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E
t c’est là, d’ailleurs, l’oeuvre difficile
à faire; car l’acte vraiment créateur
consiste non pas à émettre en passant
quelques belles idées dont se berce
l’intelligence, mais à s’en saisir pour les
féconder en les mettant en contact avec les
choses, en les coordonnant, en les appuyant
sur un commencement de preuves, de
manière à les rendre à la fois logiquement
assimilables et contrôlables pour autrui...»(1)
A travers ces quelques lignes d’hom-
mage à A. Comte, E. Durkheim marque
bien le parti d’infidélité fondateur de la
science sociale. Il ne s’agit pas de nier
l’héritage des grands anciens et ses vertus,
de prétendre fonder un savoir sui generis;
plus simplement, il convient d’affirmer la
spécificité d’un point de vue, de le consti-
tuer en savoir susceptible de rendre compte
de la réalité en appui sur des méthodes per-
mettant de mener à bien ce projet.
Fidélité/infidélité donc, en ce que la pro-
duction de savoir est toujours rupture non
seulement avec le sens commun et les
schèmes cognitifs préexistants, mais aussi
parceque l’impérative ré-interrogation de
l’objet de la sociologie, de ses évolutions,
en bref la réflexion sur l’inscription sociale
de la discipline, conduit nécessairement le
sociologue à se positionner vis à vis de
l’héritage légué par les pères fondateurs.
Le débat que nous proposons autour de
la place et du statut de la sociologie clinique
au sein de la discipline s’inscrit de plain-
pied dans cette perspective.
La science contre la clinique
Depuis les origines de la sociologie, et
peut-être plus généralement des sciences
sociales, en d’autres termes d’A. Comte à
P. Bourdieu, en passant par E. Durkheim ou
bien encore de G. Bachelard à K. Popper pour
ce qui est du registre de l’épistémologie, on
retrouve le même souci: les uns et les autres
entendent affirmer haut et fort le caractère
scientifique de leur discipline. Près d’un
siècle après que les bases de la science posi-
tive ont été posées, cette préoccupation, lar-
gement compréhensible en une période où les
sciences sociales entendent s’arracher de la
métaphysique et conquérir un droit d’entrée
dans la cité scientifique, continue de tarauder
la sociologie. Deux effets majeurs de cette
position originelle peuvent être identifiés; le
premier pourrait être retrouvé dans une ten-
dance de type positiviste, le second laisse
entrevoir une posture systématiquement cri-
tique. Ces deux caractéristiques d’une partie
de la tradition sociologique -principalement
française- ont contribué à éloigner le socio-
logue de toutes formes de pratiques qui pour-
raient lui valoir le soupçon de n’être pas
scientifique. La sociologie d’intervention et
la sociologie clinique qui supposent, l’une et
l’autre, une sorte de praxéologie, constituent
deux illustrations de ces pratiques qui feraient
courir au sociologue le risque de non-objec-
tivité. Tout ce qui pourrait conduire l’analyste
à être victime de la subjectivité, tant celle de
l’observé que de la sienne propre, devant être
tenu à distance, cette façon d’entrevoir ou de
pratiquer la sociologie est suspectée. Après
avoir montré comment s’exprime cette
méfiance, nous suggérerons la nécessité
d’une infidélité radicale à la tradition positi-
viste et critique de la sociologie, faisant nôtre
le propos de Keynes:«j’ai été élevé à l’inté-
rieur de la citadelle, j’en connais la force et
reconnais sa puissance, mais aujourd’hui je
me range aux côtés des hérétiques».
Positivisme et sociologie critique :
deux traits de la tradition
sociologique
Avec A. Comte, la sociologie se définit au
travers d’une double prétention: scientifique
et morale. Tout d’abord, dans une perspective
proche de celle des sciences de la nature, des
mathématiques, de l’astronomie, la science
positive que porte le sociologue souhaite
imposer son verdict aux ignorants et aux ama-
teurs(2). En cela Comte embrasse un projet de
connaissance dont l’ambition flirte avec le
désir d’universel; c’est la voie ouverte à la
morale positive qui dira aux hommes non
seulement «les lois naturelles dans le système
de la sociabilité moderne», mais aussi ce que
la cité doit devenir: «cette philosophie fera
comprendre que les relations industrielles au
lieu de rester livrées à un dangereux empi-
risme ou à un antagonisme oppressif doivent
être systématisées suivant les lois morales de
l’harmonie universelle»(3). A l’instar de la
prophétie marxiste, mais aussi dans la lignée
platonicienne prolongée par l’idéalisme
hégélien, le savant se confond avec le poli-
tique disant, simultanément, ce que les choses
sont et ce qu’elles devraient être.
Au-delà des accents scientistes qui sont
les siens -toutes les choses du monde sont
connaissables par la science-, le positivisme
développe une conception «totalisante» des
sciences sociales qui deviennent une sorte
de science des sciences, l’état positif mar-
quant le stade ultime du développement des
formes de l’esprit scientifique. Pour ces rai-
sons, la rupture avec l’un des pères fonda-
teurs s’impose; l’infidélité est ici un devoir.
