Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Les hantises de Clara
Susanna Lindberg
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1454
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 235-253
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Susanna Lindberg, « Les hantises de Clara », Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis
en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 28 décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1454 ; DOI :
10.4000/rgi.1454
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 235
Les hantises de Clara
Susanna Lindberg
Dans Clara, ou Du lien de la nature au monde des esprits, Friedrich Wilhelm
Joseph von Schelling, philosophe par excellence, idéaliste allemand s’occupant de
l’Absolu et du Système, s’est pour une fois abandonné au rêve romantique en
tentant d’écrire un roman. Clara est un étrange roman de Toussaint sur la mort
et le deuil, comportant de longues réflexions philosophico-spiritistes sur la vie des
esprits après la mort. On peut lire dans ce texte inachevé un élément du travail
de deuil qu’endurait alors Schelling. Dans cet article, je voudrais montrer qu’on
peut également y voir le reflet d’une théorie de la « communauté à venir » que,
dans le cadre de sa philosophie, Schelling ne pouvait que pressentir et esquisser
sur l’envers littéraire de la philosophie où l’imagination philosophique a une source
puissante. Il aura fallu un changement radical de la philosophie elle-même pour
articuler cette théorie, surtout grâce à certains écrits de Maurice Blanchot, Jacques
Derrida, Jean-Luc Nancy et Giorgio Agamben1.
On ne peut abstraire Clara de son contexte psychologique et historique.
Clara, ou Du lien de la nature au monde des esprits, est le roman posthume de
Schelling. Il l’a probablement écrit en 1810-1811, à la suite du décès subit de sa
femme Caroline, survenu le 7 septembre 1809. Le roman est un dialogue philo-
sophique sur l’immortalité de l’âme, composé sans doute pour faire face au deuil
de Caroline. Clara ne fut ni achevé ni publié, et même le titre vient du fils de
Schelling, qui édita les œuvres posthumes de son père. Schelling avait demandé
la destruction du roman après sa mort mais, comme il avait aussi exprimé l’espoir
que son fils y trouve quelque intérêt2, on peut supposer qu’il ne rejetait pas son
1. Je pense avant tout à la communauté de pensée sur la communauté qui prit corps notamment
dans Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986 ; Maurice
Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 ; Jacques Derrida, Spectres
de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990.
2. Voir l’introduction de Fiona Steinkamp à la traduction anglaise de Clara, dans F. W. J. von
Schelling, Clara, or, On Nature’s Connexion to the Spirit World, translated and with an introduction
by Fiona Steinkamp, Albany, State University of New York Press, 2002, p. xii-xiii. Sur le contexte du
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texte entièrement. Or, dans l’œuvre de Schelling, l’inachèvement frappa beaucoup
de textes et, de fait, il n’a rien publié du tout après l’Écrit sur la liberté humaine,
qui parut en 1809, peu avant la mort de Caroline (la préface est signée du 31 mars
1809). L’inachèvement de Clara reflète donc probablement moins un échec propre
à ce livre que l’épuisement et la ruine qui teintent toute la philosophie tardive de
Schelling.
Clara est un roman issu de la hantise de chers disparus : il naît en premier lieu
du deuil du philosophe pour sa femme, mais il incorpore sans doute aussi les
deuils que portait Caroline, à qui la mort avait ravi prématurément un mari, un
amant et trois enfants. Il semblerait, par ailleurs, que Schelling ait d’abord été
amoureux de l’aînée de ces enfants, Auguste Böhmer, morte à 15 ans en 1800, et
qu’il aima aussi la fille dans la mère, avec laquelle il l’avait pleurée ; tout comme
il pleura Caroline avec son amie Pauline Gotter, qui devint plus tard sa deuxième
épouse. Comme le dit Jean-François Marquet, les amours de Schelling sont
« curieusement palimpsestes »3. Mais je passe les détails touchants et croustillants,
ne les évoquant que pour indiquer les raisons personnelles qui contribuent sans
doute au désir de Schelling de retrouver les défunts plus tard. Il vaut mieux
connaître cet arrière-fond – mais on aurait tort de réduire le roman à la biographie,
comme on aurait tort de n’y voir qu’un texte d’édification.
Je pense plutôt que Clara est essentiellement issu d’une hantise philosophique
– de la hantise de la philosophie par les motifs connexes de la littérature, de la
communauté et du temps à venir. Mon propos sera de reconstituer une hypothèse
si étrange que la ruine du livre qui devait l’exposer ne saurait plus nous surprendre :
une pensée de la communauté à venir qui ne peut que hanter Schelling dans la
mesure où, comme on le verra, seuls les morts peuvent la penser.
