PDF 840k - Revue germanique internationale

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Revue germanique internationale
21 | 2004
L’horizon anthropologique des transferts culturels
L'identité comme différence. L’allemand comme le
non-français chez Herder, John et Arndt
Wolfgang Kaschuba
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1011
DOI : 10.4000/rgi.1011
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2004
Pagination : 183-195
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Wolfgang Kaschuba, « L'identité comme différence. L’allemand comme le non-français chez Herder,
John et Arndt », Revue germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 19 septembre
2011, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1011 ; DOI : 10.4000/rgi.1011
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Tous droits réservés
L'identité comme différence.
L'allemand comme le non-français
chez Herder, J o h n et Arndt
WOLFGANG KASCHUBA
I
L'Europe est une configuration des plus complexes dont l'architecture
politique mais surtout historique et culturelle doit sans cesse être rééquilibrée. Nous en sommes aujourd'hui particulièrement conscients alors
qu'avec l'élargissement de l'Union européenne à l'est se pose la question
d'une identité européenne nouvelle, ou du moins clairement transformée.
C a r de la sorte, les poids politiques et culturels en Europe seront sans
aucun doute déplacés de façon décisive. L'ancienne géographie symbolique ancrée à l'est est r o m p u e . L'Europe orientale est appelée à
s'émanciper du statut de région périphérique.
Toutes ces voies nouvelles en direction de l'Europe répondent clairement au m o t d'ordre de 1' « intégration ». C'est du moins ce que dit clairement la proposition, voire l'ordre adressé p a r l'Europe occidentale aux candidats à l'adhésion à l'est. O n exige d'eux qu'ils s'adaptent, et les critères de
la politique à la culture sont énumérés dans u n catalogue concret de mesures à prendre. Pour autant que le candidat apparaisse c o m m e suffisamment
« européen ». Dans le cas de la T u r q u i e , les doutes sont fréquents.
O n occulte certes de la sorte que cette architecture européenne, péniblement édifiée, ne se fondait nullement dans le passé sur 1' « intégration »
mais toujours sur la « différence ». Pour les projets d'identité européenne,
les frontières, les tensions et les conflits nationaux et sociaux ont toujours
été constitutifs. Et la solidité et l'exactitude des images de l'Europe ont
toujours dépendu de ce que l'élément de tension et d'hétérogénéité y restait visible. C a r m ê m e la « différence » signifie une relation culturelle, suppose l'échange et le contact, p e r m e t la perception réciproque et peut-être
aussi la compréhension.
Ce n'est pas p o u r rien que l'ethnologie en a depuis longtemps déduit
une théorie de l'interculturalité. L'aptitude à la compréhension sociale y
est décrite comme la conséquence de contacts culturels qui peuvent être
Revue germanique internationale, 2 1 / 2 0 0 4 , 183 à 195
consensuels aussi bien que conflictuels. O u i , la capacité de compréhension
est expressément liée à la capacité de déterminer les différences, car la
capacité à dépasser la frontière entre le « propre » et F « étranger » dépend
de la connaissance de cette construction de contraires : seul celui qui a
conscience des différences culturelles peut les r o m p r e en tant que constructions de différences, au niveau de la réflexion.
Il est actuellement beaucoup question de cette interculturalité - p a r
exemple q u a n d il s'agit de problèmes de migration, de possibilités
d'entente entre les sociétés ou de la question de la possibilité de rattacher
l'Islam aux valeurs européennes. Cette « interculturalité » apparaît u n peu
c o m m e une formule magique qui p r o m e t de toutes nouvelles solutions à
de tout nouveaux problèmes. Dans le vin de ce savoir postmoderne, j e
voudrais verser u n peu d'eau. C a r précisément u n regard rétrospectif sur
l'histoire primitive de l'anthropologie et de l'ethnologie montre facilement
que l'idée de l'interculturalité n'est pas si nouvelle. Et que la conjonction
de constructions culturelles liées à l'intégration et à la différence, notamm e n t dans l'espace historique et discursif franco-allemand, a sa place
assurée depuis déjà presque deux cents ans. C o m m e n t cela s'est produit,
c'est ce que j e voudrais brièvement expliquer.
II
C o m m e on sait, il n'y avait pas au début de la création du m o n d e
Dieu, mais les Lumières européennes. D u moins tant qu'il s'agit du
« concept » de monde. C a r ce sont les Lumières qui, dans u n acte de création authentiquement européen, projettent une véritable « image du
m o n d e ». U n e image qui montre u n paysage et une humanité globale subdivisés en continents et en pays, en peuples et en cultures.
