Geneviève Fraisse Muse de la raison (1989, Folio-Gallimard, 1995) Préface et postface (tapuscrits) Préface Une histoire française? L'histoire des femmes se précise en cette fin de siècle. L'histoire, qui est aussi la politique, laisse voir enfin une de ses couleurs vives, celle des hommes et des femmes, semblables et différents. A nouveau encore l'égalité des sexes montre qu'elle n'existe que par son contraire, l'inégalité, qui s'appelle discrimination. Comment se fait-il donc que les femmes participent si peu aux affaires de la cité? Faut-il, en réponse, changer la loi pour changer les moeurs, imposer la parité des hommes et des femmes dans les instances de pouvoir, obliger à des quotas aussi misérables que le retard qu'il serait censé combler? Notre histoire commence avec la Révolution française, on en revient toujours là. De quelque côté que cette Révolution se regarde, avec les yeux éblouis par ses héroïnes lors du bicentenaire, le regard terni par la mise en place de l'exclusion politique des femmes, la vue élargie sur la modernité qui sous-tend et entoure ce moment d'histoire, il s'agit bien d'un événement fondamental. La première singularité de l'histoire française est sa Révolution. Républicains, libéraux et monarchistes en passent tous par là, quoi qu'ils en disent par ailleurs. Un événement est une richesse. Un événement ne s'enferme pas dans une seule lecture; un événement se produit encore après qu'il ait eu lieu. Ce livre s'attache au lendemain de la Révolution française, lorsque tout le monde a compris qu'une société nouvelle est née, avant, pendant, après 1789. La nouveauté est complexe: les femmes se distinguent dans les salons d'Ancien Régime comme dans les tribunes et les clubs; les femmes sont héroïques partout en France, insistent les chroniqueurs, et à Paris aussi, telle Olympe de Gouges ou Madame Roland. Les femmes sont politiquement chassées des clubs et de l'armée en 1793, gagnent en droit civil un statut d'individu qu'elles perdent aussitôt avec le Code civil de 1804. Les femmes se battent alors dans l'espace symbolique qui leur reste, l'écriture. Il ne faut donc pas dire bêtement que la Révolution a exclu les femmes de l'espace politique. Elle a permis et empêché leur entrée dans l'espace politique comme dans la société civile. En revanche, le lendemain de la Révolution est sans ambiguïté sur leur exclusion politique, doublée d'une sujétion civile. A partir de ce degré zéro, les femmes du XIXè et du XXè siècles construiront leur autonomie citoyenne par toutes sortes d'initiatives, principalement la lutte féministe, elle-même multiforme. A l'événement "révolution" se joignent deux autres déterminants pour expliquer qu'en France la démocratie fut exclusive et la république masculine. Quelques Rousseau, pensèrent gouvernement théoriciens la politique chose et l'événement révolution se modernes, publique le greffe et dont dernier l'espace gouvernement par le privé, domestique. conséquent une source fut le Sur de discours théoriques utilisés diversement. L'événement est traversé par la théorie politique d'un partage inégal entre les sexes, d'un pouvoir différencié entre les hommes et les femmes. A cela s'ajoute la tradition, l'histoire longue. Il a été suffisamment expliqué qu'une rupture historique radicale, cela n'existe pas. Et c'est vrai: la persistance de l'effet monarchique se fait sentir jusque dans la vie politique actuelle. Monarque, vassaux et fiefs sont encore aujourd'hui des mots en vigueur. Mais ne simplifions pas en additionnant patriarcat et monarchie dans une vision aussi globale que vague: le cas monarchique français se distingue par deux traits originaux, imaginaire avec la transmission masculine du trône et la loi salique, symbolique avec le caractère sacré d'une fonction de droit divin. Ces deux traits, loi salique et monarchie de droit divin, ne sont pas propres à toute monarchie. Là aussi la "singularité française" est manifeste. Mais que signifie l'idée d'une singularité française? A la norme anglo-saxonne d'une intégration rapide des femmes doublée d'une violente guerre des sexes s'opposerait l'exception française, faite d'un retard politique contrebalancé par une relation entre les sexes? Certes, la France cumule un d'agrément vrai handicap, politique et symbolique dans les espaces de pouvoir, avec une forte présence économique des femmes, une liberté des moeurs favorable à la relation entre les sexes. S'il y a singularité française, elle est, de toute façon, complexe, savant équilibre entre les différentes sphères, économique et politique, sexuelle et politique, etc.. L'équilibre serait différent suivant chaque pays, chaque peuple? Sans doute. Par là la singularité ne vaudrait pas plus qu'une norme imaginaire. En revanche, la singularité, n'étant pas l'exception, renvoie bien, lorsqu'elle n'est pas le contraire de la banalité, à un modèle supposé. Le modèle serait celui de l'exclusion des femmes de la res publica, doublée d'un affrontement, entre les sexes, radical. La France se singulariserait par une qualité de la relation entre les sexes telle que l'exclusion y aurait été moins combattue que dans d'autres pays, que le féminisme n'y aurait pas été très puissant. Oui, mais à condition de ne pas prendre l'arbre pour la forêt. Il n'y a pas un modèle, la domination masculine et sa contestation féministe à l'ère démocratique, et son contre-exemple. Il existe une situation paradigmatique coextensive à la naissance de la démocratie et de la république, par rapport à quoi des nations et des cultures se singularisent. Au lieu de voir la France échappant à la norme, il se pourrait que la France ait structuré la relation entre les femmes et la modernité, argumenté rigoureusement la naissance commune et contradictoire de la république démocratique et de l'égalité des sexes. Tout se joue bien pendant, et surtout après, la Révolution française. L'événement "révolution" fait de la France le lieu d'une situation paradigmatique, celle où se pense le renouvellement de la domination masculine avec les formes modernes de la vie politique. Postface Démocratie exclusive, république masculine Où il est question d'une crise de la représentation politique; où le cas français, avec un très faible pourcentage de femmes députés, mérite réflexion; où cinquante ans de droit de vote ne font guère de différence; où il ne faut pas négliger ce fait de la sous représentation, particulièrement remarquable dans les berceaux de la démocratie, France, Etats-Unis, Grèce. Où il faut distinguer entre démocratie et république les causes du retard et de l'exclusion; Où il ne faut pas dissocier, en matière de pouvoir, le politique de l'économique, le symbolique du domestique. Il y eut le temps de l'exclusion des femmes de la res publica, amorcé par la Révolution française; puis il y eut le temps de l'inclusion progressive qui prit la forme de la discrimination, du droit inégal, de la naissance de la Troisième République à aujourd'hui. Désormais l'inclusion des femmes dans la vie politique n'est plus à faire; elles sont, comme le disait le journal du Ministère des droits des femmes d'Yvette Roudy, des "Citoyennes à part entière". Cette vue progressive et progressiste ne s'accompagne pas pourtant d'un chant de victoire: les femmes sont citoyennes et nous découvrons, après cinquante ans de droit de vote des femmes, que la politique reste un monopole masculin. Il est vrai que les hommes votent depuis cent cinquante ans. Alors, juste un retard, ce fameux retard qui serait le lot des femmes, Michelet le disait déjà, depuis l'avènement de la démocratie? Non, il n'y a plus de retard; l'inclusion a été accomplie, la citoyenneté est entière. Et si l'inégalité perdure, si les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique, aucune