Le philosophe en tant que héros tragique : réflexions sur la nature

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Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Le philosophe en tant que héros tragique :
réflexions sur la nature de l’écriture de la
philosophie chez Schelling
Katia Hay
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1439
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 113-131
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Katia Hay, « Le philosophe en tant que héros tragique : réflexions sur la nature de l’écriture de la
philosophie chez Schelling », Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10
octobre 2016, consulté le 28 décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1439 ; DOI : 10.4000/
rgi.1439
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 113
Le philosophe en tant que héros tragique :
Réflexions sur la nature de l’écriture de
la philosophie chez Schelling
Katia Hay
Dans une suite d’aphorismes du Gai Savoir, qui semblent développer comme
un chapelet un examen de conscience et une présentation de ses principes éthiques1, Nietzsche pose la question : « Was macht heroisch2 ? » On pourrait interpréter la question formulée ici par Nietzsche comme provenant d’un effort pour
dénoncer le fait que la figure du héros, plus ou moins implicitement, revêt la
question du bien dans la philosophie occidentale. C’est comme si, finalement, il
ne s’agissait jamais vraiment du bien, mais d’éveiller admiration et respect. En fait,
depuis Socrate la vie éthique est décrite et prescrite comme une prouesse héroïque.
D’après Kant notamment, lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur morale des actions
humaines, et si on se tient aux exemples fournis par lui, ce qui nous aide à
distinguer les actes moraux de ceux qui, tout étant conformes à la loi morale, ne
le sont pas3, c’est que les actes vraiment moraux surgissent d’un conflit entre le
devoir moral, d’un côté, et les désirs, les inclinations et les intérêts égoïstes, de
l’autre côté. L’acteur de la vie morale, telle qu’elle est conçue par Kant, est constamment scindé, mêlé à une lutte avec soi-même. Une lutte assez particulière, car ce
n’est qu’à partir de cette lutte ou de ce conflit qu’on pourra décider si l’action
était incitée par la raison ou si, au contraire, il y avait une motivation en dehors
du devoir moral, un simple intérêt égoïste plus ou moins recelé, mais toujours
impitoyablement contraire aux « lois de la liberté4 ».
1. « À quoi crois-tu ? […] Que dit ta conscience ? […] Où résident tes plus grands dangers ? […]
Qu’aimes-tu chez autrui ? […] Qui qualifies-tu de mauvais ? […] » (KSA 3, FW, 519, traduction de
Patrick Wotling, dans : Friedrich Nietzsche. Œuvres, Paris, Flammarion, 1997, pp.204-205. Caractères
mis en gras par l’auteur).
2. « Qu’est-ce qui rend héroïque ? » (Ibid., p. 204).
3. Puisque « il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse » (Kant, Fondements
de la Métaphysique des Mœurs, traduction de Delbos, Paris, Vrin, 2004, p. 72).
4. Cf. Ibid., p. 66.
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De cela Kant semble tirer la conclusion complémentaire (mais pas forcément
nécessaire) selon laquelle l’absence du conflit nous indique que le sujet ne suivait
pas le devoir5, et donc que ce n’était ni la raison ni la loi morale qui déterminaient
sa volonté, – ce qui revient à dire que son agir n’avait aucune valeur morale6. En
ce qui concerne la morale, le conflit est selon Kant absolument incontournable :
la réalisation du bien, l’accomplissement du devoir est toujours un acte héroïque.
Dans un certain sens on pourrait dire que cette exigence de conflit ainsi que
l’exigence d’une certaine héroïcité de la part du sujet n’est que le reflet ou le
corollaire de la façon dont Kant conçoit la liberté et détermine la réalisation du
bien. La liberté ainsi que le vrai acte moral ne peuvent jaillir que de la raison et
sont pour cela toujours foncièrement opposés et contraires aux pulsions et aux
désirs. Mais, d’autre part, cette exigence répond aussi à un problème beaucoup
plus profond dont l’origine ne se trouve pas dans la nature de la liberté humaine,
mais dans l’impossibilité de déterminer si telle ou telle action est le résultat d’un
processus réflexif au travers duquel le sujet décide d’agir par devoir et seulement
par devoir. Car cette réflexion préalable à l’action et par laquelle le sujet surmonte
le domaine du sensible et des passions est en soi-même invisible : « l’essentiel n’est
point dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions,
que l’on ne voit pas »7. La décision de suivre le devoir par devoir ne devient visible
que dans la mesure où l’acte entre en conflit avec des possibles pulsions, désirs
ou motivations égoïstes du sujet. Le conflit est alors ce qui rend visible le processus
préalable à l’action morale, il est ce qui nous permet d’évaluer la moralité d’une
action. Ainsi, nous explique Kant, bien que l’acte de conserver sa vie soit un devoir,
il ne possède une valeur morale que dans la mesure où la conservation de la vie
n’est plus « une inclination immédiate », c’est-à-dire, dans la mesure où celui qui
conserve sa vie ne veut plus vivre ou n’a plus des raisons pour vivre8.
5. Cf. l’exemple donné par Kant du marchand honnête dans ses Fondements de la Métaphysique
des Mœurs : le fait d’être honnête ne nous indique rien de la qualité morale de ses actes, parce qu’en
même temps on comprend que « son intérêt l’exigeait ». C’est-à-dire que lorsque nous pouvons imaginer que ses actes favorisaient ses intérêts particuliers, il devient évident (!) – selon Kant – qu’il
n’agissait pas par devoir : « Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination
immédiate, mais seulement dans une intention intéressée » (Ibid., p. 88).
6. « […] si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence d’inclination et
avec elle tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est
objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique » (Ibid., p. 94). Sans
doute, c’est cet aspect de la morale kantienne que Schiller critique dans son poème : « Gewissenskrupel
/ Gerne dien ich den Freunden, doch tu ich es leider mit Neigung,/und so wurmt mir oft, daß ich
nicht tugendhaft bin./ Decisium / Da ist kein anderer Rat, du mußt suchen, sie zu verachten,/und mit
Abscheu alsdann tun, was die Pflicht dir gebeut » (Friedrich Schiller, Gedichte, Stuttgart, Cotta, 1864,
p. 368).
7. Kant, Fondements, p. 104.
8. « […] conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore
une inclination immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des
hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime
n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir certes, mais non par devoir. En
revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre,
si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire
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Or, cela implique qu’il y a quelque chose d’invisible et d’insondable au cœur
de la nature humaine qui nous empêche de connaître avec certitude la nature de
nos actes : des actes des autres, mais aussi, de nos propres actes. D’après Kant, le
sujet lui-même ne saura jamais juger le caractère moral de ses actes. Il sera toujours
possible qu’il croie avoir agi motivé par la raison et par les lois morales qu’il s’est
librement imposées à soi-même, mais que, en réalité, il ait agi obéissant à ses
instincts et à ses désirs les plus obscurs et les plus inconscients. Il existe toujours
la possibilité qu’on ait agi en suivant un pur intérêt particulier, même si on ne le
savait pas, même si on ne le voulait pas. Il est toujours possible que, aveugles de
nous-mêmes, nous n’ayons que frisé le conflit entre la raison et les passions. Kant
souligne cette incertitude dans ses Fondements de la Métaphysique des Mœurs en
disant que « nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets9 ».
Ce n’est alors sûrement pas un hasard que la philosophie morale de Kant ait
finalement besoin de la figure d’un observateur distant10, d’un juge raisonnable et
impartial, voire d’un spectateur, qui puisse déterminer la valeur des actes individuels. Or, avec le conflit héroïque et le spectateur, nous avons les ingrédients
essentiels pour un drame. Un drame, que le sujet lui-même doit apprendre à
observer d’après une certaine distance, comme s’il était justement spectateur de
sa propre vie. C’est, certainement la raison elle-même qui donne cette distance de
soi à soi, fortement critiquée par le jeune Hegel11, et qui situe le sujet en dehors
de lui-même, désormais scindé en deux12. Et pourtant cette raison s’avoue toujours
insuffisante, car les vraies motivations aussi bien que l’univers de désirs et de
pulsions derrière chaque action restent irréparablement secrets et cachés. Nous
restons toujours inconnus à nous-mêmes : « [m]ême l’homme, d’après la connaissance qu’il a de lui par le sens intime, ne peut se flatter de se connaître lui-même
tel qu’il est en soi13. » Et c’est bien à cause de cela que Kant fera appel à une
sorte de jugement dernier qui déterminera que chacun participe « au bonheur dans
la mesure où [il a] essayé de n’en être pas indigne14 ». Autrement dit, le héros
kantien sera finalement rétribué.