Ce projet se constitue dès le XVI siècle : d'un côté sous la forme d'une
pratique culturelle du voyage qui depuis longtemps conduit aussi dans
d'autres continents et devient désormais la clef décisive d'une expérience et
d'une appropriation bourgeoises du m o n d e ; d'un autre côté dans l'idée
théorique d'une identité européenne qui repose sur l'humanité, sur
l'opposition « civilisé » / « sauvage », « propre » / « étranger » et est pensée
comme valable partout et universelle.
D e ces deux sources résulte le modèle d'une image protomoderne du
m o n d e et de l'homme une image systématiquement développée à l'époque
des Lumières. De la sorte l' « élément étranger » est progressivement
conçu comme l' « élément autre » ; il est exploré et rapproché. Mais ainsi
cet autre n'existe plus seulement à l'extérieur mais aussi à l'intérieur de
notre propre m o n d e et de ses aptitudes conceptuelles, en Europe. Et il
remplit une double fonction : d'un côté c'est une construction de différences permettant une nouvelle stratégie de l' autorenforcement cognitif et culturel. C'est ainsi q u ' o n trace une ligne de développement de la société prie
mitive j u s q u ' a u présent et q u ' o n part d'un principe de progrès qui situe le
m o n d e dans la temporalité et dans l'histoire, l'Afrique et l'Asie c o m m e des
« âges de la pierre » dans l'histoire humaine, et l'Europe seule « au sommet » des temps et du progrès.
D ' u n autre côté cette altérité fait l'effet d'un miroir qui rend possible à
l'inverse l'autocritique et la critique de la civilisation. C a r la réflexion sur
la relation entre nature et culture conduit nécessairement à la connaissance de ce que 1' « originalité » de la nature dans le p r o p r e s'est depuis
longtemps perdue dans la civilisation européenne. Elle n'existe plus entretemps que chez l'autre chez ce non-civilisé, « dehors ». La connaissance
induite p a r les Lumières a donc une tête de J a n u s , produit une tension
réflexive faite d'auto-affirmation et de doutes vis-à-vis de soi-même.
Cette image du m o n d e réflexive devient en tout cas une idée centrale
des Lumières européennes qui se manifeste le plus fortement en France
comme vision du m o n d e et c o m m e mouvement social. L'égalité et la raison apparaissent aux encyclopédistes français c o m m e les deux principales
pierres de construction d'un m o n d e qui peut être exploré dans des formes scientifiques et systématiquement appréhendé. D ' u n m o n d e dont le
plan de construction est constitué p a r l'histoire et dont la carte s'articule
en peuples, cultures et nations. Jean-Jacques Rousseau est alors celui qui
- tout à fait animé p a r u n pessimisme culturel - revendique une ouverture européenne à « cette nature au-dehors », à cet « h o m m e naturel »
p o u r retrouver sa propre authenticité. Et cette idée déjà préromantique
trouve son écho le plus fort dans le romantisme allemand et dans les
idées de J o h a n n Gottfried Herder. C a r il en résulte l'essai non plus d'une
vision du m o n d e réflexive mais d'un modèle scientifique fondé sur le plan
anthropologique. - Et ainsi j e suis finalement parvenu à m o n premier
transfert culturel franco-allemand : au concept de culture de J o h a n n
Gottfried Herder.
H e r d e r dans ses Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité reprend, on
le sait, dans les années 1780, les réflexions de Rousseau sur les «peuples
naturels » et les « peuples civilisés ». Mais il les intègre dans u n autre
contexte fondé historiquement et en termes d'évolution. La pluralité globale des cultures lui apparaît en effet c o m m e une véritable revue des
stades d'évolution de la civilisation humaine, l'espace rendant possible la
contemporanéité du non-contemporain : dans les lointains africains et asiatiques, H e r d e r voit u n âge de pierre de l'humanité. En Europe, en
revanche, il voit sa maturité civilisée. D e la sorte, il esquisse u n double axe
anthropologique : la pluralité des « cultures des peuples » ouvre sur le
m o n d e une perspective spatiale et horizontale, l'historicité de la « culture
du peuple » ouvre en revanche sur les profondeurs de l'espace historique
une perspective historique et verticale. O n peut bien dire qu'ainsi est
esquissé le premier modèle d'une anthropologie culturelle, d ' u n côté, et
d'une anthropologie historique de l'autre.
