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Revue germanique internationale
17 | 2013
L’herméneutique littéraire et son histoire. Peter Szondi
Suite hongroise. Szondi après Lukács
Denis Thouard
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1374
DOI : 10.4000/rgi.1374
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
Pagination : 45-66
ISBN : 978-2-271-07611-3
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Denis Thouard, « Suite hongroise. Szondi après Lukács », Revue germanique internationale [En ligne],
17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1374 ;
DOI : 10.4000/rgi.1374
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
Denis Thouard
(CNRS/CRIA-EHESS, Centre Marc Bloch)
Dialectique et herméneutique
La tension dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Szondi1 peut se décrire comme
la volonté de tenir la contradiction de deux pôles : d’un côté la recomposition
d’une poétique des genres littéraires dans leur évolution dialectique, de l’autre la
lecture des textes visant à tirer, herméneutiquement, leur intelligence d’eux-mêmes.
On pourrait illustrer cet écart assumé à travers deux références : Hegel et Schleiermacher.
D’un côté, Szondi est fasciné par Hegel, tout en étant résolu à en faire un usage
limité, brisé, dépris du système. Ses premiers livres, la Théorie du drame moderne
(1956) et l’Essai sur le tragique (1961), trahissent directement la référence majeure
que fut pour lui l’Esthétique, qui joue pour la modernité un rôle analogue à la
Poétique d’Aristote. Chez Hegel, ce n’est pas le philosophe de la Science de la
logique qui le retient, mais celui de l’historisation des formes, notamment esthétiques, au point qu’il a jugé utile d’en donner une présentation à ses étudiants2.
1. Je renvoie à l’édition publiée sous la direction de Jean Bollack : J. Bollack et H. Beese, W. Fietkau,
H.H. Hildebrandt, G. Mattenklott, S. Metz, H. Stierlin (éds.), Peter Szondi, Schriften Bd. 1-2, Frankfurt
am Main, Suhrkamp, 1978 (réédition Christoph König, 2011), en particulier Schriften 1 pour Theorie
des modernen Dramas et Versuch über das Tragische ; pour les cours, J. Bollack et H. Beese, W. Fietkau,
H.H. Hildebrandt, G. Mattenklott, S. Metz, H. Stierlin (éds.), Peter Szondi, Studienausgabe der
Vorlesungen Bd. 1-5, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1973-75, notamment Poetik und Geschichstphilosophie I et II, Das lyrische Drama des fin de siècle, Einführung in die literarische Hermeneutik.
Pour la correspondance : Peter Szondi, Briefe, éd. Chr. König et Th. Sparr, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1993. Pour les traductions françaises : J. Bollack (dir.), trad. de P. Szondi, Poésie et poétique
de l’idéalisme allemand, Paris, Minuit, 1975 ; M. Bollack (éd.), trad. de P. Szondi, Poésie et poétique
de la modernité, Lille, PUL, 1982. Pour une orientation critique : Mayotte Bollack (éd.), L’acte critique.
Sur l’œuvre de Peter Szondi, Lille / Paris, PUL / MSH, 1985 ; Christoph König (avec Andreas Isenschmid), Engführungen. Peter Szondi und die Literatur, Marbacher Magazin 108, 2004. Je renvoie à ces
titres de façon abrégée par la suite.
2. Peter Szondi, « Hegels Lehre von der Dichtung », dans Poetik und Geschichtsphilosophie I,
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
L’historisation des catégories donne la toile de fond des analyses de Szondi, mais,
chez lui, cette historisation est brisée. Les références qui complètent d’emblée
l’inspiration hégélienne indiquent qu’il s’agira d’une dialectique fragmentée : Benjamin, Adorno, le jeune Lukács, les « trois modèles qu’il s’était donnés dès le début
et qui […] l’accompagneront jusqu’à la fin de sa vie et lui serviront de référence
constante et implicite »3. Or ces trois-là revendiquent, chacun à sa façon, la fécondité de l’instrument dialectique, mais en restant fidèle au primat du fragment sur
le système4. Leur Hegel est corrigé par le romantisme d’Iéna5. La pente philosophique à laquelle Szondi entend échapper en se servant de certains philosophèmes
sans jamais assumer une philosophie, il ne la rencontre que trop souvent autour
de lui : avec la montée en généralité, on perd vite le contenu. C’est ce qu’il compare
au vol d’Icare et qu’il cherche à éviter dans sa propre histoire de la philosophie
du tragique en passant rapidement des positions de principe à des études de cas6.
La technique abrupte du collage et du montage de citations vient corriger le risque
d’une perte de l’objet. Mais dès la partie doctrinale, ce sont des extraits des
théoriciens eux-mêmes, à peine commentés, qui donnent les aspects essentiels de
leur conception du tragique.
D’un autre côté, les études sur Hölderlin ou Celan se réclament pour leur
compte d’une lecture serrée des textes, pratiquant une herméneutique philologique
explicitement revendiquée. Le texte sur la connaissance philologique, utilisé comme
préface aux Études sur Hölderlin, fonde épistémologiquement la démarche, contre
une naïveté qui regarderait insuffisamment la particularité des textes, mais aussi
contre les prétentions d’une herméneutique philosophique. Il se réfère à cette
occasion à l’herméneutique de Schleiermacher, à laquelle il consacrera un de ses
derniers articles. L’herméneutique introduit une distance que l’interprétation cherche à parcourir sans jamais l’abolir : le retour obstiné au texte y contredit7.
p. 267-511. Szondi a consacré un cours à Hegel en 1960/61, 1961/62, 1962, 1964/65 (c’est ce dernier
qui a été édité).
3. Comme le rappelle Jean Bollack en introduisant aux échanges publiés dans L’Acte critique, p. 10,
ainsi que la discussion générale, avec Heinz Wismann, qui revient sur le rapport de Szondi à la
philosophie, ibid., p. 255-264.
4. Une note au commencement de l’Essai sur le tragique le précise : « “Dialectique” et “dialectiquement” désignent dans toute l’étude suivant l’usage de Hegel, mais sans les implications de son
système, les éléments et processus suivants : unité des opposés, renversement de l’un en son contraire,
auto négation de soi, scission de soi », Schriften 1, p. 159, note 8.
5. Comme Szondi, Lukács et Benjamin ont intensément pratiqué l’œuvre de Schlegel au début de
leur formation. Szondi en fait la remarque dans Poetik und Geschichtsphilosophie II, p. 126.
6. Versuch über das Tragische, dans Schriften 1, p. 200. Pierre Judet de La Combe, qui défend
comme Szondi la pertinence malgré tout du concept de tragique, procède de façon voisine, Les tragédies
grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010 (les pages 24-34 renvoient à l’essai
de Szondi).
7. Voir la bonne formulation de Gianluca Garelli dans l’étude qu’il consacre à l’Essai sur le tragique :
« L’ermeneutica è l’arte di porre una distanza, la quale certo verrà ridotta in qualche modo dall’atto
interpretativo, ma che da questo verrà costantemente riconfermata, in nome dell’irriducibilità del
testo », G. Garelli, “Ermeneutica filologica e Saggio sul Tragico. Note su Peter Szondi”, Itinerari, 1997,
p. 25-60, ici p. 33.
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Cette dualité parcourt ainsi la production de Szondi. Elle se reflète dans les
cours, dont certains portent sur la poétique des genres, particulièrement sur Schelling et sur Hegel, la théorie du drame bourgeois ou fin de siècle, enfin de l’herméneutique. Ces exposés contrastent avec les lectures particulières, notamment de
Hölderlin et de Mallarmé.
Si une dualité peut être repérée dans les régimes d’écriture des textes de Szondi,
on ne saurait y voir pour autant un mouvement qui irait de la dialectique à
l’herméneutique. Le souci de la particularité à comprendre selon sa normativité
propre est d’emblée présent, dès l’étude sur Schlegel et l’ironie de 1954, pourtant
placée sous l’angle de la reconstitution d’une philosophie de l’histoire : les fragments de l’Athenaeum sont cités, un contexte interprétatif est constitué à partir
d’eux-mêmes, et c’est seulement alors que la signification de « l’ironie romantique »
peut être entrevue8. Et dans la Théorie du drame moderne, la richesse des citations
contraste avec la sobriété du commentaire, qui se subordonne explicitement au
texte. L’herméneutique renforçait la particularité fragmentaire en prenant le parti
des textes. Elle avait d’emblée sa place.
L’historisation des formes
Comment dès lors se rapportent l’un à l’autre les deux gestes fondateurs de
« l’acte critique » de Szondi ? Dans la défense philologique du texte et dans son
abstention ascétique9 du discours philosophique qui envahira bientôt la théorie
littéraire, Szondi visait à sauver un rapport aux realia, à la matérialité de son objet.
On doit certainement reconnaître aussi dans ce parti pris du particulier une attitude
éthique, qui, comme chez Adorno, garde une mémoire vive de la violence exterminatrice de la Seconde Guerre mondiale10. Ayant développé ailleurs cet aspect11,
je chercherai ici à comprendre le travail d’historisation des catégories générales. Il
s’agit de retracer la transformation du cadre hégélien de l’esthétique en une sociologie de l’art qui rejoigne cet intérêt pour le particulier. La référence à la philosophie de l’histoire mise en avant dans les cours est en effet d’emblée corrigée par
le sens même de l’historisation.
On renoncera donc dans ce qui suit à reconstituer les chemins de l’œuvre pour
enquêter sur le motif initial qui porte en lui la tension constitutive. En comprenant
l’histoire des genres dans le cadre de leur philosophie de l’histoire implicite, Szondi
interrogeait le rapport de la forme à la particularité historique. Comment le sens
8. Schriften 2, p. 21; cf. Poésie et poétique de lı̀déalisme allemand, Paris, Minuit (TEL), 1975, p. 106.
9. Cf. Szondi, Briefe, p. 104.
10. Sur la portée éthique des choix herméneutiques de Szondi, on peut renvoyer à l’étude concise
et pertinente de Friedmar Apel, « Unterschiedenes ist gut. Stellenhermeneutik nach Peter Szondi »,
dans Susanne Kaul, Lothar van Kaak (éds.), Ethik des Verstehens. Beiträge zu einer philosophischen
und literarischen Hermeneutik, Munich, Fink, 2007, p. 107-112.
