CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 116
de la Raison Pratique15, c’est comme si Kant avait voulu franchir l’obscurité que
sa propre perspective venait d’ouvrir : l’obscurité d’un fantôme insondable qui
habiterait derrière nos désirs conscients. C’est comme s’il voulait refouler la possi-
bilité du mal et d’une injustice radical. Or, c’est précisément ce trou noir et abyssal
qui attire notre attention et qui nous amène à nous plonger dans la philosophie
de Schelling, lequel prendra cette obscurité comme base (Grund) de l’existence
dans ses Recherches philosophiques sur la liberté humaine.
Contrairement à Rousseau, par exemple, pour qui l’homme qui fait le bien est
immédiatement inondé par le bonheur et la sensation d’être réconcilié avec soi-
même et avec la nature16, les différents passages de la philosophie morale de Kant,
où il essaie d’exemplifier la distinction entre un agir conforme au devoir et un agir
par devoir, illustrent, comme nous venons de le voir, jusqu’à quel point, pour Kant,
la réalisation du bien est indissolublement liée au conflit, voire même au chagrin
et à la souffrance. C’est à cet égard aussi que l’on décèle un point commun avec
Schelling, qui affirme que « chaque être (Wesen) ne peut se révéler qu’en son
contraire, l’amour dans la haine, l’unité dans le conflit17 », et que ce n’est que « au
sommet de la souffrance que peut se révéler le principe dans lequel il n’y a pas
de souffrance, de même que tout ne peut s’objectiver que dans son opposé18 ».
Mais, chez Schelling, la nécessité du conflit acquiert une dimension beaucoup plus
existentielle et poétique, car elle devient le signe distinctif, voire la condition même
de l’existence. En effet, l’identité, l’absolu, ne peut se réaliser qu’à travers la
différence.
C’est bien à travers ce tournant existentiel de la philosophie de Schelling que
l’insoutenable préjugé kantien selon lequel la réalisation du bien devient nécessai-
rement incompatible avec toute forme de jouissance ou de légèreté, subira une
transformation profonde. Il va perdre son allure moralisante pour gagner un ton
mélancolique irrémédiable, une forme de nostalgie essentielle qui va pénétrer la
totalité du réel en lui conférant un caractère proprement tragique. Ainsi, tandis
que pour Kant l’angoisse existentielle suscitée par le doute absolu quant à la pureté
de l’intention sera renvoyée à et résolue par l’espérance ouverte par la religion,
pour Schelling, au contraire, ce doute radical, ce « résidu absolument irréductible »
(der nie aufgehende Rest)19,leGrund qui nous échappe toujours, devient le moteur
inépuisable et insondable de l’existence ainsi que de la réalisation du bien et de
15. « J’ai dit […] que, dans le simple cours de la nature dans le monde, il ne faut ni attendre ni
tenir pour impossible le bonheur exactement proportionné à la valeur morale et que, par conséquent,
on ne peut, de ce côté, admettre la possibilité du souverain bien qu’en supposant un auteur moral du
monde » (ibid., p. 262-263).
16. Cf. Rousseau, Emile ou de l’éducation, où il argumente par exemple que « le premier prix de
la justice est de sentir qu’on la pratique » (Ibid., Livre IV, Paris, p. Pourrat Éd., 1833, p. 187).
17. Schelling, Recherches philosophiques de la liberté humaine, traduction de Jean-François Courtine
et Emmanuel Martino dans : F.W.J. Schelling. Œuvres Métaphysiques (1805-1821), Paris, Éd. Gallimard,
1980, p. 158 (SW VII, p. 373).
18. Schelling, Philosophie de l’art, traduction de Caroline Sulzer dans : FW Schelling. Philosophie
de l’art, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 157 (SW V, p. 467).
19. Schelling, Recherches, p. 146 (SW VII, p. 360).
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