III
O r , dans u n passé récent, on a déjà beaucoup discuté le concept herdérien de la culture qui a surtout j o u é u n rôle important dans les
années 1980 lors de la découverte de la culture populaire européenne de
l'époque m o d e r n e , précisément aussi dans le dialogue entre des recherches
allemandes et françaises. Ce faisant, on a toujours souligné à quel point
H e r d e r était déjà tributaire d'un concept large de la culture qui - comme
il l'écrit — conçoit « la culture elle-même comme une suite nécessaire de tel
ou tel m o d e de vie » (Herder, Idées, liv. 8, p . 82). La culture n'est donc pas
encore réduite chez lui à la culture intellectuelle selon le modèle ultérieur
de la bourgeoisie cultivée, mais ouverte au « quotidien » et à « la vie ».
D e fait, H e r d e r est attaché à u n regard anthropogéographique. Ce
regard considère les facteurs naturels et environnementaux comme au
moins aussi déterminants p o u r former les caractéristiques culturelles d'un
peuple que la langue ou la tradition. La culture est p o u r lui la diversité des
formes d'expression d'une « â m e du peuple » où l'histoire et la mémoire,
les styles de pensée et les formes linguistiques se cristallisent avant tout
dans des formes spécifiques de la « poésie populaire » : dans des chants,
des contes et des légendes, comme pratique esthético-mentale de
l'inscription et de la transmission de ce qui est finalement aussi u n savoir.
L'anthropologie de H e r d e r apparaît ainsi c o m m e une association élégante
de discours de son temps, issu de l'Europe entière et portant sur l'histoire
culturelle, la géographie, la linguistique et la psychologie des peuples. Ce
sont leurs motivations singulières qu'il cherche à associer dans la perspective d'une image universelle de l'homme et du peuple.
J e voudrais ici aborder une autre dimension du concept herdérien de
la culture qui recueille moins d'attention : la question de la consistance historique et sociale de la culture. Quelle homogénéité ou hétérogénéité,
quelle identité des cultures devons-nous nous représenter ? La réponse de
H e r d e r est particulièrement révélatrice précisément du processus d'anthropologisation scientifique de notre image du m o n d e — aussi parce qu'elle
apparaît tout à fait contradictoire.
D ' u n côté en effet, H e r d e r attribue à la culture des qualités quasi « systémiques » : l'authenticité historique, le caractère ethnique, l'homogénéité
sociale, une grande capacité de se couper des autres peuples et cultures. La
culture a ainsi toujours été présente dans l'histoire c o m m e idée et c o m m e
pratique. Elle apparaît universelle, mais ne se trouve que sous des formes
chaque fois spécifiques c o m m e u n Ken de la pensée et de l'action humaines hérité, tribal, collectif, m a r q u a n t des limites extérieures, u n lien existant dans u n domaine déterminé et à une époque déterminée, valable seulement p o u r u n « peuple » déterminé — une « culture » à côté d'autres
« cultures ». Ainsi H e r d e r caractérise les peuples c o m m e des « collectivités
culturelles aussi originelles que naturelles », qui sont et restent les véhicules
de l'histoire et de la culture. Avec cette mystification de la génétique histo-
rique, il gonfle tendanciellement l'idée d'homogénéité culturelle au niveau
d'un idéal « völkisch ». La culture fusionne avec le peuple et la nation.
Il est vrai que H e r d e r opère ce gonflement au niveau d'un concept
esthétique. Sa « c o m m u n a u t é » du peuple et de la culture se manifeste de
façon démonstrative dans les pratiques symboliques d'une manière comm u n e de sentir et de se souvenir, non dans les pratiques politiques d'un
nationalisme agressif et fondamentaliste.
Mais son idée d'homogénéité prête naturellement à des malentendus et
à des abus. C'est ainsi que la pédagogie nationale et la p r o p a g a n d e du
XIX siècle en font u n modèle idéologique qui trouve habituellement sa traduction dans l'idée de la défense du Volk. Le Volk conçu c o m m e espèce et
race devient déjà, dans ce contexte, une c o m m u n a u t é de destin ! Cette
éducation idéologique et physique du soldat de la nation et du citoyen de
la nation ne laisse plus de place à l'autre pratique esthétique. Elle ne
s'exerce plus par les mots mais p a r les armes.
D ' u n autre côté et de façon partiellement opposée, H e r d e r argumente
de manière presque déconstructiviste. C a r il appelle les nations européennes des « tableaux » et des « espaces limités pour notre regard », qui finalement ne seraient que des « auxiliaires de notre mémoire » (liv. 7, p. 39).