11. Voir Denis Thouard, « De la critique à l’interprétation. Situation de Peter Szondi », dans id.
Herméneutique critique. Bollack, Szondi, Celan, Lille, Presses Unversitaires du Septentrion, 2012,
p. 73-96.
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d’une œuvre se constitue-t-il ? N’est-ce pas que, dans une situation donnée, une
forme est proposée dans laquelle des aspirations ou des contradictions se trouvent
saisies et reconnues ? Comment cet équilibre advient-il ? C’est le thème de son
herméneutique, attachée à retrouver en chaque œuvre la « logique de ce qui l’a
produite » (die Logik ihres Produziertseins) selon l’expression adornienne12. Il tend
à se défaire, comme un moment de grâce, adéquat à une situation qui change et
le périme bientôt. Surviennent des crises, des tentatives de sauvetage ou d’accommodation, puis la dilution : c’est l’objet de la Théorie du drame moderne. Pour
citer encore une des formules les plus souvent répétées, il s’agit pour Szondi de
ne pas seulement situer « l’œuvre dans l’histoire », mais aussi et surtout « l’histoire
dans l’œuvre »13. Mais comment comprendre cette « historisation de la forme » ?
Et comment s’opère la jonction entre le concept historisé (le geste hégélien) et la
forme particularisée, la forme devenue témoin du particulier lui-même (en un sens
anti-hégélien) ?
La matrice hégélienne
Dans ses cours sur l’esthétique de Hegel de 1964/65, Szondi insiste sur la
« portée heuristique » de la médiation entre le concept et l’histoire empirique, et
donc de l’historisation des concepts accomplie par Hegel. En liant l’histoire de
l’art et l’esthétique systématique, celui-ci a en effet posé la question de la nécessité
des évolutions génériques et stylistiques14. La recherche d’une intelligibilité du
développement des genres constitue un enjeu pour la connaissance littéraire en ce
qu’elle renvoie fondamentalement à leur historicité. La description des genres et
des œuvres ne saurait s’abstraire des conditions historiques de leur émergence.
C’est une façon d’éviter un formalisme scolaire négateur de l’histoire autant qu’un
classicisme normatif. À ce titre, l’esthétique de Hegel est non seulement « le point
de mire de la philosophie de l’art de l’époque goethéenne »15, mais aussi le fondement de la poétique moderne :
Des œuvres aussi importantes de la philosophie de l’art moderne que la Théorie
du roman de Lukács, et L’Origine du drame baroque de Benjamin, la Philosophie de la
nouvelle musique d’Adorno sont impensables sans elle [= l’Esthétique de Hegel].16
Et il souligne dans un autre cours que, loin de se limiter à l’épopée homérique,
Hegel était informé de Schlegel et Cervantès, et parfaitement en mesure de proposer des interprétations valant aussi pour l’épopée moderne dans sa forme roma12. Schriften 1, p. 286 ; cf. Adorno, « Valérys Abweichungen », Noten zur Literatur, Francfort sur
le Main, Suhrkamp, 1974, p. 159.
13. Szondi, Schriften 1, p. 175 ; Das Lyrische Drama des Fin de siècle, p. 16.
14. « Même après l’effondrement du système, l’ajustement hégélien du concept et de l’histoire
conserve une grande valeur heuristique », Hegels Lehre von der Dichtung, Poetik und Geschichtsphilosophie I, p. 309 (ma traduction).
15. Poetik und Geschichtsphilosophie I, p. 249.
16. Ibid., p. 309 (ma traduction).
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nesque, rendant possible par sa « conscience de l’historicité des genres littéraires »
la fondation d’une « théorie du roman, dont l’héritier reconnaissant est Georg
Lukács et avec lui la poétique de notre temps » (die Poetik unserer Zeit)17. Enfonçant le clou, Szondi soulignait combien l’interprétation hégélienne lui paraissait
« fournir la direction de l’interprétation structurale des textes littéraires » :
On ne devrait pas les comprendre comme des œuvres achevées, de façon purement
descriptive, mais tâcher de reconstituer leur genèse, de reconnaître la tension spécifique
entre la forme et le contenu, de retracer cette voie du problème à sa solution que l’œuvre
d’art accomplie trahit encore voire préserve dans sa dynamique.18
Cette revendication hégélienne a pu étonner, voir choquer19, bien que Szondi
l’ait constamment assortie de sa correction moderne exprimée par les noms de
Lukács, Benjamin et Adorno.
Si la compatibilité de la poétique hégélienne avec les mouvements contemporains
du formalisme et de la linguistique structurale peut être concédée20, le passage à
la défense de la particularité en tant que telle entraîne, elle, une solution de
continuité. Or il est de la plus grande importance de le reconstituer pour assurer
la cohérence de la position théorique et méthodologique de Szondi dans sa dimension à la fois dialectique et herméneutique.
Et pour rendre compte de ce passage décisif où s’opère la rencontre de la
philosophie esthétique et de la sociologie de l’art sous le signe de l’historisation
des formes, c’est le rapport à l’œuvre du jeune Lukács qui est décisif. C’est chez
lui en effet que s’accomplit l’historisation radicale de la forme, passant par sa
temporalisation. Si la Théorie du roman représente sans doute l’appui le plus
constant de la réflexion de Szondi sur les genres littéraires, si elle est l’œuvre la
plus volontiers citée par lui, c’est comme un point d’aboutissement. En regardant
de près, on peut montrer que Szondi refait et prolonge le chemin des premières
œuvres de Lukács.
De Budapest à Berlin : Lukács et Szondi
Né à Budapest en 1885 d’une famille juive assimilée jusqu’à la magyarisation
du nom et l’anoblissement, Georg Lukács s’est très tôt occupé de théâtre et de
revues littéraires21. Après une thèse de droit en 1906 à l’Université de Kolozsvar
(Cluj-Napoca), il rédige son premier gros travail sur le drame moderne en 1906/07,
lequel reçoit le prix Krisztina de la société Kisfaludy en février 1908, qui est repris
17. Poetik und Geschichtsphilosophie II, p. 289 (ma traduction).
18. Poetik und Geschichtsphilosophie I, p. 374 (ma traduction) ; cf. p. 415.
19. Voir les remarques des discussions du colloque Szondi de 1979, dans L’Acte critique, tant de
Manfred Frank que de participants américains tendant manifestement vers le post-modernisme, notamment p. 92-103.
20. Par exemple chez un auteur canonique comme Roman Jakobson, voir R. Jakobson, Das Erbe
Hegels II, Frankfurt, Suhrkamp, 1983.
21. En 1904 il fonde avec d’autres le théâtre Thalia, en 1906 il collabore aux revues Huszadik
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et dont la rédaction est achevée en 190922 pour n’être publiée en deux volumes
qu’en 191223. De 1906 à 1912 il étudie à Berlin, avec des interruptions et des séjours
notamment à Florence, puis à Heidelberg où il rejoint le cercle de Max Weber,
travaille à une esthétique et rédige la Théorie du roman. Il quitte définitivement
Heidelberg en 1917 et s’engage bientôt au parti communiste puis dans la révolution
hongroise de Béla Kun (1919), période qui marque la fin du « jeune Lukács »24.
Pendant ses années berlinoises, il est marqué par les pensées de Simmel et de Dilthey,
alors qu’il est plus proche du néokantisme et de la phénoménologie à Heidelberg.
Mais, surtout, il entend développer une pensée originale et exigeante, dont il ne
peut s’agir ici de reconstituer la complexité ni toutes les phases. Lukács s’efforcera
par la suite de rester dans la ligne du parti sans toujours y parvenir complètement25.
Század ( XXe siècle) et Nyugat (L’occident). Il acquiert une connaissance précise du théâtre européen,
s’implique dans les questions pratiques de la programmation, traduit (ainsi Canard sauvage de Ibsen) et
conseille, voir Lukács, Briefwechsel 1902-1917, éd. E. Karádi et E. Fekete, Stuttgart, Metzler, 1982,
p. 21-30, et M. Cometa, Il Demone della redenzione. Tragedia, mistica e cultura da Hebbel a Lukács,
Florence, Aletheia, 1999, p. 52-63. Sur la vie de Lukács, voir Lukács, Werke 18, Autobiographische Texte
und Gespräche, éd. Frank Benseler et Werner Jung, Bielefeld, Aisthesis, 2005. Sur le jeune Lukács, voir
Károly Kókai, Im Nebel. Der junge Lukács und Wien, Vienne, Böhlau, 2002 ; Rainer Rochlitz, Le jeune
Lukács. Théorie de la forme et philosophie de l’histoire, Paris, Payot, 1983; Philippe Despoix, « De la
critique au gnosticisme. Le jeune Lukács », dans id. Éthiques du désenchantement. Essais sur la modernité
allemande au début du siècle, Paris, L’Harmatthan, 1995, p. 127-168 ; ainsi que les présentations plus
anciennes de Lucien Goldmann « Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács », Les temps
modernes, 1962, repris en appendice à la traduction française de la Théorie du roman, traduit par Jean
Clairevoye, Paris, Gonthier, 1963, p. 156-190 ; Guy Haarscher, « Approche des écrits de jeunesse de
Lukács », postface à L’âme et les formes, Paris, Gallimard, 1974, p. 277-353.
22. Sur la suggestion de son directeur de thèse, membre du jury, le philosophe Bernát Alexander,
ainsi que Zsolt Beöthy, engagé dans la discussion sur le concept de tragique à partir de Hebbel, voir
la lettre d’Alexander à Lukács, 21 janvier 1908, Briefwechsel, p. 31-32, et K. Kókai, Im Nebel, p. 73-94.