Évidemment, il n’est pas question pour
nous de superposer à l’identique les travaux
de Comte et ceux de ses successeurs; toute-
fois, le désir de connaissance scientifique
contenu dans la philosophie positive conti-
nue d’être décliné avec le souci inchangé,
sorte de fil rouge de la tradition sociolo-
gique, de la quête d’objectivité.
Ainsi, la connaissance du «fait social» (le
singulier a ici son importance) chez
Durkheim ou chez Mauss (pour qui le fait
social peut être total) passe par des règles de
méthode dont les formes illustrent un véri-
table «complexe positiviste». En effet, à
l’image des sciences de la nature et de leur
façon de se saisir du réel, les pères fondateurs
de la sociologie vont appréhender leur objet
avec la froideur objectivante qui caractérise
les sciences physiques; c’est cette recom-
mandation que contient la fameuse formule
durkheimienne selon laquelle «il convient de
«Le meilleur moyen de faire
céder les résistances qui
s’opposent à la constitution
d’une science nouvelle est de
la tenter résolument. Une fois
qu’elle est, si imparfaite
qu’elle soit, de toute
nécessité, elle a déjà
un commencement de vie;
et cette démonstration par
le fait témoigne plus en faveur
de sa vitalité que
tous les raisonnements
dialectiques.
122
GILLES HERREROS-ANDRÉ KOCHER-BERNARD WOEHL
Pour une sociologie
clinique
Gilles HERREROS
André KOCHER
et Bernard WOEHL
Laboratoire de Sociologie de la Culture
Européenne
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
Bosch, Le Jardin des délices, volet gauche : le Paradis, détail de l’arbre de vie
Madrid, © Musée du Prado
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avec ce que Touraine et ses collaborateurs
ont nommé «intervention sociologique»(14)
qui ne représente qu’une des formes pos-
sibles de ce type de sociologie) ou sociolo-
gie clinique, supposant entre autres points,
l’implication de l’intervenant sur son terrain,
aux côtés et avec(15) les acteurs qui le peu-
plent, porte en elle tous les stigmates de
l’empirie. A ce titre elle est suspecte aux
yeux de ceux qui se méfient de l’ex-plication
dans l’im-plication. En outre, si cette socio-
logie clinique fait profession de ne pas être
critique (c’est-à-dire ne tente pas de retrou-
ver ce qui est cryptique dans l’action ou la
situation d’action), alors la sanction risque
d’être sans appel: le sociologue clinicien
n’est plus qu’un «artiste» (dans un récent col-
loque organisé autour d’une réflexion sur
théories et pratiques, l’un des participants -
sociologue lui-même - décrivait ainsi sa
conception de l’intervention sociologique:
«faire l’artiste sur le terrain sans ne rien pro-
duire ni en connaissance, ni en action»).
Dans une opposition infidèle à une tra-
dition sociologique, pas toujours clémente
vis-à-vis de l’intervention et/ou de la cli-
nique, nous suggérons, non en toute cir-
constance bien sûr - ce qui reviendrait à sub-
stituer un dogmatisme à un autre - mais à
chaque fois que nécessaire, une position
épistémologique et une posture méthodolo-
gique qui trouvent, partiellement au moins,
leurs fondements dans la sociologie des
sciences de B. Latour et M. Callon (16) ou
dans la théorie de la complexité d’E. Morin.
La science, une production aléatoire
et «bricolée»
Partant de la question commune à toute
l’épistémologie: «quelles sont les conditions
d’émergence et de réalisation de la
science?», M. Callon et B. Latour refusent
les réponses traditionnelles des épistémo-
logues. Ainsi rejettent-ils simultanément:
l’idée d’une homologie structurale entre
science et société ainsi que toutes les
explications déterministes visant à mobi-
liser les facteurs externes à la science
pour expliquer les conditions et les
formes d’ émergence de celle-ci. Ce n’est
pas la Florence du XVIesiècle qui produit
Galilée et plus généralement ce ne sont
pas les conditions matérielles d’existence
qui produisent la (con)science.
le principe bachelardien(17) selon lequel la
science se produit à partir du respect de
ses lois internes. En effet, il ne suffit pas,
selon eux, d’un rationalisme appliqué à
construire l’objectivité en tenant à l’écart
les prénotions, le sens commun, à grands
renforts de coupures et de ruptures avec
le vulgaire et la science passée, pour que
surgisse la validité scientifique.
Pour M. Callon et B.Latour la science,
mais aussi toute forme d’innovation, est le
produit de controverses qui se développent
tout autant dans le champ scientifique que
dans celui de la technique ou du socio-poli-
tique. Le fait scientifique n’est ni le produit
déterminé du corps social ni la résultante de
précautions internes à l’esprit scientifique.
Plus précisément, là où les épistémologues
tentent de comprendre ce qu’est la science
constituée, M. Callon et B. Latour s’em-
ploient à reconstituer les processus par les-
quels la science se construit. Du voyage
qu’ils suggèrent dans les coulisses des faits
scientifiques apparaît un processus dont
l’originalité réside dans le caractère hétéro-
clite des objets et des sujets qu’il rassemble.
