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Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Les hantises de Clara
Susanna Lindberg
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1454
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 235-253
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Susanna Lindberg, « Les hantises de Clara », Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis
en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 28 décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1454 ; DOI :
10.4000/rgi.1454
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Tous droits réservés
CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 235
Les hantises de Clara
Susanna Lindberg
Dans Clara, ou Du lien de la nature au monde des esprits, Friedrich Wilhelm
Joseph von Schelling, philosophe par excellence, idéaliste allemand s’occupant de
l’Absolu et du Système, s’est pour une fois abandonné au rêve romantique en
tentant d’écrire un roman. Clara est un étrange roman de Toussaint sur la mort
et le deuil, comportant de longues réflexions philosophico-spiritistes sur la vie des
esprits après la mort. On peut lire dans ce texte inachevé un élément du travail
de deuil qu’endurait alors Schelling. Dans cet article, je voudrais montrer qu’on
peut également y voir le reflet d’une théorie de la « communauté à venir » que,
dans le cadre de sa philosophie, Schelling ne pouvait que pressentir et esquisser
sur l’envers littéraire de la philosophie où l’imagination philosophique a une source
puissante. Il aura fallu un changement radical de la philosophie elle-même pour
articuler cette théorie, surtout grâce à certains écrits de Maurice Blanchot, Jacques
Derrida, Jean-Luc Nancy et Giorgio Agamben1.
On ne peut abstraire Clara de son contexte psychologique et historique.
Clara, ou Du lien de la nature au monde des esprits, est le roman posthume de
Schelling. Il l’a probablement écrit en 1810-1811, à la suite du décès subit de sa
femme Caroline, survenu le 7 septembre 1809. Le roman est un dialogue philosophique sur l’immortalité de l’âme, composé sans doute pour faire face au deuil
de Caroline. Clara ne fut ni achevé ni publié, et même le titre vient du fils de
Schelling, qui édita les œuvres posthumes de son père. Schelling avait demandé
la destruction du roman après sa mort mais, comme il avait aussi exprimé l’espoir
que son fils y trouve quelque intérêt2, on peut supposer qu’il ne rejetait pas son
1. Je pense avant tout à la communauté de pensée sur la communauté qui prit corps notamment
dans Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986 ; Maurice
Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 ; Jacques Derrida, Spectres
de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990.
2. Voir l’introduction de Fiona Steinkamp à la traduction anglaise de Clara, dans F. W. J. von
Schelling, Clara, or, On Nature’s Connexion to the Spirit World, translated and with an introduction
by Fiona Steinkamp, Albany, State University of New York Press, 2002, p. xii-xiii. Sur le contexte du
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texte entièrement. Or, dans l’œuvre de Schelling, l’inachèvement frappa beaucoup
de textes et, de fait, il n’a rien publié du tout après l’Écrit sur la liberté humaine,
qui parut en 1809, peu avant la mort de Caroline (la préface est signée du 31 mars
1809). L’inachèvement de Clara reflète donc probablement moins un échec propre
à ce livre que l’épuisement et la ruine qui teintent toute la philosophie tardive de
Schelling.
Clara est un roman issu de la hantise de chers disparus : il naît en premier lieu
du deuil du philosophe pour sa femme, mais il incorpore sans doute aussi les
deuils que portait Caroline, à qui la mort avait ravi prématurément un mari, un
amant et trois enfants. Il semblerait, par ailleurs, que Schelling ait d’abord été
amoureux de l’aînée de ces enfants, Auguste Böhmer, morte à 15 ans en 1800, et
qu’il aima aussi la fille dans la mère, avec laquelle il l’avait pleurée ; tout comme
il pleura Caroline avec son amie Pauline Gotter, qui devint plus tard sa deuxième
épouse. Comme le dit Jean-François Marquet, les amours de Schelling sont
« curieusement palimpsestes »3. Mais je passe les détails touchants et croustillants,
ne les évoquant que pour indiquer les raisons personnelles qui contribuent sans
doute au désir de Schelling de retrouver les défunts plus tard. Il vaut mieux
connaître cet arrière-fond – mais on aurait tort de réduire le roman à la biographie,
comme on aurait tort de n’y voir qu’un texte d’édification.
Je pense plutôt que Clara est essentiellement issu d’une hantise philosophique
– de la hantise de la philosophie par les motifs connexes de la littérature, de la
communauté et du temps à venir. Mon propos sera de reconstituer une hypothèse
si étrange que la ruine du livre qui devait l’exposer ne saurait plus nous surprendre :
une pensée de la communauté à venir qui ne peut que hanter Schelling dans la
mesure où, comme on le verra, seuls les morts peuvent la penser.
C’est, bien entendu, une idée singulière, voire absurde : une pensée des morts
est certainement une pensée morte, d’abord, parce que les morts ne pensent pas !
Ou en tout cas, si tant est que certaines croyances religieuses postulent une vie,
une sensibilité et pourquoi pas une pensée après la mort, en tant que philosophes
nous ne pouvons pas nous appuyer sur ces croyances mais devons les prendre
pour de simples fictions. Heidegger l’a sans doute exprimé le plus rigoureusement :
la mort est, pour nous, une limite si radicale qu’elle n’a aucun au-delà auquel nous
pourrions aspirer ; elle est le rien d’un rien-au-delà ou d’un pas-d’au-delà, qui ne
se montre que pour nous renvoyer ici-bas, ici même, Da. Derrida a proposé une
théorie complémentaire dans Spectres de Marx, où il montre comment la philosoroman, voir Xavier Tilliette, Schelling. Une philosophie du devenir I. Le système vivant, 1794-1821,
Paris, Vrin, 1992 (1969), p. 556 sqq. Sur le contexte biographique, voir le chapitre « Le chagrin et la
solitude » de Xavier Tilliette, Schelling. Biographie, Paris, Calmann-Levy, 1999.
3. Jean-François Marquet, « Avant-propos » à F. W. J. von Schelling, Clara, ou Du lien de la nature
au monde des esprits, traduction de Elisabeth Kessler et avant-propos de Jean-François Marquet, Paris,
L’Herne, 1984, p. 8. Clara est le titre posthume pour le texte inachevé intitulé Über den Zusammenhang
der Natur mit der Geisterwelt. Ein Gespräch, SW I/9, disponible surtout dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Schriften, Band 4, 1807-1834, herausgegeben von Manfred Frank, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1985. Je me réfère à la traduction d’Elisabeth Kessler tout en indiquant aussi les pages des
Sämtliche Werke (SW).
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phie a pu se nourrir de la fiction des « spectres » qui ne sont justement pas « là »
mais qui ont une effectivité dans la mesure où quelqu’un se sent « regardé » par
eux : en l’occurrence, le fantôme du père de Hamlet ou le « spectre du communisme » contribuent à la théorie marxienne de la communauté à venir bien qu’ils
soient fictifs et illusoires – et justement pour cela. La problématique de Derrida
hantera mon propos ici, ne serait-ce que pour rappeler l’arrière-fond romantique
du sien, mais je veux également souligner que, malgré une analogie structurelle
des questions, Schelling et Derrida conjuguent la littérature, la communauté et le
temps différemment dans la mesure où Schelling écrit une fiction où il rêve de
saisir la pensée des morts, tandis que Derrida examine une construction philosophique en montrant comment elle a besoin des « esprits » qui ne sont justement
« pas là ».
En tant que réflexion sur l’immortalité de l’âme, Clara est pour nous chose
passée. Je ferai ici l’hypothèse qu’il y reste cependant quelque chose à penser ;
quelque chose qui hantait Schelling au point de le faire échouer dans l’écriture
pourtant passionnée de ce livre. Schelling esquisse ici une pensée du temps que
seul un mort peut penser, et que nous, les vivants, ne pouvons deviner que par
« éclairs de clairvoyance » et par « rêves qui sont comme des éveils momentanés
d’un autre monde en nous ». Dans le roman, le Pasteur dit à Clara que, afin de
conserver une intuition spirituelle passagère, la science doit la fixer au moyen de
concepts clairs pour la conserver comme un fidèle souvenir4. Schelling a du mal
à conserver son intuition d’une théorie de l’avenir en la fixant dans un texte
définitif. Pour rendre le roman lisible dans le cadre de la philosophie, supposons
donc que cet échec est constitutif, et que dans le cadre de la pensée de Schelling
une pensée de l’avenir ne peut pas se présenter, mais reste condamnée à nous
hanter seulement, comme Clara hanta Schelling. Peut-être la hantise n’est-elle pas
un échec mais le mode propre de cette pensée.
Première hantise : la philosophie hantée par la littérature.