La préface est datée du 10 décembre 1909, qui marque la fin de la rédaction du livre. Les deux premiers
chapitres sont alors traduits en allemand et soumis à Simmel (voir la lettre de Franz Baumgarten à Lukács
du 27 mai 1909, Briefwechsel, p. 70-72 et la réponse de Simmel, le 22 juin 1909, ibid., p. 77-78), mais
seule une partie du second paraît en 1914 en revue (les éditeurs de la correspondance distinguent ainsi
6 étapes du manuscrit jusqu’à la traduction partielle de 1914, Briefwechsel, p. 19).
23. Lukács, A modern dráma fejlödésének törtérete, Budapest, 1912.
24. Pour autant, des livres comme Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe,
Berlin, 1923), puisent abondamment dans les analyses antérieures et se situent d’une certaine façon dans
leur prolongement, malgré les reniements et les déclarations de rupture.
25. En 1973, peu après sa mort, un ensemble de documents, lettres, journal et notices entreposés
dans une banque à Heidelberg depuis 1917 refit surface et reporta l’intérêt sur cette première phase
reniée de sa production, alors que la Théorie du roman, rééditée en 1962 avec une nouvelle préface,
jouissait d’une grande faveur dans la critique marxiste non orthodoxe, et que L’âme et les formes fut
rééditée en 1966. De fait, l’accueil de l’œuvre se partage entre la réception officielle, le marxisme
légèrement dissident, voire proche de l’Ecole de Francfort, puis, après la chute du mur de Berlin, un
intérêt surtout historique, cherchant à reconstituer les premières étapes de l’œuvre. Béla Bacsó, préfaçant
les Heidelberger Notizen 1910-1913 (Budapest, Ak. Kiado, 1997), souhaitait que cette publication donne
une impulsion à « die seit langem verödete Lukács-Forschung »… Pour un exemple piquant des démêlés
du « dissident fidèle à la ligne » ayant choisi l’« exil intérieur » après 56, voir Sonia Combe, « Budapest
56 vu de Berlin-Est : la tentative de sauvetage de György Lukács », Matériaux pour l’histoire de notre
temps 83, 2006, p. 62-66.
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Pour ce qui nous intéresse ici, il suffit de montrer la continuité de problématique
entre l’œuvre du jeune Lukács et celle du jeune Szondi26. La poétique des genres
littéraires dans une perspective sociologique constitue leur programme initial
commun à l’un comme à l’autre. Lukács rédige de 1906 à 1909 son Développement
du drame moderne alors qu’il a entre 21 et 24 ans, Szondi soutient à 25 ans sa
Théorie du drame moderne. Szondi se réfère à la thèse fondamentale de Lukács,
telle qu’elle est énoncée dans la préface de l’œuvre rédigée en 1909 : « Mais ce qu’il
y a de véritablement social dans la littérature, c’est la forme » (Das wirklich Soziale
aber in der Literatur ist : die Form)27. Mais Lukács n’entendait pas en rester là.
Dans les essais réunis dans L’âme et les formes, il cherchera à renverser ce primat
de la forme (et le « platonisme » qu’il implique) en faveur du concret et de la
temporalité dans un mouvement existentiel et critique de la dialectique conceptuelle qui en appelle au tragique. Dans la Théorie du roman enfin, il intégrera la
temporalité du roman moderne comme l’indice de l’instabilité et de l’historisation
accomplie de la forme, sur l’arrière-plan de cette rupture radicale avec Hegel. De
son côté, Szondi aussi accomplit une progression comparable de la forme totale
du drame à sa mise en crise tragique dans ses deux premiers livres, puis à une
réflexion élargie sur l’historicité des genres. Outre la Théorie du roman, il connait
le premier écrit de Lukács, mais ne se réfère pas à L’âme et les formes, bien qu’il
ait dû ne pas ignorer l’essai consacré à la « métaphysique du tragique » à partir
de Paul Ernst, qui fut publié séparément dans la revue Logos en 1911.
Le Développement du drame moderne et la Théorie du drame moderne
Si la proximité structurelle et conceptuelle des deux œuvres a peu été relevée,
c’est sans doute dû au fait que A modern dráma fejlödésének története (1912), à la
différence de A lélek és a formák (1910)28 ne fut pas traduite rapidement en allemand.
Lukács, occupé à d’autres questions plus philosophiques, ne se soucia pas d’en faire
une traduction, et se contenta de donner l’essentiel du second chapitre à une revue
allemande de sciences sociales en 191429. Il fit précéder cette publication d’une
remarque préalable où il se distanciait de son approche maintenant jugée trop
sociologique, qu’il pensait avoir dépassée par la méditation sur le tragique notam26. Né à Budapest en 1929, son oncle László Radványi a fréquenté le cercle de Lukács et Béla
Balász. Voir la chronologie établie par A. Isenschmid dans Christoph König, Engführungen. Peter
Szondi und die Literatur, Marbach, 2004, p. 99-112.
27. Szondi cite par exemple cette préface, dont une traduction allemande avait paru dans le recueil
de Lukács Schriften zur Literatursoziologie édité par Peter Ludz en 1961, Neuwied, Luchterhand, p. 71,
dans Das lyrische Drama des fin de siècle, p. 26 (Poésie et poétique de la modernité, p. 80). On retrouve
cette formule dans l’article sur la méthodologie de l’histoire littéraire paru en 1910 en hongrois, en 1973
en allemand (Text + Kritik 39/40, 1974, p. 29).
28. Béla Balázs la traduisit dès 1911 sous le titre Die Seele und die Formen (Berlin, Fleischel).
29. Il publia cette partie dans la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik xxviii, 1914,
p. 303-345 et 662-674.
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
ment exposée dans son essai « Métaphysique de la tragédie »30. Enfin, l’anthologie
d’écrits de Lukács publiée en 1961 contenait aussi des extraits de la préface, notamment la formule qui vient d’être rappelée sur la forme comme porteuse de la dimension sociale de l’œuvre31. Il faudra après cela attendre la parution en 1981 d’une
traduction allemande complète dans le cadre du volume 15 des œuvres de Lukács
pour disposer d’une version plus accessible32. Or l’intérêt pour l’œuvre du jeune
Lukács était lié à la recherche d’un marxisme élargi et hétérodoxe, qui s’affirmait
à l’Ouest des années 60 aux années 80, mais se trouva subitement périmé en 1989
avec la chute du rideau de fer. Les ouvrages sur le jeune Lukács ignoraient donc
ce texte et, ne pouvant s’y référer, tendaient naturellement à en relativiser l’importance. Or Szondi non seulement avait accès à l’ensemble du corpus33, mais connaissait d’emblée très bien l’œuvre de Lukács, dont il cite d’ailleurs l’essai accessible
en allemand Zur Soziologie des modernen Dramas parmi ses sources d’inspiration
majeure34. Dans Engführungen. Peter Szondi und die Literatur de Christoph König,
Andreas Isenschmid indique les lectures lukácsiennes du jeune Szondi faites avec
son ami Ivan Nagel dès la fin des années 4035. S’il est possible qu’il n’ait connu au
moment de la rédaction de son premier livre que l’article allemand de 191436, il est
de fait qu’il prolonge dans le temps l’enquête de Lukács37.
30. L’attention de Szondi a certainement été alertée par cette remarque de Lukács en présentant
de manière autocritique en 1914 les extraits en allemand du livre sous le titre « Zur Soziologie des
Dramas » : « Mon essai sur la “métaphysique de la tragédie” paru un an plus tard part précisément
de cet aspect [sc. excédant l’approche purement sociologique, DT] du problème du drame et de la
tragédie », dans Lukács, Schriften zur Literatursoziologie, p. 262 (l’édition de P. Ludz à laquelle Szondi
renvoie). Mais c’est précisément la tournure très métaphysique de cet essai qui a dû le retenir d’en faire
usage.
31. Schriften zur Literatursoziologie, p. 71-74.
32. Lukács, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, traduit par Dénes Zalán, édité par Frank
Benseler, Darmstadt, Luchterhand, 1981 (= Werke 15). Une traduction italienne par L. Coeta avait paru
à Milan, Il dramma moderno, Milan, SugarCo, 1976.
33. La bibliographie des œuvres publiées de Szondi (Schriften 2, p. 447-455, actualisée en 2011 par
Christoph König) ne comprend pas de titres en hongrois, mais sa correspondance avec Kerenyi atteste
bien la familiarité de Szondi avec sa langue maternelle bien après avoir quitté Budapest.
34. Schriften I, p. 147, à côté de l’Esthétique de Hegel, des Grundbegriffe der Poetik d’Emil Staiger
(son directeur de thèse à Zurich) et de la Philosophie de la nouvelle musique d’Adorno.
35. A. Isenschmid, « Frühe Meisterschaft in der T̀heorie des modernen Dramas’ », dans Christoph
König, Engführungen, p. 23-30, sp. p. 25. Il précise qu’outre les conseils de Ivan Nagel, la famille de
Szondi était liée au monde de Lukács, notamment à travers la mère de Szondi (née Lili Radványi), qui
possédait la plupart des œuvres du jeune Lukács dans l’appartement de Erzsebet-korüt 44, p. 25 et la
chronique p. 99.
36. Ce qu’affirme Isenschmid, p. 26, mais une connaissance de l’ensemble du texte n’est pas à
exclure non plus au vu du contexte, et de la comparaison des deux livres. Szondi s’adressait à des
lecteurs germanophones et s’abstenait donc de renvoyer à une littérature secondaire en hongrois que
personne n’aurait été en mesure d’aller consulter, et encore moins évidemment dans ses cours, ce qui
ne veut pas dire qu’il ne s’appuyait pas dessus tout en indiquant cette référence à travers les textes
disponibles en allemand, ce qui me semble être le sens de la note bibliographique qui clôt la Théorie
du drame moderne, Schriften 1, p. 147.
37. La continuité avait si peu échappé aux proches que Ivan Nagel offrit à Szondi après sa
soutenance un manuscrit de Lukács avec des esquisses de son livre sur le drame et que le philosophe
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
53
Le projet de Lukács est de montrer que l’approche sociologique des œuvres d’art
ne peut être qu’indirecte, en passant par la forme et non par le contenu. C’est là
où la littérature montre son art apparemment pour lui-même qu’elle traduit le mieux
sa dimension sociale, y compris dans son développement temporel, dans son rythme
et son tempo, et particulièrement dans le drame qui présente des relations interhumaines. Lukács parle de la forme comme d’un a priori qui est en même temps au
centre de la médiation sociale qu’est l’œuvre. C’est le rapport de la forme au monde
et aux idées qui s’expriment en elle qui produit l’analyse esthétique.