« Q u e l'on se garde aussi d'attribuer à tous ces peuples les mêmes m œ u r s
ou une m ê m e culture », écrit-il en liaison avec les tribus allemandes et les
premières tentatives contemporaines de les mythifier et de les germaniser
(liv. 16, p . 19). Par ailleurs et tourné vers l'Europe, il commente non sans
rudesse : « Nous Européens, circulons dans le m o n d e entier comme négociants ou voleurs, et nous en négligeons souvent ce qui nous appartient en
propre... Nos États sont donc des bêtes qui, insatiables, engloutissent chez
l'étranger le bien et le mal, les épices et les poisons, le café et le thé,
l'argent et l'or... ». Et enfin : « J e ne me perdrai pas plus avant en Europe.
Elle est si riche de formes et métissée, elle a p a r son art et sa culture si
souvent transformé la nature que j e n'ose rien dire de général sur ses
nations raffinées et mêlées les unes aux autres... C a r tout en Europe tend à
l'extinction progressive des caractères n a t i o n a u x » (liv. 11, p . 32, et liv. 16,
p. 29).
Sans cesse il est question du mélange et de la fusion des peuples, de la
transformation du mode de vie et des m œ u r s , de la dissolution et du passage, de l'impossibilité d'isoler. M ê m e les familles singulières en Europe
auraient « de la peine à dire à quelle race et à quel peuple elles appartiennent ». Et « à lui seul aucun peuple d'Europe ne s'est élevé au niveau de la
culture » (liv. 16, p . 29 sq.). O n ne doit pas pour autant faire de H e r d e r un
théoricien p a r anticipation des théories modernes de l'hybridité, m ê m e si
on lui atteste ici une étonnante sensibilité aux phénomènes et aux processus interculturels dans les sociétés européennes de son époque. Naturellement, il voit toujours en tant que romantique les dangers d'une perte de la
tradition et la tâche de la conserver. Mais ce n'est certainement pas seulement ce regard nostalgique, c'est effectivement la réflexivité culturelle qui
e
l'engage à voir naître la substance et la consistance culturelle de sa « c u l ture populaire » essentiellement dans les processus d'échange et dans les
métissages et pas seulement dans le modèle du « propre ».
H e r d e r a en tout cas préventivement privé de son poison la représentation d'une homogénéité culturelle de la pureté et de l'absolu q u a n d il note
laconiquement à propos du thème de la race : « J e ne vois pas de cause à
cette désignation. La race conduit à une pluralité d'origines qui, ici, ou
bien ne se produit pas ou bien comprend dans chacune de ces régions et
sous chacune de ces couleurs les races les plus diverses. C a r chaque peuple
est le peuple ; il a sa culture nationale et sa langue » (liv. 7, p . 42 sq.). Les
communautés de culture lui importent décidément ici plus que les c o m m u nautés d'origine. Et son anthropologie tente de saisir la généralité de la
culture précisément aussi dans des processus de communication et de
transfert.
IV
Par la suite, ce second côté réflexif du concept herdérien de culture
n'est guère plus pris en considération. T o u t au plus, peut-être, chez
Alexander von H u m b o l d t qui, de façon caractéristique, ne cesse de rechercher l'horizon extra-européen p o u r trouver sa conception du m o n d e . En
revanche, le premier projet herdérien de nation fondé sur le peuple et la
culture est accepté avec gratitude sous le signe du XIX siècle « nationaliste » à ses débuts. Et elle y est transposée du domaine poético-esthétique
au domaine politico-idéologique. D a n s l'Allemagne napoléonienne en particulier et dans le contexte des « guerres de libération » cette idée du
peuple devient p o u r des parties de l'élite bourgeoise une religion nationale.
C'est le cas, p a r exemple, p o u r J o h a n n Gottlieb Fichte qui, en tant que
recteur de la nouvelle Université de Berlin, prononce en 1808-1809 ses
« Discours à la nation allemande » où il invoque la « nature immuable »
des Allemands comme une mission historique. O u encore p o u r les frères
G r i m m qui veulent préserver dans leurs collections de contes et de légendes les traces d'une c o m m u n a u t é germanique de valeur et d'origine qui
aurait été dès les temps primitifs une « nation originelle » — plus ancienne,
plus unie et plus pure que les autres. Et finalement surtout p o u r Friedrich
Ludwig J a h n qui, en 1810, produit et publie son travail sur La nationalité
allemande [Deutsches Volksthum].
e
Chez J a h n la « nationalité » n'est plus u n principe général mais, en
dernière instance, seulement l'élément spécial de la « germanité ». Pour lui
les Grecs furent un j o u r et les Allemands sont désormais « les peuples
sacrés de l'humanité », car « la nationalité est le véritable étalon de la
grandeur des peuples » (p. 21 sq.). J a h n s'intéresse à 1' « originalité » et à la
« force unificatrice » d'où doivent naître « une manière de penser et de
sentir nationale ». Et ce sentiment exige la pureté du peuple, car m ê m e les
« a n i m a u x issus de métissages ne peuvent pas vraiment se reproduire...