C’est, bien entendu, une idée singulière, voire absurde : une pensée des morts
est certainement une pensée morte, d’abord, parce que les morts ne pensent pas !
Ou en tout cas, si tant est que certaines croyances religieuses postulent une vie,
une sensibilité et pourquoi pas une pensée après la mort, en tant que philosophes
nous ne pouvons pas nous appuyer sur ces croyances mais devons les prendre
pour de simples fictions. Heidegger l’a sans doute exprimé le plus rigoureusement :
la mort est, pour nous, une limite si radicale qu’elle n’a aucun au-delà auquel nous
pourrions aspirer ; elle est le rien d’un rien-au-delà ou d’un pas-d’au-delà, qui ne
se montre que pour nous renvoyer ici-bas, ici même, Da. Derrida a proposé une
théorie complémentaire dans Spectres de Marx, où il montre comment la philoso-
roman, voir Xavier Tilliette, Schelling. Une philosophie du devenir I. Le système vivant, 1794-1821,
Paris, Vrin, 1992 (1969), p. 556 sqq. Sur le contexte biographique, voir le chapitre « Le chagrin et la
solitude » de Xavier Tilliette, Schelling. Biographie, Paris, Calmann-Levy, 1999.
3. Jean-François Marquet, « Avant-propos » à F. W. J. von Schelling, Clara, ou Du lien de la nature
au monde des esprits, traduction de Elisabeth Kessler et avant-propos de Jean-François Marquet, Paris,
L’Herne, 1984, p. 8. Clara est le titre posthume pour le texte inachevé intitulé Über den Zusammenhang
der Natur mit der Geisterwelt. Ein Gespräch, SW I/9, disponible surtout dans F.W.J. Schelling, Aus-
gewählte Schriften,Band 4, 1807-1834, herausgegeben von Manfred Frank, Frankfurt am Main, Suhr-
kamp, 1985. Je me réfère à la traduction d’Elisabeth Kessler tout en indiquant aussi les pages des
Sämtliche Werke (SW).
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phie a pu se nourrir de la fiction des « spectres » qui ne sont justement pas « là »
mais qui ont une effectivité dans la mesure où quelqu’un se sent « regardé » par
eux : en l’occurrence, le fantôme du père de Hamlet ou le « spectre du commu-
nisme » contribuent à la théorie marxienne de la communauté à venir bien qu’ils
soient fictifs et illusoires – et justement pour cela. La problématique de Derrida
hantera mon propos ici, ne serait-ce que pour rappeler l’arrière-fond romantique
du sien, mais je veux également souligner que, malgré une analogie structurelle
des questions, Schelling et Derrida conjuguent la littérature, la communauté et le
temps différemment dans la mesure où Schelling écrit une fiction où il rêve de
saisir la pensée des morts, tandis que Derrida examine une construction philoso-
phique en montrant comment elle a besoin des « esprits » qui ne sont justement
« pas là ».
En tant que réflexion sur l’immortalité de l’âme, Clara est pour nous chose
passée. Je ferai ici l’hypothèse qu’il y reste cependant quelque chose à penser ;
quelque chose qui hantait Schelling au point de le faire échouer dans l’écriture
pourtant passionnée de ce livre. Schelling esquisse ici une pensée du temps que
seul un mort peut penser, et que nous, les vivants, ne pouvons deviner que par
« éclairs de clairvoyance » et par « rêves qui sont comme des éveils momentanés
d’un autre monde en nous ». Dans le roman, le Pasteur dit à Clara que, afin de
conserver une intuition spirituelle passagère, la science doit la fixer au moyen de
concepts clairs pour la conserver comme un fidèle souvenir4. Schelling a du mal
à conserver son intuition d’une théorie de l’avenir en la fixant dans un texte
définitif. Pour rendre le roman lisible dans le cadre de la philosophie, supposons
donc que cet échec est constitutif, et que dans le cadre de la pensée de Schelling
une pensée de l’avenir ne peut pas se présenter, mais reste condamnée à nous
hanter seulement, comme Clara hanta Schelling. Peut-être la hantise n’est-elle pas
un échec mais le mode propre de cette pensée.
Première hantise : la philosophie hantée par la littérature.