Le concept de forme auquel recourt Lukács est largement emprunté, comme il
ne s’en est jamais caché38, à la sociologie de Simmel, notamment aux analyses de
la modernité contenues dans la Philosophie de l’argent39. Les formes sont des
objectivations qui expriment des contenus historiques, mais en les exprimant les
séparent des conditions de leur production, ce qui peut entraîner leur démotivation.
La théorie de la réification – comme celle de l’aliénation – sera ainsi directement
issue de Simmel. Les formes esthétiques sont porteuses d’une histoire qui peut
être réactivée, mais pas forcément. La notion de style, relayée par celle de genre
littéraire, renvoie aux médiations formelles partagées, qui suppose un accord des
jugements, historiquement révisable et cependant doué d’une constance propre40.
Wilhelm Szilasi, qui avait connu Lukács en ces années et avait envisagé une version hongroise de la
revue Logos (cf. K. Kókai, Im Nebel, p. 89 sq.), lui écrivit sa joie de retrouver dans le travail de Szondi
la « radicalité et profondeur » du premier livre de Lukács (lettre du 3 février 1957 à Szondi, citée dans
Engführungen, p. 30).
38. Non seulement Simmel est fréquemment cité, mais c’est surtout lui qui fournit les cadres de
l’analyse : « La véritable philosophie du livre sur le drame est la philosophie de Simmel » déclarera
Lukács dans Gelebtes Denken (1969-71), dans Autobiographische Texte und Gespräche, Werke 18,
p. 65.
39. Les deux livres fondamentaux sont ici G. Simmel, Philosophie des Geldes, Berlin, 1900 (GSG
6) et Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Berlin, 1908 (GSG 11). Ce
dernier ouvrage, qui introduit un mode de réflexion critique sur la constitution des phénomènes
d’association, met en avant le rôle de la forme comme central pour la socialisation. Les essais ultérieurs
de Simmel, qui développent des idées de ces livres, les élargissent à la philosophie de la culture. Ils
recourent au concept de forme dans son opposition à la « vie » comme mouvement de création : c’est
la structure de la tragédie de la culture qui permet de penser le drame comme moment de crise.
Lukács a suivi à partir du semestre d’hiver 1906/1907 les cours et bientôt les privatissimi de Simmel,
dont il devint bientôt un des étudiants les plus distingués (voir ses notes sur « Logik und Probleme
der Philosophie der Gegenwart 1906/07 » dans G. Simmel, Kolleghefte, Mit- und Nachschriften, éd.,
A. Rammstedt et C. Rol, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 2010 (GSG 21), p. 662-680 ; Lukács,
Notizen zu G. Simmels Vorlesungen (1906/07) und zur Kunstsoziologie (1909), Ostfildern, Hatje Cantz,
2011 ; Lukács, Heidelberger Notizen (1910-1913), éd. Béla Bacsó, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1997,
contient des notes sur plusieurs ouvrages de Simmel). Sur le plan esthétique, des ouvrages comme
ceux de Paul Ernst, Der Weg zur Form (1906) ou de Rudolf Borchardt, Gespräch über Formen (1905)
ont joué un rôle, non moins que l’inspiration tirée plus généralement de Platon et de Plotin.
40. Les préalables simmeliens du livre devraient faire l’objet d’un développement plus conséquent,
qui excèderait cependant la visée du présent article. Retenons que Simmel, dans ses écrits esthétiques
comme dans la théorie de la modernité contenue dans la Philosophie de l’argent, a fourni les coordonnées de la réflexion de toute une génération, incluant Bloch, Benjamin, Kracauer, Adorno. Il
faudrait déborder au-delà de l’Allemagne, avec Ortega Y Gasset ou le cercle de Bakhtine (voir Galin
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
Le Développement du drame moderne se compose de six parties distribuées en
deux volumes. La première aborde les questions de principe, la seconde les conditions historiques à partir du classicisme allemand (Goethe et Schiller) ; la troisième
développe la période héroïque qui court de Hebbel à Ibsen, suivie (IV) par le
naturalisme (qui inclut Zola et le premier Hauptmann), puis les tentatives de
dépassement jusqu’à la situation actuelle avec une partie qui porte sur la scène
hongroise.
Cette structure sera reprise par Szondi de façon ramassée. Où Lukács développe
les principes, Szondi expose le concept de drame. Où il examine les évolutions
de la forme du drame au-delà du naturalisme en partant de Ibsen en lequel culmine
ce qu’il nomme la période héroïque pour aborder les tentatives de Tchékhov,
Schnitzler, Maeterlinck, Hofmannsthal et Hauptmann, Szondi analyse sur les cinq
mêmes auteurs la « crise » du drame41. Là où Lukács repérait des tendances
anti-tragiques et platonisantes paradoxales, comme dans le néoclassicisme de Paul
Ernst, ou chez les Viennois (Hofmannsthal, Beer-Hofmann, Schnitzler), Szondi,
écrivant un demi-siècle plus tard, peut offrir une classification des tentatives de
sauvetage puis passer en revue des modes de solution (de Brecht à Pirandello ou
O’Neill), sans conclure. L’idée d’une continuité quasiment organique s’impose42,
renforcée si l’on considère que le second terrain thématique abordé par Szondi,
les théories du tragique, correspond exactement à la préoccupation centrale de
Lukács au sortir de ce premier livre, quand il s’efforce d’en renverser le « platonisme » pour retrouver la dimension existentielle et particulière des œuvres que
ce modèle sociologique et formel risquait de faire passer au second plan.
Avant de présenter le drame moderne lié à l’avènement de la bourgeoisie, Lukács
expose au premier chapitre la forme du drame43. C’est une œuvre qui agit sur un
public « immédiatement à travers une action entre des hommes (durch zwischenmenschliche Geschehen) »44. Cette dimension interhumaine est soulignée d’emblée
par Szondi, qui paraît bien s’appuyer sur les déterminations de Lukács en analysant
à son tour la forme du drame45. La légitimité de l’approche sociologique tient
précisément aux moyens du drame, qui passent par l’interaction humaine, quand
même le propos serait « métaphysique » ou surnaturel46. Cette interaction exprime
fondamentalement le conflit de volontés qui cherchent à s’accomplir, dont la force
Tihanov, The Master and the Slave. Lukács, Bakhtin and the Ideas of Their Time, Oxford, Clarendon,
2000, avec de très utiles éclairages sur l’histoire de la réception des deux penseurs).
41. Schriften 1, p. 21-68.
42. Peter Ludz le remarquait dès 1961 dans sa préface aux écrits de sociologie de l’art de Lukács :
« Le livre de Szondi est manifestement la tentative de rendre plus concrète la philosophie de l’histoire
du jeune Lukács », dans Lukács, Schriften zur Literatursoziologie, Vorwort, p. 20, note 2. De même
Rochlitz, sans avoir accès au texte de Lukács, fait l’hypothèse d’une continuité avec Szondi, Le jeune
Lukács, p. 251, n. 26. Mattenklott, qui ne connaissait que l’extrait allemand lui aussi, évoque leur
proximité dans la discussion de L’Acte critique, p. 261-263.
43. Il s’agit d’une section (Entwicklungsgeschichte, p. 17-52) qui ne figure pas dans l’article « Zur
Soziologie des Dramas » de 1914.
44. Lukács, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, p. 17.
45. Szondi, Schriften 1, p. 16-17. Il évoque la sphère de « l’entre deux » (zwischen), p. 16.
46. Lukács, Entwicklungsgeschichte, p. 21.
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
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doit rester commensurable pour que l’effet soit dramatique, précise Lukács, car
un conflit contre la nature ou la divinité n’est plus dramatique47. L’accomplissement
logique du drame conduit à la tragédie. Lukács analyse à ce propos le « paradoxe »
de la forme dramatique qui tient au décalage entre un contenu qui engage la totalité
et une forme qui est nécessairement limitée (à la durée du drame et au nombre
des personnages par exemple). C’est ici qu’il dégage l’opposition générique cruciale
qui sera reprise dans sa Théorie du roman et fréquemment rappelée par Szondi48 :
le drame présente son contenu de manière intensive quand l’épopée le fait de façon
extensive. Il tend donc à l’abstraction, au symbolique, alors que l’épopée renvoie
à la sensibilité et à l’empirie49. C’est par cette structure (et non par son contenu
particulier) que le drame produit un effet. Une action se présente comme une
totalité dans le drame, ce que Lukács explicite par une catégorie qui jouera un
rôle décisif dans le premier chapitre de la Théorie du roman : la clôture (Geschlossenheit)50. Le drame est un monde à part, il joue la totalité du monde. Il n’a pas
de dehors et est un absolu. Dans les termes de Szondi : « le drame est une dialectique fermée sur elle-même, mais libre et à tout moment déterminée de nouveau.
[…] Le drame est absolu »51. En introduisant le concept de clôture, Lukács renvoie
directement au concept de stylisation dans l’esthétique de Simmel, lequel y voyait
le moyen de « soumettre la particularité de l’œuvre singulière à une loi formelle
universelle valant aussi pour d’autres œuvres »52. Le style pose en effet un problème
esthétique si l’on considère l’œuvre d’art comme étant « souverainement refermée
sur elle-même (selbstherrlich in sich geschlossen), un monde pour soi, une fin en
soi-même »53, une réflexion qui conduisit Simmel à formuler le problème central
de sa réflexion : celui de la loi individuelle54. Comment une singularité esthétique
peut-elle être susceptible d’une forme d’universalité, autrement dit d’une légalité
propre ? Quelles sont les conditions pour qu’une forme coïncide avec la particularité historique de son contenu ? C’est la question qui poussera au dépassement
de l’approche formelle.
