Sorel qui ne vieillit plus et va du rôle de Célimène au grand escalier du Casino de Paris, sans compter Joséphine Baker
dont la ceinture de bananes surprend encore. Nul n’échappe à la petite jumelle noire; et je ne parle pas d'un fringant
Maurice Chevalier que Colette croque avec le brio d'un dessinateur :
« Son canotier, son smoking, son teint de blond authentique [...] quant à l'œil nous savons qu'il est d'un bleu
indélébile, fais et gai, l'inclinaison du chapeau de paille, le coup de reins en arrière, le coup de lombes en avant, le jeu
précis des jambes, tout cela nous est extraordinairement connu, cerné d'un trait précis, et sympathique ».
LE RENOUVEAU DE LA SCÈNE THÉÂTRALE
Chère Colette toujours attentive à ce music-hall dans lequel elle
retrouve l'image de ses trente ans. Nostalgique certes, mais attentive
aussi à tout le bouillonnement théâtral de son temps, dont elle devine
les richesses et les promesses. Ne nous confie-t-elle pas, avec une
pointe d'humour et de fierté: « je m'accorde de temps en temps de faire
la devineresse » ?
Elle qui a été élevée dans la tradition des toiles peintes et des vieux
décors en trompe l'œil du XIX
e
siècle, elle qui était habituée aux acteurs
bichonnés dans les traditions du Conservatoire, assiste étonnée, parfois
réticente mais toujours curieuse, à l'éclosion d'une nouvelle conception
de la mise en scène. Elle s'effare devant les audaces d'un Antonin
Artaud, dont on sait qu’il tenta de promouvoir un théâtre de la cruauté. En 1935, il choisit de monter Les Cenci : cette
histoire de viol, d'inceste et d'assassinat, qu'on croirait sortie de feu le Grand Guignol, est propre à illustrer les théories
du metteur en scène. Mais Colette ne s'en laisse pas conter: elle ne croit pas que la véhémence échevelée est l'équivalent
de la terreur tragique, ni qu'un croque-mitaine est un monstre effroyable. Et pourtant, elle essaie de comprendre ces
tentatives et termine son article par une indulgence touchante : « Antonin Artaud [...] est insupportable, et nous le
supportons car sa lumière est celle de la foi ».
C'est, cette fois, dans le théâtre qu'elle est toujours prête à accueillir et à saluer.
Il se trouve que, dans les années que couvre La Jumelle noire, une audacieuse rénovation est tentée par quatre
comédiens, metteurs en scène et directeurs de théâtre que, en raison de leur nombre, on nomma le Cartel. Il s'agit de
Louis Jouvet à l'Athénée, Charles Dullin à l'Atelier, Gaston Baty au théâtre Montparnasse et Georges Pitoëff au
Vieux Colombier. Si Colette discute l'excès d'enthousiasme de Pitoëff, son accent, la fêlure de sa voix, elle reconnaît,
comme pour Artaud, sa foi et « la mission qu'il a choisie qui est belle » De Dullin, elle dit qu'il a toujours un peu l'air de
jouer un mystère, au sens médiéval du terme; c'est donc encore une forme de foi qu'elle discerne en lui. Croire dans le
théâtre, voilà l'essentiel, en dépit des erreurs. Colette observe aussi chez Dullin un don très neuf d'invention scénique; par
exemple, dans Richard III : « Les changements de tableaux s'annoncent soit par une résille de corde qui s’abaisse, des
panneaux d'étoffe croisés et décroisés, des rideaux qui glissent aisément. Ainsi l'action ne s'arrête point. Cette simplicité
rejoint le cinéma et ses moyens puissants d'ubiquité ». Colette souligne par là des effets scéniques, alors inédits, et qui
nous sont devenus familiers. Même nouveauté relevée dans les décors simultanés de Bary : la façon dont il monte Le
Chandelier de Musset est plus qu'ingénieuse. On pouvait encore en juger, au Français dans les années 1947. Mais le
metteur en scène qu'elle préfère, c'est Louis Jouvet. Elle aime son art qu'elle trouve chatoyant, mobile, aéré (si adapté à
Giraudoux!); elle s'interroge : « Quand aurons-nous une féerie montée par Jouvet ? ». Colette fut entendue: Jouvet
monta L'Illusion comique de Corneille à grand renfort de machines… et Colette fut horriblement déçue !
En revanche, elle est séduite par la mise en scène que le tout jeune Jean-Louis Barrault signe pour Numance et elle dit
de lui : « Il a bien l'air de ceux qui veulent tout, l'obtiennent et veulent davantage ».
Sensible à l'évolution de l'esthétique théâtrale, Colette ne l'est pas moins à l'éclosion des jeunes talents. Elle admire
justement Barrault dont elle ne voit d'abord que des « cheveux tziganes, un nez en proue, bossué au milieu, deux yeux
plus intenses que bienveillants »; mais elle affirme qu'il est déjà un maître à un âge où il pourrait encore être élève.
Comment mieux tourner l'éloge ? De Jean-Pierre Aumont, qui débute dans La Machine infernale de Cocteau, elle juge
qu'il sera toujours jeune. Il me semble que, à lire ces mots, j'entends le joyeux appel – « Le lait ! »- qu'il lance dans Drôle
de drame, le film de Marcel Carné. Drôle de drame, où sont justement réunis avec Aumont,
Jouvet, Barrault et Michel Simon. Ce dernier, comment Colette le voit-elle ? « Agile et lourd,
qui pousse de petits cris de vieille dame et pleure comme un chimpanzé triste ».
Elle flaire le talent et distingue, parmi les débutants, des artistes que nous connaîtrons au faîte
de leur gloire : chez la jeune Denise Grey elle sent l'art que nous verrons s'épanouir dans
l'inoubliable grand-mère de La Boum ou la trépidante interprète de La Soupière. Et Gisèle
Casadesus, qui -Dieu merci- est encore parmi nous et que nous avons aimée dans La Tête en
friche aux côtés de Gérard Depardieu, Colette la trouve « exquise » dans Les Corbeaux d'Henry
Becque et l'appelle affectueusement « la petite Casadesus », si fine, si émouvante dit-elle, un
vrai bouton de rose à qui, pour finir, elle crie : « Charmante Casadesus, fleurissez donc » !
Et, pour en terminer sur ce point, Permettez-moi d'ajouter deux noms. Celui d'Arletty,
d'abord, qui n’a pas encore incarné la Garance des Enfants du Paradis, ni jeté, face à l'Hôtel du
Nord, son « Atmosphère ! Atmosphère! ». Colette la voit comme la comédienne Ève Lavallière:
un peu gouape, ose-t-elle écrire, et faisant de nous ce qu'elle veut; elle ajoute que ses qualités la
destinent, sûrement, à l'emploi de grand premier rôle. Et voici, enfin, j'allais dire cerise sur le
gâteau, qu’en 1934, Colette assiste à une fête donnée par le quotidien qui l'emploie. Un acteur
polyvalent s'y révèle; il s'appelle Jacques Tati. Et Colette de s'enthousiasmer :
Jean-Louis Barrault et Michel Simon dans le film « Drôle de Drame ».
Giraudoux –Electre le jardinier