Avec un tel espoir de rétribution divine et le postulat (nécessaire) d’un être
originaire, d’un juge impartial et juste qui garantit l’union ultime entre la moralité
et le bonheur, tel qu’ils sont postulés quelques années plus tard dans la Critique
la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir,
alors sa maxime a une valeur morale ». (Ibid., p. 88).
9. Ibid., p. 104. Cf. aussi : « […] on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce
ne soit point une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été
la vraie cause déterminante de la volonté » (Ibid., p. 104).
10. « […] un observateur de sang-froid » (Ibid., p. 105).
11. Cf. Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, Paris, Vrin, 2003.
12. « […] l’homme trouve réellement en lui une faculté par laquelle il se distingue de toutes les
autres choses, même de lui-même, en tant qu’il est affecté par des objets, et cette faculté est la raison »
(Kant, Fondements., p. 181, caractères mises en gras par l’auteur).
13. Ibid., p. 180.
14. Kant, Critique de la raison pratique, traduction de F. Picavet, Paris, Alcan, 1902, p. 236.
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de la Raison Pratique15, c’est comme si Kant avait voulu franchir l’obscurité que
sa propre perspective venait d’ouvrir : l’obscurité d’un fantôme insondable qui
habiterait derrière nos désirs conscients. C’est comme s’il voulait refouler la possibilité du mal et d’une injustice radical. Or, c’est précisément ce trou noir et abyssal
qui attire notre attention et qui nous amène à nous plonger dans la philosophie
de Schelling, lequel prendra cette obscurité comme base (Grund) de l’existence
dans ses Recherches philosophiques sur la liberté humaine.
Contrairement à Rousseau, par exemple, pour qui l’homme qui fait le bien est
immédiatement inondé par le bonheur et la sensation d’être réconcilié avec soimême et avec la nature16, les différents passages de la philosophie morale de Kant,
où il essaie d’exemplifier la distinction entre un agir conforme au devoir et un agir
par devoir, illustrent, comme nous venons de le voir, jusqu’à quel point, pour Kant,
la réalisation du bien est indissolublement liée au conflit, voire même au chagrin
et à la souffrance. C’est à cet égard aussi que l’on décèle un point commun avec
Schelling, qui affirme que « chaque être (Wesen) ne peut se révéler qu’en son
contraire, l’amour dans la haine, l’unité dans le conflit17 », et que ce n’est que « au
sommet de la souffrance que peut se révéler le principe dans lequel il n’y a pas
de souffrance, de même que tout ne peut s’objectiver que dans son opposé18 ».
Mais, chez Schelling, la nécessité du conflit acquiert une dimension beaucoup plus
existentielle et poétique, car elle devient le signe distinctif, voire la condition même
de l’existence. En effet, l’identité, l’absolu, ne peut se réaliser qu’à travers la
différence.
C’est bien à travers ce tournant existentiel de la philosophie de Schelling que
l’insoutenable préjugé kantien selon lequel la réalisation du bien devient nécessairement incompatible avec toute forme de jouissance ou de légèreté, subira une
transformation profonde. Il va perdre son allure moralisante pour gagner un ton
mélancolique irrémédiable, une forme de nostalgie essentielle qui va pénétrer la
totalité du réel en lui conférant un caractère proprement tragique. Ainsi, tandis
que pour Kant l’angoisse existentielle suscitée par le doute absolu quant à la pureté
de l’intention sera renvoyée à et résolue par l’espérance ouverte par la religion,
pour Schelling, au contraire, ce doute radical, ce « résidu absolument irréductible »
(der nie aufgehende Rest)19, le Grund qui nous échappe toujours, devient le moteur
inépuisable et insondable de l’existence ainsi que de la réalisation du bien et de
15. « J’ai dit […] que, dans le simple cours de la nature dans le monde, il ne faut ni attendre ni
tenir pour impossible le bonheur exactement proportionné à la valeur morale et que, par conséquent,
on ne peut, de ce côté, admettre la possibilité du souverain bien qu’en supposant un auteur moral du
monde » (ibid., p. 262-263).
16. Cf. Rousseau, Emile ou de l’éducation, où il argumente par exemple que « le premier prix de
la justice est de sentir qu’on la pratique » (Ibid., Livre IV, Paris, p. Pourrat Éd., 1833, p. 187).
17. Schelling, Recherches philosophiques de la liberté humaine, traduction de Jean-François Courtine
et Emmanuel Martino dans : F.W.J. Schelling. Œuvres Métaphysiques (1805-1821), Paris, Éd. Gallimard,
1980, p. 158 (SW VII, p. 373).
18. Schelling, Philosophie de l’art, traduction de Caroline Sulzer dans : FW Schelling. Philosophie
de l’art, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 157 (SW V, p. 467).
19. Schelling, Recherches, p. 146 (SW VII, p. 360).
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la liberté. En conséquence, la tâche du « héros » sera l’assimilation et l’intériorisation de ce même résidu, ou en termes plus schellingiens, la tâche du héros sera
la réalisation de l’identité entre liberté et nécessité. En somme : le héros schellingien
est un héros tragique.
Le héros tragique dans la Philosophie de l’art de Schelling
En ce qui suite, nous proposons de considérer la figure du héros tragique
comme le véhicule conceptuel pour comprendre, non seulement la philosophie de
Schelling, mais aussi son écriture. Or, afin que l’attribution du tragique, loin de
n’être qu’une vague appréciation subjective, puisse dire quelque chose de concret
sur sa pensée, il nous faut déterminer au préalable, ce que c’est que le tragique.
Cette question, à son tour, nous ramène à l’analyse du tragique et de la figure du
héros tragique que Schelling réalisa dans ses leçons de la Philosophie de l’art
données à Jena entre 1802-1803. Ce texte n’est certes pas le premier où Schelling
aborde le thème de la tragédie (il le fait déjà dans ses Lettres sur le dogmatisme
et le criticisme de 1795), mais c’est celui qui nous offre l’approche la plus profonde,
la plus systématique et aussi la plus claire de la notion du tragique.
Or, on ne pourrait comprendre la lecture schellingienne de la tragédie sans
prendre en considération la logique qui sert de base à sa philosophie de l’art en
général, à savoir, que l’essence de l’œuvre d’art consiste dans la présentation
(Darstellung) de l’Absolu. L’art constitue la réalisation ou l’expression réelle de
l’Absolu. Et cela signifie aussi que l’art est l’expression (Darstellung) ou même la
réalisation de l’Identité20. Toute l’analyse schellingienne des différentes formes d’art
est élaborée par rapport à cette logique qui détermine aussi son interprétation de
la tragédie comme « l’apparition la plus haute de l’en-soi et de l’être de tout art21 ».
La tragédie, notamment la tragédie grecque, est selon Schelling la seule forme d’art
qui arrive à présenter (darstellen) l’Absolu sans aucun défaut. Présenter l’Absolu
veut dire, chez Schelling, « rendre objective l’indifférence vraie et absolue qui est
dans l’Absolu22 ». Ainsi, si la tragédie grecque est la plus haute apparition de l’art,
c’est parce elle présente l’identité entre la nécessité et la liberté de telle façon que
« la nécessité vainc sans que la liberté ne succombe » et en revanche « la liberté
l’emporte sans que la nécessité ne soit vaincue23 ».
C’est en ces termes (en termes, d’abord d’une lutte équilibrée, et ensuite de
l’identité entre la liberté et la nécessité) que Schelling interprète la tragédie de
Sophocle Œdipe Roi, qui d’ailleurs constitue – dans sa construction de l’art – le
paradigme par excellence de la tragédie et du caractère du héros tragique.
