MUSE de la raison 19..

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Geneviève Fraisse
Muse de la raison (1989, Folio-Gallimard, 1995)
Préface et postface (tapuscrits)
Préface
Une histoire française?
L'histoire des femmes se précise en cette fin de siècle. L'histoire,
qui est aussi la politique, laisse voir enfin une de ses couleurs
vives, celle des hommes et des femmes, semblables et différents. A
nouveau encore l'égalité des sexes montre qu'elle n'existe que par
son contraire, l'inégalité, qui s'appelle discrimination. Comment se
fait-il donc que les femmes participent si peu aux affaires de la
cité? Faut-il, en réponse, changer la loi pour changer les moeurs,
imposer la parité des hommes et des femmes dans les instances de
pouvoir, obliger à des quotas aussi misérables que le retard qu'il
serait censé combler?
Notre histoire commence avec la Révolution française, on en revient
toujours là. De quelque côté que cette Révolution se regarde, avec
les yeux éblouis par ses héroïnes lors du bicentenaire, le regard
terni par la mise en place de l'exclusion politique des femmes, la
vue élargie sur la modernité qui sous-tend et entoure ce moment
d'histoire, il s'agit bien d'un événement fondamental. La première
singularité de l'histoire française est sa Révolution. Républicains,
libéraux et monarchistes en passent tous par là, quoi qu'ils en
disent par ailleurs.
Un événement est une richesse. Un événement ne s'enferme pas dans
une seule lecture; un événement se produit encore après qu'il ait eu
lieu. Ce livre s'attache au lendemain de la Révolution française,
lorsque tout le monde a compris qu'une société nouvelle est née,
avant, pendant, après 1789. La nouveauté est complexe: les femmes se
distinguent dans les salons d'Ancien Régime comme dans les tribunes
et les clubs; les femmes sont héroïques partout en France, insistent
les chroniqueurs, et à Paris aussi, telle Olympe de Gouges ou Madame
Roland. Les femmes sont politiquement chassées des clubs et de
l'armée
en
1793,
gagnent
en
droit
civil
un
statut
d'individu
qu'elles perdent aussitôt avec le Code civil de 1804. Les femmes se
battent alors dans l'espace symbolique qui leur reste, l'écriture.
Il ne faut donc pas dire bêtement que la Révolution a exclu les
femmes de l'espace politique. Elle a permis et empêché leur entrée
dans l'espace politique comme dans la société civile. En revanche,
le lendemain de la Révolution est sans ambiguïté sur leur exclusion
politique, doublée d'une sujétion civile. A partir de ce degré zéro,
les femmes du XIXè et du XXè siècles construiront leur autonomie
citoyenne par toutes sortes d'initiatives, principalement la lutte
féministe, elle-même multiforme.
A l'événement "révolution" se joignent deux autres déterminants pour
expliquer qu'en France la démocratie fut exclusive et la république
masculine.
Quelques
Rousseau,
pensèrent
gouvernement
théoriciens
la
politique
chose
et
l'événement révolution se
modernes,
publique
le
greffe
et
dont
dernier
l'espace
gouvernement
par
le
privé,
domestique.
conséquent
une
source
fut
le
Sur
de
discours théoriques utilisés diversement. L'événement est traversé
par la théorie politique d'un partage inégal entre les sexes, d'un
pouvoir différencié entre les hommes et les femmes. A cela s'ajoute
la tradition, l'histoire longue. Il a été suffisamment expliqué
qu'une rupture historique radicale, cela n'existe pas. Et c'est
vrai: la persistance de l'effet monarchique se fait sentir jusque
dans la vie politique actuelle. Monarque, vassaux et fiefs sont
encore aujourd'hui des mots en vigueur. Mais ne simplifions pas en
additionnant patriarcat et monarchie dans une vision aussi globale
que vague: le cas monarchique français se distingue par deux traits
originaux, imaginaire avec la transmission masculine du trône et la
loi salique, symbolique avec le caractère sacré d'une fonction de
droit divin. Ces deux traits, loi salique et monarchie de droit
divin,
ne
sont
pas
propres
à
toute
monarchie.
Là
aussi
la
"singularité française" est manifeste.
Mais que signifie l'idée d'une singularité française? A la norme
anglo-saxonne d'une intégration rapide des femmes
doublée
d'une
violente guerre des sexes s'opposerait l'exception française, faite
d'un retard politique contrebalancé par une relation
entre les sexes? Certes,
la
France
cumule
un
d'agrément
vrai handicap,
politique et symbolique dans les espaces de pouvoir, avec une forte
présence économique des femmes, une liberté des moeurs favorable à
la relation entre les sexes. S'il y a singularité française, elle
est,
de
toute
façon,
complexe,
savant
équilibre
entre
les
différentes sphères, économique et politique, sexuelle et politique,
etc..
L'équilibre serait
différent
suivant
chaque
pays,
chaque
peuple? Sans doute. Par là la singularité ne vaudrait pas plus
qu'une norme imaginaire. En revanche, la singularité, n'étant pas
l'exception, renvoie bien, lorsqu'elle n'est pas le contraire de la
banalité, à un modèle supposé. Le modèle serait celui de l'exclusion
des femmes de la res publica, doublée d'un affrontement, entre les
sexes, radical. La France se singulariserait par une qualité de la
relation entre les sexes telle que l'exclusion y aurait été moins
combattue que dans d'autres pays, que le féminisme n'y aurait pas
été très puissant. Oui, mais à condition de ne pas prendre l'arbre
pour la forêt. Il n'y a pas un modèle, la domination masculine et sa
contestation féministe à l'ère démocratique, et son contre-exemple.
Il existe une situation paradigmatique coextensive à la naissance de
la démocratie et de la république, par rapport à quoi des nations et
des cultures se singularisent. Au lieu de voir la France échappant à
la norme, il se pourrait que la France ait structuré la relation
entre
les femmes
et
la
modernité, argumenté
rigoureusement
la
naissance commune et contradictoire de la république démocratique et
de l'égalité des sexes.
Tout se joue bien pendant, et surtout
après, la Révolution française. L'événement "révolution" fait de la
France le lieu d'une situation paradigmatique, celle où se pense le
renouvellement de la domination masculine avec les formes modernes
de la vie politique.
Postface
Démocratie exclusive, république masculine
Où il est question d'une crise de la représentation politique; où le
cas français, avec un très faible pourcentage de femmes députés,
mérite réflexion; où cinquante ans de droit de vote ne font guère de
différence; où il ne faut pas négliger ce fait de la sous
représentation, particulièrement remarquable dans les berceaux de la
démocratie, France, Etats-Unis, Grèce. Où il faut distinguer entre
démocratie et république les causes du retard et de l'exclusion; Où
il ne faut pas dissocier, en matière de pouvoir, le politique de
l'économique, le symbolique du domestique.
Il y eut le temps de l'exclusion des femmes de la res publica,
amorcé par la Révolution française; puis il y eut le temps de
l'inclusion progressive qui prit la forme de la discrimination, du
droit
inégal,
de
la
naissance
de
la
Troisième
République
à
aujourd'hui. Désormais l'inclusion des femmes dans la vie politique
n'est plus à faire; elles sont, comme le disait le journal du
Ministère des droits des femmes d'Yvette Roudy, des "Citoyennes à
part entière". Cette vue progressive et progressiste ne s'accompagne
pas pourtant d'un chant de victoire: les femmes sont citoyennes et
nous découvrons, après cinquante ans de droit de vote des femmes,
que la politique reste un monopole masculin. Il est vrai que les
hommes votent depuis cent cinquante ans. Alors, juste un retard, ce
fameux retard qui serait le lot des femmes, Michelet le disait déjà,
depuis l'avènement de la démocratie?
Non, il n'y a plus de retard; l'inclusion a été accomplie, la
citoyenneté est entière. Et si l'inégalité perdure, si les hommes
gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique, aucune
cause justificative ne peut désormais être invoquée.