47. Entwicklungsgeschichte, p. 23. La dimension conflictuelle est évidemment mentionnée par
Szondi, p. 16.
48. Cf. Poetik und Geschichtsphilosophie II, p, 101, p. 287 et passim.
49. Entwicklungsgeschichte., p. 27. Voir la Théorie du roman, ch. 3, p. 49 sq.
50. Entwicklungsgeschichte, p. 30. Le premier chapitre de la Théorie du roman évoque les « civilisations closes » (il vaudrait mieux dire les « cultures closes »), principalement la Grèce comme contre
modèle de la modernité. L’opposition sera appliquée ultérieurement par Bergson aux sociétés closes
et ouvertes, reprises de Durkheim, dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932). Elle
correspond à des distinctions opérées aussi bien par Tönnies (communauté et société) que Simmel
(passage de la substance à la fonction).
51. Schriften, p. 17. Lukács précisait que la dialectique du drame ne devait pas être seulement
intellectuelle sous peine de supprimer le drame, Entwicklungsgeschichte, p. 34.
52. Georg Simmel, « Das Problem des Stils », Dekorative Kunst 7, April 1908, Bd. 16, = Gesamtausgabe 8, p. 374-384, ici p. 375. Lukács renvoie à Simmel Entwicklungsgeschichte p. 30.
53. Simmel, p. 378.
54. Ibid., p. 377. Le thème de la loi individuelle fera l’objet du chapitre final de Lebensanschauung,
le testament philosophique de Simmel, qui s’interroge sur l’individualisation de la loi kantienne. Lukács
posera le problème en termes esthétiques et existentiels, comme renversement du platonisme.
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
Enfin, Lukács rappelle que le drame se réduit pratiquement au dialogue, seule
dimension immédiatement reçue par le spectateur, à partir de laquelle les caractères
et l’action peuvent être appréhendés55, ce que Szondi reproduit de la façon
suivante : « La domination unique (Alleinherrschaft) du dialogue, c’est-à-dire de
l’énonciation interhumaine dans le drame, reflète le fait qu’il ne consiste que dans
la restitution de la relation interhumaine, qu’il ne connaît que ce qui est mis en
lumière dans cette sphère »56.
Reproduisant une action ou un processus, le drame est temporel, mais étant
absolu, ne se manifestant que dans le dialogue effectivement échangé, cette temporalité est un présent étiré : tout se tient dans un temps unique, passe par l’action
et l’échange de dialogues, aucune profondeur ne demeure en puissance, le drame
suit sa logique qui en fait un tout unique, ce qui est interprété par les deux auteurs
en termes de « dialectique » ou de « structure dialectique »57.
Cette structure pose la question de son historicité, autrement dit : « Quand le
drame est-il possible ? » Lukács y répond par des périodes de crise comme Athènes
au Ve siècle ou l’Espagne, la France ou l’Angleterre des XVIe-XVIIe siècles, mais plus
au XVIIIe siècle, et non en Italie ou en Allemagne58. La période qu’il étudie coïncide
avec la crise du drame moderne, qu’il retrace jusqu’au début du XIXe siècle, et
particulièrement à travers les auteurs repris par Szondi.
Le drame classique mettait en scène une crise, liée à la dissolution du monde
féodal et à l’apparition d’un conflit social. Le drame moderne repose sur d’autres
préalables qui rendent la forme « drame » plus instable, car le type de conflit qui
produisait le drame classique n’est plus donné de façon aussi inéluctable. Lukács
en propose deux lectures.
Dans le livre de 1909, il l’inscrit dans la problématique simmélienne de l’individualisation, faisant du drame moderne le drame de l’individualisme59 : c’est la
même cause, à savoir la division moderne du travail et ses conséquences de spécialisation des tâches, qui produit à la fois une nouvelle liberté individuelle et une
nouvelle aliénation : l’individu se détache plus facilement des attaches traditionnelles et du lien collectif, mais en contrepartie, il entre dans un monde où il ne
se reconnaît plus, où il ne reconnait plus les produit de son faire mais où tout lui
apparaît comme issu d’un faire étranger. Cette analyse de la « réification de la
vie » (Versachlichung des Lebens) provient de la Philosophie de l’argent de Simmel
à laquelle Lukács renvoie à maintes reprises et qu’il suit dans le détail de ses
caractérisations.
Dans la Métaphysique de la tragédie et dans la Théorie du roman, en revanche,
Lukács pense le conflit en termes de temporalité. La forme du drame étant absolue,
la difficulté est d’échapper au présent permanent qu’elle véhicule, qui tend à nier
la singularité individuelle. Les textes rassemblés dans L’âme et les formes cherchent
à dépasser la crise du drame par l’ironie et la forme de l’essai. Ces textes inspirés
55.
56.
57.
58.
59.
Lukács, Entwicklungsgeschichte p. 37.
Szondi, Schriften 1, p. 17.
Schriften 1, p. 19.
Entwicklungsgeschichte, p. 48-52.
Ibid., p. 91-103.
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
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de la critique de Hegel par Kierkegaard opèrent un mouvement vers le concret,
l’individuel et le particulier. Il s’agit dès lors pour Lukács de critiquer le « platonisme » de la forme, de reverser l’idée dans le temps. Pour cela, il faut faire éclater
la structure fermée du drame pour retrouver la tension tragique. Il paraît possible
à Lukács d’échapper à l’impossibilité du tragique du drame moderne, dont il avait
étudié les tendances « antitragiques » au dernier chapitre du Développement du
drame moderne (Beer-Hofmann, Hofmannsthal, Ernst, Schnitzler), tendances liées
in fine à l’avènement du monde démocratique et bourgeois. L’existence tragique
s’arrache à l’inauthenticité du monde bourgeois aliéné en suivant jusqu’au bout la
logique de sa volonté. Le personnage tragique retrouve la temporalité ouverte en
allant au-devant de sa propre mort dans laquelle il voit un accomplissement.
La dialectique du drame moderne
Lukács propose en 1909 une lecture sociologique de la structure dialectique
du drame liée à l’interprétation de la modernité de Simmel. Les sociétés se transforment en raison de la rationalisation économique induite par le développement
du capitalisme et la diffusion de l’argent, qui dissout les attachements personnels
et traditionnels au profit de relations complexes dont plus personne ne semble
maîtriser l’évolution. Ce phénomène s’observe dans les domaines économique,
politique, esthétique, technique ou scientifique. L’avènement du monde bourgeois
individualiste transforme les conditions du drame60. Lukács reprend cette interprétation d’ensemble de la complexification du monde moderne qui entraîne une
imprévisiblité fondamentale et y voit le fondement du tragique moderne : la simple
préservation de l’individualité face aux forces qui la menacent suffit à constituer
le centre du drame moderne61.
Ce que Lukács accentue cependant fortement au regard de Simmel, c’est la
dimension historique de la forme. Le drame moderne est issu de l’expression d’une
expérience historique vécue (historisches Erlebnis) singulière : la Révolution française. Cet événement singulier non seulement rassemble et symbolise toute une
évolution, mais surtout proclame « qu’il y a de l’histoire » :
C’est l’expérience qui apprit aux hommes qu’il y a de l’histoire, ce qui signifie en
un sens élargi, en tant que forme de vie et non en tant que science, que toute chose,
une fois qu’elle est entrée dans la vie, possède une vie propre, séparée de son créateur
et de sa visée, de son caractère nuisible ou de son utilité, de sa bonté ou méchanceté.
Une vie qui est là et a ses conséquences propres sans égard pour aucun a priori de la
pensée.62
Lukács suit ici la description de l’inversion des séries téléologiques dans le
monde complexifié analysé par Simmel au troisième chapitre de la Philosophie de
60. Et « la culture actuelle est la culture bourgeoise », Entwicklungsgeschichte, p. 92.
61. Ibid., p. 97.
62. Ibid., p. 70 (ma traduction). La Révolution française est « sans doute l’événement décisif de la
culture bourgeoise », p. 93.
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
l’argent63, mais il en donne une lecture qui en souligne l’historicité et la dimension
existentielle. Devant la complexité des interactions, la finalité particulière devient
incalculable et les actions des hommes peuvent d’autant plus se retourner contre
leurs intentions qu’elles passent par des séries longues, des formes techniques ou
institutionnelles vite autonomes. Les productions humaines, actions, institutions,
œuvres ou pensées, vivent leur propre vie qui peut fort bien n’avoir plus de rapport
avec leur fonction première, voire s’y opposer frontalement. Elles n’en sont pas
moins des poches d’historicité : « Les moyens deviennent des fins, et personne ne
peut prévoir par après quelles énergies potentielles immanentes sont entreposées
dans les choses. »64 Les objets du monde historique sont ainsi porteurs de significations enfouies qui peuvent être réveillées ultérieurement, comme autant de
signes d’un « espoir dans le passé ». La culture bourgeoise étant historique au sens
où elle agit et réagit sur la précédente, elle est constamment confrontée à un état
des choses antérieur, à la tradition, l’ordre en place, contre lequel l’homme se
dresse. Le drame moderne met en scène ce conflit sous forme de lutte sociale ou
de conflit des générations. C’est à ce titre que « chaque drame moderne est directement un drame historique par rapport au précédent »65. En effet, dans le drame
se joue le conflit de deux mondes, la brusque rencontre de deux temporalités,
« du “déjà” et du “encore”, du “déjà plus” et du “pas encore” »66.
L’impossibilité d’une synthèse est liée à la dialectique du monde moderne où
l’autonomie individuelle se paie aussitôt d’un surcroît d’aliénation et de dépendances67. L’incompréhension mutuelle devient le problème stylistique principal,
que traduit extérieurement la disparition du rôle du « confident » dans le drame
moderne. Lukács l’illustre à partir d’une citation de Balzac, « nous mourrons tous
inconnus », dont il ne donne pas l’origine68. Szondi utilise deux fois cette citation
balzacienne, pour exposer la crise du drame moderne d’abord, puis en conclusion,
les deux fois dans les parages d’un renvoi à Ibsen69. Les apories du drame moderne
poussaient Lukács à voir alors « l’unique voie pour résoudre le problème du style
dans la solution du problème du destin »70, ce qui ouvrait à l’approfondissement
de la catégorie du tragique.
