Le philosophe en tant que héros tragique : réflexions sur la nature

Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Le philosophe en tant queros tragique :
réflexions sur la nature de l’écriture de la
philosophie chez Schelling
Katia Hay
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1439
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 113-131
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Katia Hay, « Le philosophe en tant que héros tragique : réflexions sur la nature de l’écriture de la
philosophie chez Schelling », Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10
octobre 2016, consulté le 28 décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1439 ; DOI : 10.4000/
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 113
Le philosophe en tant que héros tragique :
Réflexions sur la nature de l’écriture de
la philosophie chez Schelling
Katia Hay
Dans une suite d’aphorismes du Gai Savoir, qui semblent développer comme
un chapelet un examen de conscience et une présentation de ses principes éthi-
ques1, Nietzsche pose la question : « Was macht heroisch2? » On pourrait inter-
préter la question formulée ici par Nietzsche comme provenant d’un effort pour
dénoncer le fait que la figure du héros, plus ou moins implicitement, revêt la
question du bien dans la philosophie occidentale. C’est comme si, finalement, il
ne s’agissait jamais vraiment du bien, mais d’éveiller admiration et respect. En fait,
depuis Socrate la vie éthique est décrite et prescrite comme une prouesse héroïque.
D’après Kant notamment, lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur morale des actions
humaines, et si on se tient aux exemples fournis par lui, ce qui nous aide à
distinguer les actes moraux de ceux qui, tout étant conformes à la loi morale,ne
le sont pas3, c’est que les actes vraiment moraux surgissent d’un conflit entre le
devoir moral, d’un côté, et les désirs, les inclinations et les intérêts égoïstes, de
l’autre côté. L’acteur de la vie morale, telle qu’elle est conçue par Kant, est constam-
ment scindé, mêlé à une lutte avec soi-même. Une lutte assez particulière, car ce
n’est qu’à partir de cette lutte ou de ce conflit qu’on pourra décider si l’action
était incitée par la raison ou si, au contraire, il y avait une motivation en dehors
du devoir moral, un simple intérêt égoïste plus ou moins recelé, mais toujours
impitoyablement contraire aux « lois de la liberté4».
1. « À quoi crois-tu ? […] Que dit ta conscience ? […] Où résident tes plus grands dangers ? […]
Qu’aimes-tu chez autrui ? […] Qui qualifies-tu de mauvais ? […] » (KSA 3, FW, 519, traduction de
Patrick Wotling, dans : Friedrich Nietzsche. Œuvres, Paris, Flammarion, 1997, pp.204-205. Caractères
mis en gras par l’auteur).
2. « Qu’est-ce qui rend héroïque (Ibid., p. 204).
3. Puisque « il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse » (Kant, Fondements
de la Métaphysique des Mœurs, traduction de Delbos, Paris, Vrin, 2004, p. 72).
4. Cf. Ibid., p. 66.
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De cela Kant semble tirer la conclusion complémentaire (mais pas forcément
nécessaire) selon laquelle l’absence du conflit nous indique que le sujet ne suivait
pas le devoir5, et donc que ce n’était ni la raison ni la loi morale qui déterminaient
sa volonté, – ce qui revient à dire que son agir n’avait aucune valeur morale6.En
ce qui concerne la morale, le conflit est selon Kant absolument incontournable :
la réalisation du bien, l’accomplissement du devoir est toujours un acte héroïque.
Dans un certain sens on pourrait dire que cette exigence de conflit ainsi que
l’exigence d’une certaine héroïcité de la part du sujet n’est que le reflet ou le
corollaire de la façon dont Kant conçoit la liberté et détermine la réalisation du
bien. La liberté ainsi que le vrai acte moral ne peuvent jaillir que de la raison et
sont pour cela toujours foncièrement opposés et contraires aux pulsions et aux
désirs. Mais, d’autre part, cette exigence répond aussi à un problème beaucoup
plus profond dont l’origine ne se trouve pas dans la nature de la liberté humaine,
mais dans l’impossibilité de déterminer si telle ou telle action est le résultat d’un
processus réflexif au travers duquel le sujet décide d’agir par devoir et seulement
par devoir. Car cette réflexion préalable à l’action et par laquelle le sujet surmonte
le domaine du sensible et des passions est en soi-même invisible : « l’essentiel n’est
point dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions,
que l’on ne voit pas »7. La décision de suivre le devoir par devoir ne devient visible
que dans la mesure où l’acte entre en conflit avec des possibles pulsions, désirs
ou motivations égoïstes du sujet. Le conflit est alors ce qui rend visible le processus
préalable à l’action morale, il est ce qui nous permet d’évaluer la moralité d’une
action. Ainsi, nous explique Kant, bien que l’acte de conserver sa vie soit un devoir,
il ne possède une valeur morale que dans la mesure où la conservation de la vie
n’est plus « une inclination immédiate », c’est-à-dire, dans la mesure où celui qui
conserve sa vie ne veut plus vivre ou n’a plus des raisons pour vivre8.
