Chapitre 17
La construction transitive
17.1. Rôles sémantiques
17.1.1.
Micro-rôles et macro-rôles
Le terme de rôle sémantique se réfère à ce qu’implique le verbe quant à la façon
dont chaque entité représentée par un constituant nominal intervient dans le procès
signifié par le verbe. Par exemple, le verbe
blesser
représente un événement qui
implique un blesseur et un blessé, et la construction de la phrase permet de savoir
que la personne désignée comme
Jean
est le blesseur dans
Jean a blessé Paul
et le
blessé dans
Paul a blessé Jean
.
Le problème est de répartir en un nombre limité de types les rôles particuliers
que chaque verbe assigne aux constituants nominaux avec lesquels il se construit.
Par exemple, le verbe
enfoncer
dans une phrase comme
Le policier a enfoncé la
porte
assigne à son sujet et à son objet les rôles d’enfonceur et enfon, et on admet
aisément didentifier le rôle de blesseur et le rôle denfonceur comme deux cas
particuliers d’un même super-rôle ‘agent’, et d’identifier de même le rôle de blessé
et le rôle denfoncé comme deux cas particuliers dun même super-rôle ‘patient’.
Mais les choses sont loin d’être toujours aussi évidentes.
Par exemple, à première vue, les notions d’agent et de patient qui viennent
d’être évoquées à propos des verbes
blesser
et
enfoncer
semblent convenir pour
caractériser les rôles que le verbe
manger
assigne à son sujet et à son objet. Mais les
notions d’agent et de patient impliquent typiquement un changement qui affecte le
patient, et seulement le patient, et qui constitue le but recherché par lagent ; or le
mangeur passe de l’état de faim à l’état de satiété, et à la différence du blesseur ou
de l’enfonceur, c’est sur lui-me qu’il cherche à produire un effet plutôt que sur le
deuxième protagoniste (l’ingestion de nourriture est seulement le moyen par lequel
il calme sa faim). A la différence du blesseur ou de l’enfonceur, le mangeur n’est pas
un agent prototypique. Et il ne s’agit pas seulement de nuances de sens, mais de
distinctions pertinentes pour expliquer des phénomènes linguistiques. Par exemple,
en espagnol, il y a entre
comer
‘manger et
comerse
litt.manger pour soi une
relation de synonymie qui n’a pas d’équivalent pour les verbes dont le sujet
représente un agent prototypique. On observe aussi que beaucoup de langues ont
un verbe ‘manger’ intransitif complètement différent du verbe manger’ transitif.
280
Syntaxe générale, une introduction typologique
Par exemple en akhvakh, les verbes
q’onuɬa
et
ũkunuɬa
signifient tous deux
‘manger’, mais
q’onuɬa
est un verbe transitif qui se construit avec un terme essentiel
au cas ergatif représentant le mangeur et un terme essentiel au cas absolu
représentant le mangé, tandis que
ũkunuɬa
est un verbe intransitif construit avec un
terme au cas absolu représentant le mangeur et dans la construction duquel il n’est
pas possible d’introduire un terme représentant le mangé. Un tel dédoublement ne
semble jamais se produire pour les verbes dont le sens implique un agent et un
patient prototypiques.
La définition de types de rôles sémantiques se heurte à un problème classique de
catégorisation. En effet, il nest pas possible détablir une liste de types permettant
de classer sans difficulté les les que chaque verbe particulier assigne aux termes
essentiels de sa construction. Chaque fois qu’on croit avoir établi une liste suffisante
pour rendre compte de tous les phénomènes grammaticaux conditionnés par des
différences de rôle sémantique, une étude plus fouillée fait apparaître des
phénomènes qui obligent à introduire des distinctions supplémentaires.
Par exemple, le rôle de force est souvent omis dans les listes de types de rôles
sémantiques qu’on trouve dans la littérature, mais pour expliquer que la
construction russe quillustre lex. (1a) est possible avec
foudre
mais pas avec
gens
ou
clef
, il est indispensable de distinguer ce rôle à la fois de celui d’agent et de celui
d’instrument.
(1) a.
Stenu razbilo molniej
mur.
SG.ACC détruire.PAS.SGN foudre.SG.INSTR
‘Le mur a été détruit par la foudre’
b.
*Stenu razbilo ljud’mi
mur.SG.ACC détruire.PAS.SGN gens.PL.INSTR
c.
*Dver’ otkrylo ključom
porte.SG.ACC ouvrir.PAS.SGN clef.SG.INSTR
Pour résoudre ce problème sans allonger indéfiniment la liste des types de rôles
sémantiques, il convient d’admettre que des super-rôles (ou macro-rôles) comme
‘agent’, ‘patient’, etc. sont des prototypes, et que les rôles précis qu’assigne chaque
verbe ne s’identifient pas forcément de façon simple à l’un des prototypes.
17.1.2.