Mais dans ce texte, conformément à son cadre d’analyse, il opérait une interprétation sociologique du tragique appelé à établir un lien entre le coupable, le
63. Philosophie des Geldes, chap. 3 (GSG 6, p. 294 sq.) qui porte sur l’inversion des séries téléologiques et sur les pathologies produites par l’argent, pages littéralement reprises par Lukács.
64. Entwicklungsgeschichte, p. 70 ; cf. « Nous le disions : les moyens deviennent des fins et l’énergie
potentielle des choses est éternellement incalculable (unberechenbar) », ibid., p. 91.
65. Ibid., p. 71.
66. Ibid., p. 83.
67. Ibid., p. 102.
68. Ibid., p. 105 (« nous mourrons tous inconnus » sagt irgendwo Balzac). Il s’agit d’une considération empruntée au premier chapitre de Ferragus (1833), en peignant les conditions urbaines du
drame moderne: « Mais qui peut se flatter d’être jamais compris ? Nous mourons tous inconnus. C’est
le mot des femmes et des auteurs », Balzac, Ferragus, éd. Roger Borderie, Paris, Gallimard, 2001, p. 51.
On remarquera que Balzac formule au présent, alors Lukács puis Szondi le citent au futur.
69. Szondi, Schriften 1, p. 31 et p. 145.
70. Entwiklungsgeschichte p. 121.
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
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destin et le caractère. Le concept de faute est interprété comme l’expression de
la structure sociologique. Tel est le sens de la première sociologie de l’art proposée
par Lukács. Dans un passage de l’édition hongroise qu’il a supprimé dès la publication du second chapitre en allemand en 1914, il écrivait ainsi : « La réalité
esthétique n’est pas atemporelle (zeitlos), mais le problème de la forme du drame
moderne et la métaphysique qui s’y rattache présupposent une hypostase de cette
sociologie »71.
De fait, Lukács a entrevu précisément dans le tragique la possibilité d’une
historisation plus radicale de la forme « platonicienne », accomplissant un saut
métaphysique qui ne pouvait que l’amener à renier sa première approche sociologique.
La métaphysique de la tragédie
Dans le premier numéro de l’année 1911 de la revue Logos consacrée à la
« philosophie de la culture », paraissaient en même temps l’article de Lukács
« Métaphysique de la tragédie », qui constituera la conclusion de son essai L’Âme
et les formes72, et l’article de Simmel sur la tragédie de la culture73. À partir d’une
méditation sur la refondation de la tragédie ambitionnée par Paul Ernst dans ses
drames néo-classiques et symbolistes comme Demetrius (1905) ou Brunhilde (1908),
Lukács cherche à isoler le concept du tragique pour son temps74. Tant que les
dieux régissent les destinées, la logique de la Providence et de la Rédemption
exclut la pensée du tragique. En revanche, quand « Dieu quitte la scène » et se
71. Entwicklungsgeschichte, p. 88.
72. Le texte ne figure pas dans la version hongroise, A lélek és a formák (Budapest, 1910). Il a été
rédigé pour l’édition allemande (traduite avec Leo Popper) et marque un tournant métaphysique.
Lukács pensa l’envoyer à la revue italienne La Voce par l’intermédiaire de G. Papini. B. Balázs en fit
une version hongroise. M. Susman a publié un compte rendu sous le nom de M. von Bendeman,
„Georg Lukács: Die Seele und die Formen“, Frankfurter Zeitung, 5.IX,1912. Pour l’interprétation,
voir R. Rochlitz, Le jeune Lukács, p. 101-124 ; M. Cacciari, « Metafisica della gioventù », postface à
Lukács, Diario (1910-1911), Milan, Adelphi, 1983, p. 69-148; Michele Cometa, « Mistica e tragedia.
La metafisica del tragico », dans M. Cometa, Il demone della redenzione, Florence, Aletheia, 1999,
p. 65-91.
73. Georg Simmel (Berlin), « Der Begriff und die Tragödie der Kultur », Logos 2, 1911, 1-25 ;
Georg von Lukács (Budapest), « Metaphysik der Tragödie », ibid., 79-91. Sur Simmel, voir Denis
Thouard, « Objectivation ou aliénation. Retour sur Cassirer, Simmel et la “tragédie de la culture” »,
Revue Germanique Internationale, 2012, p. 115-128. Szondi présente l’analyse simmelienne du tragique
dans l’Essai sur le tragique, Schriften 1, p. 195-198 (il cite le numéro de Logos où son œil a dû tomber
aussi sur le texte de Lukács).
74. Paul Ernst (1866-1933), d’abord social-démocrate, correspondant de Engels, intéressé aux
questions économiques et sociologiques, il opta pour une carrière littéraire en explorant la piste d’un
néo-classicisme abstrait. Lukács se montra enthousiaste pour l’œuvre dramatique de Ernst et fut honoré
de faire sa connaissance grâce à Simmel. Il contribua aux mélanges de 1916 par un texte sur l’Ariane
à Naxos de Ernst (sur cette pièce et sa tentative de dépassement du tragique, voir dans le même volume
le texte de Horst Thomé, « Ariadne bei Paul Ernst und Hugo von Hofmannsthal. Konzepte der
Metatragik nach 1900 », Horst Thomé (éd.), Paul Ernst. Außenseiter und Zeitgenosse, Würzburg,
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
contente d’être spectateur, la « condition de possibilité historique de l’âge tragique » est réalisée75.
La tragédie […] commence au moment où des forces énigmatiques poussent
l’essence hors de l’homme, le contraignent à l’essentialité, et sa démarche n’est qu’une
manifestation toujours croissante de cet être unique et vrai.76.
En même temps, l’époque bourgeoise et démocratique est contraire au tragique en ce qu’elle prône l’égalité de tous et non la singularisation77. Le tragique
s’atteint par une radicalisation ontologique de la situation sociale, il va au-delà du
drame qu’il accomplit. Une aliénation forcée s’exprime ainsi dans le déroulement
tragique qui agit comme un révélateur. En allant au-delà de son inspiration contemporaine, Lukács confère à sa conception du tragique une teneur ontologique :
La question de la possibilité de la tragédie est la question de l’être et de l’essence,
celle qui consiste à se demander si tout ce qui existe est un étant, rien que parce qu’il
existe, simplement parce qu’il existe. […] Comment l’essence peut-elle devenir vivante ?
Comment peut-elle devenir, dans l’immédiateté sensible, la seule réalité, l’étant véritable ?78
Le rapport de la forme universelle à sa particularisation doit être posé de
façon qui échappe à la simple dialectique conceptuelle. C’est la forme esthétique
de la tragédie qui permet cet arrachement et pose l’enjeu indissolublement ontologique et esthétique du tragique.
[…] la tragédie répond ici à la question la plus délicate du platonisme : les choses
singulières peuvent-elles aussi posséder des idées, participer aux essences ? La réponse
de la tragédie inverse la question : seul le singulier, le singulier poussé jusqu’aux limites
extrêmes, est adéquat à son idée, est réellement.79
K&N, 2002, p. 37-60, et Günter Hartung, „Paul Ernsts Kassandra (1915)“, p. 61-78). Sur le positionnement de Ernst et l’interprétation kierkegaardienne de Lukács, et notamment sur le tragique comme
forme d’accomplissement du Dasein, voir l’étude de Christoph König, « Blättern statt Entscheiden.
Von der Fremdheit zwischen Geistesgeschichte und Gegenwartsliteratur im Zeitraum 1910-1925 »,
dans Begegnung mit dem Fremden, Munich, Iudicium, 1991, p. 27-35, sp. p. 32-33). Paul Ernst est
inspiré en partie par Hartmann et sa philosophie de l’inconscient (avant de se rapprocher dans les
années 20 de Carl Gustav Jung). La lecture de Lukács prête manifestement beaucoup à Ernst, pour
ne pas dire qu’il en fait un prétexte à une réflexion autonome, d’ordre directement esthétique. Szondi
reprend en plusieurs endroit une formule de Der Weg zur Form voyant dans le conflit tragique le
« croisement de deux nécessités », Schriften I, p. 225-226, Schriften 2, p. 152 ; il a consacré une étude
plus développée au traitement du canevas de Demetrius chez Schiller, Schriften I , p. 239-247 ; « Der
tragische Weg von Schillers Demetrius », Schriften 2, p. 135-154.
75. Lukács, « Metaphysik der Tragödie », Logos 2, 1911, p. 81 ; « Métaphysique de la tragédie :
Paul Ernst », L’Âme et les formes, tr. Guy Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 249. La Providence
ravale les hommes au rang de « marionnettes ».
76. « Metaphysik der Tragödie », p. 83 ; trad., p. 250.
77. L’âme et les formes, p. 273. Lukács insiste sur le fait que le tragique est lié à une décision, à
l’accès à la forme qui permet à la vie de gagner l’état éthique, ce qui est incompatible avec toute
démocratie.
78. « Metaphysik der Tragödie », p. 83 ; trad., p. 250-251.
79. « Metaphysik der Tragödie », p. 90 ; trad. p. 258-259. Les notes de Heidelberg (cahier 6)
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Lukács remonte au problème de l’essence et de l’existence, ce qui l’amène
à reposer la question de la temporalité. Alors que le temps du drame est le présent
de la totalité du monde, l’instant tragique (à la différence de l’instant mystique)
ouvre la voie à une temporalité paradoxale : « Le drame tragique doit exprimer
ici une accession du temps à l’intemporalité du temps », au sens où la conjonction
de ses extases temporelles est davantage une coexistence qu’une succession80. Les
héros tragiques « sont morts bien longtemps avant de mourir »81. Seule la transformation du contingent en un déroulement nécessaire permet le passage à une
existence qui ne soit plus simple présence. L’instant de l’acte est instaurateur d’une
nouveauté qui excède la simple possibilité, dégageant ainsi les « fondements a
priori de la totalité de l’existence ». Il produit un « sentiment de la nécessité »
cristallisé autour de l’instant tragique. La temporalité tragique tourne autour de
cet instant d’élévation qui révèle l’homme à son humanité. Tout en soulignant la
proximité avec l’expérience mystique dont l’extase abolit dans l’Un-tout la différence des choses, Lukács indique que la tragédie procède à l’inverse, en créant
des formes et en aboutissant à la promotion du soi ou de l’ipséité, là où le mystique
vise à la perte de soi. Mais en suivant la voie du combat pour soi et non de
l’abnégation, le héros tragique suscite une résistance des éléments qui les élève au
rang de destin et « son grand combat contre le destin qu’il s’est créé le transforme
lui-même en quelque chose de supra-personnel »82. L’affirmation agonale du soi
rend celui-ci étranger et impersonnel : telle est l’aliénation tragique. La mort est
immanente à la vie tragique, qui est ainsi l’expérience des limites et à ce titre
« l’éveil de l’âme » vers la vie authentique83.
