CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 94
remède contre le destin8. Ce qui succède à la fuite peut paraître comme une
mauvaise plaisanterie, ou plus précisément une « ironie du sort ». Fuyant ses faux
parents, Œdipe tombe sur ses véritables géniteurs. Il tue l’un, épouse l’autre.
N’est-il pas innocent de ces deux crimes ? Ne faut-il pas tenir compte de son
intention, du sens de ses actes et de ses paroles? S’il est vrai que, selon l’expression
de Barbey d’Aurevilly, « c’était le mépris du Destin qui se vengea en s’accomplis-
sant9», Œdipe ne fait que subir. Mais s’il est le simple jouet de la fatalité, il ne
peut prétendre qu’à la lutte dérisoire dont la possibilité même était minée d’avance.
Or Œdipe, puni et lui-même son propre bourreau, ne se tient pas devant nous
brisé par un autre. Il nie si fort une fatalité transcendante qu’il est saisi de repentir,
montrant bien qu’il assume le crime.
La tragédie grecque honorait la liberté humaine – en faisant combattre ses héros
contre la surpuissance du destin: pour ne pas franchir les limites de l’art elle devait se
laisser succomber, mais pour réparer cette humiliation de la liberté extorquée par l’art,
elle devait le laisser expier – également pour le crime perpétré par destin. Tant qu’il
est libre, il se tient encore debout devant la puissance de la fatalité. Dès qu’il succombe,
il cesse d’être libre. En succombant, il accuse encore le destin de la perte de sa liberté.
La tragédie grecque n’a pas pu concilier non plus la liberté et l’échec. Seul un être
spolié de sa liberté pouvait succomber au destin. C’était une grande idée que d’assumer
aussi le châtiment d’un crime inévitable pour prouver sa liberté par la perte même de
cette liberté, et pour périr tout en proclamant son libre arbitre (I, p. 336-337).
D’emblée, Schelling pose le problème du genre tragique. C’est pour garantir
les droits de l’art que la possibilité d’un échec de la liberté est maintenue. Schelling
l’a dit dès la première lettre : « Cette soumission a un côté purement esthétique »
(p. 284). Il exclut donc que le personnage tragique puisse être justiciable d’une
quelconque analyse psychologique qui s’attacherait à combiner les motifs de
l’action. Le caractère contradictoire de la tragédie provient d’une collusion de
tendances qui doivent s’équilibrer afin de sauvegarder les droits de la liberté, d’une
part, celles de l’art, d’autre part. Toutefois, le résultat n’est pas un pur artifice,
un collage inopérant, s’il est problématique. Car, de l’extérieur, on observe le
combat le plus prégnant qui soit, celui qui met aux prises la liberté et la nécessité.
Il n’y a tragédie que si la puissance du monde objectif est une surpuissance,
un fatum. Schelling sous-entend que sans cela, la liberté l’emporterait nécessaire-
ment sur le monde objectif. On retomberait ici dans la sphère pratique à laquelle
correspondrait, pour une part, dans la sphère esthétique un autre genre littéraire
que la tragédie, la comédie où l’on voit l’homme dénoncer et surmonter la puis-
sance supérieure en tournant en ridicule sa prétention et en en produisant la vanité.
Ainsi, le cadre général de la mythologie grecque, porté dans la tragédie à son point
culminant, condamne l’homme à succomber. Par compensation, l’homme est auto-
risé à lutter et à être châtié. Au même titre que la lutte, sinon plus, le châtiment
est signe de liberté parce qu’il implique la responsabilité. Pourtant, le personnage,
8. Le Moulin de Pologne,inŒuvres romanesques complètes, V, Paris, Gallimard, 1980, p. 669.
9. Les Diaboliques,inŒuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade,1966, II, p. 248.
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