Œdipe-roi de Sophocle selon les Lettres sur le dogmatisme et le

Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Œdipe-roi de Sophocle selon les Lettres sur le
dogmatisme et le criticisme de Schelling
Jad Hatem
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1435
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 91-97
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Jad Hatem, « Œdipe-roi de Sophocle selon les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme de Schelling »,
Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 27
décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1435 ; DOI : 10.4000/rgi.1435
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Œdipe-roi
de Sophocle selon les
Lettres
sur le dogmatisme et le criticisme
de Schelling
Jad Hatem
Schelling qui a choisi comme sceau personnel le Sphinx sur la roue éternelle,
s’est sans doute moins identifié à Œdipe que Schopenhauer. Ne se serait-il pas
identifié au Sphinx ?
Les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme sont d’un abord délicat. L’œuvre
rédigée à un moment unique de l’histoire de l’idéalisme allemand est complexe
car elle brasse des problèmes divers dans une forme d’exposition que Schelling a
délibérément choisie souple. Mais surtout, son auteur était lui-même en pleine
formation. Je souscris au jugement de Xavier Tilliette : « Dans le développement
rapide de Schelling, ce petit chef-d’œuvre de critique philosophique marque –
déjà! – un temps d’arrêt, un interlude1. » L’écrit se ressent aussi des influences
que l’auteur veut à tout prix dominer. Enfin, les Lettres n’ont pas été écrites d’un
seul trait et les délais de publication, en deux livraisons du Philosophisches Journal,
ont permis à leur auteur de préciser sa pensée, de corriger des inadvertances,
d’approfondir sa connaissance de Fichte. Pour ce qui est des considérations esthé-
tiques de la dixième lettre, la critique a pensé, par exemple, à une influence de
Hölderlin.
Depuis l’âge de vingt ans qui marque son éclatant début philosophique, jusqu’à
sa mort, soixante ans plus tard, Schelling construit une suite de demeures philo-
sophiques à l’enseigne de la liberté. Il ne croyait pas si bien dire en proclamant
dès le Vom Ich que le début et la fin de toute philosophie est la liberté (I, p. 177)2.
Parce que condition de la spéculation, la liberté ne saurait être prouvée (I, p. 167).
Elle est, et Schelling ne manquera jamais d’y nourrir sa recherche.
1. Schelling, Une philosophie en devenir, I, Paris, Vrin, 1970, p. 89.
2. Cf. la lettre à Hegel du 4 février 1795 (Briefe und Dokumente, II, Bonn, Bouvier, 1962, p. 65)
et Le Système de l’idéalisme transcendantal (III, 376). Je cite les œuvres de Schelling dans l’édition des
Sämtliche Werke, Stuttgart, Cotta, 1856-1861.
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Ses premières œuvres, Du Moi comme principe de la philosophie et les Lettres
sur le dogmatisme et le criticisme, exposent face au dogmatisme déterministe la
problématique de la liberté. Dans la dixième et dernière lettre où culmine l’œuvre
et qui déjà la dépasse, Schelling fait allusion à Œdipe roi. L’œuvre, l’auteur et le
personnage ne sont pas nommés. Mais l’allusion ne fait pas de doute3. La problé-
matique des Lettres est à saisir à quatre niveaux4:
– la sphère supra-conceptuelle de l’Unité absolue au sujet et de l’objet où
dogmatisme et criticisme s’annulent ;
– la sphère théorique de l’unité empirique (ou synthèse) du sujet et de l’objet
où les systèmes s’égalisent ;
– la sphère pratique où la traduction du conflit des deux systèmes sur le terrain
de l’activité donne la victoire à celui des deux qui prône la liberté ;
– la sphère esthétique où les deux systèmes s’égalisent conflictuellement à la
faveur d’un genre littéraire, la tragédie.