Plus u n peuple est pur, meilleur il est ; plus il est métissé, plus il tient de la
horde » (p. 25 sq.). La conscience nationale a déjà chez lui quasiment u n
trait « naïvement » racial, qui résulte d'un côté de l'idée d'origine, de
l'autre de l'idée de différence culturelle. C'est ainsi que J a h n s'en p r e n d
violemment aux influences extérieures et aux « modes étrangères » qu'il
appelle « le suicide de la nationalité ». Et il propose c o m m e contre-modèle
une stratégie de représentation culturelle qui doit raffermir dans la vie
quotidienne la « manière de sentir et de penser nationale » grâce au costume national allemand et à des fêtes populaires, grâce à des célébrations
et à des m o n u m e n t s nationaux, grâce à des livres et des poèmes allemands.
Cette tentative d'une nationalisation culturelle de la vie quotidienne a
avant tout pour but de renforcer l'esprit de défense, de revigorer l'esprit et
le corps de la nation. Et son côté sportif fait que J a h n est naturellement
aussi connu plus tard c o m m e le « père gymnaste » [Turnvater]. Mais cette
gymnastique est p o u r lui u n simple exercice patriotique. Le véritable unificateur et le juge des peuples est à ses yeux l'événement patriotique, la
guerre.
O n invoque volontiers H e r d e r comme témoin de cette nouvelle germanophilie des Fichte, G r i m m , J a h n et autres. N ' a -t-il pas parlé des Allemands c o m m e de « la nation qui n'est pas advenue », n'a-t-il pas conçu le
peuple c o m m e une « fontaine de Jouvence » de la nation ? Certes, mais on
fait ici subrepticement du modèle esthético-romantique de H e r d e r u n
modèle totalement nationaliste et idéologique. J a h n , en particulier, élabore
une différence ethno-génétique du « peuple » qui reste attachée à de sévères délimitations fondées sur les idées d'origine et de race et qui reprend
bientôt à son compte aussi des représentations biologiques du domaine des
sciences naturelles. De la sorte, le discours nationaliste sur la différence est
entièrement mis au premier plan. Ses arguments sont désormais popularisés et vulgarisés dans le cadre d'une science allemande de la germanité. Et
ce n'est précisément pas seulement la nation culturelle allemande qui est
alors, p a r mystification, créée c o m m e forme de représentation, mais bien
la nation allemande ethnique.
Il en résulte naturellement une traduction idéologique du modèle de
l' « anthropologie ». Le regard comparatiste jeté p a r H e r d e r sur les cultures et les peuples est réduit à la constatation d'une différence interne et
externe qui n ' a pas p o u r fil directeur la « compréhension », mais la
« séparation ». C'est ainsi que l'anthropologie et l'ethnographie deviennent une pratique discursive où la traduction de la pensée en action est
déjà préparée. C a r le peuple allemand menacé, dit-on, dans sa nationalité, doit naturellement se protéger et se défendre. Contre qui ? Les ennemis sont à l'époque vite identifiés. À l'extérieur, dans l'horizon européen,
c'est l'oppresseur Napoléon, c'est-à-dire la France ; à l'intérieur de la
nation allemande « non advenue », c'est le corps étranger juif. J a h n met
en garde son peuple contre l'effet produit p a r la langue française :
« Cette langue a trompé tes hommes, séduit tes enfants, déshonoré tes
femmes » (Nationalité, p . 200).
C'est ainsi que « la nature welche » et « la nature juive » deviennent
les deux masques effrayants incarnant la menace contre le Volk. E n outre
les deux groupes sont aussi les soutiens et les auxiliaires d'une aristocratie
allemande qui, sur le plan culturel, est responsable des influences étrangères et sur le plan politique fait obstacle à la constitution de la nation. Nous
connaissons tous les constellations politico-mentales qui résultent de cette
situation en Allemagne m ê m e après les « guerres de libération » contre
Napoléon, et qui posent des aiguillages à travers tout le XIX siècle.