Les principaux types de rôles sémantiques
Il n’y a aucun consensus sur l’inventaire des types de rôles sémantiques utiles
pour expliquer les phénomènes syntaxiques, et en outre plusieurs types de rôles
(même parmi les plus importants) posent de délicats problèmes de terminologie.
Les termes suivants peuvent toutefois sutiliser sans risque d’ambiguïté pour se
référer à des types de rôles sémantiques communément reconnus dans la
littérature :
agent
(être animé exerçant de manière consciente et volontaire une action qui
provoque chez un patient un changement d’état :
Le chien a mordu l’enfant
),
La construction transitive 281
patient
(entité qui subit un changement d’état sous l’effet d’une cause
extérieure (agent ou force) :
Le chien a mordu l’enfant
,
Le vent a cassé la branche
),
force
(entité non animée qui affecte de manière inconsciente et involontaire
un patient :
Le vent a cassé la branche
),
expérient
tre animé qui éprouve une sensation ou un sentiment :
Les enfants
aiment les bonbons
,
Jean aime Marie
),
stimulus
(ce qui est à l’origine d’un sentiment ou sensation éprouvé par un être
animé :
Les enfants aiment les bonbons
,
Jean aime Marie
),
destinataire
(être animé vers lequel quelque chose ou quelqu’un se déplace ou
est déplacé :
J’ai remis au directeur le rapport qu’il m’avait demandé
),
bénéficiaire
(être animé concerné à son profit ou à son détriment par une
action à laquelle il ne participe pas directement :
J’ai acheté des cadeaux pour les
enfants
),
instrument
(objet grâce auquel un agent effectue une action :
J’ai enfoncé le
clou avec un marteau
),
localisation
(lieu où se déroule un événement, ou bien où est située une entité :
Les enfants jouent dans la cour
),
destination
(lieu vers lequel quelque chose ou quelquun se déplace ou est
transféré :
Je vais à la piscine tous les jours
),
provenance
(lieu à partir duquel quelque chose ou quelqu’un seplace ou est
transféré :
Je viens du marché
).
Mais, dans la discussion de phénomènes grammaticaux conditionnés par des
différences de rôle sémantique, il est souvent indispensable de se référer aux types
de rôles suivants, dont la désignation est malheureusement problématique :
entité qui se trouve dans un certain état, comme dans
Le livre est sur la table
ou
L’enfant dort
; ce rôle est parfois désigné comme
thème
, notamment dans les
travaux plus ou moins inspirés de la grammaire générative, mais l’utilisation de ce
terme pour se référer à un rôle sémantique peut générer des confusions, compte
tenu du fait quon lutilise traditionnellement comme plus ou moins équivalent à
topique
) ;
entité qui subit un processus dont la cause est inconnue, indirecte ou non
mentionnée, comme dans
La terre tremble
, ou
Le verre sest cassé en tombant
, ou
encore
La porte sest ouverte
; ce type de rôle est souvent confondu avec celui de
patient, mais sa reconnaissance comme type distinct est en particulier cruciale pour
l’étude de la voix moyenne – cf. ch. 22 ;
– être animé qui contrôle un état, une position, comme dans
C’est moi qui garde
l’argent
, ou
L’armée ennemie occupe le pays
;
entité dont l’existence même est la conséquence de l’action ou du processus
auquel se réfère le verbe, comme dans
Les mineurs ont creusé une galerie
, ou
Les
pins sécrètent de la résine
.
Un rôle sémantique particulièrement problématique est celui de
compagnon
(ou
accompagnement
, ou encore
comitatif
). En effet, on définit couramment ce rôle
comme celui d’un participant qui apporte son concours à un autre participant (
J’ai
écrit ce texte avec Jean
), mais à partir du moment où deux participants sont de
même nature sémantique, le simple fait qu’ils participent à un même événement
peut à la limite justifier de traiter lun des deux comme le compagnon de l’autre, et
de laisser au contexte le soin de préciser la nature de sa participation (d’où par
282
Syntaxe générale, une introduction typologique
exemple en français l’ambiguïté de
N
1
lutte avec N
2
: luttent-ils lun contre lautre,
ou bien s’associent-ils pour lutter contre une tierce personne ?). Nous avons
d’ailleurs déjà vu en 14.7 que la distinction entre coordination de constituants
nominaux et adjonction d’un oblique de sens comitatif est loin d’être toujours claire.
On peut avoir aussi à reconnaître des types de rôles sémantiques non
mentionnés de manière courante dans la littérature, mais dont la désignation ne
pose pas de problème particulier. Il ny a par exemple aucun problème à désigner
comme respectivement
viseur
et
visé
deux entités dont l’une exerce une activité
orientée en direction de l’autre sans que cette activité débouche nécessairement sur
une manipulation comparable à celle qui caracrise typiquement un couple
agent /
patient
, comme dans
Jean regarde la télévision
ou
Marie a appelé les enfants
.
17.1.3.