Pour illustrer le propos, le plus simple est
encore de prendre appui sur l’exemple, désor-
mais classique(18), de la controverse à propos
de la théorie de la génération spontanée.
Au milieu du XIXesiècle, F. Pouchet,
chercheur naturaliste à Rouen, membre cor-
respondant de l’Académie des Sciences,
sexagénaire reconnu par ses pairs et dispo-
sant d’une légitimité scientifique incontes-
tée, soutient la thèse selon laquelle la vie
peut naître de la décomposition de la
matière. Cette théorie de la «génération
spontanée» repose sur des expériences, des
observations, dont le caractère méthodolo-
gique semble irréprochable à la majeure
partie des scientifiques du moment.
L. Pasteur, qui n’est encore qu’un jeune
chercheur (il a trente sept ans lorsque la
controverse éclate) aux lettres de noblesse
scientifique encore insuffisamment presti-
gieuses, émet des réserves sur la pertinence
de la thèse de Pouchet. Selon lui, la généra-
tion spontanée pourrait ne résulter que du
développement de micro-organismes dont
la présence n’aurait pu être éliminée des
ballons d’expérimentations utilisés par son
aîné pour analyser le produit de la fermen-
tation d’infusions de foin. Selon le futur
inventeur du vaccin anti rabique, ces
germes atmosphériques, ces micro-orga-
nismes, seraient à l’origine de ce que
Pouchet appelle, par erreur, la génération
spontanée. Comment et pourquoi les intui-
tions de l’un vont-elles pouvoir l’emporter
sur les expérimentations de l’autre? L’ana-
lyse, d’une part, des controverses opposant
les deux hommes et , d’autre part, de leur
contexte fournit la clef du mystère.
L’analyse de la situation permet d’entre-
voir quelques uns des atouts dont dispose
Pasteur dans cette dispute scientifique. La
thèse de Pouchet est de type matérialiste et
les implicites qu’elle véhicule ont de
lourdes incidences: si la vie peut surgir du
processus de la génération spontanée, alors
l’idée d’une création divine originelle se
trouve contestée.
Le matérialisme de Pouchet fait rejaillir
le débat, qui avait pris corps dans le champ
scientifique, sur la scène religieuse et poli-
tique. En effet, pour l’Église, la vie ne pou-
vant se concevoir en dehors de la création
originelle, la thèse de Pouchet a des accents
blasphématoires, hérétiques. De même,
pour le pouvoir politique (Napoléon III
vient d’accéder au trône avec le coup d’État
du 2 décembre 1851), non encore affranchi
de l’institution religieuse, toute forme
d’hérésie devient une menace plus ou moins
directe pour sa propre assise.
124Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
traiter les faits sociaux comme des choses»(4).
Ainsi, tout se passe comme si le fait social
devait être arraché aux «manifestations indi-
viduelles»(5) par lesquelles il prend formes et
vie pour être compris. C’est en rompant avec
les prénotions qui vivent dans «le système des
signes», dont chacun se sert pour exprimer sa
pensée(6) , que le sociologue va accéder au
sens des phénomènes qui échappent à la rai-
son commune. Les règles de la méthode exi-
gent que le social s’explique par le social
donc, que toute autre dimension explicative
soit abandonnée et notamment celle relative
au psychologique. Selon Durkheim, le
recours au psychologique n’a guère de sens
dès lors qu’il n’est qu’une des formes de la
«conscience individuelle»(7); pour cette rai-
son, l’analyse sociologique ne doit pas
s’encombrer d’indicateurs comme celui de la
douleur (de la souffrance pourrait-on dire en
termes psychologiques) dont Durkheim se
plaît à souligner qu’elle n’est en rien le signe
distinctif de la maladie(8). C’est à ce prix
méthodologique que s’échafaude une pro-
duction sociologique de nature scientifique.
En d’autres termes, toute approche qui ne par-
viendrait pas à garantir un rapport d’extério-
rité entre le sociologue et son objet serait
condamnée à n’être que «sens commun» ou
«connaissance vulgaire». Ici, Bachelard
prend, avec brio, le relais de l’auteur du
Suicide.
Pour le père de La formation de l’esprit
scientifique, si les sciences sociales ne peu-
vent être comparables aux mathématiques -
dont «l’histoire ... est une merveille de régu-
larité»(9)ne connaissant pas de périodes
d’erreurs-, elles doivent néanmoins demeurer
un champ d’exercice du rationalisme appli-
qué, seul vecteur véritable de la connaissance,
de l’objectivité scientifique. Ce rationalisme,
même s’il est dit «rectifié» (c’est à dire ne
pouvant plus se comprendre comme un
«rationalisme fermé»), doit s’exercer dans le
contournement-dépassement des obstacles
épistémologiques que sont: l’«expérience
première», les «images familières», le «prag-
matisme», le «substantialisme»... Derrière la
dénonciation de ces obstacles épistémolo-
giques on voit se profiler une volonté de rup-
ture non seulement avec l’empirie mais aussi,
de fait, avec le vivant, l’existence, les sujets
(pour ne pas dire acteurs). Ainsi la distancia-
tion d’avec le réel devient une condition
d’émergence de la science; la vigilance épis-
témologique doit conduire le chercheur à une
surveillance serrée de tous les risques de déra-
pages en direction de la subjectivité qu’elle
soit inscrite dans l’objet étudié, dans les outils
et techniques utilisés, dans la conscience de
l’observateur.