cause justificative ne peut désormais être invoquée. En effet, jusqu'à présent le retard des femmes était constaté, disons affirmé, 6 et aussi généreusement expliqué. Ce retard avait des causes, ce retard était en lui-même une cause. Les causes étaient externes au fait même de la différence des sexes, l'influence de l'Eglise, une instruction incomplète, la résistance de la société au changement, etc. Et les causes étaient différentielle hommes des internes, et des nouées femmes: à une psychologie timidité féminine, désintérêt pour la chose publique, absence d'ambition sociale de la part des femmes. Si on lit les travaux sur "les femmes et la politique" écrits dans les années cinquante, ces causes externes et internes sont l'essentiel de l'explication. Et la cause "différence des sexes", celle qui met en jeu précisément le fait qu'il y ait deux sexes dans un rapport de tension et d'inégalité, est fondamentalement récusée. Il faut que les causes soient sociales ou psychologiques, jamais politiques, politiques au sens où l'inégalité des sexes est une question politique. Ainsi les auteurs de la première et recherche scientifique sur le Jacques Narbonne concluent-ils en 1955 1 sujet, Mattei Dogan : "A aucun moment de notre recherche, nous n'avons rencontré de comportement spécifiquement lié au sexe, propre aux hommes ou aux femmes, indépendamment des conditions sociales dans lesquelles ils vivent". Le sexe biologique n'est pour rien dans le politique, disent-ils encore, masquant ainsi justement la question politique par le fait biologique lui-même, qui serait bien le seul lieu de la différence. Malheureusement, c'est faux car les sexes biologiques en situation sociale fabriquent du politique. Si ces auteurs furent réticents à le penser, ce n'est pas 1 Mattei Dogan et Jacques Narbonne, Les Françaises face à la politique, comportement politique et condition sociale, Armand Colin, 1955. voir aussi Gisèle Charzat, Les Françaises sont-elles des citoyennes ?, Denoël-Gonthier, 1972. 7 par myopie intellectuelle ou politique, mais plutôt parce qu'introduire la variable "différence des sexes" en politique, c'est reconnaître bien plus qu'ils ne veulent ou ne peuvent: que l'histoire est sexuée, que l'inégalité des sexes, dénoncée par le féminisme, est politique et non pas simplement anthropologique, actuelle et non pas simplement anachronique ou intemporelle. Et s'ils ne peuvent démocratique le implique reconnaître, l'universel et c'est le parce que neutre, plus l'idéal que le particulier et la différence; et qu'il serait difficile de mettre en cause la politique républicaine en soulignant combien elle laisse persister l'inégalité entre les sexes. L'universalisme en se voulant un idéal est aussi un masque. Les politologues d'aujourd'hui, qui entre-temps sont devenues des femmes, ont su introduire la 2 différence sexuelle dans l'analyse politique comme une évidence ; mais il n'est pas encore sûr que cela le soit pour tout le monde.. Reste à inverser la perspective, en cessant de réfléchir en termes de retard: car si l'histoire est sexuée, la cause de la faible présence des femmes en politique tient au fait politique du rapport entre les sexes. Si le retard est comblé, si la femme est entièrement citoyenne, l'explication sociologique et psychologique centrée sur les femmes peut être suspendue au profit de la cause "différence des sexes"; au profit de l'analyse du rapport historique et politique entre hommes et femmes. La notion de retard n'est plus très pertinente; car son analyse a toujours couvert plus qu'expliqué la réalité. 2 cf Janine Mossuz-Lavau, Mariette Sineau, Enquête femmes et la politique en France, Paris, PUF, 1983; sur les 8 "La fin d'un retard" Si désormais la femme est citoyenne, si l'exclusion politique des femmes au principe de la démocratie a obéi à une dialectique, à une dynamique propre à permettre et à produire l'inclusion des femmes dans la cité, la discrimination subsiste: il reste en effet très difficile que les femmes, en France, puissent "représenter" le peuple ou la nation. Elles participent comme citoyennes, mais elles sont, en très faible pourcentage, des représentantes; elles votent, mais ne sont guère présentes à l'Assemblée Nationale. Ultime retard? Dernier obstacle ou dernière étape à franchir pour parachever l'inclusion progressive des deux siècles passés? Non, je disais que l'analyse des causes du retard est de peu d'utilité pour expliquer la permanence de la discrimination, et notamment ce hiatus entre citoyenneté et représentation. Car les causes invoquées font tout simplement abstraction du fait que la société est fondée sur l'inégalité des sexes. Désormais l'inégalité qui subsiste a pour cause l'inégalité elle-même. Je propose donc maintenant de revenir au fait même de la différence des sexes pour analyser la disparité politique entre hommes et femmes. Tout en précisant que cette différence ne signifie pas différence biologique ou psychologique, différence marquée par des Différence signifie qu'il attributs, existe des deux sexes qualités et distinctes. qu'ils entrent régulièrement, si ce n'est toujours, en conflit; ainsi fabriquentils de l'histoire. La république quant à elle a toujours choisi de penser les deux sexes comme un neutre, comme le neutre universel plus fort que les déterminations de chaque sexe; comme la neutralité politique par rapport à la question sexuelle. Voilà pourquoi elle ne l'analyse jamais en tant que telle; voilà pourquoi on recherche les 9 causes du retard. Le fait d'être électrices et éligibles constitue la citoyenneté des femmes. Pourquoi sont-elles fort peu élues? Parce que participer à la chose publique n'implique pas le pouvoir de l'incarner. Sans doute faut-il questionner la représentation elle-même dans la république française, en quoi "faire les lois" est une activité masculine d'une part, en quoi la députation tient plutôt du fief géographique que de la représentation du peuple ou de la nation d'autre part; en quoi gouvernement et représentation sont des notions disjointes. Prises entre féodalité et démocratie, les femmes ont à comprendre les mécanismes de leur inégalité politique. La crise de la représentation politique est aussi là. "L'exclusion française" Il reste à distinguer aujourd'hui là où la démocratie fut exclusive, et là où la république fut masculine. Faire l'analyse des mécanismes excluant et discriminant pour les femmes nécessite deux modes de réflexion. Le premier consiste à élaborer les mécanismes d'exclusion propres à chaque système politique, monarchie, démocratie, république, mécanismes nécessaires à l'assurance dans un système politique d'un pouvoir masculin qui transcende les époques et les systèmes. Le second consiste, de manière plus historienne, à répertorier, dans un conjoncture donnée, les causes d'un éloignement politique des femmes. Nous avons donc besoin des explications théoriques comme des raisons historiques pour comprendre "la démocratie exclusive". Ces dernières avaient, jusqu'à présent, trop souvent servi à expliquer, par conséquent à excuser, la misogynie de la démocratie naissante. 