Quand Œdipe se rend compte que c’était lui qui avait tué son père et que
20. « La plus haute apparition de l’art est sans doute celle selon laquelle la liberté se hisse jusqu’à
égaler la nécessité, alors qu’en revanche la nécessité apparait égale à la liberté, sans que celle-ci ne
perde rien […] » (Schelling, Philosophie de l’art, p. 347 ; SW V, p. 690).
21. Ibid., p. 345 (SW V, p. 687).
22. Ibid., p. 347 (SW V, p. 690).
23. Ibid., p. 348 (SW V, p. 690).
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c’était lui aussi qui avait eu des enfants avec sa propre mère ; quand il comprend
que, tout en essayant de l’éviter, il avait, malgré lui, accompli le destin auguré par
l’Oracle, il s’arrache les yeux et décide de partir pour toujours. Aux cris du chœur
« Comment as-tu pu ainsi t’arracher les yeux? Quelle divinité t’a poussé? », Œdipe
répond : « Apollon, mes amis, oui, c’est Apollon qui est l’auteur de mes maux,
l’auteur de mes souffrances24. » Comme dirait Jacqueline de Romilly :
La tragédie grecque ne cesse de désigner, par-delà l’homme, des forces divines
ou abstraites qui décident de son sort et décident sans appel. […] c’est le triomphe
d’un destin que les dieux avaient annoncé et que l’homme n’a pu détourner25.
D’après cette lecture, qui reste sûrement la lecture la plus fidèle du texte de
Sophocle, la tragédie grecque serait l’expression artistique de la vaine lutte de
l’homme contre les forces divines.
Et pourtant, pour Schelling, aussi paradoxale que cela puisse paraître, le conflit
de la tragédie, le conflit d’Œdipe, n’est pas un conflit entre l’homme et une
nécessité extérieure à lui, un destin imposé par les dieux, mais un conflit interne,
lequel par conséquent doit être résolu aussi intérieurement. D’après Schelling, dans
la vraie tragédie, la relation entre liberté et nécessité n’est pas une relation entre
une force extérieure et une force interne, mais plutôt entre deux forces internes.
Le tragique « ne repose jamais […] sur un simple malheur extérieur; la nécessité
semble plutôt lutter directement contre la volonté-même et la combattre sur son
propre terrain26 », écrit Schelling. Œdipe tue son père et il couche avec sa mère
sans le savoir et sans le vouloir. C’est une erreur fatale inévitable. Mais, afin de
préserver sa liberté, le héros doit accepter cette erreur comme s’il l’avait voulu. Il
doit penser ou repenser son destin, voire la nécessité elle-même, comme si elle
avait surgi de lui, comme si elle avait surgi de sa propre liberté (et pas d’une
puissance externe infranchissable). C’est ainsi qu’il pourra comprendre et qu’il
pourra achever l’identité entre liberté et nécessité, dont nous parlions tout à l’heure:
une identité dans laquelle « la nécessité vainc sans que la liberté ne succombe »
et « la liberté l’emporte sans que la nécessité ne soit vaincue »27. Et finalement,
c’est ainsi qu’il se comprendra lui-même, sa vraie nature, son vrai fond. Effectivement, d’après la lecture schellingienne de la tragédie grecque, la réalisation de
l’identité entre liberté et nécessité implique un processus d’éveil et de compréhension de ce qui était caché et qui constitue une partie essentielle quoique latente
ou inconnue de nous-mêmes.
Le fait qu’Œdipe s’arrache les yeux n’est pas, alors, selon Schelling, l’expression
d’une défaite vis-à-vis d’un destin absolu et infranchissable, et il ne s’agit pas non
plus d’une folie passagère, d’un délire affreux. C’est plutôt l’expression d’un état
de lucidité extrême28, un moment à la fois heureux et terriblement déchirant. C’est
le moment où Œdipe prend conscience de la nature de sa liberté et exprime sa
24.
25.
26.
27.
28.
Sophocle, Œdipe Roi, traduit par Maurice Croiset.
Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 170.
Schelling, Philosophie de l’art, p. 362 (SW V, p. 709).
Ibid., p. 348 (SW V, p. 690).
« […] le vrai sublime tragique repose sur les deux conditions selon lesquelles la personne
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force ; car la liberté ne peut pas consister uniquement dans la compréhension à
la fois douloureuse et libératrice de sa propre nature, mais elle réside aussi dans
sa propre actualisation, voire dans sa propre extériorisation.
On distingue ainsi deux mouvements dans ce processus parcouru par le héros
tragique : un mouvement d’acceptation et d’intériorisation libre de la nécessité et
un mouvement d’extériorisation de la connaissance ou de la conscience acquise.
Dans un premier moment, l’identité entre liberté et nécessité est comprise : Œdipe
comprend que ses actes étaient en même temps libres et déterminés, voulus et
involontaires, conscients et inconscients et il accepte aussi bien la nécessité que la
liberté de ces actes passés. Dans un deuxième moment, il montre l’acceptation
libre et consciente de cette identité. C’est ainsi qu’il réalise l’identité absolue : en
se punissant, Œdipe montre qu’il a atteint un état de liberté et de compréhension
totale de soi-même. C’est, assurément, aussi pour cette raison que la scène finale
devient le zénith de la tragédie. Elle symbolise selon Schelling le « triomphe de la
liberté29 », laquelle dorénavant doit être comprise comme la réalisation (dans le
double sens du mot, à savoir: comme compréhension et comme expression ou
matérialisation) de l’identité entre liberté et nécessité.
Dans un certain sens on pourrait dire que la source du tragique se trouve dans
l’harmatía : Œdipe tue son père par erreur, sans le savoir et surtout sans le vouloir.
Et pourtant, l’harmatía ou l’erreur en elle-même n’est pas tragique. Ce qui est
tragique, c’est plutôt le fait que l’erreur ait été nécessaire. Ou, pour être encore
plus précis: ce qui est tragique, c’est le fait que l’erreur ait été nécessaire pour la
réalisation du bien, nécessaire pour l’achèvement de la liberté. L’accomplissement
de la liberté est donc tragique pour autant qu’elle surgit d’un conflit à travers
lequel le héros doit comprendre que le mal avec lequel il a dû se confronter était
nécessaire pour qu’il puisse finalement agir avec pleine conscience et en pleine
liberté30. Plus encore, il doit admettre que cette nécessité (la nécessité du mal, la
nécessité de l’erreur) n’est pas le résultat des forces malignes et externes qui agissent
sur lui, ni même d’une faute, d’une arrogance démesurée (hybris) qu’il aurait pu
éviter, mais qu’elle constitue en fait une partie nécessaire de sa propre nature, de
son propre mode d’être, de son être-là. Il doit envisager la nécessité du destin
comme conséquence (et condition) de sa propre liberté et de sa propre existence31.
Car, ceci est certain : Œdipe n’aurait pas atteint le même point de conscience de
soi-même ni de liberté, s’il n’avait pas commis le crime auparavant. Pour citer
morale succombe aux forces naturelles et vainc en même temps par son esprit » (ibid., p. 157 ; SW
V, p. 467).
29. Ibid., p. 353 (SW V, p. 697).
30. « Dans la chance Glück, la liberté ne peut donc apparaître ni dans le véritable conflit contre
la nécessité ni dans la véritable égalité avec elle. Elle ne se révèle de la sorte que si la nécessité impose
le mal et si la liberté, s’élevant au-dessus de cette victoire, assume de son plein gré le mal pour autant
qu’il est nécessaire et se rend, en tant que liberté, égale à la nécessité » (ibid., p. 348 ; SW V, p. 691).
31. La ressemblance avec la psychanalyse est remarquable. « […] “la psychanalyse cherche, par
l’exploration de l’inconscient”, ce qui rend compte de la dérive des conduites humaines par rapport aux
intentions du moi conscient. Tandis que le héros tragique grandit à nos yeux de l’irrésistibilité des
forces qui brisent, la stratégie du psychanalyste prétend tourner l’adversaire, et pénétrant dans l’inconscient, s’installer à l’intérieur même du Destin » (Jules Monnerot, Les Lois du Tragique, Paris, PUF,
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Schelling : « il n’y a pas que l’issue funeste32 » dans la tragédie ; mais c’est plutôt
la relation (entre la nécessité et la liberté) laquelle « est la seule véritablement
tragique33 ». Chez Schelling, le tragique désigne alors ce processus par lequel une
nécessité en principe extérieure et en principe inévitable comme le destin, le
Schicksal, est intériorisée ou assimilée par le héros afin de manifester le triomphe
de la liberté.