Termes nominaux sémantiquement atypiques
Les listes de rôles sémantiques couramment données dans la littérature
n’envisagent que les termes nominaux représentant des entités concrètes participant
au procès signifié par le verbe, et sont donc insuffisantes pour caractériser des
termes dune nature sémantique différente, par exemple le complément de verbes
de parole, comme
son voyage
dans
Il nous a raconté son voyage
.
Il convient de rappeler ici la spécificité des termes en fonction de prédicat
second – cf. 16.6, auxquels la notion de rôle sémantique telle qu’elle est usuellement
conçue ne s’applique pas.
Il faut souligner aussi que la notion même de rôles sémantiques inscrits dans le
sens lexical du verbe et assignés aux termes de sa construction est mise en défaut par
les constructions dites
à verbe support
, dans lesquelles c’est un terme nominal de la
construction du verbe (et non pas le verbe lui-même) qui est essentiel pour la
conceptualisation d’un événement dont les autres termes de la construction
représentent les participants, et donc pour l’assignation de les sémantiques aux
autres termes.
17.2. L’interface
rôles syntaxiques – rôles sémantiques
17.2.1.
Agentif et patientif
Dans le détail, les langues peuvent présenter beaucoup de variations dans la
façon dont elles organisent la correspondance entre rôles syntaxiques et
sémantiques, et les différences de rôle sémantique ayant régulièrement une
incidence importante sur la construction des phrases ne se retrouvent pas forcément
d’une langue à l’autre. Mais une constante est que dans chaque langue :
il existe un ensemble numériquement important et syntaxiquement homogène
de verbes représentant une action effectuée par un agent sur un patient et construits
avec deux termes nominaux représentant l’agent et le patient de cette action1 ;
1 ‘Syntaxiquement homogène’ veut dire que le traitement morphosyntaxique des termes
représentant l’agent et le patient est le même à travers toute cette classe de verbes.
La construction transitive 283
ces verbes fonctionnent comme prototype dune classe syntaxique de verbes
construits avec deux termes nominaux qui sémantiquement ne répondent pas
toujours exactement à la définition de l’agent et/ou du patient (et s’en écartent
même parfois de façon importante), mais présentent des comportements
syntaxiques identiques à ceux de l’agent et du patient des verbes d’action
prototypiques.
Pour pouvoir se référer à cette caractéristique importante de l’organisation des
langues sans risquer de tomber dans des confusions faute de termes qui
maintiennent la distinction entre les phrases comportant deux termes nominaux
représentant un agent et un patient prototypiques et des phrases de construction
identique mais dont le sémantisme s’écarte plus ou moins du prototype de l’action
effectuée par un agent sur un patient, on retiendra ici la solution suivante :
les termes d
agent
et de
patient
sutiliseront pour renvoyer à un niveau
purement conceptuel, c’est-à-dire pour se référer à des prototypes relevant de la
cognition humaine, indépendants de la structure d’une langue particulière ;
– pour parler de l’interface entre rôles sémantiques et rôles syntaxiques dans une
langue particulière, on parlera d’
agentif
et de
patientif
: deux termes nominaux de la
construction d’un verbe constituent un couple
agentif / patientif
si et seulement si
leurs propriétés syntaxiques sont identiques à celles des termes représentant l’agent
et le patient des verbes d’action protypiques dans une construction ces termes
ont tous deux des propriétés typiques de termes syntaxiques nucléaires.
Ainsi, les couples de constituants mis entre crochets dans les phrases de l’ex. (2)
présentent des propriétés syntaxiques semblables, et le fait que la phrase (a) soit
construite autour d’un verbe d’action prototypique permet de reconnaître
globalement ces couples de constituants comme des couples
agentif / patientif
;
compte tenu des définitions posées il n’y a aucune contradiction avec le fait qu’en
dehors des phrases (a) et (b), les rôles sémantiques de ces constituants s’écartent
plus ou moins, et à divers titres, des prototypes de l’agent et du patient.
(2) a.
[Le paysan] laboure [son champ]
b.
[Le chien] rapporte [le gibier] à son maître
c.
[L’enfant] regarde [la télé]
d.
[Marie] a déjà évoqué [ce problème] en ma présence
e.
[Cette clef] ouvre [la porte de la cave]
f.
[Jean] a subi [une opération]
g.
[Le tableau] embellit [la pièce]
h.
[Ce film] enthousiasme [les spectateurs]
Dans l’application des définitions qui viennent d’être posées, il faut seulement
être attentif au fait que dans beaucoup de langues, les verbes d’action prototypiques
ont deux façons différentes de se construire avec les termes nominaux représentant
l’agent et le patient, et parfois même plus. Mais il n’y a généralement aucune
difficulté à sélectionner l’une de ces constructions (celle qui est traditionnellement
désignée comme active dans les langues ayant un mécanisme de passif) comme la
seule dans laquelle agent et patient ont tous deux des caractéristiques de termes
syntaxiques nucléaires : dans la construction passive, le ‘complément d’agent’ est
syntaxiquement un oblique, et c’est seulement la construction où agent et patient
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