La guerre, comme la diversité des éléments, est nécessaire à la vie ; les combats des partis, dans les
limites de la constitution donnée d'un peuple politique, font la vie de ce peuple. Il en est de même à
l'extérieur. Les luttes des peuples d'une époque entre eux font la vie d'une époque ; nulle ne s'est
écoulée sans guerre, nulle ne le pouvait.
La guerre a sa racine dans la nature des idées des différents peuples, qui étant nécessairement
partielles, bornées, exclusives, sont nécessairement hostiles, agressives, tyranniques : donc la guerre
est nécessaire.
Voyons maintenant quels sont ses effets. Si la guerre n'est autre chose que la rencontre violente, le
choc des idées exclusives des différents peuples, il s'ensuit que dans ce choc l'idée qui sera plus faible
sera détruite par la plus forte , c'est-à-dire sera absorbée et assimilée par elle ; or la plus forte idée dans
une époque est nécessairement celle qui est le plus en rapport avec l'esprit même de cette époque.
Chaque peuple représente une idée ; les peuples différents d'une même époque représentent
différentes idées ; le peuple de l'époque qui représente l'idée le plus en rapport avec l'esprit général de
l'époque, est le peuple appelé dans cette époque à la domination. Quand l'idée d'un peuple a fait son
temps, ce peuple disparaît ; mais il ne cède pas facilement la place, il faut qu'un autre peuple la lui
dispute et la lui arrache ; de là la guerre. Défaite du peuple qui a fait son temps ; victoire du peuple qui a
le sien à faire et qui est appelé à l'empire, voilà l'effet certain et incontestable de la guerre : donc la
guerre est utile.
Messieurs, je ne viens pas ici faire l'apologie de la guerre ; la philosophie n'est d'aucun parti en ce
monde ; elle ne fait l'apologie de rien, comme elle n'accuse rien ; elle aspire à comprendre tout. Je ne
fais pas l'apologie de la guerre, je l'explique. Sa racine vous la connaissez, elle est indestructible ; ses
effets, vous les connaissez, ils sont bienfaisants.
En effet, si ce sont les idées qui sont aux prises dans une guerre, et si celle qui l'emporte est
nécessairement celle qui a le plus d'avenir, il fallait que celle-là remportât, et par conséquent qu'il y ait
guerre ; à moins que vous ne vouliez empêcher l'avenir, arrêter la civilisation, à moins que vous ne
vouliez que l'espèce humaine soit immobile et stationnaire. L'hypothèse d'un état de paix perpétuel
dans l'espèce humaine est l'hypothèse de l'immobilité absolue. Otez toute guerre, et au lieu de trois
époques il n'y en aura qu'une ; car s'il n'y a pas destruction d'une époque et victoire de l'autre, il est clair
que l'une ne cédera point la place à l'autre, et qu'il n'y aura jamais qu'une seule et même époque. Bien
plus, non seulement il n'y aura pas trois époques, mais même dans une époque donnée il n'y aura
aucun progrès ; car les différences ne se fondront pas, et les différents peuples resteront éternellement
dans l'abrutissement de l'idée exclusive qui les subjugue, et qui, bonne pour un temps, si elle ne se
modifiait jamais, serait la condamnation de ce peuple à une erreur perpétuelle. Ainsi un peuple n'est
progressif qu'à la condition de la guerre. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'histoire : la guerre n'est pas
autre chose qu'un échange sanglant d'idées, à coups d'épée et à coups de canon ; une bataille n'est
pas autre chose que le combat de l'erreur et de la vérité ; je dis vérité , parce que dans une époque
donnée une moindre erreur est vérité relativement à une erreur plus grande ou à une erreur qui a fait
son temps ; la victoire et la conquête ne sont pas autre chose que la victoire de la vérité du jour sur la
vérité de la veille devenue l'erreur d'aujourd'hui.
Aussi, messieurs, quand deux armées sont en présence, il se passe un bien plus grand spectacle que
celui dont la philanthropie détourne les yeux. Elle ne voit que des milliers d'hommes qui vont s'égorger,
ce qui est assurément un grand malheur. Mais d'abord la mort est un phénomène qui n'a pas lieu
seulement sur les champs de bataille ; et après tout, comme on l'a dit, la guerre change assez peu les
tables de mortalité. Et puis, ce n'est pas la mort qui est déplorable en soi ; c'est la mort injuste,
injustement donnée ou reçue. Que mille cœurs qui battaient tout à l'heure cessent de battre, c'est un fait
bien triste ; mais qu'une goutte de sang innocent soit versée, c'est plus qu'un fait pénible, c'est un mal et
un mal horrible. Un innocent qui périt doit mille fois plus exciter la douleur amère de l'humanité, que des
armées de héros qui savent qu'ils vont à la mort, et qui y vont librement pour une cause juste à leurs
yeux et qui leur est chère. Il n'y a point d'iniquité dans les grandes batailles, il ne peut même y en avoir ;
car ce ne sont pas les hommes ni leurs passions qui sont aux prises, ce sont des causes, ce sont les
esprits opposés d'une époque, ce sont les différentes idées qui, dans un siècle, animent et agitent
l'humanité. Voilà ce que la philanthropie ne voit pas, et ce qui a donné tant d'importance, tant d'intérêt,
tant de célébrité aux batailles."
Victor Cousin, Cours de philosophie.