Il faut, en outre, souligner que le tragique – voire ce processus qui aboutit à
l’identité, à la catharsis et à la réunification finale du héros avec soi-même et avec
son passé – ne va pas de soi. C’est bien lui, le héros, qui doit le réaliser, qui doit
parcourir ce processus ; et il n’y a et il ne doit y avoir aucune force extérieur qui
viendrait l’aider. Schelling insiste sur ce point en disant que, dans la tragédie, les
dieux « ne sauraient apparaître pour porter secours aux acteurs, surtout au personnage principal […] Le héros tragique est obligé et contraint soll und muss de livrer
seul son combat34 ». La proscription de l’intromission de toute sorte de « deus ex
machina » établie par Schelling dans son analyse de la tragédie n’a pas seulement
une signification esthétique. Bien au contraire, comme nous pouvons déjà le constater dans les Lettres de 1795, ce rejet comporte une signification aussi philosophique.
Certes, la critique schellingienne dans les Lettres s’adresse surtout au dogmatisme
et au dogmaticisme des théologiens de Tübingen, mais elle vise aussi le criticisme
initié par Fichte, qui, à son tour, était inspiré par Kant. Or ce que nous tenons à
souligner avant tout est l’insistance avec laquelle Schelling rejette (à la différence de
Kant) l’idée d’un « dieu moral » qui serait censé sauver, soit le héros, soit l’homme,
de son destin fatal, voire du mal radical (entendu, non seulement comme le mal
moral, librement choisi par l’individu, mais aussi comme le mal absolu, dans la
mesure où ce mal reste pour toujours impuni), parce que cela impliquerait, selon
Schelling, la négation de la vraie liberté35. Autrement dit, pour Schelling et contrairement à Kant, une vraie théorie de la liberté humaine, une théorie qui n’anéantit
pas la liberté doit pouvoir expliquer, non seulement la possibilité du mal, mais aussi
son caractère nécessaire et insurmontable pour la réalisation du bien, c’est-à-dire
son caractère tragique36. Ou, comme dirait Camus : « Il s’agit de savoir si l’innocence,
à partir du moment où elle agit, ne peut s’empêcher de tuer37. »
1970, p. 59). Néanmoins, il est pour Schelling, comme pour Gouhier, « hors de doute que l’Œdipe
conçu par Sophocle ne tue son père et n’épouse sa mère que par une cruelle méprise et qu’il ne le
désire en rien » (Henri Gouhier, Le Théâtre et l’Existence, Paris, Vrin, 1991, p. 161).
32. Schelling, Philosophie de l’art, p. 353 (SW V, p. 697).
33. Ibid., p. 352 (SW V, p. 696).
34. Ibid., p. 357 (SW V, p. 702).
35. « […] il est plus noble de lutter contre une puissance absolue, quitte à périr dans cette lutte,
que de se prémunir par avance contre tout danger en s’abritant derrière un Dieu moral » (Schelling,
Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, dans Schelling, Premiers Écrits, traduction de
Jean-François Courtine, Paris, PUF, 1987, p. 153 ; SW I, p. 285).
36. C’est dans son texte tardif La Religion dans les Limites de la Simple Raison que Kant va traiter
plus profondément le problème du mal radical ou mal moral. Mais son refus du mal est encore très
poignant ; il pense le mal toujours comme cela qui doit être (et nous pouvons toujours avoir l’espoir
qu’il sera éventuellement) puni.
37. Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 14.
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Le philosophe en tant que héros tragique
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Enfin, si l’héroïcité du sujet kantien résidait dans son endurance, sa fermeté et
sa confiance inconditionnelle dans la raison (une confiance ou une espérance,
d’ailleurs, qui le menait à croire dans une rétribution morale après la mort), nous
nous trouvons face à une conception très différente avec l’analyse schellingienne
d’Œdipe Roi. Si, pour Kant, le conflit et la lutte contre ses pulsions a lieu toujours
avant l’action, pour Schelling le conflit décisif, le conflit à travers duquel le héros
va se réconcilier avec soi-même et va atteindre la vraie liberté, ce conflit-là a lieu
toujours après l’action. De même, s’il s’agissait pour le héros kantien de se dépouiller de tout ce qui était contraire à sa vraie identité (à sa raison) et de tout ce qui
le rendait hétéronome, pour Schelling, la prouesse héroïque consiste précisément
dans l’assimilation ou l’intériorisation de tout ce qu’il croyait être contraire à sa
nature. Il s’agit, selon Schelling, d’identifier la nécessité externe avec une nécessité
interne : avec la liberté. Et finalement, si le héros kantien avec sa confiance aveugle
dans la raison se caractérise aussi par un certain stoïcisme à l’égard de l’incertitude
toujours présente et incontournable quant à la nature de ses motivations les plus
secrètes et obscures, chez Schelling, en revanche, le conflit aboutit à un instant
(même si ce n’est qu’un instant, car la liberté absolue restera toujours inachevable)
de lucidité, de compréhension de soi-même et de réconciliation avec soi-même
totales.
Dans la mesure où l’identité accomplie dans la tragédie grecque (telle qu’elle
est analysée par Schelling) est le résultat d’un processus dynamique à travers lequel
l’erreur s’avoue nécessaire après coup ; la nécessité, lorsqu’elle est intériorisée ou
assimilée par le héros, devient à son tour un acte de liberté. C’est-à-dire que les
concepts de nécessité, de liberté et d’identité ne sont pas des concepts fixes. Ils
ne sont ni prédéterminés pour toujours, ni autonomes, mais processuels et interdépendants: leur essence ou leur détermination est constamment en devenir. C’est
bien pour cela que la Philosophie de l’art de Schelling se trouve à un point de
basculement entre deux façons de comprendre l’identité. Car, si d’un côté, comme
nous avons vu au départ, nous étions amenée à considérer l’identité comme ce
qui était représentée (dargestellt) par l’art ; nous sommes forcée de considérer
l’identité comme quelque chose d’une qualité tout à fait différente, si nous tenons
compte de l’interprétation plutôt subjective ou introspective que Schelling développe dans sa lecture existentielle de la tragédie de Sophocle. Car, d’après cette
perspective, l’identité n’est plus une totalité achevée, objectivée et impersonnelle,
mais elle symbolise un état intellectuel aussi bien qu’émotionnel qui est vécu et
réalisé par le héros. En outre, ce n’est que dans ce dernier contexte et par rapport
à cette nouvelle façon existentielle de comprendre l’identité que Schelling parlera
proprement du tragique. En effet, la notion du tragique et son importance philosophique va de pair avec une nouvelle façon d’approcher le problème de l’identité
entre liberté et nécessité, laquelle est inaugurée par Schelling dans son analyse
d’Œdipe Roi.
Or, il va sans dire que l’analyse schellingienne de la tragédie est indissociable
de son approche du problème de la liberté. En effet, dans la mesure où les héros,
telle que Œdipe ou Prométhée, symbolisent la nature de l’homme, le tragique
devient aussi le trait principal de la structure de la liberté humaine. Lorsque
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Schelling
Schelling parle de la liberté par rapport à Œdipe, il parle en fait de la liberté de
l’homme. Le tragique n’est justement pas une catégorie esthétique, mais il désigne
une modalité essentielle de l’être humain, à savoir son être libre, ou plutôt son
devenir libre et son devenir conscient de soi-même.