D’après Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, avec Schelling, pour
la première fois, « la philosophie "comme telle" s’est heurtée au problème de sa
propre Darstellung en termes de littérature5 ». Clara serait donc le premier essai
pour résoudre ce problème par un roman. Bien entendu, Schelling n’est pas le
premier à donner aux réflexions philosophiques une forme littéraire : au contraire,
cela se produit fréquemment au moins depuis les dialogues de Platon, qui sont
un des modèles de Schelling. Mais si une exposition littéraire de la philosophie a
toujours été une option possible parmi d’autres, Schelling est le premier à définir,
philosophiquement, la présentation poétique comme condition ultime de la vérité
philosophique. Cette condition s’avèrera difficile, sinon impossible à réaliser, et on
4. F. W. J. von Schelling, Clara, p. 80 (SW I/9, 43).
5. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Le dialogue des genres ». Poétique no 2 / 1975.
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a pu dire que l’œuvre de Schelling s’y est brisée ; mais l’idée reste cruciale pour
tout un pan de la philosophie ultérieure.
Les lecteurs de Schelling savent qu’il a toujours insisté sur le problème de la
présentation philosophique et annoncé l’accomplissement de la philosophie dans
l’art, notamment dans la poésie. Dès « Le plus ancien programme systématique
de l’idéalisme allemand » (1796), qu’on attribue parfois à Schelling6, et avant tout
dans Le Système de l’idéalisme transcendantal (1800), Schelling affirme que « l’art
est le seul et le véritable organe de cette philosophie »7. La raison doit s’accomplir
dans la poésie. En outre, cette poésie philosophique doit s’accompagner d’une
mythologie de la raison qui s’adresse au peuple tout entier. D’après Schelling, nous
ne connaissons pas encore cette nouvelle mythologie, mais nous l’attendons du
destin futur du monde. Nous savons cependant qu’elle sera plus que l’œuvre d’un
homme unique : elle sera l’œuvre d’un « esprit supérieur, envoyé du ciel » et
représentant toute une humanité. Une dizaine d’années plus tard, dans les projets
pour les Âges du monde – contemporains de Clara – Schelling espère : « Peut-être
est-il encore à venir, ce chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans
son esprit […] ce qui fut, ce qui est et ce qui sera8. » Mais Schelling recule devant
6. C’est l’interprétation de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans L’Absolu littéraire.
Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 40. Le fragment établit que
« l’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et
que vérité et bonté ne sont sœurs qu’unies dans la beauté – le philosophe doit avoir autant de force
esthétique que le poète. » ; « La poésie reçoit ainsi une plus haute dignité, elle redevient à la fin ce
qu’elle était au commencement – l’éducatrice de l’humanité ; car il n’y a plus de philosophie, il n’y a
plus d’histoire, la poésie [Die Dichtkunst] survivra seule à tout le reste des sciences et des arts. En
même temps revient l’idée que la grande masse devrait avoir une religion sensible. Ce n’est pas
seulement la grande masse mais le philosophe aussi qui en a besoin. Monothéisme de la raison et du
cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut. […] Nous devons avoir une
nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie de la raison. Les idées, avant que nous les ayons rendues esthétiques, c’est-à-dire mythologiques,
n’ont aucun intérêt pour le peuple, et inversement, une mythologie, avant d’être rationnelle, est un
objet de honte pour le philosophe. […] Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle
religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité. » (Ibid., p. 54.)
7. F. W. J. von Schelling, System des transzendentalen Idealismus, Meiner, Hamburg, 2000, 299-300.
(OA Originalausgabe 475. SW III, 627-628.) Traduction française : Système de l’idéalisme transcendantal, traduction de Paul Grimblot, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 1842, p. 366 : « Il
est évident que l’art est le seul et le véritable organe de cette philosophie […] L’art est donc ce qu’il
y a de plus élevé pour le philosophe, parce qu’il lui ouvre le sanctuaire où brûlent en une flamme
unique, dans une union originelle et éternelle, le particulier dans la nature et dans l’histoire, et ce qui
doit se fuir éternellement dans la vie, dans l’action, et dans la pensée. »
8. « Peut-être est-il encore à venir, ce chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans
son esprit […] ce qui fut, ce qui est et ce qui sera. Mais le temps n’est pas encore venu. Nous ne
devons pas méconnaître notre temps. En annonciateurs de ce temps à venir, nous ne voulons pas
cueillir son fruit avant qu’il ne soit mûr, ni non plus méconnaître le nôtre. Notre temps est encore
celui de la lutte. Le but de la recherche n’est pas encore atteint ; la science doit être encore portée et
accompagnée par la dialectique, comme la parole par le rythme. Nous ne pouvons pas être les narrateurs
mais seulement les chercheurs, pesant le pour et le contre de toutes les opinions jusqu’à ce que l’opinion
juste tienne bon, indubitable, à jamais enracinée » (Schelling, Die Weltalter. Erstes Buch. Die Vergangenheit. Druck I (1811),dans F.W.J. Schelling, Ausgewählte Schriften, Band 4, op. cit., p. 221 ; Schelling,
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ce projet et se propose lui-même, y compris dans les Âges du monde, non pas
comme narrateur de ce poème mais seulement comme son chercheur. L’épopée
philosophique réalisant la totalité du système ne s’accomplira jamais, et le reste de
l’œuvre de Schelling se donnera comme le chantier en ruines du poème à venir.
Clara ne prétend nullement réaliser ce projet grandiose. Il se donne d’abord,
fort classiquement, comme un dialogue sur un problème philosophique particulier
(l’immortalité de l’âme), un peu comme le Bruno, dialogue de style renaissance
sur « Le principe divin et naturel des choses », que Schelling avait publié en 1802.
Exercice formel réduisant ses personnages à de simples positions philosophiques,
Bruno n’était qu’un exemple de plus dans la longue série des dialogues modernes
se référant approximativement à Platon. Clara est en réalité plus proche de Platon,
et notamment du Phédon, parce qu’il fait plutôt résonner ce que Friedrich Schlegel
avait appelé le roman en puissance dans Platon9 : ni Clara ni le Phédon ne sont
de simples échanges dialectiques mais des œuvres d’un style mixte comportant des
dialogues, des descriptions, un récit quasi-mythique et même un dialogue sur le
dialogue.
Le passage du dialogue philosophique au roman se signale aussi par le fait que
dans Clara, l’enjeu n’est pas uniquement une vérité philosophique qu’on circonscrirait de manière dialectique mais la subjectivité des personnages, ou au moins
d’un parmi eux, qui évolue et se forme en fonction des discussions que le roman
met en scène.
À part Clara et la brève apparition de la jeune Thérèse, les personnages participant au dialogue ne sont que des esquisses sans nom propre (le pasteur, le
religieux, le médecin, la paysanne protestante). Cependant, Clara elle-même n’est
plus tout à fait une allégorie philosophique mais déjà un personnage de roman.
En effet, dans un premier temps, on peut sans doute reconnaître une ressemblance
entre les personnages du roman et des personnes réelles. On dit, notamment, que
le pasteur correspond à Schelling lui-même, et je pense qu’on peut comparer le
médecin au jeune Schelling, philosophe de la nature ; probablement Clara correspond à l’incomparable Caroline, dont le livre fait le deuil10. Mais Clara n’est pas
un journal intime, et les ressemblances des personnages avec des personnes réelles
sont stylisées et finalement secondaires. Le pasteur du livre est un veuf ayant des
enfants, ce qui n’était pas le cas de Schelling lorsqu’il rencontra Caroline ni lorsqu’il
la perdit. Clara porte aussi des traits d’Auguste Böhmer, de Pauline Gotter – et
de Schelling lui-même, puisque la Clara du roman porte le deuil de son mari
décédé, Albert, comme Schelling portait le deuil de Caroline. Avant tout Clara est
Caroline, qui était devenu un personnage littéraire dès son vivant, étant au moins
Les Âges du monde, premier tirage, 1811, trad. Pascal David, PUF, Paris, 2005 (1992), p. 19.) On
trouvera une claire explication du projet schellingien d’une philosophie de la mythologie associée à
l’art dans Jean-Marie Vaysse, Schelling, art et mythologie, Paris, Ellipses, 2004.
9. Cf. Athenaeum, fragment 252, dans Lacoue-Labarthe et Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit.,
p. 135.
10. À moins qu’elle ne soit Pauline Gotter, comme le pense Jean-François Marquet dans Liberté
et existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Paris, Les éditions du Cerf, 2006
(1973), p. 412.