Les pères fondateurs ayant largement
ouvert la voie, leurs héritiers purent s’y
engouffrer avec le souci de reproduire de pro-
longer mais aussi d’enrichir une position
épistémologique et des règles de méthode,
synonymes de scientificité. P.Bourdieu est
une de ces figures emblématiques qui, dans
la lignée des «anciens» dont il vient d’être
question, disent ce qu’est le prix à payer pour
accéder -en toute dignité scientifique- au
métier de sociologue. Le fait conquis
(construit et constaté) contre l’illusion du
savoir immédiat exige de tenir en lisière toute
forme «de familiarité avec l’univers
social»(10). Cette familiarité contient tous les
pièges que le sociologue doit éviter: préno-
tions, préjugés, connaissance vulgaire. Le
langage lui-même étant porteur d’une philo-
sophie pétrifiée dans les mots, le sociologue
est invité par l’auteur de la distinction à se
souvenir de la recommandation
d’E.Durkheim «...le moment est venu pour
la sociologie...de prendre le caractère ésoté-
rique qui convient à toute science» (11).
Bien sûr, l’inventaire de ces quelques
conseils pourrait être assorti de citations
montrant combien cette sociologie et épisté-
mologie traditionnelles se sont aussi reven-
diquées d’une forme «d’entre-deux» devant
permettre à la fois d’éviter la dérive de
l’empirie et celle du rigorisme méthodolo-
gique. Ainsi P. Bourdieu, se revendiquant
d’A. Comte, fustige-t-il aussi bien «les pro-
phètes qui fulminent contre l’impureté origi-
nelle de l’empirie» et «les grands prêtres de
la méthode qui garderaient volontiers tous les
chercheurs, leur vie durant, sur les bancs du
catéchisme méthodologique»(12). Toutefois,
quel que soit l’effort d’exégèse auquel on
s’astreint, on ne peut que constater ce que P.
Bourdieu, lui-même, dans une forme d’auto-
critique qui ne dit pas son nom, avançait au
cours d’un colloque organisé sur le thème de
la pauvreté: «Il m’a fallu beaucoup de temps
pour comprendre que le refus de l’existence
était un piège...Que la sociologie s’est consti-
tuée contre le singulier, le personnel, l’exis-
tentiel»(13). Ce propos, qui pourrait être
étendu à bien d’autres sociologues que
P.Bourdieu, illustre en quoi une certaine tra-
dition sociologique s’est progressivement
engagée dans une quête d’objectivité et de
scientificité, démontrant à la fois une capa-
cité à produire des modèles à fort rendement
explicatif et une incapacité à retrouver, sous
la science, le vivant dont celle-ci est censée
rendre compte. Ainsi, les sciences sociales
d’une part, à force de vivre comme une véri-
table malédiction le fait que leur objet parle, le
sociologue d’autre part, ne pouvant faire quant
à lui que son objet se taise, se sont éloignés de
lui - pour s’en protéger - au point de ne plus
l’entendre beaucoup. Le dispositif institution-
nel qui s’est mis en place pour légitimer la
sociologie a contribué à renforcer cette réduc-
tion au silence des sujets-objets.
Science, vraisemblance
et clinique
L’une des conséquences pratiques de ce
voyage sur Sirius que la tradition sociolo-
gique et son expression institutionnelle ont
proposé au sociologue a conduit, notam-
ment, à une absence de légitimité des socio-
logies dont la particularité consistaient à se
construire dans la confrontation au terrain.
En effet, ce type d’approches, que l’on nom-
mera ici indistinctement sociologie d’inter-
vention (à ne pas confondre nécessairement
127Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
jectivité construite depuis Sirius s’en trou-
vant menacée, il convient de s’en méfier(23).
La contemporanéité du chercheur et du
sujet, dont on ne veut retenir que l’aspect per-
turbateur de la relation qu’ils entretiennent,
n’est pas étrangère à la méfiance qui atteint
la sociologie clinique. «Le sociologue se vou-
lait savant en refusant le corps à corps
concret, c’est-à-dire la dialectique entre le su-
jet chercheur et le sujet objet étudié»(24). Le
même auteur ajoute plus loin: «Tant que les
méthodes de simulation n’ont pas développé
des possibilités de substituts analogiques à la
méthode expérimentale, les sciences humai-
nes sont prisonnières de cette dialectique qui
signifie très précisément, du point de vue mé-
thodologique, que la science est un art et que
l’art est une science, que le sociologue est
comme le clinicien pour qui l’art et la scien-
ce se confondent dans l’opération du diagnos-
tic». Il s’agit de réintroduire le sujet expul-
sé par la sociologie classique comme résidu
honteux et irrationnel de l’activité scientifi-
que «car lorsque nous traitons un problème
sociologique, nous ne traitons pas un pro-
blème d’objets, nous traitons un problème
de «sujets», nous sommes des sujets qui
avons à faire à d’autres sujets» .