Schelling présente son analyse et son interprétation de la tragédie comme si
elles allaient de soi (comme si elles pouvaient être dérivées de sa philosophie
précédente38), mais il ne thématise pas les nouveaux présupposés philosophiques
dont il se sert, et on ne pourrait pas dire que sa Philosophie de l’art est une
philosophie de la liberté. Bien au contraire: la réflexion sur la liberté humaine que
nous pouvons dégager de l’interprétation Schellingienne de la tragédie n’est aucunement explicite dans la Philosophie de l’art ; elle est plutôt latente, cachée et
entremêlée aux principes de la philosophie dite de l’identité, dont une compréhension tellement existentielle n’aurait pas de sens. Autrement dit, avec son analyse
de la tragédie et notamment avec sa notion du tragique, Schelling dépasse les
limites de la philosophie de l’identité. D’une part, il dépasse les limites de la
philosophie de l’identité parce que l’identité est désormais comprise comme quelque chose en devenir et qui doit être achevée par l’individu ; d’autre part, son
analyse du tragique implique une conception de la liberté, de la nécessité, de
l’action et de la conscience que Schelling n’avait pas encore élaborée. Or, ce sont
précisément ces présupposés qu’il faut chercher, car ils constituent la base à partir
de laquelle nous pourrons comprendre les enjeux philosophiques qui sont cachés
dans sa notion du tragique.
En fait, ce n’est que sept ans plus tard, dans ses Recherches Philosophiques sur
l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, que nous trouvons
explicitement la réflexion formelle sur la liberté humaine qui nourrissait son analyse
antérieure de la tragédie et du tragique. C’est à dire que ses Recherches peuvent
être considérées, et c’est bien là notre thèse, comme l’explicitation, le devenir
effectif et conscient des intuitions implicites dans son analyse d’Œdipe Roi. D’ailleurs, nous le verrons, cette réflexion sur la liberté humaine constitue en même
temps une réflexion sur la philosophie et sur l’écriture de la philosophie, de telle
sorte que, si la liberté des Recherches s’avère être une liberté foncièrement tragique39, la figure du philosophe devra être conçue aussi comme un « héros » tragique.
Les Recherches de 1809
Schelling commence ses Recherches avec une réflexion sur la question du
système: comment le système philosophique doit-il être conçu si l’on veut saisir
l’essence de la liberté humaine sans cependant la détruire? Comment doit-il être
38. « Pour ceux qui connaissent mon système philosophique, la philosophie de l’art ne sera que
la reprise à la puissance supérieure ; pour ceux qui le connaissent pas, sa méthode, ainsi appliquée,
ne pourra apparaître que plus évidente et plus claire » (Schelling, Philosophie de l’art, p. 54 ; SW V,
p. 363).
39. Cf. Lore Hühn, Fichte und Schelling oder Über die Grenze menschlichen Wissens, Stuttgart/
Weimer, J.B. Metzler, 1994.
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Le philosophe en tant que héros tragique
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construit, le texte philosophique … ? Dès les premières pages du texte, Schelling
suggère que le problème du système de la liberté n’est pas seulement un problème
théorique, mais aussi un problème pratique, dans le sens que la question du système
est toujours une question sur la forme, voire sur la composition du texte philosophique. Le système n’est pas incompatible avec la liberté, affirme Schelling, mais
il faut encore trouver et la notion et la forme adéquates du système. Comme dans
ses Lettres de 1795, Schelling considère dans ses Recherches de 1809 que pour
soustraire la liberté aux conceptions réductionnistes ou annihilantes, il est aussi
nécessaire de sauver la philosophie des concepts morts et des formes inanimées
des théories rigides, dogmatiques ou mécanicistes. C’est bien pour cela que, au-delà
de sa critique théorique du Spinozisme, nous trouvons en même temps une critique
du style, une critique de la forme de l’écriture. Les manques dans la théorie sont
visibles aussi dans la rigidité du langage :
L’erreur de son système ne réside nullement en effet en ce qu’il pose les choses
en Dieu, mais en ceci précisément que ce sont des choses […] Spinoza traite aussi la
volonté comme une chose (Sache) […] D’où l’absence de vie que caractérise son système,
la sécheresse de la forme, l’indigence des concepts et des formulations, la rudesse, la
rigidité implacable des déterminations qui s’accorde parfaitement avec sa manière
abstraite d’envisager les choses […]40.
Pour Schelling, il n’y a pas d’ambiguïté : la recherche d’un système qui puisse
lier le concept de la liberté avec la totalité du monde, la recherche de la réconciliation de la contradiction entre liberté et nécessité constitue la tâche principale
de la philosophie41. Et cela vient du fait que nous ne pouvons pas considérer le
problème de la liberté sans le rapporter à une totalité dynamique, organique, et
créatrice. La liberté de l’homme doit être comprise par rapport au cosmos, par
rapport à la totalité du monde. Et on ne peut pas songer à dissoudre ce problème
avec une vision atomisée de la liberté en « volontés particulières »42 indépendantes
et isolées les unes des autres ; de la même façon qu’on ne pourra jamais dégager
le sens des concepts sans prendre en considération leur contexte, parce que les
mots doivent être aussi vivants que les idées qu’ils transmettent et ne doivent alors
pas être fixés, établis pour toujours : leur signification se constitue plutôt avec le
texte lui-même. Or, du point de vue de la philosophie elle-même, cela veut dire
que la pensée de la liberté doit s’inscrire dans l’histoire de la philosophie, ce qui
explique l’engagement de Schelling avec la philosophie de Spinoza, Leibniz et
Fichte43. Le discours philosophique doit être toujours aussi un trans-discours à
40. Schelling, Recherches, p. 136 (SW VII, p. 349).
41. « […] c’est cette tâche capital et elle seule, qui forme le ressort inconscient et invisible de tout
effort vers la connaissance, du plus bas au plus sublime degré » (Ibid, p. 136 ; SW VII, p. 338).
42. Cf. Ibid, p. 136 (SW VII, p. 337).
43. En ce sens, la critique hegelienne aux Recherches ne pouvait être plus dure, quand il affirme :
« Schelling hat eine einzelne Abhandlung über die Freiheit bekanntgemacht, diese ist von tiefer,
spekulativer Art ; sie steht aber einzeln für sich, in der Philosophie kann nichts Einzelnes entwickelt
werden » (Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie III, Theorie Werkausgabe Bd. 20,
p. 453).
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Schelling
travers son histoire, ou, comme il dira dans ses Leçons d’Erlangen, la philosophie
est ce qui parcourt tous les systèmes à travers l’histoire.
Après avoir posé la question du système, Schelling continue ses Recherches en
analysant le principe de l’identité. Il faut, nous dit Schelling, repenser le concept
d’identité, il faut repenser la fonction de la copule, car c’est bien à cause d’une
« mécompréhension générale du principe de l’identité »44 que les philosophes n’ont
même pas su commencer à résoudre le problème de la relation entre la liberté et
la nécessité, l’individu et la nature, le bien et le mal. Comme nous l’avons déjà
signalé auparavant, la nouvelle compréhension de la notion d’identité élaborée par
Schelling dans les Recherches était déjà latente dans ses leçons sur la tragédie
grecque de 1803. Comprendre le vrai sens de l’identité signifie maintenant
comprendre l’identité en tant que processus dynamique, en tant que devenir ; un
processus auquel et la philosophie de la nature et la philosophie de l’identité
prennent part45. Et pourtant Schelling ne nous donne pas une nouvelle définition
de l’identité, mais il nous montre plutôt les différentes façons dont l’identité ou
la copule peut être interprétée46. C’est-à-dire : le sens de l’identité, le sens dynamique de l’identité ne peut être explicité que dans le devenir du texte, à travers
les différentes interprétations qui jaillissent du texte lui-même. Il ne s’agit pas de
déterminer la signification du concept, mais de montrer le processus à travers
lequel ce qui est implicite devient progressivement explicite. La relation sujetprédicat est ainsi une relation d’implicitum-explicitum. Et, dans un certain sens on
pourrait dire que la totalité des Recherches n’est que le développement de cette
relation : tout est déjà contenu dans le principe de l’identité, ou, comme il le désigne
aussi, le principe du fondement (Gesetz des Grundes)47. Je reviendrais plus tard à
la signification de cette question et à ses enjeux concernant le philosophe en tant
qu’écrivain ; pour l’instant, il faut s’attarder sur les conséquences de cette nouvelle
conception dynamique de l’identité pour la compréhension de l’existence et de la
liberté humaine. Car la question principale et structurante de notre recherche reste
toujours: dans quelle mesure est-il justifié de dire que dans la philosophie de la
liberté schellingienne, l’homme devient nécessairement un héros tragique.