En tout cas ce qui, une génération auparavant, était transféré et
importé de France comme horizon des Lumières se trouvait transformé et
perverti du côté allemand en u n mythe germanique. Et ce mythe se
retourne immédiatement contre la France elle-même. C a r la France est
désormais p o u r les germanophiles cet « autre » dont l'altérité est stylisée en
force étrangère et menaçante : elle est arrogante et dominatrice, superficiellement « civilisée » et « sans culture du c œ u r ». Chez Herder, les Français et les Juifs étaient simplement autres du point de vue de l'empreinte
du paysage et du climat, de la tradition et de l'histoire. Il n'avait m ê m e
cessé de souligner les racines historiques et culturelles communes de la
France et de l'Allemagne q u a n d il se plaignait p a r exemple dans u n m o n o logue intérieur avec Charlemagne : « T o n empire qui s'est écroulé immédiatement après toi est ton tombeau ; la France, l'Allemagne et la Lombardie sont ses r u i n e s » (Idées, liv. 18, p . 92).
e
V
À ce groupe des Allemands originels Fichte, G r i m m et J a h n appartient
aussi Ernst Moritz Arndt. Il se vante lui-même d'être désigné d'un trait
p a r ses contemporains c o m m e « soldat des guerres de libération » et
c o m m e « gallophage ». Et sa biographie semble le prédestiner à ces deux
attitudes. N é en 1769 à Rügen, qui appartient à la Poméranie suédoise,
c'est d'abord u n citoyen suédois qui, à l'occasion de ses études à Iéna à
partir de 1793, puis d'un voyage à travers l'Europe, entre en relation avec
l'idée des Lumières et du romantisme. Fichte enseigne à Iéna, les Idées de
H e r d e r paraissent en 1794, Arndt s'occupe dans son mémoire de maîtrise
de la conception de l'histoire de Rousseau et, en 1803, il publie son travail : La Germanie et l'Europe.
Quelque part dans ce cadre biographique et historique, il découvre
finalement sa « germanité ». Il est encore renforcé dans cette découverte
p a r son poste de professeur à l'Université de Greifswald qui, en raison de
l'occupation de la Poméranie p a r les troupes françaises, se transforme
bientôt en une existence de fuyard en Suède. Après l'émigration intérieure
succède p o u r ainsi dire u n e seconde émigration. Arndt la signale dans
d'innombrables pamphlets avec de violentes attaques contre l'histoire de
France, la politique française et la nature française.
Mais ce qui du premier coup d' œil et au j u g e m e n t de bien des historiens fait du « gallophage » Arndt, u n idéologue typique du nationalisme,
apparaît à u n second regard beaucoup plus compliqué et intéressant. Car,
à la différence de J a h n et des frères G r i m m , l'anthropogéographie et
l'anthropologie de H e r d e r transparaissent en bien des endroits à travers le
nationalisme de Arndt, bien que ce soit sous forme d'appropriation et
d'interprétation propre. D a n s u n article de Arndt de 1813, « À propos de
la haine populaire et de l'emploi d'une langue étrangère », cette proximité
apparaît dans une remarquable clarté.
Là Arndt développe en effet d ' u n côté u n concept d'identité politique
qu'il appelle « haine populaire ou haine nationale ». « A des époques de
guerre et de conflit » et en particulier dans les conditions actuelles
d'occupation française de la moitié de l'Europe — c'est ainsi qu'il argumente - , u n peuple a besoin d'une sorte de principe interne de survie. Ce
principe de survie doit mobiliser des sentiments puissants, principalement
créer une c o m m u n a u t é de « vertu » et de « haine », parce q u ' u n peuple
« sans éprouver contre quelque chose de haine à l'état p u r » ne peut que
finir dans u n « asservissement h o n t e u x ».
Arndt se réclame aussi bien du droit à l'« autodétermination » venu
des Lumières que du discours éthique chrétien dans lequel il voit u n
« droit chrétien originel » cautionnant le combat p o u r la liberté. Et il argumente sur u n plan tout à fait anthropologique en invoquant la « diversité »
de climat, de pays et de langue, une diversité donnée p a r Dieu et la
nature. D e cette diversité naît une « haine extérieure », qui est innée et se
nourrit des différences culturelles, et une « haine intérieure » qui apparaît
chez les peuples opprimés. Ces deux formes de « répulsion » naturelle
trouveraient tout particulièrement leur application dans la relation francoallemande. C'est pourquoi, s'opposant clairement à Herder, Arndt met
avec insistance en garde contre tout « mélange avec le dissemblable ». En
Allemagne tout serait déjà allé bien trop loin : « Nous n'aimions et ne
reconnaissions plus ce qui nous est propre mais faisions les yeux doux à
l'élément étranger » (p. 329).