D’après Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, avec Schelling, pour
la première fois, « la philosophie "comme telle" s’est heurtée au problème de sa
propre Darstellung en termes de littérature5». Clara serait donc le premier essai
pour résoudre ce problème par un roman. Bien entendu, Schelling n’est pas le
premier à donner aux réflexions philosophiques une forme littéraire : au contraire,
cela se produit fréquemment au moins depuis les dialogues de Platon, qui sont
un des modèles de Schelling. Mais si une exposition littéraire de la philosophie a
toujours été une option possible parmi d’autres, Schelling est le premier à définir,
philosophiquement, la présentation poétique comme condition ultime de la vérité
philosophique. Cette condition s’avèrera difficile, sinon impossible à réaliser, et on
4. F. W. J. von Schelling, Clara, p. 80 (SW I/9, 43).
5. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Le dialogue des genres ». Poétique no2 / 1975.
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a pu dire que l’œuvre de Schelling s’y est brisée ; mais l’idée reste cruciale pour
tout un pan de la philosophie ultérieure.
Les lecteurs de Schelling savent qu’il a toujours insisté sur le problème de la
présentation philosophique et annoncé l’accomplissement de la philosophie dans
l’art, notamment dans la poésie. Dès « Le plus ancien programme systématique
de l’idéalisme allemand » (1796), qu’on attribue parfois à Schelling6, et avant tout
dans Le Système de l’idéalisme transcendantal (1800), Schelling affirme que « l’art
est le seul et le véritable organe de cette philosophie »7. La raison doit s’accomplir
dans la poésie. En outre, cette poésie philosophique doit s’accompagner d’une
mythologie de la raison qui s’adresse au peuple tout entier. D’après Schelling, nous
ne connaissons pas encore cette nouvelle mythologie, mais nous l’attendons du
destin futur du monde. Nous savons cependant qu’elle sera plus que l’œuvre d’un
homme unique : elle sera l’œuvre d’un « esprit supérieur, envoyé du ciel » et
représentant toute une humanité. Une dizaine d’années plus tard, dans les projets
pour les Âges du monde – contemporains de Clara Schelling espère : « Peut-être
est-il encore à venir, ce chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans
son esprit […] ce qui fut, ce qui est et ce qui sera8. » Mais Schelling recule devant
6. C’est l’interprétation de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans L’Absolu littéraire.
Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 40. Le fragment établit que
« l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique,et
que vérité et bonté ne sont sœurs qu’unies dans la beauté – le philosophe doit avoir autant de force
esthétique que le poète. » ; « La poésie reçoit ainsi une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce
qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; car il n’y a plus de philosophie, il n’y a
plus d’histoire, la poésie [Die Dichtkunst] survivra seule à tout le reste des sciences et des arts. En
même temps revient l’idée que la grande masse devrait avoir une religion sensible. Ce n’est pas
seulement la grande masse mais le philosophe aussi qui en a besoin. Monothéisme de la raison et du
cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut. […] Nous devons avoir une
nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mytho-
logie de la raison. Les idées, avant que nous les ayons rendues esthétiques, c’est-à-dire mythologiques,
n’ont aucun intérêt pour le peuple, et inversement, une mythologie, avant d’être rationnelle, est un
objet de honte pour le philosophe. […] Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle
religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité. » (Ibid., p. 54.)
7. F. W. J. von Schelling, System des transzendentalen Idealismus, Meiner, Hamburg, 2000, 299-300.
(OA Originalausgabe 475. SW III, 627-628.) Traduction française : Système de l’idéalisme transcen-
dantal, traduction de Paul Grimblot, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 1842, p. 366 : « Il
est évident que l’art est le seul et le véritable organe de cette philosophie […] L’art est donc ce qu’il
y a de plus élevé pour le philosophe, parce qu’il lui ouvre le sanctuaire où brûlent en une flamme
unique, dans une union originelle et éternelle, le particulier dans la nature et dans l’histoire, et ce qui
doit se fuir éternellement dans la vie, dans l’action, et dans la pensée. »
8. « Peut-être est-il encore à venir, ce chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans
son esprit […] ce qui fut, ce qui est et ce qui sera. Mais le temps n’est pas encore venu. Nous ne
devons pas méconnaître notre temps. En annonciateurs de ce temps à venir, nous ne voulons pas
cueillir son fruit avant qu’il ne soit mûr, ni non plus méconnaître le nôtre. Notre temps est encore
celui de la lutte. Le but de la recherche n’est pas encore atteint ; la science doit être encore portée et
accompagnée par la dialectique, comme la parole par le rythme. Nous ne pouvons pas être les narrateurs
mais seulement les chercheurs, pesant le pour et le contre de toutes les opinions jusqu’à ce que l’opinion
juste tienne bon, indubitable, à jamais enracinée » (Schelling, Die Weltalter. Erstes Buch. Die Vergan-
genheit. Druck I (1811),dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Schriften,Band 4, op. cit., p. 221 ; Schelling,
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