10 Les explications théoriques pourraient nous permettre de comprendre ce paradoxe dont nous ne sommes pas sortis, à savoir que la démocratie qui est pour beaucoup d'hommes du XXè siècle le système à leurs yeux le plus remarquable, ait porté en son principe, au départ, un refus de la femme citoyenne. La rupture visible révolutionnaire l'histoire historique que des par est en femmes l'image cela essentielle. autant par leur d'une histoire Elle rend intervention qui semble, paradoxalement, aller à reculons. Julie-Victoire Daubié, féministe du Second Empire, écrit La Femme pauvre3 la femme en quête de "moyens de subsistance ": elle y témoigne douloureusement d'une histoire négative pour les femmes, dressant le tableau précis des pertes dues aux transformations du siècle, centralisation démocratique, travail salarié, industrialisation... L'histoire des femmes est à la fois semblable et différente de celle des hommes. Voilà aussi pourquoi la notion de retard est inopérante. Cette historicité se lit à plusieurs niveaux dans l'après-Révolution; elle est dans le débat démocratique, assez farouchement hostile à la participation des femmes, dans l'histoire des femmes du XIXe siècle partagée tant bien que mal avec l'histoire des hommes, dans la culture contemporaine où les femmes adviennent à la responsabilité de sujet. Il y a deux chemins possibles pour lire la révolutionnaire. L'un l'exclusion des femmes suit de l'histoire la de res publica la au rupture démocratie, lendemain de de la Révolution française, de la régression de leur vie publique; le second cherche une vue générale sur les effets de cette rupture, semblables ou différents pour les hommes ou pour les femmes, à la 3 Julie-Victoire Daubié, La Femme pauvre au XIXè siècle, 1866, Côté-femmes éditions, Paris, 1992. 11 fois positif et négatif pour les femmes du siècle à venir. « Les causes de l'exclusion » L'exclusion politique des femmes dans la république démocratique est un fait avéré. Pendant longtemps on fit donc appel aux causes événementielles et nationales, à l'histoire et à la géographie. En France l'exclusion aurait été prononcée pour freiner ou enrayer des processus en cours: les femmes avaient pris trop d'importance sous l'Ancien Régime, trop de pouvoir même; ou encore, les femmes sont trop actives d'initiatives. publique dans la vie L'exclusion trop grande à la révolutionnaire, serait une fin de la réaction prennent à royauté, une elle trop présence tenterait également d'éviter un déséquilibre social à l'aube d'une société nouvelle. La décadence féodale ou l'hystérie révolutionnaire ont donné aux femmes une place dangereuse pour la vie publique. Et plus que social, ce danger est historique: les femmes seraient bien capables d'entraîner leur société vers le mal, d'induire un cours de l'histoire négatif: L'abbé Feucher n'hésite pas à dire à la veille de la Révolution française qu'elles sont l'agent principal de la décadence, et Sylvain Maréchal, le babouviste, écrit au lendemain de la Révolution que dès qu'une femme fait de la politique une société court à sa perte. Dans la série des causes de l'exclusion des femmes de la vie démocratique moderne se trouve aussi une de leurs conséquences; le Code civil napoléonien. C'est un Code civil, et il réalise dans l'espace de la société civile ce qu'exige la société politique, à savoir empêcher les femmes d'accéder à certains pouvoirs domestiques et publics; ces pouvoirs qui fabriquent le citoyen, et rendent réel le sujet démocratique. De plus ce Code est 12 napoléonien car même s'il n'est pas l'oeuvre d'un seul, il est marqué par la misogynie et Ainsi l'histoire l'antiféminisme de Napoléon. française désigne au moins trois raisons susceptibles d'expliquer cette apparente aberration d'une exclusion du sexe féminin dans une démocratie; chacune est inscrite dans l'événement: la féodalité, la Révolution, l'Empire. Et même si le pouvoir féminin contre lequel Napoléon s'insurge est avant tout imaginaire (car au fond quel fut-il pour quelques femmes nobles de l'Ancien Régime ou quelques bourgeoises ou femmes du peuple de la Révolution?) il sert d'épouvantail: peu importe le vrai ou le faux, c'est la peur qu'il suscite qui fait sa vérité. La France et sa Révolution datent ainsi avec précision la régression de la vie publique féminine, le verrouillage de ses droits publics et privés. D'autres explications cependant tiennent moins à l'événement qu'à l'essence de la société nouvelle. Il est des causes structurelles de l'exclusion, propre à la démocratie. Si la Révolution est l'événement qui provoque l'exclusion, la démocratie est le mouvement qui l'explique. Deux débats, ou plutôt deux symptômes: la question de la rivalité entre les sexes, s'ils ont les mêmes occupations et les mêmes fonctions; la mise en pratique de la règle démocratique qui suppose que le droit pour une femme est un droit pour toutes les femmes. Ces deux débats cristallisent la question de l'égalité entre les sexes, et ont une portée philosophique. Pourquoi l'égalité promise avec la fraternité n'a-t-elle de sens qu'entre les hommes? Pourquoi ensemble n'y a-t-il par que des frères l'utopie de leur justement, des frères égalité, utopie qui liés délie paradoxalement les hommes des femmes ? La fraternité entre hommes et femmes tourne toujours à la rivalité. L'égalité réelle serait un 13 indice négatif; elle effacerait la nécessaire distinction entre les deux sexes, elle induirait la confusion entre le masculin et le féminin. Car l'égalité entre les sexes remplace l'amour par l'amitié, détruit le rapport sexuel4. Et l'amitié n'a aucun intérêt puisqu'elle s'accompagne d'un face à face, lutte pour le pouvoir qui ne se partage jamais: d'où la rivalité. La conséquence de l'utopie démocratique est double: des droits identiques mettent en péril la vie sexuelle par une "confusion des sexes", la possession de ces droits désigne la nature de cette vie sexuelle, son inhérent rapport de pouvoir. L'exclusion des femmes à la naissance de la démocratie est une réponse à l'angoisse profonde de l'homme, celle de ne plus trouver en la femme l'autre de lui-même, l'autre qui assure son pouvoir. La Déclaration des droits de l'homme n'est pas contradictoire avec l'exclusion. Le second symptôme touche au vieux problème de l'exception et de la règle. Vieux problème car la femme exceptionnelle est une figure traditionnelle du discours masculin; tolérée, voire admirée dans son originalité, elle ne trouble l'ordre public que pour mieux renvoyer à la règle; elle fascine par la transgression même qu'elle représente. Or l'après-Révolution casse brusquement ce jeu parce qu'une simple évidence le rend impossible: ce que l'une peut faire, toutes ont potentiellement le droit de le faire; l'exception peut, ou doit, devenir la règle. L'exception convient aux régimes politiques à forte hiérarchie; elle est sans justification dans un régime égalitaire. On imagine que cela fasse frémir; l'excentricité de l'une ou l'autre femme 4 à apprendre le latin, faire de la Geneviève Fraisse, "L'amour, l'amitié à l'ère démocratique", Le Partage des passions, Etienne Tassin, Patrice Vermeren éds., Lyon, Art édition, 1992. cf  Côté du genre, sexe et philosophie de l’égalité, Le Bord de l’eau, 2010 14 philosophie ou des mathématiques, voire écrire un livre, devient un objet de peur si elle se transforme en règle usuelle. Mieux vaut donc refuser, combattre toute exception; qui bien plus que rassurante est dangereuse. Le XIXè siècle fera tout pour maintenir l'exception dans sa fonction ancienne; l'exception ne doit pas être exemplaire. La rivalité de pouvoir et la règle démocratique apparaissent ainsi comme deux justifications de l'exclusion des femmes de la cité. Or, ce mouvement d'exclusion rencontre la pensée de la nouvelle société à distinguer plus fermement qu'auparavant les deux sphères, publique et privée, les lieux de la production et de la reproduction. Les femmes sont affectées à l'espace domestique, mais elles ne sont exclues de la vie publique que dans la mesure ou elles le sont du politique; inversement, leur vie domestique leur donne une existence publique. Autrement dit encore: Les femmes font les moeurs quand les hommes font les lois; ainsi, dit Rousseau, les femmes sont "la précieuse moitié de la république". Ainsi la république pense-t-elle le rapport entre les sexes. Le troisième mécanisme d'exclusion relève moins de la démocratie que de la république. Je