Arndt fait naturellement allusion ici à la proximité entre la culture allem a n d e de l'aristocratie et des élites et la langue, l'étiquette et le style de vie
venus de France. Pour lui, les Français ne p o u r r o n t «jamais cesser d'être
agités, vaniteux, dominateurs et sans foi » — et cela vaut naturellement
aussi p o u r leurs adeptes (p. 329). Il refuse catégoriquement de telles transformations. Et à partir de cette perception radicale de la différence culturelle, il développe le principe du « propre et de l'étranger », et cela avec
une clarté et une polarisation qui n'avaient jamais existé jusque-là.
Ici, il apparaît donc c o m m e totalement nationaliste et presque raciste
q u a n d il annonce que tout « ce qui doit avoir vie et durée » doit être
animé d'une profonde « haine » nationale contre u n autre.
D ' u n autre côté et en dépit du côté dru et drastique de sa langue,
Arndt pense et écrit de façon pleinement auto-ironique, voire réflexive.
Ainsi, derrière son concept de la « haine populaire », se dissimule une idée
tout à fait universelle qu'il voit agir c o m m e u n principe antagoniste dans
l'histoire. C a r il renvoie au fait que déjà les Romains et les Germains
comme plus tard les Français et les Anglais ont retiré leur identité « nationale » de ce principe réciproque de la délimitation. En connaissant et en
reconnaissant l'étranger, ils auraient « sauvé » ce qui leur est propre.
Ce qu'il appelle donc « haine populaire », « l' hostilité et l'aversion que
les peuples sur des points particuliers ont les uns vis-à-vis des autres et qui
assurent leur indépendance et leur liberté mieux que tant de villes fortifiées
et d'épées au clair » (p. 327) - cette « haine populaire », il la conçoit comme
u n principe anthropologique où la fonction des images de soi et des images
de l'autre se reflètent. Et il introduit cette figure de pensée de manière tout à
fait calculée : « N o n , j e suis bien en colère mais j e ne suis pas fou... ». C a r il
sait très bien que « tout peuple a ses vertus et ses défauts » (p. 330).
Avec sa « haine » il pense plutôt à une conscience de la différence symbolique, qui contient des moments d'ordre émotionnel et imaginaire : « Là
où les peuples sont séparés, chacun dans sa particularité, là où une fière et
noble haine sépare ou tient séparé ce qui est différent et dissemblable
chaque peuple se développera de la manière la plus complète, la plus
digne et la plus spécifique... » (p. 333). Cette haine est certes nécessaire
« comme une sainte et protectrice folie dans le peuple ». Mais ce qui
« grâce à la vertu, à la science et à Fart est remarquable en son genre chez
u n peuple, la grandeur humaine..., cela appartiendra aussi à l'autre peuple
et sera accepté et honoré p a r lui c o m m e u n bien c o m m u n à l'humanité...
À cette hauteur la haine populaire cesse ; là commence la grande communauté des peuples, l'humanité... Celui qui, à ce stade-là, peut encore haïr
est u n barbare ou une bête. C'est ce que j e ne suis pas m ê m e s'ils disent
que j e le suis » (p. 334).
À la fin vient le d é n o u e m e n t et la purification. Arndt utilise déjà à ce
propos une métaphore ethnologique devenue plus tard classique q u a n d il
écrit : « Cette haine sera p o u r nous comme u n clair miroir où nous pourrons contempler notre splendeur c o m m e notre ruine » (p. 330). U n « clair
miroir » : c'est l'image moderne de la reconnaissance de soi dans l'autre,
du principe de la projection et de la réflexion. Et cela signifie manifestem e n t aussi le principe de différenciation « du propre et de l'étranger » une
figure expressément et clairement anthropologique. Car, derrière ce couple
d'opposés, il voit déjà clairement l'élément général « universellement
humain » dans la culture, qui remet en cause toutes les limites et qui chez
H e r d e r et les h o m m e s des Lumières s'appelait encore « la raison ». Et
celui qui ne partage pas cet espace universel et interculturel de l'humanité,
« celui-là est u n barbare ».
De la sorte, la « gallophobie » de Arndt est plutôt une forme primitive
d'interprétation culturaliste des différences nationales. C a r la différence
postulée entre la « nature » allemande et française n'est pas finalement
traitée ici c o m m e une hostilité « génétique » mais traduite dans une stratégie d'authentification culturelle : c o m m e u n moyen nécessaire d'autoidentification, l'allemand précisément c o m m e le non-français.
La raison en est claire. Arndt voit les Allemands de l'époque quasiment
dans une « situation de minorité » face à la puissance de Napoléon et de la
France. Ils apparaissent ainsi tributaires d'une définition de la différence
culturelle qui ne retire pas son capital symbolique du présent mais doit
aller le chercher dans l'histoire, dans le renvoi à u n héritage linguistique,
historique et culturel. Pour vraiment p r e n d r e possession de cet héritage,
Arndt a besoin d'une stratégie particulière de la représentation, du discours de la différence articulé dans des stéréotypes dont la « dureté » est
consciente.
