De même, s’agissant du libre échange
(free trade), il faut rappeler qu’il préco-
nise plutôt une espèce de libre échange
tempéré. Dans son esprit le marché exté-
rieur ne doit pas forcément fonction-
ner sans aucune entrave, dans certains
cas, il peut même être souhaitable qu’il
soit encadré par le souverain. Il rappelle
notamment les exemples de certains can-
tons suisses ou de certains États italiens
qui réglementent le commerce du grain :
en effet, dans chacun de ces cas les auto-
rités publiques encadrent le commerce du
grain pour en tout premier lieu éviter les
conséquences désastreuses pour le plus
grand nombre quand se produisent des
pénuries. Sur ce point Quesnay défend
une position nettement plus radicale
10
.
Par ailleurs, dans l’esprit de Smith,
l’État peut et même doit intervenir dans
la vie économique, Smith est tout à fait
explicite sur ce point. Il accorde volon-
tiers à l’État un rôle dépassant largement
les seules fonctions régaliennes. Citons
ici longuement l’auteur de La Richesse :
« Le souverain n’a que trois devoirs à
remplir, trois devoirs de grande impor-
tance, certes, mais clairs et intelligibles
à l’entendement courant : premièrement,
le devoir de protéger la société de la
violence et de l’invasion d’autres sociétés
indépendantes ; deuxièmement, le devoir
de protéger, autant que possible, chaque
membre de la société de l’injustice ou de
l’oppression de tout autre membre, ou
le devoir d’établir une administration
stricte de la justice ; et, troisièmement le
devoir d’ériger et d’entretenir certains
travaux et institutions publics, qu’il ne
peut jamais être de l’intérêt d’un indi-
vidu, ou de quelques individus d’ériger
ou d’entretenir, parce que le profit ne
pourrait jamais en rembourser la dépense
à un individu ou à quelques individus,
quoiqu’il puisse souvent faire plus que
le rembourser à une grande société ». (La
Richesse des nations, Taieb, p. 784-785).
Nous n’insisterons pas sur le premier
point quand Smith évoque la fonction
régalienne de l’État. C’est la suite qui
nous intéresse davantage. « Le devoir de
protéger, autant que possible, chaque
membre de la société de l’injustice ou
de l’oppression de tout autre membre,
ou le devoir d’établir une administration
stricte de la justice ». Ce passage indique
clairement que pour Smith l’État doit se
soucier du bien public et que l’économie
ne saurait fonctionner a priori sans vertu.
Ce souci de la justice et du bien com-
mun n’est pas sans rapport avec ce qu’il
nous dit de la sympathie dans la TSM.
Les effets pervers du marché doivent
donc être combattus par une intervention
de l’État. L’idéal moral et politique de
Smith est donc bien éloigné d’un libéra-
lisme économique qui rêve d’un marché
« libre » fonctionnant sans entraves, et
d’abord sans intervention de l’État. Le
troisième point de cette longue citation
est encore plus intéressant car il indique
que pour Smith l’État doit, par exemple,
prendre en charge les dépenses en infras-
tructures de transport ou les dépenses
d’éducation aussi bien « de la jeunesse »
que « des gens de tous âges » (ces deux
points sont développées longuement aux
pages 854-916 de La Richesse). Mais, il
serait facile aussi pour le défenseur con-
temporain de l’intervention de l’État dans
l’économie, ou pour le défenseur des
services publics ou d’institutions comme
par exemple la protection sociale, de
s’appuyer sur cette citation de Smith
pour contrecarrer les thèses des libéraux
actuels et montrer en quoi ils défendent
des positions qui ne correspondent pas à
l’esprit de celles développées par celui
qu’ils présentent à tort comme le père
du libéralisme économique. D’autant
plus que ces interprétations en faveur
de l’intervention de l’État peuvent être
confortées par les positions développées
par Smith autour de la sympathie dans sa
Théorie des sentiments moraux.
Avant de conclure ces quelques
réflexions, revenons une dernière fois à
la « main invisible ». Cette métaphore qui
a connu une fortune considérable n’ap-
paraît que très rarement sous sa plume,
et aussi rarement dans la Richesse (deux
fois seulement dans l’édition traduite
par P. Taieb (PUF), p. 513 et p. 611 –)
que dans la TSM (deux fois aussi, une
fois explicitement p. 257 –, une fois
implicitement en référence à « la main
qui dispose les différentes pièces d’un
échiquier » p. 324 –). Avant d’appa-
raître dans La richesse, la métaphore a
déjà été utilisée par Smith dans un texte
antérieur publié dans ses Essays in phi-
losophical subjects
11
(et dans la TSM p.
257-258) pour désigner explicitement la
Providence : « Ils (les riches) sont con-
duits par une main invisible à accom-
plir presque la même distribution des
nécessités de la vie que celle qui aurait
eu lieu si la terre avait été divisée en
portions égales entre tous ses habitants ;
et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir,
ils servent les intérêts de la société et
donnent les moyens à la multiplication de
l’espèce. Quand la Providence partagea
la terre entre un petit nombre de grands
seigneurs, elle n’oublia ni n’abandonna
ceux qui semblaient avoir été négligés
dans la répartition ». Suivant ce pas-
sage, l’harmonie naît donc moins d’un
mécanisme économique, en l’occurrence
le marché, que de l’intervention divine.
Observons en outre que guidé par une
« main invisible » l’individu smithien de
la Richesse est conduit à remplir une fin
qui ne rentre pas dans ses intentions : la
main invisible « le conduit à promouvoir
une fin qui n’était nullement dans ses
intentions ». Smith ajoute même qu’il
est heureux qu’il en soit ainsi (cf. la réfé-
rence classique à la main invisible dans
La Richesse, p. 513 ou la référence dans
la TSM, p. 256) alors que les économistes
libéraux contemporains utilisent la méta-
phore de la main invisible pour décrire
le fonctionnement d’un marché des
agents rationnels adoptent de façon opti-
male leurs choix à des signaux (les prix)
qui leur fournissent une information par-
faite. D’un côté, chez Smith, le résultat
est explicitement produit de façon non
intentionnelle alors que de l’autre, chez
les économistes libéraux standard, c’est
exactement l’inverse. Leur référence à la
main invisible smithienne est de ce point
de vue manifestement abusive, puisqu’ils
ne parlent pas de la même chose que
l’auteur de La Richesse et de la TSM.
Pour les économistes standard la main
invisible renvoie à un marché transparent,
au marché pur et parfait (ou à la limite,
vu l’absurdité des hypothèses théoriques
adoptées, à un marché imparfait dont
on postule malgtout qu’il pourra être
explicité à partir du modèle pur et parfait
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