En
effet,
jusqu'à présent le retard des femmes était constaté, disons affirmé,
6
et aussi généreusement expliqué. Ce retard avait des causes, ce
retard était en lui-même une cause. Les causes étaient externes au
fait même de la différence des sexes, l'influence de l'Eglise, une
instruction incomplète, la résistance de la société au changement,
etc. Et les causes
étaient
différentielle
hommes
des
internes,
et
des
nouées
femmes:
à
une psychologie
timidité
féminine,
désintérêt pour la chose publique, absence d'ambition sociale de la
part des femmes. Si on lit les travaux sur "les femmes et la
politique" écrits dans les années cinquante, ces causes externes et
internes sont l'essentiel de l'explication. Et la cause "différence
des sexes", celle qui met en jeu précisément le fait qu'il y ait
deux
sexes
dans
un
rapport
de
tension
et
d'inégalité,
est
fondamentalement récusée. Il faut que les causes soient sociales ou
psychologiques, jamais politiques, politiques au sens où l'inégalité
des sexes est une question politique. Ainsi les auteurs de
la
première
et
recherche
scientifique
sur le
Jacques Narbonne concluent-ils en 1955
1
sujet,
Mattei
Dogan
: "A aucun moment de notre
recherche, nous n'avons rencontré de comportement spécifiquement lié
au
sexe,
propre
aux hommes
ou
aux
femmes,
indépendamment
des
conditions sociales dans lesquelles ils vivent". Le sexe biologique
n'est pour rien dans le politique, disent-ils encore, masquant ainsi
justement la question politique par le fait biologique lui-même, qui
serait bien le seul lieu de la différence. Malheureusement, c'est
faux car les sexes biologiques en situation sociale fabriquent du
politique. Si ces auteurs furent réticents à le penser, ce n'est pas
1
Mattei Dogan et Jacques Narbonne, Les Françaises face à la
politique, comportement politique et condition sociale, Armand
Colin, 1955. voir aussi Gisèle Charzat, Les Françaises sont-elles
des citoyennes ?, Denoël-Gonthier, 1972.
7
par
myopie
intellectuelle
ou
politique,
mais
plutôt
parce
qu'introduire la variable "différence des sexes" en politique, c'est
reconnaître
bien
plus
qu'ils
ne
veulent
ou
ne
peuvent:
que
l'histoire est sexuée, que l'inégalité des sexes, dénoncée par le
féminisme, est politique et non pas simplement anthropologique,
actuelle et non pas simplement anachronique ou intemporelle. Et
s'ils
ne
peuvent
démocratique
le
implique
reconnaître,
l'universel
et
c'est
le
parce
que
neutre,
plus
l'idéal
que
le
particulier et la différence; et qu'il serait difficile de mettre en
cause la politique républicaine en soulignant combien elle laisse
persister l'inégalité entre les sexes. L'universalisme en se voulant
un idéal est aussi un masque. Les politologues d'aujourd'hui, qui
entre-temps
sont
devenues
des
femmes,
ont
su
introduire
la
2
différence sexuelle dans l'analyse politique comme une évidence
;
mais il n'est pas encore sûr que cela le soit pour tout le monde..
Reste à inverser la perspective, en cessant de réfléchir en termes
de retard: car si l'histoire est sexuée, la cause de la faible
présence des femmes en politique tient au fait politique du rapport
entre
les
sexes.
Si
le
retard
est
comblé,
si
la
femme
est
entièrement citoyenne, l'explication sociologique et psychologique
centrée sur les femmes peut être suspendue au profit de la cause
"différence des sexes"; au profit de l'analyse du rapport historique
et politique entre hommes et femmes. La notion de retard n'est plus
très pertinente; car son analyse a toujours couvert plus qu'expliqué
la réalité.
2
cf Janine Mossuz-Lavau, Mariette Sineau, Enquête
femmes et la politique en France, Paris, PUF, 1983;
sur les
8
"La fin d'un retard"
Si désormais la femme est citoyenne, si l'exclusion politique des
femmes au principe de la démocratie a obéi à une dialectique, à une
dynamique propre à permettre et à produire l'inclusion des femmes
dans la cité, la discrimination subsiste: il reste en effet très
difficile que les femmes, en France,
puissent
"représenter"
le
peuple ou la nation. Elles participent comme citoyennes, mais elles
sont, en très faible pourcentage, des représentantes; elles votent,
mais ne sont guère présentes à l'Assemblée Nationale. Ultime retard?
Dernier
obstacle
ou
dernière
étape
à
franchir
pour
parachever
l'inclusion progressive des deux siècles passés? Non, je disais que
l'analyse des causes du retard est de peu d'utilité pour expliquer
la permanence de la discrimination, et notamment ce hiatus entre
citoyenneté et représentation. Car les causes invoquées font tout
simplement abstraction du
fait que la
société
est
fondée
sur
l'inégalité des sexes. Désormais l'inégalité qui subsiste a pour
cause l'inégalité elle-même. Je propose donc maintenant de revenir
au fait même de la différence des sexes pour analyser la disparité
politique entre hommes et femmes.
Tout en
précisant
que cette
différence ne signifie pas différence biologique ou psychologique,
différence marquée
par des
Différence signifie
qu'il
attributs,
existe
des
deux sexes
qualités
et
distinctes.
qu'ils
entrent
régulièrement, si ce n'est toujours, en conflit; ainsi fabriquentils de l'histoire. La république quant à elle a toujours choisi de
penser les deux sexes comme un neutre, comme le neutre universel
plus fort que les déterminations de chaque sexe; comme la neutralité
politique par rapport à la question sexuelle. Voilà pourquoi elle ne
l'analyse jamais en tant que telle; voilà pourquoi on recherche les
9
causes du retard.
Le fait d'être électrices et éligibles constitue la citoyenneté des
femmes. Pourquoi sont-elles fort peu élues? Parce que participer à
la chose publique n'implique pas le pouvoir de l'incarner. Sans
doute
faut-il
questionner
la
représentation
elle-même
dans
la
république française, en quoi "faire les lois" est une activité
masculine d'une part, en quoi la députation tient plutôt du fief
géographique que de la représentation du peuple ou de la nation
d'autre
part;
en
quoi gouvernement
et
représentation
sont
des
notions disjointes. Prises entre féodalité et démocratie, les femmes
ont à comprendre les mécanismes de leur inégalité politique. La
crise de la représentation politique est aussi là.
"L'exclusion française"
Il
reste
à
distinguer
aujourd'hui
là
où
la
démocratie
fut
exclusive, et là où la république fut masculine.
Faire l'analyse des mécanismes excluant et discriminant pour les
femmes nécessite deux modes de réflexion. Le premier consiste à
élaborer
les
mécanismes
d'exclusion
propres
à
chaque
système
politique, monarchie, démocratie, république, mécanismes nécessaires
à l'assurance dans un système politique d'un pouvoir masculin qui
transcende les époques et les systèmes. Le second consiste, de
manière plus historienne, à répertorier, dans un conjoncture donnée,
les causes d'un éloignement politique des femmes.
Nous avons
donc besoin
des
explications
théoriques
comme
des
raisons historiques pour comprendre "la démocratie exclusive". Ces
dernières avaient, jusqu'à présent, trop souvent servi à expliquer,
par conséquent à excuser, la misogynie de la démocratie naissante.
10
Les explications théoriques pourraient nous permettre de comprendre
ce paradoxe dont nous ne
sommes
pas sortis,
à
savoir
que la
démocratie qui est pour beaucoup d'hommes du XXè siècle le système à
leurs yeux le plus remarquable, ait porté en son principe,
au
départ, un refus de la femme citoyenne.
La
rupture
visible
révolutionnaire
l'histoire
historique
que
des
par
est en
femmes
l'image
cela
essentielle.
autant
par
leur
d'une
histoire
Elle
rend
intervention
qui
semble,
paradoxalement, aller à reculons. Julie-Victoire Daubié, féministe
du Second Empire, écrit La Femme pauvre3
la femme en quête de
"moyens de subsistance ": elle y témoigne douloureusement d'une
histoire négative pour les femmes, dressant le tableau précis des
pertes
dues
aux
transformations
du
siècle,
centralisation
démocratique, travail salarié, industrialisation... L'histoire des
femmes est à la fois semblable et différente de celle des hommes.