vais y revenir. Après ce tableau de l'étrange exclusion contemporaine, certaines questions des femmes demeurent. L'une à l'époque tient à l'histoire de la Révolution: pourquoi la Révolution laisse aller les femmes dans les rues, les clubs et les tribunes, pour ensuite les arrêter brutalement dans cet élan? Question d'histoire propre à chaque révolution des siècles suivants; question d'histoire au sens strict et l'analyse instrumentalisant les femmes, les désignant comme un moyen politique dans la stratégie révolutionnaire: les lâcher pour accélérer le mouvement révolutionnaire, les contrôler 15 ensuite pour les éloigner du pouvoir. L'autre question est philosophique: pourquoi la pensée démocratique aurait-elle eu si peur que se perde la différence sexuelle, qu'une confusion entre les sexes déstabilise le rapport sexuel, qu'hommes et femmes soient pris dans un vertige identitaire? Peut-on vraiment échapper, dans n'importe quelle société, à l'empiricité de la différence sexuelle? Imaginairement peut-être; mais alors il faut croiser l'imaginaire et le politique pour que le vertige identitaire ait quelque raison d'être. Certes, I'expression de la peur cache une stratégie bien connue, la volonté d'un sexe de dominer l'autre. Cela est vrai mais n'épuise pas la question philosophique: comment se joue la partie entre le Même et l'Autre? « L'histoire des hommes et des femmes au XIXè siècle » La peur de la confusion sexuelle a été bien contrôlée et la domination masculine a repris ses droits. L'histoire des femmes rencontre ici l'histoire d'autres exclus, et sur bien des points le réseau d'arguments qui justifient ces exclusions est uniforme: on argue d'un manque d'éducation intellectuelle (les femmes et les pauvres), d'une interrogation sur le degré d'intelligence (les Noirs et les femmes), matérielle, sur sur les rapports l'inutilité de dépendance d'intéresser affective certaines ou catégories sociales au bien public, etc5. Les arguments de l'exclusion se ressemblent avec des conséquences diverses suivant les catégories d'exclus: l'exclusion se traduit par des empêchements 5 ponctuels Geneviève Fraisse, "Les amis de nos amis", La Raison des femmes, Paris, Plon, 1992. cf  côté du genre, sexe et philosophie de l’égalité, op.cit. 16 (aller dans tel ou tel lieu public, obtenir tel ou tel droit civil, etc.), qui ont pour but principal d'interdire l'accès au politique. De fait, l'interdiction du politique n'est jamais formulée dans sa brutalité, elle se manifeste le plus souvent comme une conséquence, un effet de L'exclusion divers est empêchements, implicite, manière d'interdictions d'être au partielles. principe de la démocratie sans être un élément de son système. Les hommes de 1800 produisent l'exclusion bien plus qu'ils ne la décrètent officiellement. La spécificité de l'histoire des femmes, de lendemain est de la Révolution française, leur exclusion définie par au le renforcement du partage entre le domestique et le public. Si le politique détermine toujours l'exclusion, ses effets ont lieu ailleurs, dans la société civile, dans les représentations sociales et les mentalités. La "séparation des sphères" se révèle nécessaire dans la mesure où elle est d'abord une représentation imaginaire pour assurer l'efficacité de la discrimination, le renouvellement de la domination. Séparer, partager, exclure: l'essentiel est de maintenir la distinction entre l'homme et la femme, leur différence. La séparation d'abord: Edgar Quinet parle d'un "divorce d'esprit"6, Alfred de Musset voit les hommes et les femmes figés dans un face-à-face: "Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà ses voies nouvelles, peut-être était-ce l'ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le coeur des femmes les germes de l'indépendance humaine, que quelque jour, elles réclameront. Mais il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d'un côté et les femmes de 6 Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française, 1845, Fayard, 1984, p279. 17 l'autre: et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux"7. Clémence Royer écrira plus tard dans le siècle que chaque sexe parle deux langues différentes: "Les deux moitiés de l'humanité, par suite d'une différence trop radicale l'éducation, parlent deux dialectes différents, au point dans de ne pouvoir que difficilement s'entendre sur certains sujets et même sur les sujets les plus importants"8. Plus que jamais dans l'histoire des sexes? Peut-être, d'écrivains comme si on cherche les symptômes à comprendre ces constats d'un état de civilisation: la société contemporaine se construit en fait sur un double mouvement, mouvement qui entraîne chaque sexe dans une direction différente. L'image fréquente est celle de l'opposition entre l'homme nouveau, laïque et républicain, et la femme ignorante, pétrie de religiosité; à qui l'homme refuse l'égalité démocratique (le droit de vote notamment) par peur de son conservatisme intellectuel et moral. Mais en deçà de l'idéologie, de l'image du progrès et de la tradition, se profilent des tendances profondes: tandis que l'homme accède à l'autonomie de l'individu, à une ultime position de sujet, la femme est consacrée dans sa dépendance vis-à-vis du maître; tandis que l'homme s'émancipe de la nature, dépasse même l'état de "maître et possesseur" de cette nature pour en devenir l'interprète et l'analyste sachant reconnaître l'évolution des espèces, l'histoire de la nature, tout comme son sens caché, sa biologie ou son inconscient, la femme est impérativement rappelée à sa fonction ancestrale de reproductrice de l'espèce, à son travail de mère, bref 7 8 Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, 1836. Clémence Royer, Introduction à la philosophie des femmes, 1859, La Découverte, 1985, p109 ; réédition 2002. 18 à une nature hors du temps. Et pourtant la femme, cet être naturel et dépendant, est susceptible d'accéder aux privilèges de l'homme. C'est une autre histoire, dont le féminisme (né après 1830) est la manifestation la plus voyante. Alors l'affirmation réitérée de la différence des sexes a une double signification: L'exclusion des femmes du monde politique, mises politique, mais encore plus à distance fondamentalement du nouveau leur régime fonction de support de ce à quoi elles ne sont pas conviées; elles sont l'autre de la modernité, et par là même une de ses conditions de possibilité. Le partage ensuite: il est celui du domestique et du public autant que celui de la reproduction et de la production; partage d'espace que la répartition des fonctions au regard de l'espèce et de la société autant que les innovations du siècle à venir renforceront: L'intimité de la maison bourgeoise d'un côté, le travail salarié et extérieur de l'autre. Mais ce partage n'a de sens que parce qu'on circule de façon réglée d'un lieu à l'autre, qu'on le transgresse parfois. Une interprétation trop réaliste serait stupide: si la femme doit rester dans l'espace privé, elle n'est pas pour autant hors société, si elle doit obéir à sa fonction reproductrice, elle n'est pas simplement renvoyée à sa nature animale. En d'autres termes: l'espace domestique et la maternité sont toujours présentés comme des hors-lieux, comme en soustraction à la vie publique et au mouvement de civilisation alors qu'ils en sont partie prenante. Exclusion ne veut pas dire refoulement. Car jeu il y a: si l'exclusion politique est relativement claire à voir, la place de la femme dans la société civile est beaucoup plus complexe. En effet, l'espace de la société civile, où se croisent précisément l'espace privé et l'espace public, est traversé de contradictions suscitées 19 par les divers statuts de la femme, principalement ceux de fille, d'épouse, de célibataire ou "fille majeure". Comme