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Amalia dans l’Entretien sur la poésie de Friedrich Schlegel (Schelling y fut Ludovico), Lucinde (ou Juliane) dans la Lucinde de Friedrich Schlegel, et Louise dans
les Tableaux d’August-Wilhelm Schlegel, ainsi que Amalia dans les Quatre lettres
sur la poésie, la métrique et la langue d’August-Wilhelm Schlegel11. Sans doute, la
vraie Caroline était-elle une sorte de Diotima du cercle de Iéna ; mais par là elle
était déjà une répétition littéraire d’une figure mythique.
Dans un deuxième temps, Clara n’est pas un roman parce qu’il évoquerait des
personnes réelles, mais parce que quelque chose y arrive aux personnages, ou du
moins à Clara elle-même, qui y subit une sorte de conversion ou de formation. À
l’instar du Wilhelm Meister de Goethe et, si l’on veut, de la Lucinde de Friedrich
Schlegel12, Clara est un roman de formation. Clara n’est cependant pas l’éducation
d’une jeune ingénue qui se frotte aux illusions et aux réalités du monde, mais la
formation d’une femme encore jeune déjà mûrie par l’amour, l’amitié et le deuil.
Le roman se construit sur le deuil que Clara porte pour son mari récemment
décédé, Albert. Le roman devait se dérouler sur un an, pendant lequel Clara
apprendrait à accepter la mort, et se préparerait à sa propre mort qui aurait lieu
un an après le décès de son mari13. Contrairement à Wilhelm Meister, Clara est
donc moins formée par la rencontre de nouvelles personnes que par la perte des
personnes aimées : elle est formée par la mort et, comme le Phédon, le roman est
un livre sur l’action de la mort sur les vivants.
Deuxième hantise : le monde des esprits
Mais Clara est aussi un traité philosophique. Habités par leur désir de retrouver les morts ici-bas ou au-delà, les personnages du roman se tournent vers la
philosophie non pas seulement pour y trouver une consolation, mais pour confronter dans l’au-delà une obsession théorique, qu’il est indispensable de rappeler pour
l’intelligence du roman.
Trois influences intellectuelles se croisent ainsi à l’arrière-fond de Clara.
Les premiers modèles du dialogue sont les discours de Platon sur la mort dans
le Phédon et la République. Le deuxième élément décisif de la théorie schellingienne de l’au-delà sont les croyances chrétiennes – bien que Schelling ait manifestement voulu dépasser les querelles de clochers entre le protestantisme et le
11. Voir Lacoue-Labarthe et Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 273, et Tilliette, Schelling, une
philosophie en devenir I, op. cit., p. 241. Selon le traducteur de la Lucinde en français, Jean-Jacques
Anstett, Lucinde a beaucoup de traits de Caroline mais Caroline serait plutôt Juliane. Introduction à
Friedrich Schlegel, Lucinde, édition bilingue Aubier Flammarion, Paris, Aubier, 1971.
12. La Lucinde a été interprétée comme un Bildungsroman, mais on peut également l’analyser
comme une composition formelle dans la lignée menant de Lawrence Sterne au roman moderne. Voir
Veli-Matti Saarinen, The Daybreak and Nightfall of Literature, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007,
p. 129.
13. Clara redouble ainsi Novalis, qui voulait mourir, par la force d’un idéalisme magique, un an
après son adorée Sophie von Kühn. Voir Rüdiger Safranski, Romantik. Eine deutsche Affäre. München,
Hanser, 2007, p. 115-119.
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catholicisme vers une religion plus universelle. Ainsi, dans Clara, les rites traditionnels de la Toussaint ou des offrandes à Saint Walderich sont commentés avec
tendresse et nostalgie, mais il n’est plus possible d’y participer. Troisièmement,
Schelling était fasciné par ce qui se proposait, à son époque, comme réponses
scientifiques aux problèmes spirituels et religieux – le magnétisme, le spiritisme
d’un Swedenborg, l’ésotérisme remontant aux mystiques rhénans, etc. – bien qu’à
la fin il soit resté relativement sobre à leur égard, les utilisant surtout pour articuler
le problème philosophique de la mort. Curieusement pour nous, dans le roman
c’est le Médecin, le naturaliste, qui est le plus enclin à admettre l’existence de ces
phénomènes mystiques, alors que le Religieux nie toute connaissance et même tout
questionnement sur le monde des esprits. Schelling était très ouvert à toutes les
sciences de son époque ; les causes obscures et les actions à distance étaient pour
lui des phénomènes primordiaux dans les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften) comme dans les sciences de la nature, et son ambition était de leur donner
un fondement philosophique. Son discours sur les esprits fait partie de ce grand
projet, et il n’a pas lieu seulement dans l’espace fictif du roman, mais également
dans le sérieux discours philosophique donné à la même époque (1810) et publié
sous le nom de « Conférences de Stuttgart14 ». La ruine de son projet reflète sans
doute aussi l’échec de l’approche naturaliste de ces phénomènes ; nous savons
qu’ils trouveront ultérieurement une place dans les nouvelles sciences de la psyché,
la psychologie et surtout la psychanalyse, qui se sera quelquefois inspirée de Schelling.
Avant de revenir sur le statut épistémico-scientifico-philosophique du discours
sur le monde des esprits, je présenterai d’abord ses thèses principales.
À la limite de la religion, le discours sur les esprits marque cependant un écart
par rapport à l’orthodoxie chrétienne. Comme le dit Novalis : « où il n’y a plus
de Dieux, règnent les esprits » (« Wo keine Götter sind walten Gespenster »)15 –
et Schelling, auteur de la « Confession de foi épicurienne de Heinz Widerporst16 »,
a rejeté les outre-mondes proposés par l’Église de son temps. Il convoque les
esprits au pluriel, et ne les résorbe pas dans un sujet absolu (ni Dieu ni le moi
pur de Kant ou de Fichte). Contrairement à Novalis, il ne présente pas les esprits
comme fragments d’un sujet absolu idéel, brisé en simulacres imitant l’idée vraie
et en idéologies imitant la vérité. Pour Schelling, les esprits sont les âmes des
humains, habitants d’un monde voisin du nôtre et communiquant avec lui. Que
pouvons-nous faire de ce Geisterwelt ?
Dans les « Conférences de Stuttgart », Schelling explique : « Dans la mort,
l’homme n’est pas transporté dans le A2 absolu ou divin, mais dans son propre
A2. […] Habituellement, l’on se représente l’homme après sa mort comme un être
aérien ou, abstraitement, comme une pensée pure et sans mélange. Mais il est bien
plutôt, comme on l’a dit, un être suprêmement effectif, et même bien plus robuste
14. F. W. J. von Schelling, Stuttgarter Privatvorlesungen, dans Schelling, Ausgewählte Werke Band
4, op. cit. « Conférences de Stuttgart », traduction française par Jean-François Courtine et Emmanuel
Martineau, dans Schelling, Œuvres métaphysiques, Paris, Gallimard, 1980.
15. Cité par Rüdiger Safranski, Romantik. Eine deutsche Affäre. Hanser, München, 2007, p. 127.
16. Dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 248-259.
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et donc plus effectif qu’ici17. » Le mort, poursuit Schelling, n’est pas l’esprit mais
un esprit, un être non pas purement spirituel mais démonique, non pas détaché
du corps-de-chair mais conservant la quintessence de son corps, « le spirituel du
physique et le physique du spirituel », par où il est suprêmement effectif18. Le
mort peut agir sur nous ; il est possible que nous restions en proie aux morts qui
nous hantent, étant parfois plus présents dans nos vies que les vivants. Il est aisé
de comprendre pourquoi, dans le roman, Albert, bien que mort et ne se montrant
dans nulle vision surnaturelle, peut être plus réel pour Clara que tous les Médecins,
Religieux et Pasteurs qui tâchent de la consoler par leurs discours. Schelling résume
ainsi la tâche de penser le monde des esprits : dans sa mort, « en étant transporté
dans son propre A2, l’homme est donc transporté dans le monde des esprits. C’est
donc ici que trouve son lieu la construction du monde des esprits. De même qu’il
y a une philosophie de la nature, il y a une philosophie des esprits19».
Le monde des esprits ressemble à bien des égards à Hadès, car il est habité par
des esprits : les Âmes, les Mânes, les Ombres, tous les souvenirs de la Toussaint.