5. Cf. l’exemple donné par Kant du marchand honnête dans ses Fondements de la Métaphysique
des Mœurs : le fait d’être honnête ne nous indique rien de la qualité morale de ses actes, parce qu’en
même temps on comprend que « son intérêt l’exigeait ». C’est-à-dire que lorsque nous pouvons ima-
giner que ses actes favorisaient ses intérêts particuliers, il devient évident (!) – selon Kant – qu’il
n’agissait pas par devoir : « Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination
immédiate, mais seulement dans une intention intéressée » (Ibid., p. 88).
6. « […] si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence d’inclination et
avec elle tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est
objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique » (Ibid., p. 94). Sans
doute, c’est cet aspect de la morale kantienne que Schiller critique dans son poème : « Gewissenskrupel
/Gerne dien ich den Freunden, doch tu ich es leider mit Neigung,/und so wurmt mir oft, daß ich
nicht tugendhaft bin./ Decisium / Da ist kein anderer Rat, du mußt suchen, sie zu verachten,/und mit
Abscheu alsdann tun, was die Pflicht dir gebeut » (Friedrich Schiller, Gedichte, Stuttgart, Cotta, 1864,
p. 368).
7. Kant, Fondements, p. 104.
8. « […] conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore
une inclination immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des
hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime
n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir certes, mais non par devoir.En
revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre,
si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire
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Or, cela implique qu’il y a quelque chose d’invisible et d’insondable au cœur
de la nature humaine qui nous empêche de connaître avec certitude la nature de
nos actes : des actes des autres, mais aussi, de nos propres actes. D’après Kant, le
sujet lui-même ne saura jamais juger le caractère moral de ses actes. Il sera toujours
possible qu’il croie avoir agi motivé par la raison et par les lois morales qu’il s’est
librement imposées à soi-même, mais que, en réalité, il ait agi obéissant à ses
instincts et à ses désirs les plus obscurs et les plus inconscients. Il existe toujours
la possibilité qu’on ait agi en suivant un pur intérêt particulier, même si on ne le
savait pas, même si on ne le voulait pas. Il est toujours possible que, aveugles de
nous-mêmes, nous n’ayons que frisé le conflit entre la raison et les passions. Kant
souligne cette incertitude dans ses Fondements de la Métaphysique des Mœurs en
disant que « nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus rigoureux, péné-
trer entièrement jusqu’aux mobiles secrets9».
Ce n’est alors sûrement pas un hasard que la philosophie morale de Kant ait
finalement besoin de la figure d’un observateur distant10, d’un juge raisonnable et
impartial, voire d’un spectateur, qui puisse déterminer la valeur des actes indivi-
duels. Or, avec le conflit héroïque et le spectateur, nous avons les ingrédients
essentiels pour un drame. Un drame, que le sujet lui-même doit apprendre à
observer d’après une certaine distance, comme s’il était justement spectateur de
sa propre vie. C’est, certainement la raison elle-même qui donne cette distance de
soi à soi, fortement critiquée par le jeune Hegel11, et qui situe le sujet en dehors
de lui-même, désormais scindé en deux12. Et pourtant cette raison s’avoue toujours
insuffisante, car les vraies motivations aussi bien que l’univers de désirs et de
pulsions derrière chaque action restent irréparablement secrets et cachés. Nous
restons toujours inconnus à nous-mêmes : « [m]ême l’homme, d’après la connais-
sance qu’il a de lui par le sens intime, ne peut se flatter de se connaître lui-même
tel qu’il est en soi13. » Et c’est bien à cause de cela que Kant fera appel à une
sorte de jugement dernier qui déterminera que chacun participe « au bonheur dans
la mesure où [il a] essayé de n’en être pas indigne14 ». Autrement dit, le héros
kantien sera finalement rétribué.
Avec un tel espoir de rétribution divine et le postulat (nécessaire) d’un être
originaire, d’un juge impartial et juste qui garantit l’union ultime entre la moralité
et le bonheur, tel qu’ils sont postulés quelques années plus tard dans la Critique
la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir,
alors sa maxime a une valeur morale ». (Ibid., p. 88).