fille, elle semble mise par le nouveau Code civil sur un pied d'égalité avec le garçon puisque le droit d'aînesse est supprimé au profit d'un héritage égal pour chaque membre de la famille; comme épouse elle est contrainte à une extrême dépendance à l'égard du mari puisque malgré la promesse de réciprocité de l'article 212 du Code civil, bien d'autres articles de ce même Code entérinent l'absence de volonté et de liberté de l'épouse; comme fille majeure, elle a des devoirs qu'elle ne devrait pas avoir, celui de payer des impôts par exemple, devoir correspondant normalement au droit du citoyen à partir d'un certain niveau d'imposition fiscale. Si l'exclusion politique se double d'empêchements civils, les contradictions de la société civile indiquent néanmoins aux femmes les moyens de leur émancipation. De fait à l'exclusion succède l'inclusion progressive. Féministes et modérés joueront des trois mécanismes d'exclusion pour provoquer son contraire. Puisque l'exclusion est produite et non proclamée, il suffit de faire marcher à l'envers les mécanismes discriminants. A la réaffirmation d'une fondamentale différence entre les sexes, on opposera l'universel des droits de l'homme pour obtenir des droits civiles égaux, l'autonomie de la femme. A l'alternative obligée de l'exception et de la règle, on imposera des exceptions et des nouvelles règles, des héroïnes exemplaires transgressant des interdits et des luttes collectives propres à faire changer la loi. Enfin, la responsabilité de faire les moeurs a permis aux femmes du XIXè de s'intégrer dans la cité par leur rôle d'épouse et de mère; et par des pratiques variées, utopistes ou philanthropiques, 20 recherchant la transformation des moeurs, elles se sont imposées comme citoyennes. Notre histoire est étonnante: la démocratie est un régime politique, en son principe premier, plus hostile aux femmes que la féodalité ou le libéralisme, mais par son processus même de développement, le mieux en mesure de rendre possible la circulation libre des femmes dans l'espace social, et l'accès égal aux activités et fonctions réservées jusqu'alors aux hommes. "Les femmes ne font pas les lois". Aujourd'hui encore, les femmes font les moeurs et les hommes gardent toujours le mécanismes privilège de de l'exclusion faire ont les lois. trouvé leur Les deux résolution premiers dans la dynamique égalitaire de la démocratie: les droits de l'homme ne s'appliquent sans doute pas encore de la même façon aux hommes et aux femmes, mais l'égalité des sexes n'apparaît plus vraiment comme un danger pour l'identité sexuelle; les exceptions féminines, figures de transgression, continuent de nier l'inégalité entre les sexes, tandis que par ailleurs toutes les règles sont désormais possibles pour que chaque femme s'autorise à des activités jusqu'alors masculines. En revanche, le troisième mécanisme reste actif: les femmes semblent toujours être responsables des moeurs tandis que les hommes continuent à faire les lois. Ce mécanisme vivace relève de la république et non plus simplement, comme les deux premiers, de la démocratie: la "chose publique", la res publica, a nécessité ce partage. Force est de constater, et personne n'aura besoin, je crois, d'exemples, que l'inclusion progressive des femmes dans la 21 vie publique, leur participation visible à la cité n'a pas modifié ce partage entre lois et moeurs. De la famille au gouvernement, de la municipalité au Conseil régional, les femmes se voient attribuer l'éducation, le travail social, la santé, etc. La république s’est structurée d’un partage entre les sexes. L'histoire française Causes théoriques principielles et causes historiques justificatives ont fait leur temps. Je propose désormais d'interroger une troisième série de causes, la cause géographique ou nationale. Remarquant combien la situation française est problématique, avec 5,9% de femmes à l'Assemblée Nationale, je propose de reprendre la question sous un angle nouveau: du côté de la représentation et non plus de la citoyenneté, du côté de la députation et non plus seulement de la participation à la chose publique, du droit de cité; du côté de la république et non plus seulement de la démocratie. Soyons précis: l'exclusion ici décrite est une exclusion politique. Les femmes ne sont pas interdites de nécessaire distinguer de ici les tout pouvoir divers pouvoirs. et il est Certaines discordances entre les espaces de pouvoir valent la peine d'être soulignées. En France, la discordance la plus voyante est celle de la société civile et de la société politique: dans la société civile, les femmes françaises ont ce privilège, non sans ironie, de pouvoir concilier la double journée de travail, d'être moins empêchées dans cette conciliation de la famille et de la profession que les allemandes, ou les américaines par exemple. Les infrastructures pour la petite enfance sont meilleures; mais surtout l'idée d'une conciliation possible entre vie professionnelle et vie 22 familiale est dominante dans l'opinion; et de ce point de vue la France est plutôt en avance dans le monde occidental. Que cet acquis, dans les faits (équipements de garde) et dans les représentations soit mis en cause par le gouvernement actuel ne change pas le fait lui-même. A partir de là, l'accès des femmes au pouvoir civil s'étend de cette possible double journée de travail au droit de devenir cadres supérieures, aux places de pouvoir, économique et social. A ce constat se joignent diverses analyses expliquant la différence patente entre la France et les pays anglo-saxons. Distinguer des espaces de pouvoir, politique et économique, public et familial consiste à fournir une représentation plurielle du rapport politique entre les sexes dans un seul pays, la France, à un double niveau, celui du paradigme de l'exclusion, celui de l'équilibre spécifique des sphères et des espaces. Différentes sont les interprétations récentes. La première, celle de Pierre Rosanvallon, propose une opposition entre deux cultures politiques, française et anglo-saxonne, qui partage en deux la définition de l'individu démocratique. L'une serait abstraite et universelle, l'autre concrète et relationnelle. En bref, l'individu français serait une forme sans qualités, et la femme aurait préféré ne pas lier ses revendications propres à cette forme abstraite; l'individu anglo-saxon, en revanche, se qualifierait suffisamment concrètement pour que la femme obtiennent des droits par sa spécificité (d'épouse, de mère). Ainsi s'opposeraient la stratégie universaliste française à la stratégie particulariste anglo-saxonne, la seconde plus efficace que la première dans la bataille pour l'égalité des sexes. Malheureusement un parcours rapide de l'histoire du féminisme du XIXè siècle montre 23 que les militantes, radicales ou modérées ont usé aussi bien de leur universalité que de leur spécificité de femmes; et ainsi que je le montre, la demande d'application de la règle démocratique n'est pas plus usitée que l'accès au droit par les moeurs et les qualités féminines. L'opposition entre les deux cultures, si évidentes par ailleurs, requiert d'autres explications. Pierre Rosanvallon9 reconnaît dans un second temps la double stratégie dans la pratique d'émancipation française, mais alors il établit une distinction politique, progressisme ou conservatisme, pour en rendre compte. Pas si sûr qu'il soit possible de mesurer ainsi les clivages: l'étude des utopies, par exemple, montre le mélange entre l'universalisme et le particularisme des pensées d'émancipation. En mettant au même niveau les diverses stratégies, il me semble qu'on obtient alors un autre partage, celui entre démocratie et république. La définition de l'individu est un élément parmi d'autres des singularités nationales; la représentation du politique dans une société, régime politique d'un côté, articulation des sphères de pouvoir de l'autre, me paraît centrale. Mona Ozouf, quant à elle, s'intéresse plus à la liberté des femmes qu'à l'égalité des sexes10. Elle emploie plus facilement le mot de "réclusion" plutôt que d'"exclusion" pour caractériser la relation entre les femmes et la société démocratique; la réclusion est une privation de liberté, l'exclusion une privation de droit. Face à cela une dizaine de femmes d'exception prouvent que la liberté est possible. De plus, le poids de l'exclusion politique des femmes françaises est contrebalancé par une tradition de civilité entre les 9 Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992. 