En effet, la philosophie schellingienne des esprits reproduit de nombreux traits
essentiels de la croyance socratique en la vie après la mort. Premièrement, selon
Schelling comme selon Platon, l’au-delà est un monde habité par des esprits, et
cette pluralité n’est jamais absorbée dans un esprit universel. Deuxièmement, tous
les deux pensent que ces âmes sont individuelles, comme de leur vivant : Schelling
assied cette individualité dans un corps démonique, Platon parle simplement de
l’âme. Platon utilise l’anamnèse des idées comme preuve de l’immortalité de l’âme
mais établit aussi une différence essentielle entre l’âme, unité morale singulière qui
peut avoir des idées, et l’idée qui est l’unité théorique universelle dont l’âme se
souvient20. L’âme immortelle n’est pas l’idée éternelle, car seule la première se
définit en fonction de la mort. Troisièmement, pour Schelling comme pour Platon,
les âmes immortelles sont des êtres moraux et donc libres. Selon Schelling, même
après la mort, « ces esprits sont donc capables eux aussi de liberté, donc du bien
et du mal21 ». Une liberté analogue revient aux âmes qui doivent, dans le mythe
d’Er de La République, choisir leur nouvelle vie ; lors de ce choix, la fille de la
Nécessité leur fait savoir que « La responsabilité revient à qui choisit ; le dieu, lui,
n’est pas responsable22 ». Aucun des deux ne pense donc que l’âme est simplement
l’élément bon et le corps l’élément mauvais de l’humain, mais l’âme immortelle
17. Schelling, « Conférences de Stuttgart », op. cit., p. 252 (S.W. VII, 476-477).
18. Ibid., p. 251 (S.W. VII, 476).
19. Ibid., p. 253 (S.W. VII,. 478).
20. Platon, Phédon, 75 c-d, 76e, traduction de Monique Dixsaut, Paris, GF-Flammarion, 1991,
p. 234, 237. En termes platoniciens il faut donc dire que les âmes ne sont pas des idées ; Schelling
utilise les termes un peu différemment, car il rapproche les termes « âme » et « idée », qui désignent
le lien entre les singuliers entre eux et le lien entre le singulier et l’éternel, mais jamais l’universel
comme tel, qu’il appelle « concept ». Schelling, « Aphorismes pour introduire à la philosophie de la
nature », dans Œuvres métaphysiques, op. cit., p. 42 (SW VII, 162) ; Schelling, « Aphorismes sur la
philosophie de la nature » dans Œuvres métaphysiques, op. cit., p. 89, 104 (SW VII, 214, 231-232).
21. Schelling, « Conférences de Stuttgart », op. cit., p. 254 (S.W. VII, 479).
22. Platon, La République, livre X, 617e, traduction de Pierre Pachet, Paris, Gallimard Folio Essais,
1993.
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Les hantises de Clara
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est elle-même le siège de la liberté, de la bonté et de la méchanceté, de l’action
et de la transformation.
Quatrièmement, le monde des esprits immortels a une structure sociale. Dans
le Phédon, Socrate assume que dans l’au-delà, « nous serons, c’est vraisemblable,
en compagnie d’êtres semblables à nous23 » et que notamment les philosophes s’y
retrouveront sans doute ; de même, Schelling pense que dans le monde des esprits,
« le semblable cherche le semblable24 », que les bons s’entretiennent avec les bons
et que les mauvais peuplent l’enfer. Cinquièmement, les affinités des âmes se
traduisent dans les deux cas par une géographie de l’au-delà. Dans le mythe d’Er
de La République, Platon déploie une topologie symbolique des différentes phases
de la vie après la mort25, et dans le Phédon, Socrate peint une géographie du
monde réel comportant les lieux des vivants et les lieux des morts26. Schelling,
pour sa part, esquisse une géographie de l’au-delà dans Clara, et selon le plan
initial, ce sujet devait recevoir un traitement plus ample dans des parties ultérieures
du livre.
Ce qui distingue Schelling de Platon et montre ses sources chrétiennes est la
destination du monde des esprits. Chez Platon, les âmes sont purifiées et transmigrent dans de nouveaux corps pour commencer une nouvelle vie sur terre : le
grec pense ici l’éternel retour du même. Chez Schelling, en revanche, la vie terrestre
est unique, et après elle l’âme poursuit son chemin dans l’au-delà jusqu’à un
« jugement dernier », qui sera « un procès véritablement alchimique » par lequel
« le bien sera scindé du mal », le mal étant rejeté « sous la nature » et les morts
éprouveront leur résurrection, par quoi « le monde des esprits entre dans le monde
effectif », en sorte que la nature et l’homme seront désormais universellement
divinisés27. La prophétie de Schelling se conforme ici complètement au dogme
chrétien et ne se trouve limitée que par l’admission par Schelling du fait que l’âge
du monde qui suivra la résurrection des morts est trop éloigné pour que nous
puissions le connaître. C’est bien entendu le moins qu’on puisse dire. On n’a guère
besoin d’insister pour noter que le regard du philosophe, tout en se voulant
prophétique, ne décèle pas ici un monde à venir mais juste une légende passée
de la vie après la mort et de la résurrection. Cependant, contrairement aux « Conférences de Stuttgart », dans Clara les « esprits » ne sont pas exactement chrétiens,
ne se trouvant ni sous la nature ni dans l’universalité d’outre-monde, mais liées à
la nature : il s’agit dans le roman d’apprendre que seuls ceux qui peuvent accueillir
la nature peuvent aussi accueillir les esprits. Voilà pourquoi le roman a un parfum
spiritiste contraire au dogme religieux – qui pourrait se changer en un parfum
révolutionnaire contraire aux dogmes politiques de la modernité.
23. Dans Phédon, Socrate propose comme opinion de philosophe authentique que après la mort
« nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu’est le corps. Nous serons, c’est vraisemblable, en compagnie d’êtres semblables à nous, et par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange – et sans doute est-ce cela, le vrai » (Platon, Phédon, 67a-b.).
24. Schelling, « Conférences de Stuttgart », op. cit., p. 255 (S.W. VII, 481).
25. Platon, La République, livre X, 614b-621d.
26. Platon, Phédon 107d-114c.
27. Schelling, « Conférences de Stuttgart », op. cit., p. 258 (S.W. VII, 483).
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Schelling
Troisième hantise : la communauté des esprits
Les esprits hantent leur monde propre, au sens où « hanter », issu de l’ancien
scandinave heimta (>haim), veut d’abord dire « habiter » ; depuis leur monde
distinct mais capable de communiquer avec le nôtre, ils peuvent aussi hanter notre
monde, au sens où « hanter » veut aussi dire « fréquenter un lieu ou une personne »
(comme lorsqu’on dit « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es »). Dans les
termes de Freud – qui s’inspira de Schelling pour définir le mot – la présence des
esprits dans notre monde serait Unheimlich, à la fois familière et étrangère, désirée
et refoulée28. La pensée des esprits est une pensée de la communauté. Et je crois
que – du moins pour nous – le sens de la pensée schellingienne du monde des
esprits n’est pas dans un mythe de Hadès, du Ciel ou de l’Enfer qui m’accueillerait,
moi, après ma mort, mais dans l’avenir de notre communauté : dans ce qu’elle
attend de nous ou dans ce que nous attendons d’elle, mais qui ne peut pas se
réaliser maintenant, ici-même.
Je suis d’accord pour penser, avec Jean-François Marquet, que le problème
central de la pensée tardive de Schelling est la liberté et l’histoire29. C’est pourquoi
je ne voudrais pas répéter l’interprétation la plus évidente, aussi avancée par
Marquet30, de Clara à la lumière des sciences spiritistes du monde des esprits, mais
j’aimerais tenter sa lecture à la lumière d’une pensée de l’avenir historial. Serait-il
possible de comprendre le monde après notre mort, ou après la mort de notre
monde, en tant que la communauté à venir, dans laquelle les humains seront à la
hauteur de leur liberté ? En tout cas, dans Clara, le Médecin (qui fut l’ami
d’Albert31) dit que « La plupart des gens redoutent la liberté comme ils redoutent
la magie et toute chose inexplicable, comme en particulier le monde des esprits.