9. Ibid., p. 104. Cf. aussi : « […] on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce
ne soit point une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été
la vraie cause déterminante de la volonté » (Ibid., p. 104).
10. « […] un observateur de sang-froid » (Ibid., p. 105).
11. Cf. Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, Paris, Vrin, 2003.
12. « […] l’homme trouve réellement en lui une faculté par laquelle il se distingue de toutes les
autres choses, même de lui-même, en tant qu’il est affecté par des objets, et cette faculté est la raison »
(Kant, Fondements., p. 181, caractères mises en gras par l’auteur).
13. Ibid., p. 180.
14. Kant, Critique de la raison pratique, traduction de F. Picavet, Paris, Alcan, 1902, p. 236.
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de la Raison Pratique15, c’est comme si Kant avait voulu franchir l’obscurité que
sa propre perspective venait d’ouvrir : l’obscurité d’un fantôme insondable qui
habiterait derrière nos désirs conscients. C’est comme s’il voulait refouler la possi-
bilité du mal et d’une injustice radical. Or, c’est précisément ce trou noir et abyssal
qui attire notre attention et qui nous amène à nous plonger dans la philosophie
de Schelling, lequel prendra cette obscurité comme base (Grund) de l’existence
dans ses Recherches philosophiques sur la liberté humaine.
Contrairement à Rousseau, par exemple, pour qui l’homme qui fait le bien est
immédiatement inondé par le bonheur et la sensation d’être réconcilié avec soi-
même et avec la nature16, les différents passages de la philosophie morale de Kant,
où il essaie d’exemplifier la distinction entre un agir conforme au devoir et un agir
par devoir, illustrent, comme nous venons de le voir, jusqu’à quel point, pour Kant,
la réalisation du bien est indissolublement liée au conflit, voire même au chagrin
et à la souffrance. C’est à cet égard aussi que l’on décèle un point commun avec
Schelling, qui affirme que « chaque être (Wesen) ne peut se révéler qu’en son
contraire, l’amour dans la haine, l’unité dans le conflit17 », et que ce n’est que « au
sommet de la souffrance que peut se révéler le principe dans lequel il n’y a pas
de souffrance, de même que tout ne peut s’objectiver que dans son opposé18 ».
Mais, chez Schelling, la nécessité du conflit acquiert une dimension beaucoup plus
existentielle et poétique, car elle devient le signe distinctif, voire la condition même
de l’existence. En effet, l’identité, l’absolu, ne peut se réaliser qu’à travers la
différence.
C’est bien à travers ce tournant existentiel de la philosophie de Schelling que
l’insoutenable préjugé kantien selon lequel la réalisation du bien devient nécessai-
rement incompatible avec toute forme de jouissance ou de légèreté, subira une
transformation profonde. Il va perdre son allure moralisante pour gagner un ton
mélancolique irrémédiable, une forme de nostalgie essentielle qui va pénétrer la
totalité du réel en lui conférant un caractère proprement tragique. Ainsi, tandis
que pour Kant l’angoisse existentielle suscitée par le doute absolu quant à la pureté
de l’intention sera renvoyée à et résolue par l’espérance ouverte par la religion,
pour Schelling, au contraire, ce doute radical, ce « résidu absolument irréductible »
(der nie aufgehende Rest)19,leGrund qui nous échappe toujours, devient le moteur
inépuisable et insondable de l’existence ainsi que de la réalisation du bien et de
15. « J’ai dit […] que, dans le simple cours de la nature dans le monde, il ne faut ni attendre ni
tenir pour impossible le bonheur exactement proportionné à la valeur morale et que, par conséquent,
on ne peut, de ce côté, admettre la possibilité du souverain bien qu’en supposant un auteur moral du
monde » (ibid., p. 262-263).
16. Cf. Rousseau, Emile ou de l’éducation, où il argumente par exemple que « le premier prix de
la justice est de sentir qu’on la pratique » (Ibid., Livre IV, Paris, p. Pourrat Éd., 1833, p. 187).
17. Schelling, Recherches philosophiques de la liberté humaine, traduction de Jean-François Courtine
et Emmanuel Martino dans : F.W.J. Schelling. Œuvres Métaphysiques (1805-1821), Paris, Éd. Gallimard,
1980, p. 158 (SW VII, p. 373).
18. Schelling, Philosophie de l’art, traduction de Caroline Sulzer dans : FW Schelling. Philosophie
de l’art, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 157 (SW V, p. 467).
19. Schelling, Recherches, p. 146 (SW VII, p. 360).
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