Voilà aussi pourquoi la notion de retard est inopérante. Cette
historicité se lit à plusieurs niveaux dans l'après-Révolution; elle
est dans le débat démocratique, assez farouchement hostile à la
participation des femmes, dans l'histoire des femmes du XIXe siècle
partagée tant bien que mal avec l'histoire des hommes, dans la
culture contemporaine où les femmes adviennent à la responsabilité
de sujet. Il y a deux chemins possibles pour lire la
révolutionnaire.
L'un
l'exclusion des femmes
suit
de
l'histoire
la
de
res publica
la
au
rupture
démocratie,
lendemain
de
de
la
Révolution française, de la régression de leur vie publique; le
second cherche une vue générale sur les effets de cette rupture,
semblables ou différents pour les hommes ou pour les femmes, à la
3
Julie-Victoire Daubié, La Femme pauvre au XIXè siècle, 1866,
Côté-femmes éditions, Paris, 1992.
11
fois positif et négatif pour les femmes du siècle à venir.
« Les causes de l'exclusion »
L'exclusion politique des femmes dans la république démocratique est
un fait avéré. Pendant longtemps on fit donc appel aux causes
événementielles et nationales, à l'histoire et à la géographie. En
France l'exclusion aurait été prononcée pour freiner ou enrayer des
processus en cours: les femmes avaient pris trop d'importance sous
l'Ancien Régime, trop de pouvoir même; ou encore, les femmes sont
trop
actives
d'initiatives.
publique
dans
la
vie
L'exclusion
trop grande
à
la
révolutionnaire,
serait
une
fin de
la
réaction
prennent
à
royauté,
une
elle
trop
présence
tenterait
également d'éviter un déséquilibre social à l'aube d'une société
nouvelle. La décadence féodale ou l'hystérie révolutionnaire ont
donné aux femmes une place dangereuse pour la vie publique. Et plus
que social, ce danger est historique: les femmes seraient bien
capables d'entraîner leur société vers le mal, d'induire un cours de
l'histoire négatif: L'abbé Feucher n'hésite pas à dire à la veille
de la Révolution française qu'elles sont l'agent principal de la
décadence, et Sylvain Maréchal, le babouviste, écrit au lendemain de
la Révolution que dès qu'une femme fait de la politique une société
court à sa perte. Dans la série des causes de l'exclusion des femmes
de
la
vie démocratique
moderne
se
trouve
aussi
une
de
leurs
conséquences; le Code civil napoléonien. C'est un Code civil, et il
réalise dans l'espace de la société civile ce qu'exige la société
politique,
à
savoir
empêcher
les
femmes
d'accéder
à
certains
pouvoirs domestiques et publics; ces pouvoirs qui fabriquent le
citoyen, et rendent réel le sujet démocratique. De plus ce Code est
12
napoléonien car même s'il n'est pas l'oeuvre d'un seul, il est
marqué par la misogynie et
Ainsi
l'histoire
l'antiféminisme de Napoléon.
française
désigne
au
moins
trois
raisons
susceptibles d'expliquer cette apparente aberration d'une exclusion
du sexe féminin dans une démocratie; chacune est inscrite dans
l'événement: la féodalité, la Révolution, l'Empire. Et même si le
pouvoir féminin contre lequel Napoléon s'insurge est avant tout
imaginaire (car au fond quel fut-il pour quelques femmes nobles de
l'Ancien Régime ou quelques bourgeoises ou femmes du peuple de la
Révolution?) il sert d'épouvantail: peu importe le vrai ou le faux,
c'est la peur qu'il suscite qui fait sa vérité. La France et sa
Révolution datent ainsi avec précision la régression de la vie
publique féminine, le verrouillage de ses droits publics et privés.
D'autres explications cependant tiennent moins à l'événement qu'à
l'essence de la société nouvelle. Il est des causes structurelles de
l'exclusion,
propre
à
la
démocratie.
Si
la
Révolution
est
l'événement qui provoque l'exclusion, la démocratie est le mouvement
qui l'explique. Deux débats, ou plutôt deux symptômes: la question
de la rivalité entre les sexes, s'ils ont les mêmes occupations et
les mêmes fonctions; la mise en pratique de la règle démocratique
qui suppose que le droit pour une femme est un droit pour toutes les
femmes. Ces deux débats cristallisent la question de l'égalité entre
les sexes, et ont une portée
philosophique.
Pourquoi
l'égalité
promise avec la fraternité n'a-t-elle de sens qu'entre les hommes?
Pourquoi
ensemble
n'y a-t-il
par
que des frères
l'utopie
de
leur
justement, des frères
égalité,
utopie
qui
liés
délie
paradoxalement les hommes des femmes ? La fraternité entre hommes et
femmes
tourne toujours à la rivalité. L'égalité réelle serait un
13
indice négatif; elle effacerait la nécessaire distinction entre les
deux sexes, elle induirait la confusion entre le masculin et le
féminin.
Car
l'égalité
entre
les
sexes
remplace
l'amour
par
l'amitié, détruit le rapport sexuel4. Et l'amitié n'a aucun intérêt
puisqu'elle s'accompagne d'un face à face, lutte pour le pouvoir qui
ne se partage jamais: d'où la rivalité. La conséquence de l'utopie
démocratique est double: des droits identiques mettent en péril la
vie sexuelle par une "confusion des sexes", la possession de ces
droits désigne la nature de cette vie sexuelle, son inhérent rapport
de pouvoir. L'exclusion des femmes à la naissance de la démocratie
est une réponse à l'angoisse profonde de l'homme, celle de ne plus
trouver en la femme l'autre de lui-même, l'autre qui assure son
pouvoir.
La
Déclaration
des
droits
de
l'homme
n'est
pas
contradictoire avec l'exclusion.
Le second symptôme touche au vieux problème de l'exception et de la
règle. Vieux problème car la femme exceptionnelle est une figure
traditionnelle du discours masculin; tolérée, voire admirée dans son
originalité, elle ne trouble l'ordre public que pour mieux renvoyer
à
la
règle;
elle
fascine
par
la
transgression
même
qu'elle
représente. Or l'après-Révolution casse brusquement ce jeu parce
qu'une simple évidence le rend impossible: ce que l'une peut faire,
toutes ont potentiellement le droit de le faire; l'exception peut,
ou
doit,
devenir
la
règle.
L'exception
convient
aux
régimes
politiques à forte hiérarchie; elle est sans justification dans un
régime égalitaire. On imagine que cela fasse frémir; l'excentricité
de l'une ou l'autre femme
4
à
apprendre
le
latin,
faire
de
la
Geneviève Fraisse, "L'amour, l'amitié à l'ère démocratique",
Le Partage des passions, Etienne Tassin, Patrice Vermeren éds.,
Lyon, Art édition, 1992. cf  Côté du genre, sexe et philosophie de
l’égalité, Le Bord de l’eau, 2010
14
philosophie ou des mathématiques, voire écrire un livre, devient un
objet de peur si elle se transforme en règle usuelle. Mieux vaut
donc
refuser,
combattre
toute
exception;
qui
bien
plus
que
rassurante est dangereuse. Le XIXè siècle fera tout pour maintenir
l'exception dans sa fonction ancienne; l'exception ne doit pas être
exemplaire.
La rivalité de pouvoir et la règle démocratique apparaissent ainsi
comme deux justifications de l'exclusion des femmes de la cité. Or,
ce mouvement d'exclusion rencontre la pensée de la nouvelle société
à distinguer plus fermement qu'auparavant les deux sphères, publique
et privée, les lieux de la production et de la reproduction. Les
femmes sont affectées à l'espace domestique, mais elles ne sont
exclues de la vie publique que dans la mesure ou elles le sont du
politique; inversement, leur vie domestique leur donne une existence
publique. Autrement dit encore: Les femmes font les moeurs quand les
hommes font les lois; ainsi, dit Rousseau, les femmes sont "la
précieuse moitié de la république". Ainsi la république pense-t-elle
le rapport entre les sexes. Le
troisième
mécanisme
d'exclusion
relève moins de la démocratie que de la république. Je vais y
revenir.