La liberté est au sens propre l’authentique apparition des esprits »32. Le Médecin
poursuit en disant que « en tant que telle la liberté n’est pas de ce monde » ; bien
plus encore, renchérit Clara, « la vision de la liberté véritable devrait être insupportable aux hommes ». Et pourtant, jadis elle-même reculait avec horreur devant
28. Hanter, selon le Trésor de la langue française : A. 1. occuper de sa présence un lieu fréquenté
ou désert ; en particulier en parlant de fantômes et d’esprits. 2. Fréquenter assidûment. B. Occuper
de façon obsédante la pensée, l’esprit, l’imagination, un moment de la vie de quelqu’un. Le double
sens du mot hanter – un être humain peut fréquenter un lieu familier / un spectre peut hanter des
lieux comme présence étrangère – est proche du mot allemand Unheimlichkeit, qui dit la présence ou
la proximité de quelque chose d’étrangement inquiétant. Freud nomme Schelling comme source la
plus décisive de son propre concept d’Unheimlichkeit, car Schelling aurait dit : « On qualifie de
un-heimlich tout ce qui devrait rester… dans le secret, dans l’ombre, et qui en est sorti. Schelling, 2,
2, 649 etc. » citation du Wörterbuch der deutschen Sprache (1860) par Freud dans son essai « L’inquiétante étrangeté », dans Sigmund Freud, Inquiétante étrangeté et autres essais, tr. Bertrand Fréron, Paris,
Gallimard Folio essais, 1985, p. 221. Freud veut retenir en particulier cette définition de Schelling
(ibid. p. 223) et formule d’après elle sa conception de l’Unheimlichkeit comme retour du refoulé (ibid.,
p. 246).
29. Marquet, Liberté et existence, op. cit., p. ex. p. 396, 409.
30. Ibid., p. 412-413.
31. Schelling, Clara, op. cit., p. 61 (SW I/9, 27).
32. Ibid., p. 75 (SW I/9, 39).
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« l’éternelle nuit » de la nature, de cet « être qui toujours lutte et n’est jamais »33
– et devant les vulgaires histoires de fantômes34. En revanche, la pensée des esprits
comme instances de la liberté authentique réconcilie enfin Clara avec l’idée d’un
monde des esprits.
Comme instances de la liberté, les esprits ont une volonté et sont capables de
se décider pour le bien et pour le mal. Comme on le sait depuis le célèbre Écrit
sur la liberté, la liberté est pour Schelling le cœur de l’être humain, le A2 par lequel
on dépasse le A1 de la nature. Certes, l’humain a aussi cette puissance de liberté
de son vivant. Mais la vie terrestre entrave sa puissance de multiples manières :
non pas seulement parce qu’elle enchaîne l’homme à la naturalité de son corps,
comme s’en plaint Platon, mais avant tout parce que la vie sociale se présente
ici-bas dans un État mécanique semblable à la machine et étant « obligé de traiter
l’homme libre comme un rouage mécanique35 ». Ou comme le dit le Médecin,
dans le monde présent, notre intérieur libre est soumis à l’extérieur, et ne peut
que difficilement percer les limitations de la société, mais nous attendons un monde
supérieur et meilleur dans lequel, par la force de l’amour, l’intérieur pourra subordonner l’extérieur36. Face à cette demande de liberté, notre monde présent, « la
terre entière, est une grande ruine, où les animaux séjournent comme des fantômes,
les hommes comme des esprits, où mille forces et trésors cachés sont comme
emprisonnés par des puissances nuisibles ou ensorcelés par un magicien37 ». Libérés
des limitations de la société mécanique, les esprits sont les hommes transfigurés
en leur liberté pure. Leur communauté est le paradoxal lien libre entre des êtres
libres, et non pas le lien mécanique d’un assemblage des rouages ; la communauté
des esprits manifeste les affinités véritables des cœurs, le pur affect social sans
médiateur ; amour et haine, amitié et inimitié comme tels. C’est pourquoi c’est la
communauté des morts qui est véritablement libre et vivante, et pas la nôtre. C’est
33. Ibid., p. 60 (SW I/9, 27).
34. Ce sont les « légendes de tous les peuples, rapportant les fréquentes apparitions, près des
tombeaux ou dans les cimetières, d’âmes de cette espèce » (ibid., p. 122 (SW I/9, 78)). Cf. Platon,
Phédon, 81d. Ni Platon ni Schelling ne disent jamais voir des fantômes : ils mentionnent simplement
les légendes qui en parlent. On ne connaît les fantômes que par ouï-dire.
35. « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », dans Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 53. Cf. Conférences de Stuttgart : « L’État,
pour le dire sans détours, est une conséquence de la malédiction qui pèse sur l’homme. » (Schelling,
Œuvres métaphysiques, op. cit., p. 238 (SW VII, 461)) ; « seule l’évolution la plus haute et la plus
multiforme de la connaissance religieuse dans l’humanité sera capable, sinon de rendre superflu l’État
et de le supprimer, du moins de faire que progressivement il se libère lui-même du pouvoir aveugle
par lequel lui aussi est régi, et qu’il se transfigure en intelligence. Non point afin que l’Église règne
sur l’État ou l’État sur l’Église, mais que l’État même développe en soi le principe religieux, et que la
grande alliance de tous les peuples repose sur la base de convictions religieuses devenues universelles. »
(Ibid., 241 (SW VII, 464-465)). Gérard Bensussan explique l’anti-étatisme schellingien dans « Schelling
– une politique négative », dans Jean-François Courtine et Jean-François Marquet (éds), Le dernier
Schelling. Raison et positivité. Paris, Vrin, 1994, p. 78-81 ; Frank Fischbach donne un excellent aperçu
du développement de la pensée politique de Schelling dans « La pensée politique de Schelling », Les
Études philosophiques, 2001, 31-48.
36. Schelling, Clara, op. cit., p. 76 (SW I/9, 39-40).
37. Ibid., p. 68 (SW I/9, 33).
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notre société qui est un champ de ruines habitées par les spectres, et le prix d’une
société libre est la mort…
De la même manière, il y a fort à parier que la véritable pensée commune,
symphilosophein, ne pourra jamais avoir lieu dans cette vie qui nous retranche
dans nos individualités séparées, mais seulement dans le monde des esprits à venir.
Dans la vie présente, l’intériorité de chacun est séparée des autres par l’extériorité
hostile (ce sont les rouages et les machines de la société). Dans la vie des esprits,
l’extériorité devrait être déterminée par l’intériorité et faciliter le lien des esprits,
alors que maintenant elle l’empêche. Dans les termes de Blanchot (qui lui-même
parla tant de fantômes38), il y va ici de l’opposition d’une communauté œuvrée et
d’une communauté désœuvrée, mais nous pourrions également parler de la différence entre deux communautés œuvrées : d’un côté, l’État mécanique de la vie
actuelle est l’œuvre imposée de haut et écrasant les libertés individuelles, de l’autre
côté, dans la communauté des esprits de la vie après la mort, chacun serait une
« œuvre d’art vivante » exprimant sa propre volonté libre. Alors, la communauté
pourrait même devenir complètement extérieure sans pour autant perdre son
« authenticité », dans la mesure où l’intériorité n’aurait plus besoin de se terrer
dans le secret du cœur. Nous reconnaissons ici la structure générale de la pensée
romantique de la communauté des amants et de la communauté littéraire, telle
qu’elle passera via Marx et Nietzsche et se reflétera encore chez Blanchot et
Derrida39. Quel curieux avenir pour la théorie classique de l’immortalité de l’âme !
Quatrième hantise : une pensée de l’avenir
La pensée schellingienne d’une vie après la mort relève de son projet pour
penser, de manière radicale, l’extase temporelle de l’avenir.
Contemporain de Clara, le projet des Âges du monde a pour ambition de présenter le « système des temps » comportant ce qui fut, ce qui est et ce qui sera40.
Ce projet marque un tournant dans l’œuvre de Schelling41. Dans sa philosophie
de l’identité, par exemple dans le dialogue Bruno, Schelling avait généralement
38. Par exemple : « l’espace indécis de la narration, […] cet au-delà irréel où tout devient fantôme »
(Maurice Blanchot, Le Livre à venir, « Le tour d’écrou », Paris, Gallimard, 1959, p. 178).
39. Je me permets de renvoyer à mon article plus détaillé sur l’écho schellingien dans la théorie
de l’imagination selon Blanchot : Susanna Lindberg, « On the Night of the Elemental Imaginary »,
Research in Phenomenology vol. 41 no 2, 2011, p. 157-180.
40. Schelling, Les Âges du monde, op. cit., p. 22 (WA I, p. 223). Sur la problématique du système
des temps dans les Âges du monde, voir l’excellente postface de son traducteur Pascal David, « La
généalogie du temps. Postface du traducteur » (ibid.). Sur la création du temps depuis l’éternité dans
les Âges du monde, voir aussi Jean-François Marquet, Liberté et existence, op. cit., p. 473-477 ; JeanFrançois Courtine, « Temporalité et révélation » dans Le dernier Schelling. Raison et positivité, réunis
par Jean-François Courtine et Jean-François Marquet, op.cit. ; Jean-François Courtine, chapitre « Histoire supérieure et système des temps » de Extase de la Raison. Essais sur Schelling, Paris, Galilée,
1990 ; et Slavoj Zizek, « The abyss of Freedom », une introduction à la traduction anglaise de Ages
of the World by Judith Norman. Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1997, p. 29 sqq.