10 Mona Ozouf, Les mots des femmes, Paris, Fayard, 1995. 24 sexes exceptionnelle. La singularité française ne tient pas en son paradigme de l'exclusion post-révolutionnaire mais en la qualité, positive, de la relation entre les sexes comparativement aux pays anglo-saxons. La comparaison entre les deux cultures, pertinente, montre qu'en France la différence des sexes n'est pas un enjeu du politique . Du "métissage mondain" de l'Ancien Régime à la mixité scolaire de la république, la France a su préserver le rapport des sexes au moment où la guerre des sexes se politise avec la demande d'égalité. Le retard français désignerait en fait un avantage: les femmes seraient tellement sûres de participer à l'universel que leur différence ne serait que plaisir. L'affirmation vaudrait si elle n'était enrôlée dans une argumentation idéologique. D'abord par la volonté même de l'affirmation: les femmes ne sont, en France, malgré leur absence du politique (au sens large), opprimées. Ensuite par la représentation implicite qu'il n'y a pas d'oppression commune partagée par les femmes. Toutes les femmes profitent de la tradition de mixité positive et quelques femmes montrent le chemin d'une absolue liberté. Rien n'est faux, sauf l'occultation de la question d'égalité, gênante dans un choix libéral. Lisons donc encore l'histoire française. "Quand gouverner n'est pas représenter" Les femmes politique. ont Elles accès au furent pouvoir reines civil, hier, également elles sont au pouvoir ministres aujourd'hui. La reine de l'Ancien Régime, exception reconnue, a fait l'objet de commentaires nombreux, de critiques acerbes, mais son statut d'exception est officiel: elle est partie prenante du pouvoir politique. On n'en dirait pas autant des femmes dans l'histoire des 25 arts et des sciences où leur génie, malgré quelques exceptions réelles, est toujours contesté. Les reines d'hier et les ministres d'aujourd'hui: je crois en effet qu'il est en république plus facile d'être nommée ministre que d'être élue député. Car le ministre est compétent plus que représentatif; le ministre est choisi pour son savoir et son expérience et non pour être mandataire du peuple et symboliser la nation. Le ministre gouverne mais ne représente personne, ou lui-même. Et, dernier point, la femme ministre est nommée par un homme. Dans la représentation en revanche, l'enjeu est autrement symbolique. Pour comprendre comment les femmes sont en difficulté pour représenter, autrui, le peuple ou la nation, l'affaire du symbolique est essentielle; et complexe. Je disais que la république avait confié aux femmes la fabrique des moeurs et non celle des lois: les citoyens concrets à éduquer, à guider, à contrôler, et non la cité abstraite, ses mécanismes d'autorité, sa définition du bien public. En distinguant, dans les espaces de pouvoir, la société civile et la société politique d'un côté, le gouvernement et la représentation de l'autre, il apparaît que les femmes exercent éventuellement un pouvoir civil plutôt que politique, sont conviées au gouvernement plus qu'à la représentation. Ainsi l'exclusion des femmes de la chose publique touche moins à l'exercice d'un pouvoir (qui bien évidemment est dans la réalité peu possédé par les femmes) qu'à la fonction symbolique qu'il suppose donner à un individu. Le pouvoir symbolique est bien plus fort dans le politique que dans le civil, et il se partage entre représentation et gouvernement. La représentation politique est une idée moderne, pensée au XVIIIè siècle par Montesquieu, absente de la démocratie athénienne, et elle précise le fonctionnement de la république française. La représentation est 26 fondamentalement liée à notre modernité et là se joue pour finir la relation entre les sexes. D'où le lien possible dans notre recherche entre cette invention d'une nouvelle citoyenneté et le système féodal qui la pense. Non seulement parce que Montesquieu élabore le sens de la représentation politique à l'intérieur du système monarchique, mais aussi parce que le lien imaginaire entre la députation et la féodalité perdure à l'évidence. En effet: en remarquant proportionnelle est plus favorable combien aux le femmes scrutin que le à la scrutin majoritaire uninominal, on est en droit de se demander ce qu'un député représente lorsqu'il est élu: une population circonscrite dans un espace ou cet espace lui-même? Les gens, le peuple ou un domaine, un fief? Et la question devient alors: que fait un député à l'Assemblée Nationale, fait-il les lois, pour le peuple et pour la nation, ou représente-t-il son fief, "ses terres" et "ses gens"? Les deux peut-être. Et les femmes sont hors jeu, si peu invitées à faire les lois, si peu reconnues comme chef d'un fief de l'état, ici républicain et non plus monarchique11. "la loi salique" Il s'agit constitue, bien le de féodalité: consolide. un Certes, député le défend député va son à fief, le l'Assemblée nationale pour faire les lois, mais il occupe néanmoins un espace géographique, et cet espace, doublé du phénomène de la représentation politique, est un espace symbolique. Loin d'avoir 11 . Paradoxalement, les femmes peuvent représenter le fief aux Assemblées provinciales sous l'Ancien Régime puisqu'elles sont alors représentantes d'une terre et non de leur personne. 27 pour vocation de représenter un fragment de la nation, un ensemble d'individus, le député possède un pouvoir symbolique dans un espace féodal. Mon hypothèse est que fonctionne encore la loi salique, cette loi française, d'abord française, qui interdit la transmission de la couronne à une femme. Elle fonctionne d'abord parce que l'espace du pouvoir représentatif est féodal; ce hommes politiques d'y inclure qui permet éventuellement d'ailleurs aux leurs femmes pour contourner l'interdiction de cumul de mandats12. Elle fonctionne parce qu'elle représente le pouvoir politique masculin et que, dès la Révolution française, le député Guyomar la suspecte: la Révolution certes a aboli la féodalité mais elle en conserve "la plus forte racine", dit-il en instaurant légalement, par un décret d'octobre 1789, la loi salique. Et même après la chute de la royauté, il dénonce cette loi comme il s'indigne du refus, par ses pairs, d'accorder aux femmes les droits politiques: "Si, dans certains pays, il n'est pas extraordinaire de voir des femmes monter sur le trône; si la très féodale loi salique les a si longtemps exclues de celui que nous venons de briser, pourquoi paraîtrait-il extraordinaire que les femmes fussent admises dans la nation française? Plus maltraitées parmi nous qu'en Hongrie, en Angleterre, en Russie et ailleurs, nous devons les venger de l'injustice de l'ancien régime. Quoi! Le Français esclave dit: les femmes sont indignes de monter sur notre trône. Le Français libre dira-t-il aussi: les femmes sont indignes de jouir de l'égalité des droits 12 cf Le Monde, 1er décembre 1993: "Loi sur le cumul et inégibilités; De plus en plus d'élus se font remplacer par leurs épouses". 