Après ce tableau de l'étrange exclusion
contemporaine,
certaines
questions
des femmes
demeurent.
L'une
à
l'époque
tient
à
l'histoire de la Révolution: pourquoi la Révolution laisse aller les
femmes dans les rues, les clubs et les tribunes, pour ensuite les
arrêter brutalement dans cet élan? Question d'histoire propre à
chaque révolution des siècles suivants; question d'histoire au sens
strict et l'analyse instrumentalisant les femmes,
les désignant
comme un moyen politique dans la stratégie révolutionnaire: les
lâcher pour accélérer le mouvement révolutionnaire, les contrôler
15
ensuite
pour
les
éloigner
du
pouvoir.
L'autre
question
est
philosophique: pourquoi la pensée démocratique aurait-elle eu si
peur que se perde la différence sexuelle, qu'une confusion entre les
sexes déstabilise le rapport sexuel, qu'hommes et femmes soient pris
dans
un
vertige
identitaire?
Peut-on
vraiment
échapper,
dans
n'importe quelle société, à l'empiricité de la différence sexuelle?
Imaginairement peut-être; mais alors il faut croiser l'imaginaire et
le politique pour que le vertige identitaire ait quelque raison
d'être. Certes, I'expression de la peur cache une stratégie bien
connue, la volonté d'un sexe de dominer l'autre. Cela est vrai mais
n'épuise pas la question philosophique: comment se joue la partie
entre le Même et l'Autre?
« L'histoire des hommes et des femmes au XIXè siècle »
La peur de la confusion
sexuelle
a
été bien contrôlée
et
la
domination masculine a repris ses droits. L'histoire des femmes
rencontre ici l'histoire d'autres exclus, et sur bien des points le
réseau d'arguments qui justifient ces exclusions est uniforme: on
argue d'un manque d'éducation intellectuelle (les femmes et les
pauvres), d'une interrogation sur le degré d'intelligence (les Noirs
et
les
femmes),
matérielle,
sur
sur
les
rapports
l'inutilité
de
dépendance
d'intéresser
affective
certaines
ou
catégories
sociales au bien public, etc5. Les arguments de l'exclusion se
ressemblent avec des conséquences diverses suivant les catégories
d'exclus: l'exclusion se traduit par des empêchements
5
ponctuels
Geneviève Fraisse, "Les amis de nos amis", La Raison des
femmes, Paris, Plon, 1992. cf  côté du genre, sexe et philosophie
de l’égalité, op.cit.
16
(aller dans tel ou tel lieu public, obtenir tel ou tel droit civil,
etc.), qui ont pour but principal d'interdire l'accès au politique.
De fait, l'interdiction du politique n'est jamais formulée dans sa
brutalité, elle se manifeste le plus souvent comme une conséquence,
un
effet
de
L'exclusion
divers
est
empêchements,
implicite,
manière
d'interdictions
d'être
au
partielles.
principe
de
la
démocratie sans être un élément de son système. Les hommes de 1800
produisent
l'exclusion
bien
plus
qu'ils
ne
la
décrètent
officiellement.
La spécificité de l'histoire des femmes,
de
lendemain
est
de
la
Révolution
française,
leur exclusion
définie
par
au
le
renforcement du partage entre le domestique et le public. Si le
politique
détermine
toujours
l'exclusion,
ses
effets
ont
lieu
ailleurs, dans la société civile, dans les représentations sociales
et les mentalités. La "séparation des sphères" se révèle nécessaire
dans la mesure où elle est d'abord une représentation imaginaire
pour assurer l'efficacité de la discrimination, le renouvellement de
la
domination.
Séparer,
partager,
exclure:
l'essentiel
est
de
maintenir la distinction entre l'homme et la femme, leur différence.
La séparation d'abord: Edgar Quinet parle d'un "divorce d'esprit"6,
Alfred de Musset voit les hommes et les femmes
figés
dans un
face-à-face: "Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà
ses voies nouvelles, peut-être était-ce l'ange avant-coureur des
sociétés futures qui semait déjà dans le coeur des femmes les germes
de l'indépendance humaine, que quelque jour, elles réclameront. Mais
il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les
salons de Paris, les hommes passèrent d'un côté et les femmes de
6
Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française,
1845, Fayard, 1984, p279.
17
l'autre: et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les
autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se
mesurer des yeux"7. Clémence Royer écrira plus tard dans le siècle
que chaque sexe parle deux langues différentes: "Les deux moitiés de
l'humanité,
par
suite
d'une
différence
trop
radicale
l'éducation, parlent deux dialectes différents, au
point
dans
de
ne
pouvoir que difficilement s'entendre sur certains sujets et même sur
les sujets les plus importants"8. Plus que jamais dans l'histoire
des sexes? Peut-être,
d'écrivains comme
si
on
cherche
les symptômes
à
comprendre ces constats
d'un état
de
civilisation:
la
société contemporaine se construit en fait sur un double mouvement,
mouvement qui entraîne chaque sexe dans une direction différente.
L'image fréquente est celle de l'opposition entre l'homme nouveau,
laïque et républicain, et la femme ignorante, pétrie de religiosité;
à qui l'homme refuse
l'égalité
démocratique
(le droit
de
vote
notamment) par peur de son conservatisme intellectuel et moral. Mais
en deçà de l'idéologie, de l'image du progrès et de la tradition, se
profilent des tendances profondes: tandis
que l'homme
accède
à
l'autonomie de l'individu, à une ultime position de sujet, la femme
est consacrée dans sa dépendance vis-à-vis du maître; tandis que
l'homme s'émancipe de la nature, dépasse même l'état de "maître et
possesseur"
de
cette
nature
pour
en
devenir
l'interprète
et
l'analyste sachant reconnaître l'évolution des espèces, l'histoire
de la nature, tout comme
son sens caché,
sa
biologie
ou
son
inconscient, la femme est impérativement rappelée à sa fonction
ancestrale de reproductrice de l'espèce, à son travail de mère, bref
7
8
Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, 1836.
Clémence Royer, Introduction à la philosophie des femmes,
1859, La Découverte, 1985, p109 ; réédition 2002.
18
à une nature hors du temps. Et pourtant la femme, cet être naturel
et dépendant, est susceptible d'accéder aux privilèges de l'homme.
C'est une autre histoire, dont le féminisme (né après 1830) est la
manifestation la plus voyante. Alors l'affirmation réitérée de la
différence des sexes a une double signification: L'exclusion des
femmes du monde politique, mises
politique,
mais
encore
plus
à
distance
fondamentalement
du
nouveau
leur
régime
fonction
de
support de ce à quoi elles ne sont pas conviées; elles sont l'autre
de
la
modernité,
et
par
là
même
une
de
ses
conditions
de
possibilité.
Le partage ensuite: il est celui du domestique et du public autant
que celui de la reproduction et de la production; partage d'espace
que la répartition des fonctions au regard de l'espèce et de la
société autant que les innovations du siècle à venir renforceront:
L'intimité de la maison bourgeoise d'un côté, le travail salarié et
extérieur de l'autre. Mais ce partage n'a de sens que parce qu'on
circule de façon réglée d'un lieu à l'autre, qu'on le transgresse
parfois. Une interprétation trop réaliste serait stupide: si la
femme doit rester dans l'espace privé, elle n'est pas pour autant
hors société, si elle doit obéir à sa fonction reproductrice, elle
n'est pas simplement renvoyée à sa nature animale. En d'autres
termes: l'espace domestique et la maternité sont toujours présentés
comme des hors-lieux, comme en soustraction à la vie publique et au
mouvement de civilisation alors qu'ils en sont partie prenante.
Exclusion
ne
veut pas dire refoulement.
Car
jeu
il
y
a:
si
l'exclusion politique est relativement claire à voir, la place de la
femme dans la société civile est beaucoup plus complexe. En effet,
l'espace de la société civile, où se croisent précisément l'espace
privé et l'espace public, est traversé de contradictions suscitées
19
par les divers statuts de la femme, principalement ceux de fille,
d'épouse, de célibataire ou "fille majeure".
