Revue germanique internationale
17 | 2013
L’herméneutique littéraire et son histoire. Peter Szondi
Suite hongroise. Szondi après Lukács
Denis Thouard
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1374
DOI : 10.4000/rgi.1374
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
Pagination : 45-66
ISBN : 978-2-271-07611-3
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Denis Thouard, « Suite hongroise. Szondi après Lukács », Revue germanique internationale [En ligne],
17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1374 ;
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Suite hongroise. Szondi après Lukács
Denis Thouard
(CNRS/CRIA-EHESS, Centre Marc Bloch)
Dialectique et herméneutique
La tension dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Szondi1peut se décrire comme
la volonté de tenir la contradiction de deux pôles : d’un côté la recomposition
d’une poétique des genres littéraires dans leur évolution dialectique, de l’autre la
lecture des textes visant à tirer, herméneutiquement, leur intelligence d’eux-mêmes.
On pourrait illustrer cet écart assumé à travers deux références : Hegel et Schleier-
macher.
D’un côté, Szondi est fasciné par Hegel, tout en étant résolu à en faire un usage
limité, brisé, dépris du système. Ses premiers livres, la Théorie du drame moderne
(1956) et l’Essai sur le tragique (1961), trahissent directement la référence majeure
que fut pour lui l’Esthétique, qui joue pour la modernité un rôle analogue à la
Poétique d’Aristote. Chez Hegel, ce n’est pas le philosophe de la Science de la
logique qui le retient, mais celui de l’historisation des formes, notamment esthé-
tiques, au point qu’il a jugé utile d’en donner une présentation à ses étudiants2.
1. Je renvoie à l’édition publiée sous la direction de Jean Bollack : J. Bollack et H. Beese, W. Fietkau,
H.H. Hildebrandt, G. Mattenklott, S. Metz, H. Stierlin (éds.), Peter Szondi, Schriften Bd. 1-2, Frankfurt
am Main, Suhrkamp, 1978 (réédition Christoph König, 2011), en particulier Schriften 1 pour Theorie
des modernen Dramas et Versuch über das Tragische ; pour les cours, J. Bollack et H. Beese, W. Fietkau,
H.H. Hildebrandt, G. Mattenklott, S. Metz, H. Stierlin (éds.), Peter Szondi, Studienausgabe der
Vorlesungen Bd. 1-5, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1973-75, notamment Poetik und Geschichst-
philosophie I et II,Das lyrische Drama des fin de siècle,Einführung in die literarische Hermeneutik.
Pour la correspondance : Peter Szondi, Briefe, éd. Chr. König et Th. Sparr, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1993. Pour les traductions françaises : J. Bollack (dir.), trad. de P. Szondi, Poésie et poétique
de l’idéalisme allemand, Paris, Minuit, 1975 ; M. Bollack (éd.), trad. de P. Szondi, Poésie et poétique
de la modernité, Lille, PUL, 1982. Pour une orientation critique : Mayotte Bollack (éd.), L’acte critique.
Sur l’œuvre de Peter Szondi, Lille / Paris, PUL / MSH, 1985 ; Christoph König (avec Andreas Isens-
chmid), Engführungen. Peter Szondi und die Literatur, Marbacher Magazin 108, 2004. Je renvoie à ces
titres de façon abrégée par la suite.
2. Peter Szondi, « Hegels Lehre von der Dichtung », dans Poetik und Geschichtsphilosophie I,
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L’historisation des catégories donne la toile de fond des analyses de Szondi, mais,
chez lui, cette historisation est brisée. Les références qui complètent d’emblée
l’inspiration hégélienne indiquent qu’il s’agira d’une dialectique fragmentée : Benja-
min, Adorno, le jeune Lukács, les « trois modèles qu’il s’était donnés dès le début
et qui […] l’accompagneront jusqu’à la fin de sa vie et lui serviront de référence
constante et implicite »3. Or ces trois-là revendiquent, chacun à sa façon, la fécon-
dité de l’instrument dialectique, mais en restant fidèle au primat du fragment sur
le système4. Leur Hegel est corrigé par le romantisme d’Iéna5. La pente philoso-
phique à laquelle Szondi entend échapper en se servant de certains philosophèmes
sans jamais assumer une philosophie, il ne la rencontre que trop souvent autour
de lui : avec la montée en généralité, on perd vite le contenu. C’est ce qu’il compare
au vol d’Icare et qu’il cherche à éviter dans sa propre histoire de la philosophie
du tragique en passant rapidement des positions de principe à des études de cas6.
La technique abrupte du collage et du montage de citations vient corriger le risque
d’une perte de l’objet. Mais dès la partie doctrinale, ce sont des extraits des
théoriciens eux-mêmes, à peine commentés, qui donnent les aspects essentiels de
leur conception du tragique.