Cette nouvelle compréhension organique et dynamique de l’identité, selon
laquelle tout ce qui existe doit avoir un fondement obscur, un Grund qui lui sert
de base, constitue certainement la pensée fondatrice des Recherches. Dans cette
relation fondement-existence, le fondement n’existe proprement pas et doit
toujours rester obscur et inconnu afin que ce qui doit exister (le bien, le vrai),
puisse exister ; afin que la lumière et l’esprit puissent se développer à partir des
44. Schelling, Recherches, p. 128 (SW VII, p. 341).
45. Ibid., pp. 121-122 (SW VII, pp. 333-334). Cf. Aussi J. Jantzen, « Die Möglichkeit des Guten
und des Bösen », dans, O. Höffe, A. Pieper (Éd.), F.W.J. Schelling: Über das Wesen der menschlichen
Freiheit, Berlin, Akademie Verlag, 1995, pp. 61-91.
46. Cf. Schelling, Recherches, p. 129 (SW VII, pp. 341-342). Il y a ici un long passage dans lequel
Schelling montre comment la copule ou identité peut être interprétée de différentes façons. La signification n’est pas antérieure à l’interprétation ; celle-là surgit avec celle-ci.
47. Ibid., p. 133 (SW VII, 346).
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Le philosophe en tant que héros tragique
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forces obscures de la matière48. C’est selon ce modèle que Schelling explique
l’existence de tout être (même de Dieu). Et c’est en fonction de cette structure
fondamentale de toute forme d’existence que Schelling conçoit l’existence ou la
réalisation de la liberté : « le concept réal et vivant de la liberté est celui d’un
pouvoir du bien et du mal49. » Autrement dit, la réalisation de la liberté est la
réalisation de l’équilibre entre deux forces opposées, dont l’une est le fondement
de l’autre. En effet, pour Schelling, le problème de la liberté est parallèle au
problème de la théodicée. Pour comprendre la liberté humaine, nous l’avons déjà
vu, il faut comprendre ce que c’est que le mal.
Dans la logique des Recherches, le mal est le devenir existant du fondement,
de ce qui devait rester occulte et caché, à la base de l’existence. Schelling élabore
différentes versions de la nature de ce fondement. D’après une de ces versions, le
fondement est expliqué par la notion d’une volonté particulière (Partikularwille)
qui s’opposerait à la volonté universelle. Le fondement est ainsi le principe égoïste,
qui est certainement nécessaire pour l’existence de quoi que ce soit, mais qui en
soi-même ou pour soi-même ne devrait pas exister, parce qu’en se désirant soimême, confondu dans un cercle vicieux où l’objet et le sujet de désir se confondent
et se consomment, il annihilerait, comme dans un feu dévorant, toute possibilité
d’existence y compris de son propre être (c’est-à-dire son propre être fondement,
base)50. La logique du mal est ainsi décrite comme une force d’autodestruction
pour autant que le mal entraîne toujours la destruction ou la rupture irréparable
et irréversible de l’équilibre établi entre le fondement et l’existence.
Si l’équilibre, voire le lien (Band) entre ces deux termes, est ce qui favorise et
maintient le dynamisme du système et de la totalité de l’existence, la rupture
abrupte qui a pour cause l’imposition du fondement sur l’existence est ce qui
l’ankylose. Même la liberté est détruite, car une fois que la spirale du mal s’est
instaurée, la possibilité du bien est anéantie. C’est pour cela que Schelling décrit
le mal comme une « vie fausse51 », une vie de mensonge et de corruption.
Or, dans la mesure où le mal est conçu comme l’imposition de la volonté
particulière sur la volonté universelle, on est inévitablement forcé de problématiser
la position de l’individu moderne dans la totalité du système, ce qui nous aide à
mieux comprendre les remarques que faisait Schelling au début des Recherches :
Comment comprendre alors la position de l’individu ? A-t-il la possibilité de ne
pas faire le mal ? En effet, ce n’est pas par hasard que Schelling parle de la nécessité
du péché52. Et la liberté, à son tour, doit être comprise comme une force en devenir :
toujours en train de se récréer, de se réinventer, toujours mêlée à un jeu perpétuel
avec la nécessité.
Ce caractère paradoxal de la liberté devient explicite dans l’analyse schellingienne de la trahison de Judas. C’est bien par nécessité que Judas trahit Jésus, dit
48. Cf. Ibid., p. 144 (SW VII, 358) : « La gravité précède la lumière à titre de fond éternellement
obscur, qui n’est pas lui-même actu et qui s’enfuit dans la nuit tandis que se lève la lumière (existant) ».
49. Ibid., p. 139 (SW VII, p. 352).
50. Cf. Ibid., p. 165 (SW VII, p. 381).
51. Ibid., p. 152 (SW VII, p. 366).
52. Ibid., p.165 (SW VII, p. 381).
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Schelling
Schelling. Il n’aurait pas pu agir autrement ; et cependant son acte est un acte
libre. Il agit librement dans la mesure où, une fois commis l’acte terrible, il doit
penser ou plutôt réinterpréter cet acte inévitable comme s’il l’avait choisi de façon
parfaitement libre et volontaire53. C’est-à-dire que, comme nous l’avons vu dans
son analyse d’Œdipe Roi, la réalisation de la liberté a toujours lieu après coup,
après avoir déjà commis l’erreur, le mal, (le péché), lesquels deviennent ainsi
absolument nécessaires pour le devenir de la liberté elle-même. Le processus par
lequel la liberté se réalise est un processus discontinu et infini dans lequel la
nécessité constitue une étape incontournable. En fait, la liberté ne se manifeste
qu’à travers la nécessité, dans la mesure où celle-ci est intégrée et réinterprétée
par elle.
Dans ses Recherches sur la liberté Schelling ne parle plus du tragique, mais la
logique interne du texte (laquelle, comme nous venons de le voir, n’est que l’explicitation du principe – dynamique – de l’identité) est très similaire à celle sur laquelle
il semblait fonder son analyse de la tragédie grecque. Schelling décrit toujours,
comme dans son analyse d’Œdipe et, d’ailleurs, comme dans ses Lettres de 1795,
la vraie liberté comme celle qui coïncide avec la nécessité et dont l’essence réside
dans la capacité d’affirmer librement ce qui est nécessaire54. Même au niveau du
lexique, nous trouvons des similitudes assez significatives entre les deux textes,
comme le démontrent par exemple l’usage du mot « triomphe » par rapport à la
liberté, l’idée d’une lutte entre deux opposés qui se battent, mais sans que l’un
soit vaincu par l’autre, et aussi sa critique du manque de décision : comme le héros,
on « ne peut pas rester dans l’indécision55 », il faut agir.
Dans un texte sur la relation entre le tragique ancien et le tragique des modernes,
Kierkegaard définit la nature tragique de l’homme moderne par rapport à sa
relation avec la totalité du système :
Tout individu, si indépendant que soit son génie, n’en est pas moins enfant de
Dieu, de son temps, de son peuple, de sa famille, de ses amis, toutes circonstances où
il y a d’abord sa vérité ; et si, dans tout ce relativisme où il est plongé, il prétend être
l’absolu, il devient ridicule […] S’il renonce au contraire à cette prétention et accepte
sa relativité, il possède eo ipso le tragique, même s’il est l’homme le plus heureux du
monde […]56.
53. Ibid., p. 169-170 (SW VII, p. 386).
54. « La véritable liberté consonne avec une sainte nécessité, telle que nous pouvons l’éprouver
dans la connaissance essentielle, quand l’esprit et le cœur, n’obéissant qu’à leur propre loi, affirment
de leur plein gré ce qui est nécessaire » (Schelling, Recherches, 174 ; SW VII, p. 392).
55. Ibid., 159 (SW VII, p. 374). Voir aussi : Schelling, Philosophie de l’art, p. 90 et 353 (SW V,
p. 398 et 697) et dans ses Lettres, la dixième lettre.
56. Søren Kierkegaard : « Le reflet du tragique ancien sur le moderne », dans : S. Kierkegaard, Ou
bien…, Ou bien…, Paris, Éd. Gallimard, 1984, p. 113. La thèse de Kierkegaard se fonde sur une
différenciation très claire entre le tragique des anciens et le tragique des modernes. Nous soutenons
ici, par contre, que cette différence n’est jamais si nette chez Schelling. C’est toujours plutôt la
conception « moderne » du tragique qui domine dans la pensée schellingienne et qu’il projette (dans
la Philosophie de l’art) sur la Grèce antique.