28 politiques?"13. Guyomar récuse la loi salique pour plaider mieux encore les droits politiques des femmes en général; car la Révolution est le passage de l'esclavage à la liberté. Mon propos aujourd'hui est autre: je renvoie à la loi salique uniquement pour tenter de comprendre l'imperméabilité candidatures féminines, pour du pouvoir expliquer, politique par-delà les aux droits politiques de la femme qui vote, la difficulté de celle qui se fait élire. La question est celle de la survivance, ou de l'anachronisme d'une pratique féodale dans un monde démocratique, dans une société républicaine. Qu'est-ce que la loi salique? Une loi civile datant de 511 propre à définir l'héritage de la "terra salica", "terra salica" ou terre des ancêtres dont il est dit à l'article 62 de la loi que seul le sexe masculin peut y prétendre. Une loi civile française14 invoquée au XIVè siècle puis utilisée pour Henri IV au XVIè siècle comme une loi politique pour éloigner les femmes de la succession du trône. Une loi détournée par conséquent de sa destination première, exhumée pour servir une stratégie royale15. De la terre salique au royaume de France, l'image de la propriété d'un individu ou d'une couronne assure la continuité de l'enjeu, celui d'une possession. Cette possession se transmet en lignée masculine mais quand il s'agit de 13 P.Guyomar, "Le partisan de l'égalité politique entre les individus ou problème très important de l'égalité en droits et de l'inégalité en faits", Paroles d'hommes, présentées par Elisabeth Badinter, P.O.L., 1989, p155. 14 secondairement espagnole ou belge. La Belgique abroge la loi salique en 1991. 15 Sur l'histoire de la loi salique, voir Laurent Theis, "Le trône de France interdit aux femmes", L'Histoire, n°160, novembre 1992. 29 la royauté s'y ajoute la caractéristique de la royauté française, celle d'être une monarchie de droit divin: le sacre du roi lui donne des pouvoirs sacerdotaux et ecclésiastique, le roi thaumaturgiques entretient avec et, le comme divin, personne avec la transcendance, un lien spécifique. Et sait-on que le chrême qui sacre le roi n'est pas semblable à celui utilisé pour sa femme la reine? Ainsi la loi salique confère au roi un statut privilégié que l'aspect divin de la royauté française redouble; le roi est un symbole, le roi français est investi d'un double pouvoir symbolique, celui d'incarner un état et celui de représenter Dieu. Alors la loi salique rappelle non seulement que l'héritage politique est en ligne masculine, mais que cet héritage est garant d'un pouvoir symbolique concentré. L'hypothèse est séduisante: il y aurait comme une survivance de pratiques féodales, image du fief à travers électorale, image du symbolique, évidemment pouvoir avant politique tout la comme masculine; circonscription d'une la possession discrimination envers les femmes se justifiant par la nécessité de protéger ce pouvoir symbolique. L'hypothèse m'a séduite car elle peut expliquer que l'inclusion politique progressive des femmes bute sur le défaut de députation, que la continuité entre citoyenneté des femmes participation et n'implique aucune représentation. L'explication serait celle d'une tension entre une république, jeune encore, et le poids de la tradition féodale. Oui, mais si par ailleurs on se souvient que Montesquieu l'intérieur d'un cadre figures, monarchique pense la monarchique; et représentation imbrication républicaine? politique alors Quelques des à deux informations historiques approfondissent curieusement cette réflexion. La loi salique est une loi justificative qui a servi après coup à 30 permettre la transmission masculine de la couronne royale; or la Révolution l'instaure immédiatement par un décret d'octobre 1789 et l'inscrit dans la constitution de 179116; elle devient donc un principe de la royauté au moment où celle-ci va être abolie. De même, en mai 1870, Napoléon III la fait inscrire par plébiscite dans la Constitution, juste avant, là encore, que l'Empire disparaisse et que la République soit définitivement instaurée. Ainsi donc la survivance seulement imaginaire, féodale elle est de la écrite loi salique dans les n'est pas constitutions postérieures à 1789, dans les moments où existe encore la monarchie ou l'Empire. La loi salique devient donc constitutionnelle lors de la Révolution française, lorsque logiquement elle aurait du tomber en désuétude! Joli paradoxe. L'hypothèse est alors un peu plus que séduisante. D'ailleurs les partisans de l'égalité des sexes ne manquent pas de dénoncer cet article de la constitution: Guyomar sous la Révolution, et les féministes Louise Dauriat en 183717, Angélique Arnaud en 187018. Des débats entre juristes aussi montrent l'importance de la chose: l'Académie des Sciences Morales et Politiques propose en 1840 comme sujet de concours la question de 16 titre indivisible, en mâle, par femmes et de 17 18 3, chapitre 2, article premier: "La Royauté est et déléguée héréditairement à la race régnante de mâle ordre de primogéniture, à l'exclusion perpétuelle des leur descendance". Louise Dauriat, Demande en révision du Code civil, 1837. Le Droit des femmes, 5 juin 1870: "Si réellement, les femmes sont inhabiles à régner, est-il besoin d'inscrire leur exclusion dans les Chartes? Qui s'aviserait de prévoir, pour leur en défendre l'accès, qu'un éléphant ou un lion se porteront un jour candidats au trône de France?..Que nous importe, après tout, cette prohibition de la haute estrade, à nous, démocrates, qui n'aspirons ni pour nous, ni pour les nôtres, à gravir cette échelle au sommet périlleux?". 31 l'héritage et des femmes: "Tracer l'histoire du droit de succession des femmes dans l'ordre civil et dans l'ordre politique..". Vaste question où la loi salique et les droits politiques des femmes en général paraissent fort discutés, notamment par E. Laboulaye et J.M. Pardessus19; et question pertinente car avec le XIXè siècle apparaît une situation inédite et paradoxale: où la loi salique privilégiant la transmission masculine coexiste avec la loi nouvelle du Code napoléonien consacrant l'égalité des sexes en matière d'héritage. Ainsi le Code dépendance civil civile des connu pour femmes, ses articles notamment de consolidant l'épouse, la déclare néanmoins l'égalité des enfants des deux sexes pour la transmission des biens. naissante Par conséquent, veut l'égalité de d'un côté la ses enfants société en matière démocratique d'héritage domestique; et de l'autre côté les sociétés politiques modernes reconduisent la transmission uniquement masculine. L'économique permet virtuellement l'égalité des hommes et des femmes cependant que le politique consolide la domination des hommes. Fait nouveau par conséquent à partir de 1800: l'économique et le politique se disjoignent. le droit politique des femmes semble bien plus impensable que leur émancipation économique. Il faut encore aller plus loin et reprendre Montesquieu. En effet, 19 Edouard Laboulaye, Recherches sur la condition civile et politique des femmes, depuis les Romains jusqu'à nos jours, 1843. J.M.Pardessus, Loi salique ou recueil contenant les anciennes rédactions de cette loi et le texte connu sous le nom de Lex Emendata, 1843. E.-J.Rathery, Recherches sur l'histoire du droit de succession des femmes, 1843. François Guizot, Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l'Empire romain, 1840. 