41. Marquet, Liberté et existence, op. cit., p. 299. Par ailleurs, dans les termes de la philosophie de
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traité la question du temps simplement comme rapport entre les idées éternelles
et les choses temporelles42. Alors, en articulant le problème selon l’idée chrétienne
de la chute ou selon l’idée platonicienne de la participation des idées dans les
choses, il n’avait en réalité aucunement éclairci le problème du temps lui-même
car, au lieu d’interroger l’origine de la temporalité dans l’éternité, ou vice versa,
il avait simplement posé leur correspondance. Le « système des temps » doit au
contraire exposer la naissance du temps depuis l’éternité. Le projet schellingien
du système des temps est également nouveau dans l’histoire de la philosophie :
Hegel lui-même ne parvint après tout qu’à penser en termes de temps historique,
alors que Schelling va esquisser une pensée du passé immémorial se retirant avant
l’origine du temps historique (d’après les Âges du monde, c’est le « passé radical,
[le] temps d’avant le monde »), et de l’avenir radical ne surgissant qu’après la fin
de l’histoire (c’est « l’avenir proprement dit, l’avenir radical, le temps après le
monde [die Nachweltliche] »).
Dans les Âges du monde, Schelling interroge la temporalité même du temps. Le
temps lui-même est plus que le sens interne de l’humain (Kant) ou que la deuxième
dimension de la multiplicité des êtres naturels (Hegel). Le temps lui-même se
temporalise – s’engendre, se maintient et s’anéantit – et c’est ainsi qu’il peut être
le destin des êtres étendus et pensants. Pour expliquer cela, Schelling pense le
temps dans un cadre dynamiste comme un organisme, qu’il appelle le plus souvent
« dieu ». L’organisme du temps n’est pas simplement comme l’âme du monde
(Weltseele), qui avait couronné sa philosophie de la nature, car celle-ci n’était que
le nom pour l’unité et la vivacité de l’Un-Tout. En plus de cela, l’organisme du
temps doit se penser en fonction de son propre commencement et de sa fin : il
est le « dieu vivant » qui naît, existe et meurt ; le passé est le temps avant la
naissance de dieu et l’avenir le temps après sa mort. Contrairement aux naïves
conceptions religieuses, l’origine et la fin de ce « dieu » n’ont pas lieu dans le
temps mais sont l’origine et la fin du temps, et ont lieu chaque instant. Tout instant
est temps parce que la totalité du temps lui donne un passé immémorial et un
avenir inimaginable. Notre expérience humaine du temps n’est que sa réplique.
Pour penser ce temps, ni une déduction philosophique ni une description scientifique ne sauraient suffire, et c’est pourquoi il s’agira encore de développer une
pensée généalogique qui permette de montrer, non pas ce qui est dans le temps,
mais le devenir même du temps.
Projeté dans Les Âges du monde, ce système des temps n’existe qu’en ruines
abandonnées, jamais publiées du vivant de Schelling. Dans les projets des Âges du
monde, nous avons une esquisse du passé radical. La structure du présent se montre
peut-être dans L’écrit sur la liberté et sans doute dans les Leçons d’Erlangen.
L’avenir radical est présenté surtout dans les Conférences de Stuttgart et dans Clara.
l’identité il serait également malaisé de parler d’un monde des esprits au pluriel, si les humains y
deviennent eux aussi des reflets de l’idée unique – la question de l’homme se subordonnant à celle de
l’incarnation du Christ.
42. Schelling, Bruno, oder über das göttliche un natürliche Prinzip der Dinge. Ein Gespräch. I, IV,
219-225. Dans Schelling, Werke, Auswahl in drei Bänden, Hrsg von Otto Weiss. Leipzig, Fritz Eckart
Verlag, 1907, Zweiter Band, Schriften zur Identitätsphilosophie, p. 423-429.
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Dans ces deux textes, l’avenir radical est le « monde des esprits », Geisterwelt, qui
suit la mort : un monde voisin du nôtre, habité par des âmes immortelles. Pour
être radical, l’avenir ne peut pas être une continuation de cette vie mais il doit
suivre sa fin : voici pourquoi il est pensé selon la figure de la vie après la mort.
En nous inspirant de Heidegger, nous pourrions l’appeler un Nicht-Da-Sein, et
suggérer que l’avenir se « pressent » comme l’autre Dasein (qui lui non plus ne
peut être ni « connu » ni « su »).
Les ruines du système des temps sont étranges, en tout cas inhabituelles en
philosophie. Le passé immémorial est décrit dans une sorte de mythe rationnel de
la naissance du dieu ; et l’avenir radical dans un roman spéculant sur des spectres.
Je reviendrai sur le statut de ces récits dans la philosophie, mais je fais déjà observer
que Schelling s’en sert ici pour de sérieuses raisons philosophiques. Comment
penser au-delà du présent ? En tout cas, la pensée elle-même doit changer lorsqu’elle vise ce qui, pour être radicalement passé et radicalement à venir, ne doit
jamais être présent. À l’ouverture célèbre des Âges du monde, Schelling établit :
« Le passé est su, le présent est connu, l’avenir est pressenti. Ce qui est su est
objet de récit, ce qui est connu objet d’exposé, ce qui est pressenti objet de
prophétie43. »
Les pensées du passé et du présent nous sont familières, mais la possibilité d’une
science philosophique de l’avenir semble extrêmement problématique. Nous aussi,
nous nous appuyons sur les monuments du passé, bien que nous sachions que le
récit du passé peut être troué d’oublis et de traumatismes. Nous nous fions à
l’évidence du présent, tout en perçant son évidence en montrant comment il est
creusé par les autres extases du temps. Mais l’avenir ? Nous ne nous fions nullement sur nos pressentiments concernant l’avenir ni n’acceptons la prophétie dans
la philosophie. En disant, fermement, que l’avenir est « pressenti » et « prophétisé », Schelling ouvre la science de l’avenir comme une crise de la science ellemême. Y a-t-il une place, dans la science moderne, pour une science de l’avenir ?
Y a-t-il une science du véritable avenir, qui n’a rien d’une simple prévision, laquelle
ne serait guère que la perspective d’une continuation du présent ? Une pensée de
l’avenir peut-elle être une science véritable, et non pas la prédiction d’un devin ni
la prophétie constitutive d’une secte ou d’une religion ? Y a-t-il une science philosophique de l’avenir, si ses voies doivent être celles du pressentiment et de la
clairvoyance ? Notre réponse première est, bien entendu : non, nul ne peut connaître l’avenir. Seul un fou ou un menteur a de telles prétentions. Et pourtant, le
propre de notre temps est aussi le sentiment d’une responsabilité de plus en plus
insistante envers l’avenir. Certes, les utopies politiques ne sont plus de mise ; mais
la pensée de la fin de l’histoire semble elle aussi paresseuse. Il suffit de penser
comment, pour Heidegger, une pensée de l’à-venir est condition de la vérité historiale et donc de la vérité tout court, ou comment pour Jonas ou pour Derrida il
faut une ouverture de l’avenir afin de pouvoir imaginer une politique responsable.
Une nécessité éthique, voire politique, semblerait enjoindre de lutter contre la
clôture de l’avenir et contre la disparition corrélative du monde ; et c’est ainsi que
43. Schelling, Les Âges du monde, op.cit, p. 11 (WA I, 3, p. 216).
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la politique pousse dans un domaine où la science ordinaire veut se taire. Il faudrait
donc penser un faible il faut l’avenir : c’est pourquoi l’étrange question de la science
philosophique de l’avenir nous concernerait encore.
Mais faut-il vraiment penser l’avenir en termes de spectres ? Notons d’abord
que Schelling a plus d’une pensée de l’avenir. Nous pouvons laisser de côté l’avenir
selon la philosophie de l’identité car, tout en étant ce qui « est temps dans le
temps », « je [Schelling] dis que quelque chose est à venir [zukünftig] lorsque son
concept et sa possibilité sont présents sans être et effectivité44. » Ici, l’avenir est
expliqué comme une idée qui attend sa réalisation : il est ce qui doit être. Parce
que l’idée est en réalité éternelle, l’avenir est déjà présent dans cette idée : faute
d’être inconnu, cet avenir n’est nullement radical45. La constellation change radicalement à partir de l’Écrit sur la liberté, lorsque l’avenir se pense en termes d’esprit
et non plus en termes d’idée. Bien que l’esprit soit ce que l’humain doit être, son
A2, celle-ci est la liberté d’agir et non pas la fin prédéterminée d’une action46. Dans
Clara et dans la « Conférence de Stuttgart », Schelling approfondit une notion
radicale de l’avenir : l’avenir proprement dit n’est pas un présent différé dans le
futur mais un autre âge du monde entièrement coupé de notre temporalité. Il est
le temps après la fin du temps présent, qui est pensé comme temps après la mort :
la vie des esprits ne peut que commencer par la mort. Pour que la mort ne soit
pas une simple limite de la vie présente ; pour qu’il puisse y avoir une notion
positive de la mort, qui permettrait également de savoir quels sont les sentiments
et les pensées des morts, Schelling cherche donc à définir notre rapport possible
à l’au-delà.