Cela suppose que soit acceptée une pro-
ximité avec l’acteur lui-même et de compo-
ser avec ses passions, sentiments, émotions,
représentations, histoire particulière. Cela
suppose également que les acteurs possè-
dent un savoir et une expérience de la vie
sociale dont le chercheur doit profiter. De
là ce rapport d’homme à homme qui ne peut
éluder le caractère intersubjectif de ce qui
est à la fois objet et sujet et qui demande au
chercheur à être double puisque sujet et ob-
jet ne font qu’un. Double aussi parce que le
sociologue, amené à quitter sa position
d’observateur détaché et extérieur au champ
pour pénétrer l’intériorité des acteurs, se
retrouve en sympathie/empathie avec leur
vécu, sans abandonner l’effort analytique.
Cette façon de faire de la sociologie (et de
la vivre) semble devenir relativement in-
contournable chez un certain nombre d’au-
teurs qui maintiennent la priorité des études
de cas ou qui pratiquent l’intervention socio-
logique tels M. Crozier ou encore F. Dubet.
Quelques figures marquantes
Le mot clinique trouve chez eux un écho
favorable quand bien même ils restent en-
core prudents dans son utilisation en l’ha-
billant parfois de guillemets. Pour autant, ils
conviennent aisément que la démarche per-
met d’accéder à une réflexion et une pensée
non aseptisées. Pour ces auteurs, il s’agit
d’abord et avant tout de pratiques de recher-
ches, permettant des investigations sur les
rapports établis entre le sens défini par les
acteurs et celui que les sociologues peuvent
reconstruire.
Ainsi, s’inscrivant dans une perspective
d’analyse stratégique, pour comprendre
comment et pourquoi les acteurs au sein
d’une organisation poursuivent telle straté-
gie plutôt que telle autre et pour saisir la si-
gnification de ces stratégies, M. Crozier
convient que le chercheur ne peut trouver
ces réponses «que dans l’analyse clinique
et, pour tout dire, nécessairement contin-
gente de la réalité des relations qui, dans le
champ spécifique considéré, se nouent en-
tre les acteurs concernés pour remonter de
là aux jeux qu’ils jouent les uns avec les au-
tres et aux modes de régulations qui carac-
térisent ce système d’action particulier»(25).
Cette démarche part de l’expérience vé-
cue des acteurs et demande au sociologue
d’entrer de plain-pied dans le champ étudié
en plongeant dans leur «intériorité».
Dans un domaine différent, le projet
d’une sociologie de l’expérience sociale, tel
que le décrit F. Dubet, s’apparente égale-
ment à celui d’une sociologie «clinique»,
«abordant du point de vue sociologique les
problèmes et les conduites qui sont généra-
lement réservés à la perspective psycholo-
gique ou à la peinture impressionniste des
émotions et des sentiments»(26). Cette socio-
logie repose sur l’idée que l’explication per-
met de mieux comprendre et que l’effort
pour permettre à chacun (chercheur et ac-
teurs) de mieux se comprendre passe par un
travail sur la subjectivité des acteurs qui
vont s’approprier le raisonnement sociolo-
gique qui leur est proposé au terme d’un
«débat», à condition que l’analyse leur ap-
paraisse «vraisemblable». Et de souligner
«qu’on ne pourra pas se résoudre toujours à
séparer totalement la psychologie abstraite
des sociologues de la psychologie clinique
des psychologues, qui ne va d’ailleurs pas
sans sociologie latente. Le détour d’une
analyse de l’expérience par la sociologie ne
peut se passer d’un équivalent ou d’un pro-
longement dans la psychologie particulière
des individus»(27).
Mais il ne faut pas s’y tromper. Cette so-
ciologie, appelée «clinique» du bout des lè-
vres, n’est qu’un moment dans la démarche,
le recours au vécu apparaissant comme pas-
sage obligé pour arriver à la connaissance
sociologique. Il reste toujours dans la socio-
logie - croziérienne ou autre - ce souci de se
ménager une position de recul pour «sauve-
garder» l’autonomie du chercheur. Les en-
seignements issus de son immersion dans la
subjectivité de l’acteur sont utilisés en fonc-
tion des objectifs et interrogations préala-
blement posés. Le chercheur n’a finalement
jamais quitté sa position d’observateur ex-
térieur. F. Dubet pousse certes beaucoup
plus loin son investigation dans une socio-
logie de la subjectivité, mais ne manque pas
de revendiquer un raisonnement proche de
celui de la sociologie classique, «car il en
accepte la question - comment concilier
l’autonomie de l’acteur et le caractère «dé-
terminé de l’action»? - et refuse l’idée d’une
séparation radicale de l’acteur et du sys-
tème, comme s’il s’agissait de deux ordres
de réalité différente»(28).