Comme
fille,
elle
semble mise par le nouveau Code civil sur un pied d'égalité avec le
garçon puisque le droit d'aînesse
est supprimé
au
profit
d'un
héritage égal pour chaque membre de la famille; comme épouse elle
est contrainte à une extrême dépendance à l'égard du mari puisque
malgré la promesse de réciprocité de l'article 212 du Code civil,
bien d'autres articles de ce même Code entérinent l'absence de
volonté et de liberté de l'épouse; comme fille majeure, elle a des
devoirs qu'elle ne devrait pas avoir, celui de payer des impôts par
exemple, devoir correspondant normalement au droit du citoyen à
partir d'un certain niveau d'imposition fiscale.
Si
l'exclusion
politique se double d'empêchements civils, les contradictions de la
société civile indiquent néanmoins aux femmes les moyens de leur
émancipation.
De fait à l'exclusion succède l'inclusion progressive. Féministes et
modérés joueront des trois mécanismes d'exclusion pour provoquer son
contraire. Puisque l'exclusion est produite et non proclamée, il
suffit de faire marcher à l'envers les mécanismes discriminants. A
la réaffirmation d'une fondamentale différence entre les sexes, on
opposera l'universel des droits de l'homme pour obtenir des droits
civiles égaux, l'autonomie de la femme. A l'alternative obligée de
l'exception et de la règle, on imposera des exceptions et des
nouvelles
règles,
des
héroïnes
exemplaires
transgressant
des
interdits et des luttes collectives propres à faire changer la loi.
Enfin, la responsabilité de faire les moeurs a permis aux femmes du
XIXè de s'intégrer dans la cité par leur rôle d'épouse et de mère;
et
par
des
pratiques
variées,
utopistes
ou
philanthropiques,
20
recherchant la transformation des moeurs, elles se sont imposées
comme citoyennes.
Notre histoire est étonnante: la démocratie est un régime politique,
en son principe premier, plus hostile aux femmes que la féodalité ou
le libéralisme, mais par son processus même de développement, le
mieux en mesure de rendre possible la circulation libre des femmes
dans l'espace social, et l'accès égal aux activités et fonctions
réservées jusqu'alors aux hommes.
"Les femmes ne font pas les lois".
Aujourd'hui encore, les femmes font les moeurs et les hommes gardent
toujours
le
mécanismes
privilège
de
de
l'exclusion
faire
ont
les
lois.
trouvé
leur
Les
deux
résolution
premiers
dans
la
dynamique égalitaire de la démocratie: les droits de l'homme ne
s'appliquent sans doute pas encore de la même façon aux hommes et
aux femmes, mais l'égalité des sexes n'apparaît plus vraiment comme
un
danger
pour
l'identité
sexuelle;
les
exceptions
féminines,
figures de transgression, continuent de nier l'inégalité entre les
sexes, tandis que par ailleurs toutes les règles sont désormais
possibles
pour
que
chaque
femme
s'autorise
à
des
activités
jusqu'alors masculines.
En revanche, le troisième mécanisme reste actif: les femmes semblent
toujours
être
responsables
des
moeurs
tandis
que
les
hommes
continuent à faire les lois. Ce mécanisme vivace relève de la
république et non plus simplement, comme les deux premiers, de la
démocratie: la "chose publique", la res publica, a nécessité ce
partage. Force est de constater, et personne n'aura besoin, je
crois, d'exemples, que l'inclusion progressive des femmes dans la
21
vie publique, leur participation visible à la cité n'a pas modifié
ce partage entre lois et moeurs. De la famille au gouvernement, de
la municipalité au Conseil régional, les femmes se voient attribuer
l'éducation, le travail social, la santé, etc. La république s’est
structurée d’un partage entre les sexes.
L'histoire française
Causes théoriques principielles et causes historiques justificatives
ont fait leur temps. Je propose désormais d'interroger une troisième
série de causes, la cause géographique ou nationale. Remarquant
combien la situation française est problématique,
avec 5,9% de
femmes à l'Assemblée Nationale, je propose de reprendre la question
sous un angle nouveau: du côté de la représentation et non plus de
la citoyenneté, du côté de la députation et non plus seulement de la
participation à la chose publique, du droit de cité; du côté de la
république et non plus seulement de la démocratie.
Soyons précis: l'exclusion ici décrite est une exclusion politique.
Les femmes ne
sont pas interdites de
nécessaire
distinguer
de
ici
les
tout pouvoir
divers
pouvoirs.
et
il
est
Certaines
discordances entre les espaces de pouvoir valent la peine d'être
soulignées. En France, la discordance la plus voyante est celle de
la société civile et de la société politique: dans la société
civile, les femmes françaises ont ce privilège, non sans ironie, de
pouvoir
concilier
la
double
journée
de
travail,
d'être
moins
empêchées dans cette conciliation de la famille et de la profession
que
les
allemandes,
ou
les
américaines
par
exemple.
Les
infrastructures pour la petite enfance sont meilleures; mais surtout
l'idée d'une conciliation possible entre vie professionnelle et vie
22
familiale est dominante dans l'opinion; et de ce point de vue la
France est plutôt en avance dans le monde occidental. Que cet
acquis,
dans
les
faits
(équipements
de
garde)
et
dans
les
représentations soit mis en cause par le gouvernement actuel ne
change pas le fait lui-même. A partir de là, l'accès des femmes au
pouvoir civil s'étend de cette possible double journée de travail au
droit
de
devenir
cadres
supérieures,
aux
places
de
pouvoir,
économique et social.
A ce constat se joignent diverses analyses expliquant la différence
patente entre la France et les pays anglo-saxons. Distinguer des
espaces de pouvoir, politique et économique, public et familial
consiste à fournir une représentation plurielle du rapport politique
entre les sexes dans un seul pays, la France, à un double niveau,
celui du paradigme de l'exclusion, celui de l'équilibre spécifique
des sphères et des espaces. Différentes sont les interprétations
récentes.
La première, celle de Pierre Rosanvallon, propose une opposition
entre deux cultures politiques, française et anglo-saxonne,
qui
partage en deux la définition de l'individu démocratique. L'une
serait abstraite et universelle, l'autre concrète et relationnelle.
En bref, l'individu français serait une forme sans qualités, et la
femme aurait préféré ne pas lier ses revendications propres à cette
forme
abstraite;
l'individu
anglo-saxon,
en
revanche,
se
qualifierait suffisamment concrètement pour que la femme obtiennent
des
droits
par
sa
spécificité
(d'épouse,
de
mère).
Ainsi
s'opposeraient la stratégie universaliste française à la stratégie
particulariste
anglo-saxonne,
la
seconde
plus
efficace
que
la
première dans la bataille pour l'égalité des sexes. Malheureusement
un parcours rapide de l'histoire du féminisme du XIXè siècle montre
23
que les militantes, radicales ou modérées ont usé aussi bien de leur
universalité que de leur spécificité de femmes; et ainsi que je le
montre, la demande d'application de la règle démocratique n'est pas
plus usitée que l'accès au droit par les moeurs et les qualités
féminines. L'opposition entre les deux cultures, si évidentes par
ailleurs,
requiert
d'autres
explications.
Pierre
Rosanvallon9
reconnaît dans un second temps la double stratégie dans la pratique
d'émancipation française, mais alors il
établit
une distinction
politique, progressisme ou conservatisme, pour en rendre compte. Pas
si sûr qu'il soit possible de mesurer ainsi les clivages: l'étude
des utopies, par exemple, montre le mélange entre l'universalisme et
le particularisme des pensées d'émancipation. En mettant au même
niveau les diverses stratégies, il me semble qu'on obtient alors un
autre partage, celui entre démocratie et république. La définition
de
l'individu
est
un
élément
parmi
d'autres
des
singularités
nationales; la représentation du politique dans une société, régime
politique d'un côté, articulation des sphères de pouvoir de l'autre,
me paraît centrale.