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Il y a ici une grande similitude entre le tragique des modernes, tel qu’il est
décrit par Kierkegaard, et la façon dont Schelling expose l’essence de l’existence
dans ses Recherches. On peut reformuler la nature tragique de l’existence, telle
qu’elle est conçue par Schelling, et plus spécifiquement de l’existence humaine,
de la façon suivante : le tragique réside dans le fait que pour exister il faut vouloir
l’existence, il faut se vouloir soi-même, et cela est déjà en vouloir trop, c’est déjà
s’éloigner du centre pour atteindre ce qu’on ne peut pas atteindre en tant qu’individu57. C’est pour cela que le sujet se trouve déjà toujours au milieu de l’erreur,
parce que dès qu’il commence à se rendre compte de la situation où il se trouve,
de l’erreur commise, c’est déjà trop tard. Mais, on ne peut pas revenir en arrière
non plus. On ne pourrait en aucun cas trouver la solution dans l’abandon de l’être,
dans le renoncement de l’existence ou du sujet. Le non-être est toujours pire que
l’existence, même si celle-là est toujours hantée par le vouloir-être du fondement,
de ce qui doit rester obscur et latent. On ne peut vouloir la non-existence58 ; le
sujet ne peut pas disparaître ni aspirer au retour à une espèce d’état idyllique passé
– l’Arcadie des philosophes –, parce que cela serait, comme le dit Kierkegaard et
comme le dira Nietzsche, ridicule. Il faut ainsi assumer l’erreur et le mal, comme
une espèce de condition de possibilité de la réalisation de la liberté et du bien –
ce qui ne veut pas dire, par contre, que la nécessité du mal ou la nécessité du
péché soit un apriori de l’existence, puisque la nécessité elle-même ne se dévoile
comme telle qu’après coup.
Le tragique comme écriture
Nous avons déjà indiqué plus haut que, pour Schelling, la question du système
n’est pas seulement une question théorique, mais qu’elle engage aussi le problème
de l’écriture du texte philosophique lui-même. Ou, autrement dit, le dynamisme
soutenu par Schelling au niveau théorique ne peut pas être détruit par le langage
du texte. Le texte doit refléter en quelque sorte la nature de ce qu’on essaie d’exprimer. Cela est en tout cas, semble-t-il, la tâche impossible que Schelling impose au
discours philosophique. Nous avons vu comment l’absence d’une définition définitive du principe d’identité pouvait être interprétée comme un effort pour maintenir,
d’une part, son caractère foncièrement dynamique et créateur et pour montrer,
d’autre part, que sa signification ne peut pas être fixée car elle jaillit de ses occurrences. Le principe d’identité, le principe du fondement, le sens de la copule et du
langage, affirme Schelling, ne peut pas être une unité simple (Einerleiheit), statique,
« insensible et privée de vie », parce qu’elle est une unité « immédiatement créatrice
(eine unmittelbar schöpferische)59 ». C’est aspect de l’écriture schellingienne met en
évidence une différence flagrante entre la philosophie schellingienne (surtout de la
57. Schelling, Recherches, p. 151 (SW VII, p. 365).
58. C’est ainsi que Schelling explique aussi la nécessité (morale) de l’autorévélation de Dieu : « Si
donc Dieu ne s’était pas révélé à cause du mal, c’est le mal qui aurait triomphé du bien et de l’amour »
(ibid., p.184 ; SW VII, p. 402). Cf. Schelling, Lettres, neuvième et dixième lettres.
59. Schelling, Recherches, p. 133 (SW VII, p. 345).
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Schelling
période dite de « crise » entre 1808 et 1827) et celle de ses prédécesseurs, notamment
celle de Kant. En effet, les textes kantiens sont dominés par un constant effort de
précision et définition, lequel effort, par contre, n’arrive pas à rendre le texte plus
claire ; au contraire, le texte devient très souvent plus confus, victime de sa propre
rigueur.
Or, la question du philosophe est bien celle-ci : comment maintenir la pureté
de ce principe sans le détruire, comment dire ce qui ne peut pas être dit ? Et,
comme dans la tragédie, le philosophe doit être courageux (« Seelenstärke ist nötig
(une âme forte est nécessaire) », dit Schelling dans les Ages du Monde60). Il doit
être courageux pour ne pas fuir la difficulté de sa recherche en se réfugiant sous
des grands concepts aussi tout-puissants que vides. Mais, comme le héros tragique,
il se trouve devant une tâche et une contradiction insurmontables : il est coincé
entre un silence insoutenable et le danger presque inévitable de détruire ce qu’il
veut sauver : la liberté et le caractère inépuisable et insondable de la vie61. Il s’agit
ici, bien sûr, du danger du dogmatisme, lequel préoccupe Schelling dès ses premiers
écrits.
L’image héroïque du philosophe ne constitue certainement pas une nouveauté
dans l’histoire de la pensée occidentale. Et si l’on pense aux auteurs du Romantisme
allemand comme Friedrich Schlegel, l’idée de l’impossibilité du discours philosophique n’est peut-être pas non plus sans précédent. Mais ce qui est nouveau dans
la pensée schellingienne, c’est la façon dont il se confronte avec cette problématique. Afin d’exposer cette nouvelle approche du problème de la Darstellung de
la philosophie nous proposons de considérer le texte philosophique comme une
« chose », un « quelque chose » (etwas) qui existe et qui, comme tout ce qui existe,
doit avoir un fondement inépuisable et obscur, un Grund qui lui sert de base. En
effet, il n’y a aucune raison qui nous empêcherait d’attribuer au texte lui-même
la même structure fondamentale que Schelling accorde à l’existence. D’ailleurs, la
considération du « mot », la considération du « texte » comme étant quelque chose
qui existe (et qui porte alors tous les traits de l’existence), l’idée selon laquelle le
verbe est une forme d’existence ou de révélation constitue l’un des points principaux des Recherches62. C’est donc Schelling lui-même qui nous invite à donner
cette interprétation de son texte. En effet, lorsqu’il considère l’identité comme une
relation dynamique et lorsqu’il comprend la révélation et la création divine comme
un acte de « devenir verbe », il se réfère en même temps à sa propre activité et à
sa propre création. Lorsqu’il parle de la liberté, Schelling parle aussi de la philosophie, et quand il évoque le « Verbe créateur » (das schaffende Wort)63, il se réfère
aussi à l’écriture de la philosophie.
Par conséquent, le sujet qui parle dans les Recherches n’est plus un sujet en
dehors du texte ; son point de départ, n’est plus, comme dans l’Exposition de mon
système de la philosophie de 1801, une raison absolue qui contemple et explique
60. Schelling, Die Weltalter (1815), dans, SW VIII, p. 207 (traduction de l’auteur).
61. Cf. Schelling, Recherches, p. 126 (SW VII, p. 338).
62. « Dans le Verbe proféré, c’est l’Esprit qui se révèle, c’est-à-dire Dieu comme existant actu »
(ibid., p. 150 ; SW VII, p. 364).
63. Ibid., p. 187 (SW VII, p. 405).
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Le philosophe en tant que héros tragique
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la nature telle qu’elle est et telle qu’elle a toujours été. Le point de départ du texte
des Recherches est plutôt celui du créateur qui se trouve toujours au milieu de sa
propre création. Cela revient à dire que le Schelling n’a plus une position privilégiée
dans son propre discours, car même s’il prend, pour ainsi dire, la position de Dieu,
il ne s’agit pas d’un Dieu qui contemple sa création déjà toujours achevée, mais
d’un Dieu qui est lui-même en train de devenir et qui, pour cette raison même,
est aussi toujours en danger de périr. C’est un Dieu qui pense l’existence à partir
du centre de l’existence : du centre à la périphérie64. C’est pourquoi la question
pour Schelling n’est plus celle de la représentation (Darstellung) de l’Absolu, mais
celle de sa révélation ou de son auto-réalisation.