Le tragique suppose que le destin qui abat un être soit « intérieur » à celui-ci.
La mort est alors tragique en tant que « le premier et unique accomplissement de
l’essence propre »84. La portée métaphysique de la tragédie tient donc au renversement du platonisme au sens où c’est en poussant le singulier à ses limites extrêmes
qu’elle le rend adéquat à son « idée », autrement dit « réellement existant »,
wirklich seiend85.
La construction de Lukács doit ici beaucoup à l’héritage de l’idéalisme allemand,
mais aussi à l’influence de Kierkegaard et de Nietzsche, qui lui confèrent un parfum
préexistentialiste, sur fond d’un reflux des croyances positives pour lequel le nom
reposent la question : « Est-ce que la question platonicienne de savoir s’il existe des idées des choses
particulières (Ennéade V, 7) n’est pas identique avec la question moderne de Rickert et Bergson (qui
remonte à Kierkegaard et Schelling) ? », Heidelberger Notizen 1910-1913, p. 48 (je traduis).
80. « Metaphysik der Tragödie », p. 86 ; trad, p. 254.
81. « Metaphysik der Tragödie », p. 87 ; trad., p. 255.
82. Ibid. ; trad. p. 256.
83. Dans une tonalité inspirée de Kierkegaard, auquel est consacré une étude de L’Âme et les
formes, p. 55-72. Pour les résonances de cette conception du temps, voir Jacques Colette, Kierkegaard
et la non-philosophie, Paris, Gallimard, 1994, chap. 6 et 7, p. 143-170, ainsi que, sur l’instant tragique,
Remo Bodei, « “Grandi attimi” oltre il tramonto. Simmel, Lukács, Bloch », dans Gian Mario Cazzaniga,
Domenico Losurdo, Livio Sichirollo (éds.), Tramonto dell’Occidente ?, Urbino, Quattro venti, 1989,
pp. 25-35, sp. p. 28-32.
84. L’Âme et les formes, p. 264, p. 270.
85. « Metaphysik der Tragödie », p. 90 ; trad. p. 260.
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de Dostoïevski est emblématique86. Il s’inscrit dans un paysage de résurgence du
tragique dont l’œuvre de Paul Ernst est caractéristique. La survalorisation par
Lukács de la tentative néo-classique de ce dernier est aussi révélatrice d’un certain
contexte. Le Journal indique, au moment de la rédaction de cet essai, à côté des
lectures de Kierkegaard, celles de Leopold Ziegler87. Lukács lui enverra l’essai et
une correspondance s’ensuivra, qui sera l’occasion de souligner les différences88.
Ces références se retrouveront dans le livre de Walter Benjamin, amorcé en 1916,
sur la tragédie baroque. L’existence tragique ne trouve sa justification que parce
que « dès le début, les frontières de la vie [du héros tragique], celles du langage
ou celles du corps, lui sont imparties, sont instituées à l’intérieur de lui-même »89.
Lukács poursuivra cette réflexion d’inspiration kierkegaardienne dans ses essais
esthétiques des années 1912-1914, où la problématique de la communication faussée par l’inauthenticité est dominante90, et dans sa Théorie du roman (1914-1915).
À partir de l’analyse du tragique, il s’engage dans un style spéculatif existential,
délaissant la sociologie de ses premiers textes. L’existence tragique permet d’échapper au monde de la déchéance ordinaire et d’esquisser la perspective d’une nouvelle
86. Lukács prévoyait un livre consacré à Dostoïevski en 1914-16 dont la Théorie du roman constituait le corpus principal. Voir Andreas Hoeschen, Das « Dostojewsky »-Projekt. Lukács’ neukantianisches Frühwerk in seinem ideengeschichtlichen Kontext, Tübingen, Niemeyer, 1999, notammen
p. 223 sq.
87. Lukács, Journal, 28 mai 1910, tr. it. p. 26. Leopold Ziegler (1881-1958), inspiré très tôt par la
pensée de Eduard von Hartmann, fit une carrière d’essayiste conservateur, préoccupé par le déclin
des valeurs et aux aguets devant toutes les manifestations de la modernité. Il a composé en étant
encore en “Oberprima” une Metaphysik des Tragischen publiée en 1902 à Leipzig, Das Wesen der
Kultur (Leipzig, Diederich, 1903) qui culmine dans une synthèse des pensées de Hartmann et de
Gobineau, des études sur la pensée de Hartmann, nombre d’ouvrages typiques de leur temps comme
Der Ewige Buddho (1922) ou Das Heilige Reich der Deutschen (2 vol., 1925). Ziegler a correspondu
avec Paul Ernst, Ernst Benz, Jünger, Heidegger entre autres. Dans ses lettres à Ernst, Lukács insiste
sur la différence de leurs conceptions du tragique, lui insistant sur la Faute tragique, Ernst rejetant
celle-ci pour une approche plus esthétique. Ziegler se reconnait après coup une proximité avec les
conceptions du tragique de Hebbel, voir sa lettre à Paul Ernst, 19.I.1918, dans L. Ziegler, Briefe
1901-1958, Munich, Kösel Verlag, 1963, p. 76. Dans cette lettre, il évoque encore « deux lettres pleines
de chaleur » de Lukács, alors que leurs voies se séparent radicalement, Ziegler exécrant le spartakisme
et considérant en 1918 la « déspiritualisation de l’Europe comme achevée » (ibid., p. 77) alors que
Lukács allait rejoindre le gouvernement de Béla Kun en 1919, devenant pour quatre mois commissaire
du peuple à l’éducation. Voir aussi M. Cometa, Il Demonio della redenzione, p. 75-79.
88. Briefwechsel Leopold Ziegler und Georg von Lukács, dans Hansgeorg Schmidt-Bergmann, Georg
von Lukács, Karlsruhe, C. Braun, 2010, p. 35-54. Lukács oppose son tragique issu de l’Œdipe-Roi à
l’inspiration wagnérienne de Ziegler et en définit le concept comme étant « la réalisation du moi
intelligible ». Contre l’acception culturaliste de Ziegler, il refuse de voir dans le tragique un concept
de la philosophie de l’histoire, ibid. p. 36-38 ; également dans Lukács, Briefwechsel, p. 231-233.
89. Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels (1926), tr. S. Muller: Origine du drame
baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 121. Benjamin se réfère à Lukács et Franz Rosenzweig,
mais aussi à Leopold Ziegler pour les analyses contemporaines du tragique, en particulier p. 107,
140-145, 121, 146.
90. On la retrouvera dans les textes de Siegfried Kracauer consacrés au roman policier, dont le
tragique est lui aussi d’imprégnation kierkegaardienne, Le roman policier, tr. R. Rochlitz, Paris, Payot,
1981, chap. 1, p. 45 sq.
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communauté91. Elle fait envisager le dépassement du monde trivial en direction
de formes normatives, dont celles de l’œuvre d’art et de l’éthique, avant de trouver
dans l’engagement politique une communauté correspondant à l’ontologie de l’être
social visé. Lukács eut ainsi un rôle particulier dans la remise en jeu du concept
de tragique92. Mais son importance pour Szondi tint davantage dans sa réflexion
sur la forme épique à l’époque moderne.
Du tragique à la poétique moderne : Szondi et Lukács
Le détour par L’âme et les formes permet de saisir l’arrière-plan de la transformation de la notion de forme dans son rapport à la temporalité et à l’histoire.
Une ascèse existentialiste, inspirée essentiellement de la critique de Hegel par
Kierkegaard et le romantisme93, a transformé l’arsenal hégélien repris et prolongé
par la Théorie du roman. Si Szondi peut s’y référer en même temps qu’à Benjamin
et Adorno, c’est que chez les trois le passage par la réflexion tragique a expurgé
le platonisme de la dialectique spéculative.
On peut considérer que Szondi accomplit à distance le même cheminement en
consacrant son deuxième livre au tragique. La dialectique de la forme littéraire
qui guidait l’analyse du drame se trouve replongée dans la temporalité finie par
l’intermédiaire de la crise tragique. La thèse de l’historicité des formes littéraires
perd le caractère extérieur qu’elle a peut-être encore dans la Théorie du drame
pour signifier un rapport interne de l’œuvre à son histoire qui n’a cessé de préoccuper Szondi jusque dans son dernier texte94. S’appuyant sur la Théorie du Roman
91. Les similitudes avec les analyses de Sein und Zeit ont été relevées par Lucien Goldmann, Lukács
et Heidegger, Paris, Gonthier, 1973, et son « Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács », Les
temps modernes, 1962, repris en appendice à la traduction française de la Théorie du roman, p. 156-190 :
« En ce sens, c’est probablement avec L’Âme et les formes que commence en Europe la renaissance
philosophique de ce qui a suivi la première guerre mondiale et qui sera désigné ultérieurement sous
le nom d’existentialisme », p. 160-161. L’inspiration de Kierkegaard est commune à de nombreux
auteurs de l’époque, notamment Kracauer et Adorno. Pour une discussion des enjeux philosophiques
des premiers travaux de Lukács dans leur contexte, voir Friedrich Vollhardt, « Literaturkritik und
philosophische Ästhetik an der Wende vom 19. Zum 20. Jahrhundert : Problemkonstellationen im
Frühwerk von Georg Lukács (1910-1918) », dans W. Barner (éd.), Literaturkritik – Anspruch und
Wirklichkeit, Stuttgart, Metzler, 1990 (avec littérature secondaire), pp. 302-317 ; Elisabeth Weisser,
Georg Lukács’ Heidelberger Kunstphilosophie, Bonn, Bouvier, 1992 ; Georg Bertram, Verschriebene
Rahmung. Das Werk der Kunst an Lukács’ Heidelberger Schriften und eine lebensphilosophische Spur,
Vienne, Passagen, 1993.