Le problème des rapports entre le dogmatisme et le criticisme détermine moins
une systématique des théories qu’une déduction des deux tendances possibles de
la spéculation et de l’esprit humain. Cette déduction, présuppose la notion
d’Absolu qui enveloppe sujet et objet comme leur condition même. L’Absolu
comme unité originelle, en deçà de toute différence et détermination est le « lieu »
de l’identité. En lui, liberté et nécessité sont un. « En réfléchissant à la liberté et
à la nécessité, on ne manque pas de constater que ces deux principes doivent se
trouver réunis dans l’Absolu : la liberté, parce que l’Absolu agit en vertu de sa
propre puissance, la nécessité, parce que l’Absolu n’agit ainsi que conformément
aux lois de son être, aux nécessités de son essence. Il ne possède plus alors aucune
volonté susceptible de s’écarter de la loi, mais il n’obéit pas non plus à aucune
autre loi que celle qu’il se donne lui-même par ses actes, à aucune loi qui possède
une réalité indépendante de ses actes. Liberté absolue et nécessité absolue sont
identiques » (I, p. 330-331). Par le biais de cette identité, les systèmes aussi perdent
toute particularité dans l’Absolu (I, p. 331). La philosophie aspire à reconstituer
cette condition idéale et pré-différentielle et s’implique dans la lutte entre sujet et
objet qui sont les deux termes de la différence. Cette lutte permet la synthèse qui
correspond à la suspension de la lutte avant que l’un des termes ne l’emporte sur
l’autre; soit le sujet est supprimé, soit l’objet. Dans l’un et l’autre cas, la synthèse
aboutit à une thèse, Objet absolu ou Sujet absolu, dans laquelle est annulée la
différence au profit de l’un de ses pôles. La tragédie reprend certains éléments de
cette lutte qui se résout par la victoire soit de l’objectif soit du subjectif.
Dans le cadre des Lettres, le problème de la liberté d’Œdipe est lié à la topologie
des systèmes. La dixième lettre, apex esthétique de la première élaboration schel-
lingienne, reprend la question de l’opposition et de l’égalité des deux systèmes
3. Cf. Peter Szondi, Schellings Gattungspoetik,inPoetik und Geschichtsphilosophie, II, Frankfurt
am Main, Suhrkamp, 1974, p. 194. Opinion soutenue également par Böhm (Tilliette, Schelling,I,
p. 102n). Tilliette penche plutôt pour le Prométhée d’Eschyle et le Philoctète de Sophocle (Schelling,
Textes esthétiques, Paris, Klincksieck, 1978, p. 6n). Pourtant la Philosophie de l’art nommera Œdipe
(V, 697).
4. Cf. J. Hatem, L’Absolu dans la philosophie du jeune Schelling, 2eéd., Bucarest, Zeta Books, 2008.
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hors des sphères théorique et pratique. Car il s’agit bien d’un nouveau rapport
que Schelling est amené à analyser. L’alternance du dogmatisme et du criticisme
ou de la liberté et de la nécessité ne se pose plus en termes de représentations
qui se proposent une tâche idéelle. Dans la tragédie grecque, ces deux mondes
s’affrontent. Ils sont donc là. Sur cette constatation s’ouvre cette dixième lettre
qui, plus que « hors d’œuvre »5, est la reprise esthétique du nœud des Lettres en
même temps qu’un élargissement esthétique qui annonce déjà le Système de l’idéa-
lisme transcendantal.
Dans la sphère esthétique, le dogmatisme est représenté par l’abandon dans les
bras du monde (visible-invisible) et le criticisme par la lutte contre « l’incommen-
surable » (I, p. 284). On peut, à la suite de Jean- François Marquet6caractériser
ces deux attitudes par les figures patronymiques inspirées par les deux poèmes de
Goethe, Ganymède et Prométhée. Schelling soutient que ces deux tendances se
trouvent réunies dans la tragédie d’une manière qui semble contradictoire.
Vous avez raison, il ne nous reste plus qu’une chose – savoir qu’il existe une
puissance objective qui menace d’anéantir notre liberté, combattre contre elle – avec
cette ferme et sûre conviction dans le cœur, et périr ainsi. Vous avez deux fois raison,
mon ami, parce que cette possibilité, eût-elle disparu à la lumière de la raison, n’en doit
pas moins être conservée pour l’art – pour ce qu’il y a de plus haut dans l’art (I, p. 336)7.
Alors que dogmatisme et criticisme s’érigeaient en systèmes s’excluant mutuel-
lement, Schelling, non content de les maintenir l’un en face de l’autre au regard
du tribunal de la raison théorique, dévoile la scène tragique qui abrite leur
commune présence et leur combat.
Schelling fait appel à la tragédie grecque, parce qu’il sait qu’on a souvent allégué
son fatalisme contre la liberté humaine. C’est pourquoi il choisit la pièce qui pose
le problème avec le plus d’acuité :
On s’est souvent demandé comment la raison grecque a pu supporter les contra-
dictions de sa tragédie. Un mortel – destiné par la fatalité à devenir criminel, allant
jusqu’à combattre contre la fatalité, et cependant terriblement puni pour le crime qui
était une œuvre du destin! La raison [ou fond :Grund] de cette contradiction, ce qui
la rendait supportable était plus profonde qu’on ne l’a cru, elle résidait dans le conflit
entre liberté humaine et la puissance du monde objectif: si cette puissance est une
surpuissance – (un fatum) –, le mortel devait nécessairement succomber; mais comme
on ne succombe pas sans combattre, il devait être puni précisément pour avoir succombé.