D’un autre côté, les études sur Hölderlin ou Celan se réclament pour leur
compte d’une lecture serrée des textes, pratiquant une herméneutique philologique
explicitement revendiquée. Le texte sur la connaissance philologique, utilisé comme
préface aux Études sur Hölderlin, fonde épistémologiquement la démarche, contre
une naïveté qui regarderait insuffisamment la particularité des textes, mais aussi
contre les prétentions d’une herméneutique philosophique. Il se réfère à cette
occasion à l’herméneutique de Schleiermacher, à laquelle il consacrera un de ses
derniers articles. L’herméneutique introduit une distance que l’interprétation cher-
che à parcourir sans jamais l’abolir : le retour obstiné au texte y contredit7.
p. 267-511. Szondi a consacré un cours à Hegel en 1960/61, 1961/62, 1962, 1964/65 (c’est ce dernier
qui a été édité).
3. Comme le rappelle Jean Bollack en introduisant aux échanges publiés dans L’Acte critique, p. 10,
ainsi que la discussion générale, avec Heinz Wismann, qui revient sur le rapport de Szondi à la
philosophie, ibid., p. 255-264.
4. Une note au commencement de l’Essai sur le tragique le précise : « “Dialectique” et “dialecti-
quement” désignent dans toute l’étude suivant l’usage de Hegel, mais sans les implications de son
système, les éléments et processus suivants : unité des opposés, renversement de l’un en son contraire,
auto négation de soi, scission de soi », Schriften 1, p. 159, note 8.
5. Comme Szondi, Lukács et Benjamin ont intensément pratiqué l’œuvre de Schlegel au début de
leur formation. Szondi en fait la remarque dans Poetik und Geschichtsphilosophie II, p. 126.
6. Versuch über das Tragische, dans Schriften 1, p. 200. Pierre Judet de La Combe, qui défend
comme Szondi la pertinence malgré tout du concept de tragique, procède de façon voisine, Les tragédies
grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010 (les pages 24-34 renvoient à l’essai
de Szondi).
7. Voir la bonne formulation de Gianluca Garelli dans l’étude qu’il consacre à l’Essai sur le tragique :
« L’ermeneutica è l’arte di porre una distanza, la quale certo verrà ridotta in qualche modo dall’atto
interpretativo, ma che da questo verrà costantemente riconfermata, in nome dell’irriducibilità del
testo », G. Garelli, “Ermeneutica filologica e Saggio sul Tragico. Note su Peter Szondi”, Itinerari, 1997,
p. 25-60, ici p. 33.
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Cette dualité parcourt ainsi la production de Szondi. Elle se reflète dans les
cours, dont certains portent sur la poétique des genres, particulièrement sur Schel-
ling et sur Hegel, la théorie du drame bourgeois ou fin de siècle, enfin de l’her-
méneutique. Ces exposés contrastent avec les lectures particulières, notamment de
Hölderlin et de Mallarmé.
Si une dualité peut être repérée dans les régimes d’écriture des textes de Szondi,
on ne saurait y voir pour autant un mouvement qui irait de la dialectique à
l’herméneutique. Le souci de la particularité à comprendre selon sa normativité
propre est d’emblée présent, dès l’étude sur Schlegel et l’ironie de 1954, pourtant
placée sous l’angle de la reconstitution d’une philosophie de l’histoire : les frag-
ments de l’Athenaeum sont cités, un contexte interprétatif est constitué à partir
d’eux-mêmes, et c’est seulement alors que la signification de « l’ironie romantique »
peut être entrevue8. Et dans la Théorie du drame moderne, la richesse des citations
contraste avec la sobriété du commentaire, qui se subordonne explicitement au
texte. L’herméneutique renforçait la particularité fragmentaire en prenant le parti
des textes. Elle avait d’emblée sa place.
L’historisation des formes
Comment dès lors se rapportent l’un à l’autre les deux gestes fondateurs de
« l’acte critique » de Szondi ? Dans la défense philologique du texte et dans son
abstention ascétique9du discours philosophique qui envahira bientôt la théorie
littéraire, Szondi visait à sauver un rapport aux realia, à la matérialité de son objet.
On doit certainement reconnaître aussi dans ce parti pris du particulier une attitude
éthique, qui, comme chez Adorno, garde une mémoire vive de la violence exter-
minatrice de la Seconde Guerre mondiale10. Ayant développé ailleurs cet aspect11,
je chercherai ici à comprendre le travail d’historisation des catégories générales. Il
s’agit de retracer la transformation du cadre hégélien de l’esthétique en une socio-
logie de l’art qui rejoigne cet intérêt pour le particulier. La référence à la philo-
sophie de l’histoire mise en avant dans les cours est en effet d’emblée corrigée par
le sens même de l’historisation.