Mona Ozouf, quant à elle, s'intéresse plus à la liberté des femmes
qu'à l'égalité des sexes10. Elle emploie plus facilement le mot de
"réclusion" plutôt que d'"exclusion" pour caractériser la relation
entre les femmes et la société démocratique; la réclusion est une
privation de liberté, l'exclusion une privation de droit. Face à
cela une dizaine de femmes d'exception prouvent que la liberté est
possible. De plus, le poids de l'exclusion politique des femmes
françaises est contrebalancé par une tradition de civilité entre les
9
Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard,
1992.
10
Mona Ozouf, Les mots des femmes, Paris, Fayard, 1995.
24
sexes exceptionnelle. La singularité française ne tient pas en son
paradigme de l'exclusion post-révolutionnaire mais en la qualité,
positive, de la relation entre les sexes comparativement aux pays
anglo-saxons. La comparaison entre les deux cultures, pertinente,
montre qu'en France la différence des sexes n'est pas un enjeu du
politique . Du "métissage mondain" de l'Ancien Régime à la mixité
scolaire de la république, la France a su préserver le rapport des
sexes au moment où la guerre des sexes se politise avec la demande
d'égalité. Le retard français désignerait en fait un avantage: les
femmes seraient tellement sûres de participer à l'universel que leur
différence ne serait que plaisir. L'affirmation vaudrait si elle
n'était enrôlée dans une argumentation idéologique. D'abord par la
volonté même de l'affirmation: les femmes ne sont, en France, malgré
leur absence du politique (au sens large), opprimées. Ensuite par la
représentation
implicite
qu'il
n'y
a
pas
d'oppression
commune
partagée par les femmes. Toutes les femmes profitent de la tradition
de mixité positive et quelques femmes montrent le chemin d'une
absolue liberté. Rien n'est faux, sauf l'occultation de la question
d'égalité, gênante dans un choix libéral.
Lisons donc encore l'histoire française.
"Quand gouverner n'est pas représenter"
Les
femmes
politique.
ont
Elles
accès
au
furent
pouvoir
reines
civil,
hier,
également
elles
sont
au
pouvoir
ministres
aujourd'hui. La reine de l'Ancien Régime, exception reconnue, a fait
l'objet de commentaires nombreux, de critiques acerbes, mais son
statut d'exception est officiel: elle est partie prenante du pouvoir
politique. On n'en dirait pas autant des femmes dans l'histoire des
25
arts et des sciences où leur génie, malgré quelques exceptions
réelles, est toujours contesté. Les reines d'hier et les ministres
d'aujourd'hui: je crois en effet qu'il est en république plus facile
d'être nommée ministre que d'être élue député. Car le ministre est
compétent plus que représentatif; le ministre est choisi pour son
savoir et son expérience et non pour être mandataire du peuple et
symboliser la
nation.
Le
ministre
gouverne
mais ne
représente
personne, ou lui-même. Et, dernier point, la femme ministre est
nommée par un homme. Dans la représentation en revanche, l'enjeu est
autrement symbolique. Pour comprendre comment les femmes sont en
difficulté
pour
représenter,
autrui,
le
peuple
ou
la
nation,
l'affaire du symbolique est essentielle; et complexe.
Je disais que la république avait confié aux femmes la fabrique des
moeurs et non celle des lois: les citoyens concrets à éduquer, à
guider, à contrôler, et
non la
cité abstraite, ses mécanismes
d'autorité, sa définition du bien public. En distinguant, dans les
espaces de pouvoir, la société civile et la société politique d'un
côté, le gouvernement et la représentation de l'autre, il apparaît
que les femmes exercent éventuellement un pouvoir civil plutôt que
politique,
sont
conviées
au
gouvernement
plus
qu'à
la
représentation. Ainsi l'exclusion des femmes de la chose publique
touche moins à l'exercice d'un pouvoir (qui bien évidemment est dans
la réalité peu possédé par les femmes) qu'à la fonction symbolique
qu'il suppose donner à un individu. Le pouvoir symbolique est bien
plus fort dans le politique que dans le civil, et il se partage
entre représentation et gouvernement. La représentation politique
est une idée moderne, pensée au XVIIIè siècle par Montesquieu,
absente
de
la
démocratie
athénienne,
et
elle
précise
le
fonctionnement de la république française. La représentation est
26
fondamentalement liée à notre modernité et là se joue pour finir la
relation entre les sexes.
D'où le lien possible dans notre recherche entre cette invention
d'une nouvelle citoyenneté et le système féodal qui la pense. Non
seulement parce que Montesquieu élabore le sens de la représentation
politique à l'intérieur du système monarchique, mais aussi parce que
le lien imaginaire entre la députation et la féodalité perdure à
l'évidence. En effet: en remarquant
proportionnelle
est
plus
favorable
combien
aux
le
femmes
scrutin
que
le
à
la
scrutin
majoritaire uninominal, on est en droit de se demander ce qu'un
député représente lorsqu'il est élu: une population circonscrite
dans un espace ou cet espace lui-même? Les gens, le peuple ou un
domaine, un fief? Et la question devient alors: que fait un député à
l'Assemblée Nationale, fait-il les lois, pour le peuple et pour la
nation, ou représente-t-il son fief, "ses terres" et "ses gens"? Les
deux peut-être. Et les femmes sont hors jeu, si peu invitées à faire
les lois, si peu reconnues comme chef d'un fief de l'état, ici
républicain et non plus monarchique11.
"la loi salique"
Il
s'agit
constitue,
bien
le
de
féodalité:
consolide.
un
Certes,
député
le
défend
député
va
son
à
fief,
le
l'Assemblée
nationale pour faire les lois, mais il occupe néanmoins un espace
géographique,
et
cet
espace,
doublé
du
phénomène
de
la
représentation politique, est un espace symbolique. Loin d'avoir
11
. Paradoxalement, les femmes peuvent représenter le fief aux
Assemblées provinciales sous l'Ancien Régime puisqu'elles sont alors
représentantes d'une terre et non de leur personne.
27
pour vocation de représenter un fragment de la nation, un ensemble
d'individus, le député possède un pouvoir symbolique dans un espace
féodal.
Mon hypothèse est que fonctionne encore la loi salique, cette loi
française, d'abord française, qui interdit la transmission de la
couronne à une femme. Elle fonctionne d'abord parce que l'espace du
pouvoir représentatif est féodal; ce
hommes
politiques d'y inclure
qui permet
éventuellement
d'ailleurs aux
leurs
femmes
pour
contourner l'interdiction de cumul de mandats12. Elle fonctionne
parce qu'elle représente le pouvoir politique masculin et que, dès
la
Révolution
française,
le
député
Guyomar
la
suspecte:
la
Révolution certes a aboli la féodalité mais elle en conserve "la
plus forte racine", dit-il en instaurant légalement, par un décret
d'octobre 1789, la loi salique. Et même après la chute de
la
royauté, il dénonce cette loi comme il s'indigne du refus, par ses
pairs,
d'accorder aux femmes
les
droits
politiques:
"Si,
dans
certains pays, il n'est pas extraordinaire de voir des femmes monter
sur le trône; si la très féodale loi salique les a si longtemps
exclues de celui que nous venons de briser, pourquoi paraîtrait-il
extraordinaire
que
les
femmes
fussent
admises
dans
la
nation
française? Plus maltraitées parmi nous qu'en Hongrie, en Angleterre,
en Russie et ailleurs, nous devons les venger de l'injustice de
l'ancien régime. Quoi! Le Français esclave dit: les femmes sont
indignes de monter sur notre trône. Le Français libre dira-t-il
aussi: les femmes sont indignes de jouir de l'égalité des droits
12
cf Le Monde, 1er décembre 1993: "Loi sur le cumul et
inégibilités; De plus en plus d'élus se font remplacer par leurs
épouses".
28
politiques?"13. Guyomar récuse la loi salique pour plaider mieux
encore
les
droits
politiques
des
femmes
en
général;
car
la
Révolution est le passage de l'esclavage à la liberté. Mon propos
aujourd'hui est autre: je renvoie à la loi salique uniquement pour
tenter
de
comprendre l'imperméabilité
candidatures
féminines,
pour
du
pouvoir
expliquer,
politique
par-delà
les
aux
droits
politiques de la femme qui vote, la difficulté de celle qui se fait
élire. La question est celle de la survivance, ou de l'anachronisme
d'une pratique féodale dans un monde démocratique, dans une société
républicaine.