32 son commentaire de la loi salique est éclairant. La loi salique, rappelle-t-il, n'exclut pas indistinctement les filles. Car, et voilà le point essentiel, l'exclusion se fait par les frères20. Il faut un frère pour que la fille ne puisse hériter. Ce commentaire de Montesquieu est repris par le meilleur analyste de l'histoire de la loi salique lors du concours de l'Académie des Sciences Morales, J.M. Pardessus. On notera alors le mot frère, qui sonne de façon neuve à l'ère démocratique, qui sonne comme cette fraternité de la république naissante, république qui a bien du mal à être masculine et féminine. Après les pères, le patriarcat de la féodalité21, sont venus les frères de la démocratie et de la république; les pères dominent sans conteste les épouses et les filles, les frères tiennent à la maîtrise de leurs soeurs. Ainsi partageront-ils, non sans réticence, les biens économiques, la propriété bourgeoise; mais ne céderont en rien sur le pouvoir politique qui est fondamentalement, faut-il le rappeler, un pouvoir symbolique. Quoi d'étonnant alors qu'il faille, pour la première fois dans l'histoire, inscrire la loi salique dans la Constitution? D'où, peut-être les confusions souterraines dans l'image actuelle de 20 Montesquieu, De l'Esprit des lois, Livre XVIII, chapitre 22: "Il me sera aisé de prouver que la loi salique n'exclut pas indistinctement les filles de la loi salique; mais dans le cas seulement où des frères les excluraient...Ce ne fut point la loi salique qui, en bornant la succession des femmes, forma l'établissement des fiefs; mais ce fut l'établissement des fiefs qui mit des limites à la succession des femmes et aux dispositions de la loi salique". 21 Le premier contrat du patriarcat moderne est le contrat sexuel; voir l'important livre de Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford University Press, 1988. Traduction française, La Découverte, 2010 33 la représentation politique: si les frères gardent jalousement le pouvoir entre eux, ils passent de leur volonté de faire les lois à celle de garder le fief et inversement, les deux fonctions ayant une haute teneur symbolique. Quant aux femmes, elles conquièrent du pouvoir par l'économique, en étant héritières autant qu'un homme, en étant autonomes économiquement par le travail salarié; pas que les féministes ont réclamé leur n'oublions citoyenneté comme l'équivalence de leur devoir de payer des impôts, des impôts sur leur fortune au XIXè siècle, sur leur revenu au XXè siècle. Et citoyennes, elles sont devenues; sans que cela les mène à l'accès à la députation. "Gouverner" Mais tout n'est pas dit. Les hommes mêlent sans difficulté la possession d'un fief et la fonction législative, les hommes passent d'un pouvoir à l'autre sans heurts. Ils gouvernent ou représentent indifféremment. Pour les femmes, les choses sont dissociées: la représentation leur est peu accessible, mais le gouvernement leur est ouvert plus facilement. Par delà le constat qui montre où, dans l'espace civil, les femmes ont du pouvoir et comment elles accèdent, comme ministres, au gouvernement, le thème du gouvernement mérite pour lui-même l'examen. De fait, le gouvernement gouvernement en général. politique Revenons n'est encore à qu'une l'avant forme du 89, la à tradition fondatrice des pouvoirs. Si aujourd'hui le pouvoir civil se pense comme pendant du pouvoir politique, autrefois se comparaient deux formes de gouvernements, le gouvernement domestique et le gouvernement politique. Lors du passage d'une société 34 patriarcale à une société fondée sur le contrat, passage assez visible dans l'opposition entre Filmer Bossuet penseurs et Montesquieu d'une société en France, plus on et Locke en discute contractuelle se Angleterre, l'analogie. détournent Les d'une monarchie fondée sur le pouvoir des pères, et la dissociation des sphères, domestique et politique (privée et publique), est une conséquence inéluctable. Le patriarcat est un pouvoir unifiant de la famille et de l'Etat que la société contractuelle ne retrouvera pas. Dès lors, la dissociation des pouvoirs est logique. On n'en conclura pas trop vite que cette dissociation établit un partage entre le pouvoir politique masculin et le pouvoir domestique féminin; C'est plus compliqué. Il est une phrase familière, toujours prononcé par un homme: "voyez mon gouvernement", dit le mari à propos de sa femme, collaborateurs(trices). Le le député gouvernement pouvoir, à la fois l'intendance et le à propos est, dans un ministre. de espace ses de Rappelons-nous l'image du Vicomte de Bonald pour définir la famille: l'homme est le roi, la femme le ministre et l'enfant le sujet. Telle est effectivement la superposition patriarcale entre la famille et le pouvoir politique, et cette superposition n'est plus à l'époque de Bonald qu'une survivance. Dès avant la Révolution les deux gouvernements, domestique et politique, ne sont rapprochés que pour être mieux dissociés, disjoints. Qu'est-ce donc que le gouvernement d'une femme? Dans L'Esprit des lois, Montesquieu dit que qu'"il est contre la raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses dans la maison"mais "il ne l'est pas qu'elles gouvernent un empire" (VII, 17). Comment comprendre ce paradoxe? "Dans le premier cas, l'état de faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence; dans le 35 second leur faiblesse même leur donne plus de douceur et de modération". Ainsi Montesquieu décide à partir d'un trait négatif ce pour quoi une femme est bonne en matière de gouvernement. Rousseau ira plus loin: c'est un sophisme de "comparer le gouvernement civil au gouvernement domestique"(Du Contrat social, III, 6), car les deux sphères sont désormais non seulement dissociées mais incomparables. Rousseau propose donc qu'il n'y ait plus aucune circulation imaginaire des pouvoirs entre la famille et l'Etat. Ce qui sera fait. Dès lors, que restera-t-il aux femmes? L'accès au gouvernement en politique mais pas à celle de la représentation. Par ailleurs, reste la discussion entamée depuis la Révolution, et aucunement terminée aujourd'hui, de savoir qui gouverne dans la société domestique, dans la famille. On ne compare plus les deux sphères mais dans l'espace de l'une et de l'autre le gouvernement des femmes est ce qui leur échoit, ou ce qu'on leur conteste. Dans la famille comme dans l'Etat, les pouvoirs se disputent entre les sexes, et le principe d'égalité affiché notamment à gauche n'a pas toujours la force d'être réel. Je disais aussi qu'il pouvait être un masque. Mon propos n'est pas de rappeler la différence des sexes en politique et de dénoncer un universalisme mensonger. La question, me semble-t-il est réglée depuis longtemps puisque la différence ne prend sens qu'au regard de l'universel et que l'universel n'est convaincant que s'il connaît les différences. Le débat qui m'importe est autre: il est de montrer que la différence des sexes traverse le politique et qu'alors l'histoire est sexuée. Il est, plus spécifiquement ici, de remarquer combien "la question des femmes" coïncide à des moments de crise, crise du politique qui est aussi 36 crise de la représentation en politique. Les femmes sont un symptôme, mais pas seulement: elles sont un révélateur d'un problème politique en général, elles sont un enjeu de pouvoir entre les sexes en particulier; elles sont à la fois l'objet et le sujet de la crise. Et ce n'est sans doute ni la première, ni la dernière fois. Ajoutons aussi que si elles sont un symptôme, il n'est pas une idée, une absolument sûr qu'elles soient un remède. L'hypothèse de la loi salique est bien telle: constatation, une image évocatrice d'un noeud de difficultés entre les sexes jusqu'alors bien mal analysées. Ce n'est pas une théorie; juste une hypothèse pour élargir la recherche, la stimuler. Cette recherche porterait bien évidemment sur l'inégalité des sexes, sur la domination politique politique surtout. masculine, L'histoire des sur la femmes nature et de la du pouvoir démocratie commence: elle est complexe, riche peut-être d'aperçus sur notre modernité politique, sur le croisement de l'économique et du politique, sur la distinction des pouvoirs, entre gouvernement et représentation, domestique et civil, domestique et politique, civil et politique.