Outre l’immortalité de l’âme individuelle, Schelling a aussi pensé l’avenir sous
la figure du dieu à venir. Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme
allemand attendait une nouvelle religion de la part d’un « esprit supérieur, envoyé
du ciel »47, et mêlant les figures du dieu (Dionysos) et du poète. Le système de
l’idéalisme transcendantal l’attendait de toute une humanité (Geschlecht) et non
d’un poète singulier48. Mais l’érection du nouveau dieu n’est jamais à notre portée :
tout au plus pouvons-nous penser que la configuration de sa mythologie sera
44. Schelling, « System der gesammten Philosophie und der Naturphilosophie insbesondere »
(« Leçon de Würzburg »), 1804, § 114, I / 6 275 ; Schelling, Ausgewählte Schriften Band 3, op. cit.,
p. 285.
45. Voici pourquoi la critique heideggérienne de Schelling est justifiée quant à la philosophie de
l’identité, bien qu’elle soit infondée quant à la philosophie de la liberté (Martin Heidegger, Schellings
Abhandlung über das Wesen der menschlichen Freiheit, Tübingen, Vittorio Klostermann, 1995, p. 114).
Voir Susanna Lindberg, « The Legacy of Schelling’s Philosophy of Nature in 20th Century Phenomenology of the Elemental », in Das Elementale : Erde, Pan und Fleisch, Hrsg. Annette Hilt und Anselm
Böhmer, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2008.
46. Comme le dit Jason Wirth : « Freedom is the simultaneous natality and fatality of concepts,
the source of their generation as well as what eternally evades the concept. » (Jason Wirth, The
Conspiracy of Life. Meditations on Schelling and His Time, Albany, State University of New York Press,
2003, p. 204.)
47. « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », dans Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 54.
48. Schelling, System des transzendentalen Idealismus, op. cit., SW I/3, p. 478.
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Schelling
l’œuvre des esprits du monde à venir. Le dieu à venir reste à venir et ne nous
apparaît qu’en tant qu’attente d’un poème ou d’une mythologie qui lui donnera
sa figure49.
Si une pensée de l’avenir peut être appelée « radicale » lorsque l’avenir reste à
venir et ne peut jamais arriver ici même, alors Schelling esquisse un avenir radical
dans ses pensées du monde des esprits et du dieu à venir. Nous voyons donc que
la pensée de l’avenir devient possible dès qu’il surgit comme dimension « archiéthique » de l’existence et non pas comme objet d’une connaissance. Cela étant,
si ces figures ne sont pas des idées éternelles, elles sont néanmoins des figures qui
nous semblent familières, sinon connues. Les références schellingiennes à Hadès,
au Ciel et à l’Enfer ne sont-elles pas des invocations suscitées par des rêves immémoriaux ? Avec les termes de « spectres » et « de dieu à venir », pense-t-il vraiment
un nouveau temps, ou n’imagine-t-il pas plutôt la répétition du temps présent dans
un retour du passé, qu’il soit convoqué ou refoulé, qu’il n’ait jamais été là ou qu’il
soit la légende qui depuis toujours figure l’immémorial ? Ne faudrait-il pas penser
que la répétition des mêmes figures ne libère pas l’avenir beaucoup plus que la
persistance d’une idée éternelle, de sorte que, finalement, la seule pensée valable
de l’avenir est la pensée de la fin du monde présent : la mort comme chez Heidegger, le défaut des noms sacrés comme chez Hölderlin. Est-ce que Schelling n’a
jamais réussi à achever ses propres figurations de l’avenir justement parce qu’il
cherche une figure de l’avenir ?
Le risque est là – mais Schelling l’évite dans la mesure où, finalement, il n’en
présente pas. Nous ne connaîtrons pas le dieu à venir, et la mort transforme les
défunts en sorte que nous ne connaîtrons pas non plus leurs pensées. Clara estime
qu’« il serait bien désirable de savoir quel sont les sentiments qu’éprouve le défunt
lui-même50 » – comment les morts sentent et pensent et, au fait, qui ils sont ?
Schelling dira simplement que, esprits véritablement libres, ils sont et resteront
radicalement différents de nous. Schelling ne se contente pas de la simple idée de
fin du monde présent mais veut nous faire penser à un avenir qui est plus qu’une
tache aveugle marquant la limite de notre vision. Il ouvre un espace dans lequel
il est possible d’imaginer ceux qui viendront après nous ; il convoque un avenir
– par le biais de figures qui restent nécessairement imaginaires. Mais il ne crée
pas de figures ou d’images déterminées, il ne nomme pas les dieux à venir : la
pensée de l’avenir porte vers un lieu où les figures, les images, les noms sont nés,
où la forme émerge du sans-forme, et la place du sans-place51. Finalement, la
49. Une structure semblable se trouve chez Hölderlin, dont l’influence se verra dans le « dieu à
venir » des Beiträge de Heidegger, et dans le messianisme de Benjamin qui aura influencé le messianique
sans messianisme de Derrida. Dans Spectres de Marx de ce dernier, nous trouvons par ailleurs la même
duplicité entre les spectres et le messianique, de sorte que ceux-là viennent d’un passé qui reste à
venir, alors que celui-ci nomme le véritable événement, l’irruption de quelque chose d’entièrement
nouveau dans l’histoire (Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993). La différence étant
bien sûr que Derrida cherche une pensée infigurable de l’avenir, alors que Schelling pense au contraire
l’avenir depuis une figure divine.
50. Schelling, Clara, op. cit. p. 104 (SW I/9, 63).
51. Voir le très bel article de Marcia Sá Cavalcante Schuback, « The Work of Experience : Schelling
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question de l’avenir débouche ainsi sur celle de l’imagination dans la philosophie :
en tant que philosophes, il ne nous incombe pas de savoir qui viennent mais
comment penser leur venue.
Cinquième hantise : la pensée des morts
Selon Les Âges du monde, l’avenir n’est ni su (gewußt) ni connu (erkannt)
mais pressenti ou deviné (geahndet). Ce qui est ainsi pressenti ne peut être objet
de récit ou d’exposé, mais uniquement de prophétie52 ; dans Clara la connaissance
de l’avenir s’appelle clairvoyance (Hellsehen). Les réflexions de Schelling sur la
clairvoyance n’aboutissent pas à des discours visionnaires mais à des expériences
stylistiques littéraires : si les Âges du monde est un quasi-mythe, Clara est un roman
très conscient de son propre caractère littéraire53. La pensée de l’avenir serait-elle
alors essentiellement littéraire ? Une œuvre de l’imagination, une fiction, une
« science fiction » ? Si oui, qu’est-ce qui permet de distinguer entre une simple
produit de fantaisie et une figuration de la raison ? Et si le critère de la vérité de
l’avenir ne peut pas être donné – par définition – serait-il possible d’inventer une
Critique de l’avenir ?
Schelling réfléchit sur la pensée de l’avenir avant tout dans Clara, où Clara
demande comment les morts sentent et pensent, et comment nous pourrions
communiquer avec eux. Cette méditation aboutit à une triple théorie de la pensée
des morts.
Premièrement, les morts pensent, en effet. Porte-parole de Schelling, le pasteur
du roman croit fermement que les morts connaissent une sorte de jour nocturne
ou de sommeil éveillé : « un peu comme s’ils avaient, dans le sommeil, échappé
au sommeil et accédé à l’état de veille, endormis pourtant plutôt qu’éveillés »54.
Ensemble, le pasteur, le médecin et Clara croient savoir que la pensée des morts est
une sorte « d’intuition dépourvue d’images (eine Art bilderlosen Anschauens)55 » ;
la « vision la plus haute (höchste Hellsehen)56 » ; la « conscience la plus intériorisée
(innigste Bewusstsein), [dans laquelle] tout se passe comme si leur être entier
parvenait à un point d’incandescence qui réunirait en lui le passé, le présent et
on Thinking beyond Image and Concept », dans Jason M. Wirth (éd.), Schelling Now. Contemporary
Readings, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2005, p. 80.