Qu'est-ce que la loi salique? Une loi civile datant de 511 propre à
définir l'héritage de la "terra salica", "terra salica" ou terre des
ancêtres dont il est dit à l'article 62 de la loi que seul le sexe
masculin peut y prétendre. Une loi civile française14 invoquée au
XIVè siècle puis utilisée pour Henri IV au XVIè siècle comme une loi
politique pour éloigner les femmes de la succession du trône. Une
loi détournée par conséquent de sa destination première, exhumée
pour servir une stratégie royale15. De la terre salique au royaume
de France, l'image de la propriété d'un individu ou d'une couronne
assure la continuité de l'enjeu,
celui
d'une
possession. Cette
possession se transmet en lignée masculine mais quand il s'agit de
13
P.Guyomar, "Le partisan de l'égalité politique entre les
individus ou problème très important de l'égalité en droits et de
l'inégalité en faits", Paroles d'hommes, présentées par Elisabeth
Badinter, P.O.L., 1989, p155.
14
secondairement espagnole ou belge. La Belgique abroge la loi
salique en 1991.
15
Sur l'histoire de la loi salique, voir Laurent Theis, "Le
trône de France interdit aux femmes", L'Histoire, n°160, novembre
1992.
29
la royauté s'y ajoute la caractéristique de la royauté française,
celle d'être une monarchie de droit divin: le sacre du roi lui donne
des pouvoirs
sacerdotaux et
ecclésiastique,
le
roi
thaumaturgiques
entretient
avec
et,
le
comme
divin,
personne
avec
la
transcendance, un lien spécifique. Et sait-on que le chrême qui
sacre le roi n'est pas semblable à celui utilisé pour sa femme la
reine? Ainsi la loi salique confère au roi un statut privilégié que
l'aspect divin de la royauté française redouble; le roi est un
symbole, le roi français est investi d'un double pouvoir symbolique,
celui d'incarner un état et celui de représenter Dieu. Alors la loi
salique rappelle non seulement que l'héritage politique est en ligne
masculine, mais que cet héritage est garant d'un pouvoir symbolique
concentré.
L'hypothèse est séduisante: il y aurait comme une survivance de
pratiques féodales, image du fief à travers
électorale,
image
du
symbolique,
évidemment
pouvoir
avant
politique
tout
la
comme
masculine;
circonscription
d'une
la
possession
discrimination
envers les femmes se justifiant par la nécessité de protéger ce
pouvoir symbolique. L'hypothèse m'a séduite car elle peut
expliquer
que l'inclusion politique progressive des femmes bute sur le défaut
de députation, que la
continuité
entre
citoyenneté des femmes
participation
et
n'implique aucune
représentation.
L'explication
serait celle d'une tension entre une république, jeune encore, et le
poids de la tradition féodale. Oui, mais si par ailleurs on se
souvient
que
Montesquieu
l'intérieur d'un cadre
figures,
monarchique
pense
la
monarchique;
et
représentation
imbrication
républicaine?
politique
alors
Quelques
des
à
deux
informations
historiques approfondissent curieusement cette réflexion.
La loi salique est une loi justificative qui a servi après coup à
30
permettre la transmission masculine de la couronne royale; or la
Révolution l'instaure immédiatement par un décret d'octobre 1789 et
l'inscrit dans la constitution de 179116; elle devient
donc un
principe de la royauté au moment où celle-ci va être abolie. De
même, en mai 1870, Napoléon III la fait inscrire par plébiscite dans
la Constitution, juste avant, là encore, que l'Empire disparaisse et
que la République soit définitivement instaurée.
Ainsi donc la survivance
seulement
imaginaire,
féodale
elle
est
de
la
écrite
loi salique
dans
les
n'est
pas
constitutions
postérieures à 1789, dans les moments où existe encore la monarchie
ou l'Empire. La loi salique devient donc constitutionnelle lors de
la Révolution française, lorsque logiquement elle aurait du tomber
en désuétude! Joli paradoxe. L'hypothèse est alors un peu plus que
séduisante. D'ailleurs les partisans de
l'égalité
des sexes
ne
manquent pas de dénoncer cet article de la constitution: Guyomar
sous la Révolution, et les féministes Louise Dauriat en 183717,
Angélique Arnaud en 187018. Des débats entre juristes aussi montrent
l'importance
de
la
chose:
l'Académie
des
Sciences
Morales
et
Politiques propose en 1840 comme sujet de concours la question de
16
titre
indivisible,
en mâle, par
femmes et de
17
18
3, chapitre 2, article premier: "La Royauté est
et déléguée héréditairement à la race régnante de mâle
ordre de primogéniture, à l'exclusion perpétuelle des
leur descendance".
Louise Dauriat, Demande en révision du Code civil, 1837.
Le Droit des femmes, 5 juin 1870: "Si réellement, les femmes
sont inhabiles à régner, est-il besoin d'inscrire leur exclusion
dans les Chartes? Qui s'aviserait de prévoir, pour leur en défendre
l'accès, qu'un éléphant ou un lion se porteront un jour candidats au
trône de France?..Que nous importe, après tout, cette prohibition de
la haute estrade, à nous, démocrates, qui n'aspirons ni pour nous,
ni pour les nôtres, à gravir cette échelle au sommet périlleux?".
31
l'héritage et des femmes: "Tracer l'histoire du droit de succession
des femmes dans l'ordre civil et dans l'ordre politique..". Vaste
question où la loi salique et les droits politiques des femmes en
général paraissent fort discutés, notamment par E. Laboulaye et J.M.
Pardessus19; et question pertinente car avec le XIXè siècle apparaît
une situation inédite
et paradoxale: où la loi salique privilégiant
la transmission masculine coexiste avec la loi nouvelle du Code
napoléonien consacrant l'égalité des sexes en matière d'héritage.
Ainsi
le
Code
dépendance
civil
civile
des
connu
pour
femmes,
ses
articles
notamment
de
consolidant
l'épouse,
la
déclare
néanmoins l'égalité des enfants des deux sexes pour la transmission
des
biens.
naissante
Par
conséquent,
veut l'égalité
de
d'un
côté
la
ses enfants
société
en
matière
démocratique
d'héritage
domestique; et de l'autre côté les sociétés politiques modernes
reconduisent
la
transmission
uniquement
masculine.
L'économique
permet virtuellement l'égalité des hommes et des femmes cependant
que le politique consolide la domination des hommes. Fait nouveau
par conséquent à partir de 1800: l'économique et le politique se
disjoignent.
le
droit
politique
des
femmes
semble
bien
plus
impensable que leur émancipation économique.
Il faut encore aller plus loin et reprendre Montesquieu. En effet,
19
Edouard Laboulaye, Recherches sur la condition civile et
politique des femmes, depuis les Romains jusqu'à nos jours, 1843.
J.M.Pardessus, Loi salique ou recueil contenant les anciennes
rédactions de cette loi et le texte connu sous le nom de Lex
Emendata, 1843.
E.-J.Rathery, Recherches sur l'histoire du
droit
de
succession des femmes, 1843.
François Guizot, Histoire de la civilisation en France depuis
la chute de l'Empire romain, 1840.
32
son commentaire de la loi salique est éclairant. La loi salique,
rappelle-t-il, n'exclut pas indistinctement les filles.
Car, et
voilà le point essentiel, l'exclusion se fait par les frères20. Il
faut un frère pour que la fille ne puisse hériter. Ce commentaire de
Montesquieu est repris par le meilleur analyste de l'histoire de la
loi salique lors du concours de l'Académie des Sciences Morales,
J.M. Pardessus.