92. Lucien Goldmann écrit que « la redécouverte par Lukács de la vision tragique représente une
rupture totale avec les maîtres du monde universitaire », à savoir les Dilthey, Husserl ou les néokantiens,
« Introduction… », ibid., p. 165.
93. Durant toute cette période, Lukács travaillait à un ouvrage sur Schlegel orienté ves la critique
du rationalisme de la forme, voir par exemple Briefwechsel, p. 91 (à Léo Popper, 27 oct. 1909). Dans
sa préface de 1962, Lukács parle de « kierkegaardisation de la dialectique historique hégélienne » et
rappelle qu’il avait entrepris un travail sur la critique de Hegel par Kierkegaard au temps de Heidelberg,
voir Théorie du roman, p. 13-14.
94. Szondi, „Eden“, Schriften 2, 390-398; sur le rapport du texte à l’événement de sa circonstance
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de Lukács, il rappelait que le drame, comme forme absolue, ignorait tout temps
autre que le présent95. La temporalité s’ouvre, sous la forme de la durée, de l’espoir
et du souvenir, une fois l’individu non seulement opposé au milieu ou à d’autres
puissances, mais en rupture avec les conditions même du sens de l’action, que
Lukács désigne comme « transcendantales ». Le héros romanesque est ouvert à
l’aventure temporelle parce qu’il a abandonné toute affectation ontologique précise,
qu’il est un « sans domicile transcendantal fixe »96. Il est un être essentiellement
problématique, en quête, confronté à un temps ouvert.
Or cette situation est manifestement préparée par l’expérience temporelle du
héros tragique. Le traitement du tragique inclus dans l’analyse du drame moderne
du premier livre de Lukács indiquait l’enjeu de l’analyse du drame. Ses questions :
« Comment une mort peut-elle signifier la vie, un effondrement une ascension, un
anéantissement (Vernichtung), la plus grande richesse ? »97 trouvent un écho dans
les exemplifications de l’Essai sur le tragique, du « Nous nous élevons jusqu’à la
chute » de Gryphius à la conclusion de la section sur Büchner qui est aussi la
conclusion du livre : « La mort de Danton est la vie de Danton »98.
Si la partie théorique de l’Essai fait l’impasse sur la « Métaphysique de la tragédie », Szondi s’appuie sur Kierkegaard et sur Hebbel99, et termine sa revue avec
le concept simmelien de tragique tel qu’il est illustré notamment dans son texte
sur la « tragédie de la culture » qu’il complète par l’analyse de fragments posthumes100. Il le crédite d’être la seule théorie du tragique capable d’inspirer une
interprétation qui n’impose pas des philosophèmes aux tragédies, mais reconnaisse
en elles des « mises en forme du tragique »101. Il n’accompagne donc pas Lukács
dans sa critique du rationalisme (ou « platonisme »), mais conserve au contraire
la problématique sociologique de l’analyse des contradictions de la société
moderne. Il rejoint cependant les positions de la Théorie du roman avec une
historisation critique des catégories esthétiques développée jusqu’aux genres littéraires qui excède la simple théorie du reflet ou d’une expression des contradictions
sociales. Le héros de roman est problématique, sans localisation ontologique : il
se constitue à travers sa temporalité dans son conflit avec le monde préexistant.
et la discussion déclenchée par l’article de Szondi, voir Jean Bollack, „Eden, encore…“, dans L’acte
critique, p. 267-290, puis « Biographismes », dans J. Bollack, Poésie contre poésie. Celan et la littérature,
Paris, PUF, 2001, p. 205-219.
95. Schriften 1, p. 70 ; Théorie du roman, p. 119.
96. Théorie du roman, p. 55.
97. Entwicklungsgeschichte, p. 91.
98. Schriften 1, p. 234; p. 260. Danton est déjà mort. On est proche de la structure aperçue par
Lukács.
99. Hebbel fut sans doute par son œuvre scénique et théorique au centre du renouveau des
discussions sur le tragique au XIXe siècle, comme l’avance Károly Kókai, au moins pour la situation
hongroise, Im Nebel, p. 117-125, et M. Cometa, Il demone della redenzione, op. cit., chap. 1, p. 9-22.
Il joue un rôle essentiel pour Lukács. Szondi voit dans son tragique de la passivité une affinité avec
le monde de Kafka, Schriften 1, p. 191.
100. Schriften 1, p. 195-198 (les positions de Scheler mentionné immédiatement après développent
celles de Simmel).
101. Schriften 1, p. 198.
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Il est la forme de la temporalisation qui excède les limites de l’individuation
tragique.
L’interprétation du nouveau mode épique du roman par sa structure temporelle
est la grande innovation de la Théorie du roman, qui se réfère explicitement au
« temps réel, à la durée bergsonienne », soit à un temps qualitatif, continu et
hétérogène.
Le temps ne peut devenir constitutif qu’à partir du moment où toute liaison avec
la patrie transcendantale est rompue. […] C’est seulement dans le roman, dont tout le
contenu consiste dans une quête nécessaire de l’essence et dans une impuissance à la
trouver, que le temps est lié à la forme. […] Dans le roman, sens et vie se séparent et,
avec eux, essence et temporalité […] toute l’action du roman n’est qu’un combat contre
les puissances du temps.102
Au centre du roman prennent ainsi place les « expériences authentiquement
épiques […] de la temporalité » que sont le souvenir et l’espoir, que Lukács exemplifie
particulièrement dans son interprétation de l’Éducation sentimentale de Flaubert103.
L’espoir et le souvenir, l’espoir dans le souvenir sont les perspectives qu’adopte
Szondi sur la littérature moderne. Ils sont au centre de son essai sur Benjamin,
« Espoir dans le passé », qui aborde l’Enfance berlinoise en la rapprochant de la
Recherche de Proust104. La désillusion de la modernité trouve dans la méditation
du temps comme espoir jamais aboli et comme souvenir ses inspirations. C’est la
forme esthétique qui les préserve contre le flux de l’histoire commune et de l’oubli.
La technique de la citation restituée dans son existence propre va à rebours de
l’autonomisation du discours critique tel que Lukács tendait à le pratiquer. Elle
marque une césure dans la particularité référée, qui signifie que l’histoire est plus
souvent une suite tragique qu’une épopée du progrès.
L’origine de la problématique de Szondi, de la Théorie du drame à l’Essai sur
le tragique, est liée au travail préalable de Lukács, relu du point de vue du droit
fondamental de la particularité105. Écrivant un demi-siècle après, Szondi hérite
souvent de ses références et de sa conceptualité. C’est pourquoi non seulement il
reprend les exemples du Développement du drame moderne, mais aussi consacre
102. Théorie du roman, p. 120-121.
103. Ibid., p. 123-130. Flaubert était déjà évoqué dans le Développement du drame moderne comme
l’issue des apories de la tragédie dans le roman moderne, p. 119.
104. Schriften 2, p. 275-294. C’est un des textes de Szondi à valeur de manifeste, qui lui servit de
leçon inaugurale et programmatique à son arrivée à Berlin. Voir Sonja Boos, « Verspätet : eine jüdische
Arche legt an. Peter Szondi liest Walter Benjamin », dans Barbara Hahn (éd.), Im Nachvollzug des
Geschriebenseins. Theorie der Literatur nach 1945, Würzburg, K & N, 2007, p. 99-120.
105. Marqué par la référence à Benjamin, à sa technique du collage et du fragment, ainsi qu’à
Adorno. Mais les éléments communs entre Lukács et Adorno, par-delà les polémiques tardives, sont
manifestes, ce qu’impliquait le renvoi que faisait Szondi aux uns comme aux autres. Voir à ce sujet
Nicolas Tertulian, « Adorno-Lukács : polémiques et malentendus », Cités 22, 2005, p. 199-220 :
Adorno défend, avec la « Dialectique négative », l’irréductibilité du sujet, dans une posture idéaliste
que Lukács s’efforce de dépasser en direction d’une ontologie de l’être social. Tertulian rappelle que
la controverse prit, dans le domaine esthétique, la forme d’une attaque de Bartók par Adorno, que
Lukács défendit, p. 219. Voir également Agnès Gayrault, « Le Kierkegaardbuch revisité. Enjeux adorniens de la critique de l’intériorité kierkegaardienne », Philosophies 113, 2012, p. 7-22.
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jusque dans les années 60 encore des leçons au Drame de la fin de siècle, à des
auteurs comme Maeterlinck ou Henri de Régnier, qui avaient depuis longtemps
perdu l’essentiel de leur pertinence esthétique106. Il suit Lukács ou s’accorde avec
lui dans son usage non dogmatique de l’hégélianisme (auquel celui-ci redonnera
ultérieurement un caractère dogmatique !), qu’ont permis une ouverture de l’historisation à la temporalité tragique, puis à l’interprétation du roman comme aventure d’une durée singulière. Si la différence de génération leur fournissait des objets
nécessairement différents et une situation historique incomparable, avec l’éruption
révolutionnaire au sortir de la catastrophe de la Grande Guerre dans un cas et
l’expérience des camps et de la portée mortifère des idéologies après même la fin
des conflits armés dans l’autre, la continuité n’en est que plus frappante. Et cette
continuité dissonante, rhapsodique, écorchée, rend un écho hongrois.
106. Il fait cependant une place centrale à Mallarmé qui, lui, était au centre des discussions sur la
poétique moderne. Ses cours sur le drame bourgeois partent aussi d’une discussion avec Lukács.
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