52. Schelling, Les Âges du monde, op. cit., p. 11. (WA I, 3).
53. Il y a fort à parier qu’un Hegel aurait pris ces textes pour des fictions et par là pour la pire
Schwärmerei – mais on sait aussi que Hegel n’a aucune pensée véritable de l’avenir. Sa tendance a
toujours été la clôture de l’avenir, en sorte que même la pensée la plus généreuse d’un avenir de Hegel
(par exemple Catherine Malabou, L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin
1996) présente davantage une possibilité de non-clôture qu’une véritable ouverture de l’avenir. Il en
est tout autrement chez Schelling. Il pense l’avenir – mais, on doit aussi l’admettre, s’y perd et se perd
d’abord dans ses étranges fictions secrètes.
54. Schelling, Clara, op. cit. p. 105 (SW I/9, 65).
55. Ibid., p. 106 (SW I/9, 66).
56. Ibid., p. 108 (SW I/9, 67).
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Schelling
l’avenir57 ». Schelling suit ainsi encore une fois Platon, qui suggère que les morts,
du moins les meilleurs parmi eux, contemplent directement les idées que nous,
les vivants, ne voyons que médiatement et obscurément dans les choses. Selon
Schelling, cela voudrait dire que les morts sont capables de clairvoyance58, qui
s’assimile ici à l’intuition intellectuelle. Ce que les morts voient, serait pourtant
moins l’idée au sens platonicien que la totalité du temps. D’autre part, la clairvoyance des âmes porte avant tout sur les autres âmes, mortes et vivantes, car la
disposition de la clairvoyance est l’amour59, et son regard ouvre la dimension de
la communauté de l’amour.
Deuxièmement, d’après le pasteur et le médecin, nous connaissons, ou plutôt
devinons la pensée des esprits par analogie avec le sommeil magnétique, qu’on
étudiait à l’époque par des expériences de mesmérisme, hypnotisme et magnétisme.
Ce sommeil serait comparable à « l’état qui suit la mort […] une clairvoyance
supérieure que n’interrompra aucun réveil », et dont « les approches ont la plus
grande ressemblance avec les approches de la mort60 ». Celui qui dort d’un sommeil
magnétique doit sa clairvoyance à sa soumission totale au médecin magnétiseur.
Privé de sa subjectivité – du sentiment corporel et de la volonté spirituelle dans
la mesure où ceux-ci relèvent de son individualité – le dormeur a alors accès à la
plus haute intériorité, qui coïncide avec un devenir-un avec le dieu61.
Troisièmement, cette idée de la suppression du moi pour que l’idée puisse se
déployer est analogique à la conception schellingienne de la philosophie. Pour
Schelling, du moins dans sa maturité, la philosophie est extase de la raison requérant l’abandon du soi de celui qui pense, afin que la raison – l’absolu, le dieu –
puisse se penser en lui. Dans Clara, la philosophie, la mort et le sommeil magnétique partagent cet « anéantissement de la particularité dans ce parfait devenir-un
avec le divin » ; certains craignent, dit le Pasteur, cet abandon, cette « ivresse »,
cette « dissolution complète en dieu », « et tiennent l’acte de mourir à leur volonté
particulière pour la vraie mort, pire que la mort62 ». Ne serons-nous donc à la
mesure de la philosophie qu’après la mort, lorsque l’extase de la raison sera si
totale que je n’y serai plus du tout ? Philosopher serait-il : penser comme un mort ?
Certes, la philosophie requiert une certaine mort : la mort à mon égoïté, mais aussi
la mort à la vie présente, à sa société mécanique et à sa pensée réduite à l’entendement. Une certaine mort à soi est nécessaire pour pouvoir penser sous la dictée
du temps, de la vérité, de l’être, de l’absolu. Le « Je » selon Schelling est à la fois
humble et grandiose : je ne pense pas l’absolu ; l’absolu se pense en moi.
Néanmoins, comme le précise toujours Schelling, la philosophie n’est pas une
vision prophétique : comme dans l’allégorie de la caverne, le philosophe doit
retourner du soleil intelligible vers les ombres. La capacité de ce retour marque
en fait la différence entre la folie et la clairvoyance. D’abord, si le penseur doit
57.
58.
59.
60.
61.
62.
Ibid., p. 109 (SW I/9, 67).
Ibid., p. 120 (SW I/9, 76).
Pascal David, « La généalogie du temps. Postface du traducteur », op. cit., p. 335-336.
Schelling, Clara, op. cit. p. 107 (SW I/9, 65).
Ibid, p. 114-115 (SW I/9, 72-73).
Ibid, p. 115 (SW I/9, 73-74).
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Les hantises de Clara
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supprimer son individualité, il ne peut pourtant pas le faire jusqu’à la disparition
totale de sa subjectivité. Le cœur de sa personnalité, sa liberté, demeure distincte
du dieu, et la mort / la philosophie la transfigure en une conscience claire de soi63.
Ensuite, bien que « le poète n’est pas seul à connaître de tels ravissements, le
philosophe a lui aussi les siens64 », la philosophie doit s’astreindre à être une science
se servant de la dialectique, de sa parole et de son rythme65. Qui plus est, le
philosophe devrait apprendre à écrire de manière populaire et agréable66 : « pourquoi n’use-t-il pas devant le peuple entier des mots dont il se sert pour parler à
sa dame quand il l’entretient des choses supérieures67 ? »
Je finirai par cette étrange image du travail du philosophe, dégagée de Clara,
dont elle inverse la situation biographique. Suivant la logique implicite de l’ouvrage,
à la fin inaccessible de Clara, le philosophe se trouvera lui-même à la place du
mort : il sera le mort, pensant comme un mort, essayant de communiquer avec sa
bien-aimée, femme vivante qui, d’emblée, ne veut rien en savoir. Voici la position
incommode du philosophe dans la mesure où seul un mort peut prétendre connaître l’avenir et ainsi atteindre l’objectif de Clara. En principe, le philosophe schellingien devrait écrire son chemin de retour depuis l’extase de la vérité – mais s’il
connaît la vérité de l’avenir, il lui est structurellement impossible d’exposer son
extase philosophiquement. En ce sens, le philosophe est comme Albert, qui « sait »
mais ne peut pas en « parler ».
Évidemment, un roman n’est ni un exposé philosophique ni une prophétie. Il
ne peut pas les remplacer mais il peut nous faire « entendre » le silence de l’au-delà
que les exposés scientifiques refusent et les prophéties remplissent de leur clameur.
Une fiction littéraire n’a pas besoin d’une « figure » de l’avenir, mais elle peut
montrer le vide à l’origine de la pensée de l’avenir. La vérité de l’avenir ne peut
pas se montrer à nous, mais elle peut apparaître comme la hantise d’un roman
inaccompli ; et c’est pourquoi nous pouvons mieux que Schelling voir autre chose
qu’une simple coïncidence dans l’inachèvement du roman. Blanchot et Derrida
ont jadis fait observer que l’inachèvement peut parfois être un résultat positif du
travail philosophique ; ils nous ont également fait remarquer que toute écriture est
structurellement la parole d’un mort adressée à une vivante. En ce sens seulement,
l’écriture nous vient depuis l’« avenir » des « esprits partis » et ainsi, par la mort
de l’esprit vivant, la philosophie devient littérature.
63. « Par la complète transfiguration de l’obscur originaire en nous […] peut s’élever la conscience
la plus claire et la plus intime de nous-même et de notre état tout entier, non seulement présent mais
aussi passé, et, bien loin qu’elle doive fondre comme glace dans l’eau, elle ne devient qu’alors conscience
parfaite, au regard de laquelle notre conscience présente, toujours et à nouveau obscurcie par l’inconscient qui lui résiste, n’est plus que rêve et crépuscule. » Ibid, p. 119 (SW I/9, 76).
64. Schelling, Les Âges du monde, 15 (SW I/8, 203).
65. Schelling, Clara, op. cit. p. 19 (SW I/9, 43).
66. « Ce qui est su par la science la plus haute, pourquoi cela ne peut-il se raconter au même titre
et de façon aussi simple et obvie que ce qui est su par ailleurs ? Qu’est-ce qui le retient en arrière cet
âge d’or que l’on pressent, où la vérité devient fable et la fable vérité ? » (Schelling, Les Âges du monde,
p. 12 (SW I/8, 200)).
67. Schelling, Clara, op. cit. p. 135 (SW I/9, 88).
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