Il ne s’agit jamais que d’un détour par la
subjectivité de l’acteur sans reconnaître à la
sociologie clinique la capacité propre à pro-
duire du savoir sociologique. Tout se passe
126Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
Le contexte de la controverse scienti-
fique opposant Pouchet et Pasteur n’est donc
guère favorable aux thèses du premier alors
que les intuitions du second (qui s’était, par
ailleurs, très vite déclaré être un fervent par-
tisan de Napoléon III), même peu argumen-
tées, ont d’emblée de solides appuis. Ainsi,
lorsque se met en place entre 1860 et 1864,
sous l’égide de l’Académie des Sciences,
une commission scientifique, dont la mis-
sion est de trancher entre Pasteur et Pouchet,
les forces socio-politiques dominantes du
moment se mobilisent pour que le verdict de
cette commission soit favorable à Pasteur.
Personne n’a encore vu les microbes qui
infectent les ballons d’expérimentation de
Pouchet, mais nombreux sont ceux qui ont
intérêt à ce qu’ils existent. Les armes utili-
sés dans ce duel Pasteur-Pouchet seront
scientifiques (Cf. sur la description détaillée
des expériences conduites par chacune des
deux parties le numéro 4 des Cahiers de
Science et Vie, Août 1991, consacrés à cette
question), mais aussi politiques, religieuses,
polémiques... La victoire de Pasteur sur
Pouchet, au moment où elle survient, n’a pas
été obtenue sur le strict terrain de la science.
De l’analyse partielle de cette controverse
émerge l’idée que la découverte scientifique,
comme toute forme d’innovation ou de chan-
gement n’est pas liée à la qualité intrinsèque
des faits érigés en vérité; elle dépend aussi,
pour partie au moins, du contexte dans lequel
elle prend corps. Le changement devient
alors pour le chercheur ou le praticien le
résultat d’un lent processus qui peut se com-
prendre comme l’élaboration d’une série
d’alliances entre les acteurs et les objets par-
tie prenante de la controverse(19).
Pasteur peut poursuivre dans la voie de
ses intuitions, c’est-à-dire à contre courant
d’une frange entière de la communauté
scientifique, à la condition de pouvoir béné-
ficier de soutiens faisant contrepoids à la
coalition qui soutient Pouchet. Ces micro-
organismes , dont il pressent l’existence et
qui sont à l’origine de ce que Pouchet croit
être la génération spontanée, deviennent,
malgré eux, un enjeu socio-politique. Si
Pasteur dit vrai, alors les matérialistes ne
peuvent se saisir de la thèse de Pouchet pour
contester l’explication divine de la création
du monde. Les thèses religieuses renforcées,
ou tout du moins non démenties, c’est un des
piliers du pouvoir qui se trouve conforté. De
proche en proche, on en vient à penser que
ces microbes à l’existence hypothétique sont
à classer parmi les plus fidèles soutiens du
régime de Napoléon III. Les microbes
consolident le trône de l’empereur.
Le lecteur sera sans doute surpris de
l’emphase à laquelle peut aboutir le raisonne-
ment: Pasteur-Napoléon-les microbes, même
combat. Le triptyque est (d)étonnant; il
résulte dans le vocabulaire des auteurs, d’une
chaîne de traduction où sont mis bout-à-bout
des acteurs (Pouchet, Pasteur, Napoléon III),
des situations (le contexte politique et les fon-
dements de l’État), des objets (des expéri-
mentations scientifiques) et pour finir la vie
microbienne. Cet assemblage hétéroclite
prend pour nom, dans la sociologie de M.
Callon et B.Latour, «chaîne de traductions».
Dans une telle perspective, le processus
de fabrication de la science est aléatoire et
n’a qu’un lointain rapport avec le strict ratio-
nalisme appliqué. Si, en appui de ce raison-
nement - des plus infidèles à la tradition
épistémologique -, on considère que l’his-
toire de la science est l’histoire de la mise en
place de réseaux hétéroclites «bricolés» à
grand peine entre acteurs du champ scienti-
fique mais aussi social, politique, technique,
alors il n’y a plus aucune raison pour que ne
soit pas accordée à la sociologie clinique
qui, à sa façon, est aussi un assemblage hété-
roclite, une dignité scientifique comparable
à d’autres formes de sociologie.
Pour une sociologie clinique
«Alors qu’on demande aux chercheurs
d’être objectifs, ce qui est juste, je deman-
dais à mes chercheurs de conjuguer leur re-
cherche d’objectivité avec le plein emploi
de leur subjectivité, c’est-à-dire leur intérêt,
leur curiosité, leur sympathie pour les gens.
Il fallait avoir la tête froide mais le coeur
chaud, c’est-à-dire participer à la vie du
pays»(20).