Punir le criminel qui ne succombait qu’à la surpuissance du destin c’était reconnaître
la liberté humaine, et rendre honneur à cette liberté (I, p. 336).
Dans la phrase « un mortel destiné... », on aura reconnu Œdipe qui,
condamné par l’oracle à tuer son père et épouser sa mère, fuit Corinthe pour
échapper à la terrible sentence du destin, ignorant qu’il ne laissait derrière lui que
ses parents adoptifs. Schelling insiste sur la volonté d’échapper au destin, de le
contourner. Le combat consiste dans la fuite car, dit Giono, elle constitue le seul
5. Tilliette, op. cit., p. 92.
6. Liberté et existence, Paris, Gallimard, 1973, p. 58.
7. Tr. A. Pernet in Schelling, Textes esthétiques, Paris, Klincksieck, 2005, p. 5.
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remède contre le destin8. Ce qui succède à la fuite peut paraître comme une
mauvaise plaisanterie, ou plus précisément une « ironie du sort ». Fuyant ses faux
parents, Œdipe tombe sur ses véritables géniteurs. Il tue l’un, épouse l’autre.
N’est-il pas innocent de ces deux crimes ? Ne faut-il pas tenir compte de son
intention, du sens de ses actes et de ses paroles? S’il est vrai que, selon l’expression
de Barbey d’Aurevilly, « c’était le mépris du Destin qui se vengea en s’accomplis-
sant9», Œdipe ne fait que subir. Mais s’il est le simple jouet de la fatalité, il ne
peut prétendre qu’à la lutte dérisoire dont la possibilité même était minée d’avance.
Or Œdipe, puni et lui-même son propre bourreau, ne se tient pas devant nous
brisé par un autre. Il nie si fort une fatalité transcendante qu’il est saisi de repentir,
montrant bien qu’il assume le crime.
La tragédie grecque honorait la liberté humaine – en faisant combattre ses héros
contre la surpuissance du destin: pour ne pas franchir les limites de l’art elle devait se
laisser succomber, mais pour réparer cette humiliation de la liberté extorquée par l’art,
elle devait le laisser expier – également pour le crime perpétré par destin. Tant qu’il
est libre, il se tient encore debout devant la puissance de la fatalité. Dès qu’il succombe,
il cesse d’être libre. En succombant, il accuse encore le destin de la perte de sa liberté.
La tragédie grecque n’a pas pu concilier non plus la liberté et l’échec. Seul un être
spolié de sa liberté pouvait succomber au destin. C’était une grande idée que d’assumer
aussi le châtiment d’un crime inévitable pour prouver sa liberté par la perte même de
cette liberté, et pour périr tout en proclamant son libre arbitre (I, p. 336-337).
D’emblée, Schelling pose le problème du genre tragique. C’est pour garantir
les droits de l’art que la possibilité d’un échec de la liberté est maintenue. Schelling
l’a dit dès la première lettre : « Cette soumission a un côté purement esthétique »
(p. 284). Il exclut donc que le personnage tragique puisse être justiciable d’une
quelconque analyse psychologique qui s’attacherait à combiner les motifs de
l’action. Le caractère contradictoire de la tragédie provient d’une collusion de
tendances qui doivent s’équilibrer afin de sauvegarder les droits de la liberté, d’une
part, celles de l’art, d’autre part. Toutefois, le résultat n’est pas un pur artifice,
un collage inopérant, s’il est problématique. Car, de l’extérieur, on observe le
combat le plus prégnant qui soit, celui qui met aux prises la liberté et la nécessité.
Il n’y a tragédie que si la puissance du monde objectif est une surpuissance,
un fatum. Schelling sous-entend que sans cela, la liberté l’emporterait nécessaire-
ment sur le monde objectif. On retomberait ici dans la sphère pratique à laquelle
correspondrait, pour une part, dans la sphère esthétique un autre genre littéraire
que la tragédie, la comédie où l’on voit l’homme dénoncer et surmonter la puis-
sance supérieure en tournant en ridicule sa prétention et en en produisant la vanité.
Ainsi, le cadre général de la mythologie grecque, porté dans la tragédie à son point
culminant, condamne l’homme à succomber. Par compensation, l’homme est auto-
risé à lutter et à être châtié. Au même titre que la lutte, sinon plus, le châtiment
est signe de liberté parce qu’il implique la responsabilité. Pourtant, le personnage,
8. Le Moulin de Pologne,inŒuvres romanesques complètes, V, Paris, Gallimard, 1980, p. 669.
9. Les Diaboliques,inŒuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade,1966, II, p. 248.
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