On notera alors le mot frère, qui sonne de façon neuve à l'ère
démocratique, qui sonne comme cette fraternité de la république
naissante, république qui a bien du mal à être masculine
et
féminine. Après les pères, le patriarcat de la féodalité21, sont
venus les frères de la démocratie et de la république; les pères
dominent
sans conteste
les épouses
et
les
filles,
les
frères
tiennent à la maîtrise de leurs soeurs. Ainsi partageront-ils, non
sans réticence, les biens économiques, la propriété bourgeoise; mais
ne
céderont
en
rien
sur
le
pouvoir
politique
qui
est
fondamentalement, faut-il le rappeler, un pouvoir symbolique. Quoi
d'étonnant
alors
qu'il
faille,
pour
la
première
fois
dans
l'histoire, inscrire la loi salique dans la Constitution?
D'où, peut-être les confusions souterraines dans l'image actuelle de
20
Montesquieu, De l'Esprit des lois, Livre XVIII, chapitre 22:
"Il me sera aisé de prouver que la loi salique n'exclut pas
indistinctement les filles de la loi salique; mais dans le cas
seulement où des frères les excluraient...Ce ne fut point la loi
salique qui, en bornant la
succession des femmes,
forma
l'établissement des fiefs; mais ce fut l'établissement des fiefs qui
mit des limites à la succession des femmes et aux dispositions de la
loi salique".
21
Le premier contrat du patriarcat moderne est le contrat
sexuel; voir l'important livre de Carole Pateman, The Sexual
Contract, Stanford University Press, 1988. Traduction française, La
Découverte, 2010
33
la représentation politique: si les frères gardent jalousement le
pouvoir entre eux, ils passent de leur volonté de faire les lois à
celle de garder le fief et inversement, les deux fonctions ayant une
haute teneur symbolique. Quant aux femmes, elles conquièrent du
pouvoir par l'économique, en étant héritières autant qu'un homme, en
étant autonomes économiquement par le travail salarié;
pas
que
les
féministes
ont
réclamé
leur
n'oublions
citoyenneté
comme
l'équivalence de leur devoir de payer des impôts, des impôts sur
leur fortune au XIXè siècle, sur leur revenu au XXè siècle. Et
citoyennes, elles sont devenues; sans que cela les mène à l'accès à
la députation.
"Gouverner"
Mais tout n'est pas dit. Les hommes mêlent sans difficulté la
possession d'un fief et la fonction législative, les hommes passent
d'un pouvoir à l'autre sans heurts. Ils gouvernent ou représentent
indifféremment. Pour les femmes, les choses sont dissociées: la
représentation leur est peu accessible, mais le gouvernement leur
est ouvert plus facilement. Par delà le constat qui montre où, dans
l'espace civil, les femmes ont du pouvoir et comment elles accèdent,
comme ministres, au gouvernement, le thème du gouvernement mérite
pour lui-même l'examen.
De
fait,
le
gouvernement
gouvernement
en
général.
politique
Revenons
n'est
encore
à
qu'une
l'avant
forme
du
89,
la
à
tradition fondatrice des pouvoirs. Si aujourd'hui le pouvoir civil
se
pense
comme
pendant
du
pouvoir
politique,
autrefois
se
comparaient deux formes de gouvernements, le gouvernement domestique
et
le
gouvernement
politique.
Lors
du
passage
d'une
société
34
patriarcale à une société fondée sur le contrat, passage assez
visible dans l'opposition entre Filmer
Bossuet
penseurs
et
Montesquieu
d'une
société
en
France,
plus
on
et
Locke en
discute
contractuelle
se
Angleterre,
l'analogie.
détournent
Les
d'une
monarchie fondée sur le pouvoir des pères, et la dissociation des
sphères, domestique et politique (privée et publique),
est une
conséquence inéluctable. Le patriarcat est un pouvoir unifiant de la
famille et de l'Etat que la société contractuelle ne retrouvera pas.
Dès lors, la dissociation des pouvoirs est logique.
On n'en conclura pas trop vite que cette dissociation établit un
partage entre le pouvoir politique masculin et le pouvoir domestique
féminin; C'est plus compliqué. Il est une phrase familière, toujours
prononcé par un homme: "voyez mon gouvernement", dit le mari à
propos
de
sa
femme,
collaborateurs(trices).
Le
le
député
gouvernement
pouvoir, à la fois l'intendance et le
à
propos
est, dans un
ministre.
de
espace
ses
de
Rappelons-nous
l'image du Vicomte de Bonald pour définir la famille: l'homme est le
roi,
la
femme
le
ministre
et
l'enfant
le
sujet.
Telle
est
effectivement la superposition patriarcale entre la famille et le
pouvoir politique, et cette superposition n'est plus à l'époque de
Bonald
qu'une
survivance.
Dès
avant
la
Révolution
les
deux
gouvernements, domestique et politique, ne sont rapprochés que pour
être mieux dissociés, disjoints.
Qu'est-ce donc que le gouvernement d'une femme?
Dans L'Esprit des lois, Montesquieu dit que qu'"il est contre la
raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses dans la
maison"mais "il ne l'est pas qu'elles gouvernent un empire" (VII,
17). Comment comprendre ce paradoxe? "Dans le premier cas, l'état de
faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence; dans le
35
second
leur faiblesse
même leur donne
plus
de
douceur
et
de
modération". Ainsi Montesquieu décide à partir d'un trait négatif ce
pour quoi une femme est bonne en matière de gouvernement. Rousseau
ira plus loin: c'est un sophisme de "comparer le gouvernement civil
au gouvernement domestique"(Du Contrat social, III, 6), car les deux
sphères sont désormais non seulement dissociées mais incomparables.
Rousseau
propose
donc
qu'il
n'y
ait
plus
aucune
circulation
imaginaire des pouvoirs entre la famille et l'Etat. Ce qui sera
fait. Dès lors, que restera-t-il aux femmes? L'accès au gouvernement
en politique mais pas à celle de la représentation. Par ailleurs,
reste la discussion entamée depuis la Révolution, et aucunement
terminée
aujourd'hui,
de
savoir
qui
gouverne
dans
la
société
domestique, dans la famille.
On ne compare plus les deux sphères mais dans l'espace de l'une et
de l'autre le gouvernement des femmes est ce qui leur échoit, ou ce
qu'on leur conteste. Dans la famille comme dans l'Etat, les pouvoirs
se disputent entre les sexes, et le principe d'égalité affiché
notamment à gauche n'a pas toujours la force d'être réel. Je disais
aussi qu'il pouvait être un masque.
Mon propos
n'est
pas de
rappeler
la
différence
des
sexes
en
politique et de dénoncer un universalisme mensonger. La question, me
semble-t-il est réglée depuis longtemps puisque la différence ne
prend sens qu'au regard de l'universel et que l'universel n'est
convaincant que s'il connaît les différences. Le débat qui m'importe
est autre: il est de montrer que la différence des sexes traverse le
politique
et
qu'alors
l'histoire
est
sexuée.
Il
est,
plus
spécifiquement ici, de remarquer combien "la question des femmes"
coïncide à des moments de crise, crise du politique qui est aussi
36
crise
de
la
représentation
en
politique.
Les
femmes
sont
un
symptôme, mais pas seulement: elles sont un révélateur d'un problème
politique en général, elles sont un enjeu de pouvoir entre les sexes
en particulier; elles sont à la fois l'objet et le sujet de la
crise. Et ce n'est sans doute ni la première, ni la dernière fois.
Ajoutons
aussi
que
si
elles
sont
un
symptôme,
il
n'est
pas
une
idée,
une
absolument sûr qu'elles soient un remède.
L'hypothèse de
la
loi salique
est
bien
telle:
constatation, une image évocatrice d'un noeud de difficultés entre
les sexes jusqu'alors bien mal analysées. Ce n'est pas une théorie;
juste une hypothèse pour élargir la recherche, la stimuler. Cette
recherche porterait bien évidemment sur l'inégalité des sexes, sur
la
domination
politique
politique
surtout.
masculine,
L'histoire
des
sur
la
femmes
nature
et
de
la
du
pouvoir
démocratie
commence: elle est complexe, riche peut-être d'aperçus sur notre
modernité
politique,
sur
le
croisement
de
l'économique
et
du
politique, sur la distinction des pouvoirs, entre gouvernement et
représentation, domestique et civil, domestique et politique, civil
et politique.
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