C'est donc ce discours qu'il produit et développe. Le « travail identitaire » comme une bataille d'images et de mots qui a pour lui aussi une
dimension ironique et ludique. C a r « qu'est-ce que cela fait aux Français
que les Allemands les traitent d'outres vides, de fous, de fantastes, qu'ils les
tiennent p o u r vaniteux, arrogants et sans foi ? Quelle importance pour les
Allemands que les Français les traitent d'animaux, d'ivrognes, de pédants,
qu'ils les tiennent p o u r grossiers, rustres, privés de souplesse, de sentiment
et de goût ? Maintenez cela comme une paroi de séparation bienfaisante,
et m ê m e faites grandir cette séparation qui sépare les deux peuples l'un de
l'autre en tant que peuples : ils s'en trouveront bien tous les deux »
(p. 333 sq.).
VI
Voici donc p o u r le modèle de Arndt qui opère déjà, au moins tendanciellement avec le principe de l'interculturalité. De divers points de
vue, on trouve aussi déjà ici u n processus de transfert : entre école de
pensée française et allemande, entre la science et la politique, comme
entre les discours élitistes et populaires. Intégration et différence au
niveau de « modèles nationaux d'identité » sont déjà situées dans une
relation réflexive. — J'emploie consciemment p o u r en parler ce vocabulaire postmoderne.
Le transfert particulier réalisé p a r Arndt apparaît c o m m e un véritable
processus stratégique. C a r l'idée des Lumières françaises de l'égale valeur
des h o m m e s et des peuples est appliquée p a r lui à la relation francoallemande elle-même, réservée à l'élément français c o m m e à u n miroir.
Arndt éprouve en effet cette relation c o m m e inégale et asymétrique. C'est
pourquoi il essaie de renverser cette inégalité, d'en déplacer les poids, de la
transformer en u n équilibre des armes au profit des Allemands. Et cela
précisément dans une figure anthropologique et avec des moyens symboliques. Le « citoyen du m o n d e » français hégémonique fait ainsi face à
l' « h o m m e national » allemand ancré dans u n lieu - une hégémonie qui
se fonde sur la supériorité militaire et culturelle, mais aussi clairement sur
une injustice morale et symbolique. C a r le citoyen du m o n d e menace la
langue et la culture « natives ». Les mouvements actuels ethniques et
sociaux ne travaillent plus, on le sait, que selon ce principe de différenciation dans la culturalisation des conflits, précisément dans le contexte de la
globalisation. A l' « universel » impérial s'oppose la « spécialité » locale : la
langue, l'histoire, la religion ~ précisément la culture !
Mais revenons-en à l'histoire : cent ans après Arndt, c'est encore u n
Français qui reprend le concept herdérien de peuple et de culture, esthétique et ludique, utilise ses dimensions intégratives et distinctives, mais lui
impose aussi l'expérience du XIX et du début du XX siècle qui vient
s'ajouter. M a i n t e n a n t c'est une « culturalisation » de la différence qui
devient universelle — et dépasse ainsi souverainement la position de Arndt.
C'est le président du conseil Aristide Briand, u n Européen convaincu de
l'entre-deux-guerres, qui j o u e en virtuose des stéréotypes sur les qualités
des peuples et des nations et qui nous montre à la perfection la tendance
anthropologique de notre propre image m o d e r n e du m o n d e en écrivant
sur le ton léger du sonnet (et nous reconnaissons tous l'attrait, l'esprit la
provocation de ces images - u n transfert intellectuel !) :
e
Un Russe — un intellectuel
Deux Russes - un ballet
Trois Russes - la révolution
Un Italien - une mandoline
Deux Italiens - la mafia
Trois Italiens - la défaite
Un Allemand - un pédant
Deux Allemands - une brasserie
Trois Allemands - la guerre
Un Français - un bavard
Deux Français - un ménage
Trois Français - une conférence
Un Anglais - un imbécile
Deux Anglais - un match
Trois Anglais - la plus grande nation du monde
Un Américain - un cocktail
Deux Américains - deux cocktails
Trois Américains — trois cocktails.
e
BIBLIOGRAPHIE
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Herder J o h a n n Gottfried, Ideen zur Philosophie der Geschkhte der Menschheit. Herders Werke, 9 partie,
Heinrich Dünlcer, Berlin, s.d.
J a h n Friedrich Ludwig, Deutsches Volksthum, Hildesheim / New York, 1980.
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