On renoncera donc dans ce qui suit à reconstituer les chemins de l’œuvre pour
enquêter sur le motif initial qui porte en lui la tension constitutive. En comprenant
l’histoire des genres dans le cadre de leur philosophie de l’histoire implicite, Szondi
interrogeait le rapport de la forme à la particularité historique. Comment le sens
8. Schriften 2, p. 21; cf. Poésie et poétique de lı`déalisme allemand, Paris, Minuit (TEL), 1975, p. 106.
9. Cf. Szondi, Briefe, p. 104.
10. Sur la portée éthique des choix herméneutiques de Szondi, on peut renvoyer à l’étude concise
et pertinente de Friedmar Apel, « Unterschiedenes ist gut. Stellenhermeneutik nach Peter Szondi »,
dans Susanne Kaul, Lothar van Kaak (éds.), Ethik des Verstehens. Beiträge zu einer philosophischen
und literarischen Hermeneutik, Munich, Fink, 2007, p. 107-112.
11. Voir Denis Thouard, « De la critique à l’interprétation. Situation de Peter Szondi », dans id.
Herméneutique critique. Bollack, Szondi, Celan, Lille, Presses Unversitaires du Septentrion, 2012,
p. 73-96.
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d’une œuvre se constitue-t-il ? N’est-ce pas que, dans une situation donnée, une
forme est proposée dans laquelle des aspirations ou des contradictions se trouvent
saisies et reconnues ? Comment cet équilibre advient-il ? C’est le thème de son
herméneutique, attachée à retrouver en chaque œuvre la « logique de ce qui l’a
produite » (die Logik ihres Produziertseins) selon l’expression adornienne12. Il tend
à se défaire, comme un moment de grâce, adéquat à une situation qui change et
le périme bientôt. Surviennent des crises, des tentatives de sauvetage ou d’accom-
modation, puis la dilution : c’est l’objet de la Théorie du drame moderne. Pour
citer encore une des formules les plus souvent répétées, il s’agit pour Szondi de
ne pas seulement situer « l’œuvre dans l’histoire », mais aussi et surtout « l’histoire
dans l’œuvre »13. Mais comment comprendre cette « historisation de la forme » ?
Et comment s’opère la jonction entre le concept historisé (le geste hégélien) et la
forme particularisée, la forme devenue témoin du particulier lui-même (en un sens
anti-hégélien) ?
La matrice hégélienne
Dans ses cours sur l’esthétique de Hegel de 1964/65, Szondi insiste sur la
« portée heuristique » de la médiation entre le concept et l’histoire empirique, et
donc de l’historisation des concepts accomplie par Hegel. En liant l’histoire de
l’art et l’esthétique systématique, celui-ci a en effet posé la question de la nécessité
des évolutions génériques et stylistiques14. La recherche d’une intelligibilité du
développement des genres constitue un enjeu pour la connaissance littéraire en ce
qu’elle renvoie fondamentalement à leur historicité. La description des genres et
des œuvres ne saurait s’abstraire des conditions historiques de leur émergence.
C’est une façon d’éviter un formalisme scolaire négateur de l’histoire autant qu’un
classicisme normatif. À ce titre, l’esthétique de Hegel est non seulement « le point
de mire de la philosophie de l’art de l’époque goethéenne »15, mais aussi le fonde-
ment de la poétique moderne :
Des œuvres aussi importantes de la philosophie de l’art moderne que la Théorie
du roman de Lukács, et L’Origine du drame baroque de Benjamin, la Philosophie de la
nouvelle musique d’Adorno sont impensables sans elle [= l’Esthétique de Hegel].16
Et il souligne dans un autre cours que, loin de se limiter à l’épopée homérique,
Hegel était informé de Schlegel et Cervantès, et parfaitement en mesure de propo-
ser des interprétations valant aussi pour l’épopée moderne dans sa forme roma-
12. Schriften 1, p. 286 ; cf. Adorno, « Valérys Abweichungen », Noten zur Literatur, Francfort sur
le Main, Suhrkamp, 1974, p. 159.
13. Szondi, Schriften 1, p. 175 ; Das Lyrische Drama des Fin de siècle, p. 16.
14. « Même après l’effondrement du système, l’ajustement hégélien du concept et de l’histoire
conserve une grande valeur heuristique », Hegels Lehre von der Dichtung, Poetik und Geschichtsphi-
losophie I, p. 309 (ma traduction).
15. Poetik und Geschichtsphilosophie I, p. 249.
16. Ibid., p. 309 (ma traduction).
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