Ces exigences développées par E. Morin
dans «La démarche multidimensionnelle en
Sociologie» à propos de son étude sur le
«terrain» à Plozévet (Finistère) menée dans
les années 60 (21), ne sont pas très éloignées
de la posture clinique qui réintroduit dans
l’analyse et les objectivations, le terrain, le
singulier, le personnel, le vécu (le sien pro-
pre et celui de ceux aux côtés desquels on
intervient). Examinons quelques uns des
principes de cette sociologie et quelques
unes de ses figures marquantes
La posture clinique
De quoi s’agit-il? Comme on l’a déjà
développé, (ex)pliquer tout en s’(im)pli-
quant, être avec, tout en réfléchissant sur,
objectiver tout en réintroduisant le sujet, se
poser contre afin d’être, mieux encore,
pour(22), tel est le projet d’une sociologie cli-
nique. Une telle démarche suscite méfiance
(déguisée en condescendance ou inverse-
ment) parmi les «puristes» à l’égard de ce
qui apparaît comme un véritable cheval de
Troie. En effet, la clinique c’est être, étymo-
logiquement, au «pied du lit» (Kline), au
«chevet» de celui pour qui, et avec qui on
cherche à comprendre et à agir. De ce fait,
la posture clinique est attentive, dans l’ana-
lyse au sujet, à sa souffrance, et sa subjec-
tivité. Diable! Comment objectiver, si le su-
jet n’a pas été extirpé de l’objet. Le
sociologue, mis en garde de longue date sur
l’importance des «règles de la méthode»,
connaît son métier. Sous forme de boutade
on pourrait dire qu’il est rompu dans la tech-
nique d’«anesthésie» du sujet par «chosifi-
cation» de l’objet. Alors, la sociologie cli-
nique serait encore de la subjectivité qu’on
tente d’introduire «en contrebande»; l’ob-
129Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
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Notes
1. DURKHEIM, Émile: La science sociale et
l’action Paris, PUF 1970 p. 120
2. ARON, Raymond : Les étapes de la pensée
sociologique : Paris, Gallimard, 1967 p. 84
3. COMTE, Auguste : Cours de Philosophie
Positive : Paris, Schleicher Frères éditeurs, 1907-
1908 (5° édition) T.VI p. 358
4. DURKHEIM, Émile: Les règles de la méthode
sociologique : Paris, PUF, 1937 (22° éd.
1986) p. 15
5. idem p. 45
6. bid p. 4
7. ibid p. 109
8. ibid p. 50
9. BACHELARD, Gaston: La formation de
l’esprit scientifique : Paris, Vrin, 1938 (12° ed
1983) p. 22
10. BOURDIEU, Pierre et al. : le métier de socio-
logue : Paris-La Haye, Mouton Bordas, 1968 (4°
éd. 1983) p. 28
11. DURKHEIM, Émile op. cit. p. 106
12. BOURDIEU, Pierre et al. op. cit. p . 12
13. BOURDIEU, Pierre 1991 cité GAULEJAC,
Vincent (de) et ROY, Shirley : Sociologies cli-
niques: Paris, Epi 1993, p 314
14. TOURAINE, Alain: La voix et le regard : Paris,
Seuil, 1978
15. Sur la question des formes que peuvent revêtir
les différentes figures de l’intervention (avec,
sur, pour et contre son client) voir DUBOST,
Jean: typologie et pratiques d’intervention in
Revue de l’Education permanente vol. 113,
1993
16. CALLON, Michel et LATOUR, Bruno (sous la
dir.): la Science telle qu’elle se fait : Paris, la
Découverte, 1991
17. BACHELARD, Gaston op. cit.
18. CALLON, Michel: la science et ses réseaux -
genèse et circulation des faits scientifiques :
Paris, la Découverte, 1991
19. Etudiant les réseaux électriques, la vidéo, la
physique... M.Callon, B. Latour et leurs colla-
borateurs du C.S.I ont multiplié les exemples
attestant de cette thèse.
20. MORIN, Edgar: Sociologie : Paris, Fayard,
1984 pp. 169-179
21. MORIN, Edgar: Commune en France - la méta-
morphose de Plozevet : Paris, Fayard, 1971
(réed LGF 1984)
22. DUBOST, Jean: art. cit.
23. Comme le soulignent GAULEJAC, Vincent
(de) et ROY, Shirley : op. cit. , l’Association
Internationale de Sociologie a consenti, au
début des années 90, à reconnaître ce carrefour
(pour ne pas parler d’école) d’expériences que
constitue la posture clinique en sociologie.
24. MORIN, Edgar Sociologie op. cit. p. 12
25. CROZIER, Michel et FRIEDBERG, Ehrard
L’acteur et le système Paris, Seuil, 1977 p. 257
26. DUBET, François : Sociologie de l’expérience :
Paris, Seuil, 1994 p. 257
27. idem p. 258
28. ibid. p.253
29. voir, notamment, DESMAREZ, Pierre : La
sociologie aux États-Unis Paris, A. Colin 1986
30. TOURAINE, Alain op. cit.
31. SAINSAULIEU, Renaud : L’Entreprise, une
affaire de société : Paris, Presses de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques, 1992
p. 191
32. Cité par NISBET, Robert A. La tradition socio-
logique Paris, PUF, 1984 pour la traduction
française
33. COMTE-SPONVILLE, André : Petit traité des
grandes vertus : Paris, PUF, 1995 p.
128Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
comme si on faisait des révérences au «ter-
rain humain», comme le dirait Edgar Morin,
pressentant le potentiel d’une telle sociolo-
gie qu’on se contente d’approcher sur la
pointe des pieds par crainte, peut-être, de
perdre le souvenir des racines incarnées par
les pères fondateurs.
Quelles que soient les réticences, la so-
ciologie clinique doit maintenir son projet.