Nous soutenons que ce changement de perspective implique que le discours
philosophique schellingien a incorporé sa propre faillibilité ou fragilité, ou autrement dit, qu’il a assimilé le fait que le langage n’arrive jamais à exprimer l’Absolu
sans rater en même temps nécessairement son propos. En effet, comment parler
d’un fondement obscur qui est foncièrement inconnaissable, impénétrable ? Certes,
Schelling ne thématise pas cet échec du discours philosophique, mais il le montre.
Il le montre avec son indécision, avec sa propre hésitation à parler justement de
l’Absolu. Une hésitation qui n’est d’ailleurs pas ponctuelle, mais assez récurrente
tout au long des Recherches :
Comment pourrions-nous le nommer autrement que fond-originaire (Urgrund) ou
mieux non-fond (Ungrund)? Puisqu’il précède toutes les oppositions, celles-ci ne peuvent
être ni discernables, ni présentes de quelque autre façon en lui. Il ne peut donc pas
être caractérisé comme identité, mais seulement comme absolue indifférence des deux
principes65.
On voit bien que, dans les Recherches, la philosophie est prise dans une
tension analogue à celle qui affecte le devenir de la liberté, laquelle est toujours
conçue dans une relation dynamique et organique entre le fond obscur de la nature
et la lumière de l’esprit. En effet, c’est dans ce texte qu’il devient clair que la
philosophie a besoin de l’obscur, de ce qui est foncièrement non discursif66. Toutefois, pour devenir réelle, pour devenir existante, pour devenir texte, la philosophie
doit aussi (et c’est bien ici où nous trouvons la tension) devenir logos, voire discours
rationnel. Or, c’est à partir de la réflexion sur cette tension devenue explicite dans
les Recherches, que nous pouvons parler d’un processus, dans la philosophie, de
devenir conscient de ses propres limites, voire d’admettre la nécessité de l’erreur.
Autrement dit, dans la mesure où Schelling doit intégrer ce qui n’a ni fondement,
ni raison d’être, ce qui est foncièrement obscur, dans le discours philosophique,
on peut considérer que le processus de l’écriture s’avère similaire au processus
d’intériorisation de la nécessité de l’erreur dans l’analyse schellingienne du héros
tragique que nous venons d’esquisser. En effet, chez Schelling, le tragique n’est
pas seulement un sujet possible de réflexion, mais aussi un processus dont la
64. Cf. J.-F. Marquet, Liberté et Existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling,
Paris, Gallimard, 1973, p. 397.
65. Schelling, Recherches, p. 188 (p. SW VII, p. 406).
66. Cf. Ibid., pp. 194-195 (SW VII, p. 414).
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Schelling
philosophie elle-même devient le sujet. Ainsi, la structure à partir de laquelle
Schelling détermine l’essence de la liberté humaine dans les Recherches est en
même temps la structure qui détermine sa propre écriture. La philosophie, pour
autant qu’elle existe, est aussi prise dans les enjeux du devenir réel.
Or, il ne faut pas oublier la raison pour laquelle le discours philosophique doit
intégrer son propre anéantissement : c’est précisément pour garantir son existence
en tant qu’il est dynamique, organique, vivant, bref, en tant qu’il est libre, ou plus
précisément, manifestation de liberté. La philosophie, comme la liberté humaine
n’est donc réalisable qu’à travers un processus par lequel elle doit prendre toujours
conscience de soi-même à nouveau, et comprendre qu’il y a toujours, comme pour
Œdipe, un aspect de sa propre identité qu’elle ne connaît pas ; un point aveugle
qui ne deviendra visible qu’après coup. Alors, sa pleine réalisation est nécessairement inachevable.
La réflexion sur le héros tragique nous permet alors de comprendre la philosophie comme un processus dans lequel la philosophie est en même temps le sujet
et l’objet du discours. Chaque nouvel état de la philosophie, chaque œuvre, est le
résultat d’un processus dans lequel la philosophie doit réviser et comprendre les
erreurs qu’elle a commises, les systèmes qui ont failli, et les raisons pour lesquelles
elle n’a pas réussi à s’exprimer, à devenir ce qu’elle est. Enfin, la comparaison du
tragique avec le processus de la philosophie nous aide à comprendre que chaque
texte est l’explicitation de quelque chose de foncièrement passé ; que le progrès
de la philosophie implique toujours faire un pas en arrière. Ainsi, les Recherches
sont l’explicitation, le devenir existant et conscient, le devenir texte, de la réflexion
sur la liberté humaine qui n’est qu’implicite dans l’analyse de l’Œdipe Roi de la
Philosophie de l’art. Et Les âges du monde, avec leur analyse des deux volontés
opposées, sont sûrement l’explicitation de ce qui sert de base aux Recherches et
qui n’est qu’implicite dans la phrase énigmatique :
Vouloir est l’être primordial (Wollen ist Urseyn) et c’est à lui seul que reviennent
tous les prédicats de ce dernier: absence de fondement, éternité, indépendance à l’égard
du temps, auto-affirmation. Tout l’effort de la philosophie ne vise qu’à trouver cette
suprême expression67.
Dans Les âges du monde nous trouvons, d’ailleurs, la preuve définitive que
la philosophie de Schelling est profondément engagée dans le problème de l’écriture, voire dans le problème de sa réalisation ou de sa matérialisation à travers le
texte scientifique ou dialectique. Car « le but de la recherche n’est pas encore
atteint ; la science doit encore être portée et accompagnée par la dialectique,
comme la parole par le rythme […]68 » et l’achèvement absolu de la philosophie
est projeté vers l’avenir69. Or, c’est dans Les âges du monde aussi que nous comprenons dans quelle mesure toute philosophie n’est qu’une narration et une narration
nécessairement fragmentaire.
67.
68.
69.
Extase
Ibid., p. 137 (SW VII, p. 350).
Schelling, Les Âges du Monde. Fragments, traduction de Pascal David, Paris, PUF, 1992, p. 19.
Cf. Jean-François Courtine : « Du Dieu en devenir à l’être à venir », in : Jean-François Courtine,
de la Raison. Essais sur Schelling, Paris, Galilée, 1990, pp. 203-237.
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Le philosophe en tant que héros tragique
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La nouvelle compréhension dynamique ou organique de l’identité, sur laquelle
Schelling fonde ses Recherches nous offre une nouvelle base à partir de laquelle
nous pouvons comprendre la généalogie de la philosophie de Schelling. En appliquant la notion du tragique au processus de la philosophie, nous parvenons à une
nouvelle façon de comprendre l’interdépendance entre certaines œuvres de Schelling, particulièrement Les Recherches, Les Ages du monde et les Leçons d’Erlangen.
Chaque texte est basé sur un fondement obscur qui ne peut être explicité qu’après
coup et la philosophie est toujours forcée de refonder sa nature, de renouveler
son discours, de retourner à ses fondements, i.e. de devenir consciente d’elle-même.
Et c’est précisément dans ce sens-là qu’il faut comprendre que la philosophie n’est
pas achevée ni achevable. Elle doit, pour ainsi dire, rater son but, sans quoi elle
ne serait pas l’expression d’une identité processuelle, mais d’une identité ankylosée,
dogmatique. Pour le philosophe-écrivain cela veut dire qu’il doit se méfier de ses
r̀éussites’ : il doit constamment réinventer son écriture et se réinventer soi-même,
en s’efforçant toujours pour trouver formes d’écriture nouvelles (n’oublions pas
que Schelling a essayé plusieurs genres : essaies, systèmes, romans, dialogues, narrations…), nouvelles perspectives et points de départ nouveaux.
Finalement, dans les Leçons d’Erlangen de 1825 Schelling définit la philosophie
comme la réalisation de la liberté à travers un processus par lequel l’éternelle
liberté prend différentes formes, sans pouvoir rester définitivement dans aucune
d’elles. Ici l’accomplissement, le zénith de clarté, est aussi pour la philosophie,
comme pour Œdipe, la connaissance de soi-même pour autant que cette connaissance constitue un processus infinie. Et pourtant cela ne signifie pas la fin de la
philosophie, c’est plutôt son commencement, c’est-à-dire la base à partir de laquelle
le philosophe doit essayer toujours à nouveau d’exprimer, à travers ses discours,
ce qu’elle est et qui ne peut pas être pris dans une forme fixe.
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