Oeuvrer en sociologue et dans une perspec-
tive clinique revient à accepter la logique de
l’intervention sociologique et par voie de
conséquence à s’interroger sur la méthodo-
logie d’intervention du sociologue. L’inter-
vention sociologique n’est certes pas récen-
te(29)(Desmarez 1986), la sociologie de
l’intervention (pas nécessairement sociolo-
gique) a déjà été maintes fois esquissée
(Hess, 1981). Mais une sociologie de l’in-
tervention sociologique qui contribuerait à
l’élaboration d’une méthodologie de l’inter-
vention et à une théorie sociologique sur la
question reste un chantier ouvert. Les tra-
vaux d’Eugène Enriquez, de Max Pages, de
Didier Anzieu, qui ont déjà inspiré le dispo-
sitif actionnaliste d’Alain Touraine(30), de de
Gaulejac constitueraient un bloc dont le té-
lescopage avec les raisonnements stratégi-
ques, conventionnalistes ou bien encore
l’école de la sociologie de l’innovation
pourrait être productif.
Le statut hybride du sociologue
Avec la sociologie de l’intervention se
pose également la question de la redéfini-
tion de la place du chercheur. L’entreprise,
l’organisation deviennent à la fois objets et
partenaires pour la recherche, notamment
dans une période de modernisation rapide et
dans un contexte de crise et d’interrogation
sur l’avenir comme celui que nous connais-
sons aujourd’hui. Ainsi, chercheurs et en-
treprises sont de plus en plus étroitement
associés, passant des recherches sur l’entre-
prise à des recherches dans et pour l’entre-
prise.
Cette présence tierce, provenant de l’ex-
térieur - qu’elle soit issue de centres de re-
cherches, des universités ou de cabinets pri-
vés - pour accompagner une dynamique
d’innovation, pour mettre en place des struc-
tures d’organisation nouvelles, pour mener
une conduite sociale du changement.... est
de plus en plus sollicitée .Les anciens débats
bipolaires (négociations patronat-syndicats
ou d’autres oppositions classiques, hiérar-
chiques-exécutants, opérationnels-fonction-
nels) apparaissant inopérants, la médiation
d’un tiers introduit la possibilité de jeux so-
ciaux différents. Sa présence active permet
d’engager «une dynamique d’objectivation,
de distanciation et de simulation de formules
alternatives et le consensus entre partenaires
du changement qui en résulte peut ainsi ne
plus être vu comme le compromis répétitif
des forces en place»(31).
Ce faisant, le sociologue pratiquant l’in-
tervention sociologique accumule par ses
expériences de terrain un ensemble de
connaissances et de savoir-faire pouvant
produire à terme une véritable méthodolo-
gie du développement institutionnel et de
l’entreprise et plus généralement un savoir
sociologique, aux enjeux sociétaux.
Pratiquer l’intervention sociologique en
même temps que de travailler à une socio-
logie de l’intervention, c’est accepter non
seulement le terrain, mais aussi le fait d’être
commandité, d’avoir une dépendance fi-
nancière, de se confronter à des acteurs qui
adressent des demandes, ont des attentes.
Participer à l’analyse d’un système c’est
être (se mettre) avec les acteurs de ce systè-
me - que ce soit en alliance, en compromis
ou en opposition, c’est donc «se compro-
mettre». Positionné en consultant, perçu en
expert, oeuvrant en chercheur, éventuelle-
ment universitaire, le sociologue pratiquant
l’intervention ne peut pas se réfugier derriè-
re la pureté de son statut, celle-ci est ficti-
ve. L’hybridation est incontournable, elle
doit donc être gérée; il y a là un objet de re-
cherche supplémentaire.
Conclusion
L’infidélité à l’égard d’une tradition po-
sitiviste qui n’accorde guère de crédit à la
posture clinique en sociologie est ici claire-
ment revendiquée. La sociologie clinique
ne parvient pas à se «couler dans les mou-
les»(32) légués par les fondateurs de la disci-
pline mais ses tenants se souviennent de la
belle formule de R. Nisbet dans son épilo-
gue à la Tradition Sociologique: «Tôt ou
tard, il se produit une révolte, un abandon
des «chrysalides» du concept et de la mé-
thode». La sociologie clinique est encore
obstruée par les couches de la convention
qui la considère comme l’enfant un peu
bohème, un peu têtu, d’une discipline forte-
ment institutionnalisée, elle est contrainte
d’emprunter les chemins de traverse; ainsi
mûrit-elle, pour partie, à l’extérieur de la
«citadelle» dont parlait Keynes en visant les
partisans de la théorie économique stan-
dard.
Cette infidélité n’est toutefois pas sans
rappeler la position qui était celle de la
sociologie des origines à l’égard des
«humanités» classiques; elle heurtait les
idées arrêtées de son époque, revendiquant
tout à la fois sa part de vérité et sa pertinence
par rapport au réel. Là où le philosophe
prône la «Fidélité au vrai d’abord, puis au
souvenir de la vérité (à la vérité gardée)» 33,
nous suggérons simplement aux socio-
logues de se souvenir qu’avec la seule fidé-
lité au «vrai» et à la «vérité» il n’y aurait pas
de sociologie.
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