El Andalus Il y a eu 1300 ans en 2011 que les troupes arabes ont envahi la péninsule ibérique, fondant al andalus, une province qui va devenir un brillant foyer de l’islam surtout au 10ème siècle. L’origine du nom est assez obscure, peut-être en raison de ses anciens occupants les vandales dont le pays était nommé vandalucia transformé en Andalusia. Le terme andalous sera synonyme d’arabe au départ, puis prendra le sens « d’arabe lettré et citadin » qu’il garde encore aujourd’hui au Maroc. Attention la « musique andalouse » vu par les arabes contemporains n’a rien à voir avec les musiques espagnoles, elle comporte les mêmes assonances pour nos sens que les musiques dites « arabes ». Au départ, les conquérants sont des berbères dirigés par Moussa Ibn Noucaïr et Taricq Ibn Zyiad (le Ibn étant l’équivalant du ben arabe), leur conquête a lieu de 711 à 715. En 740, une armée arabe envoyée par Damas par les ommeyades, pour réprimer la dissidence berbère, se trouve mise en difficulté, et est contrainte de traverser le Détroit et de se réfugier à El Andalus. Les Abbassides éliminent les Ommeyades à Damas, et le jeune prince omeyyade Abdel Rahman, seul survivant de la famille, vient, lui aussi se réfugier en Andalus et se fait proclamer Emir de Cordoue. La dynastie omeyyade d’El andalus, ainsi constituée, doit faire face à la révolte « muwallad », des indigènes ibériques convertis à l’islam qui se dressent contre les « arabes ». C’est Abdel Rahman III qui rétablit la situation et proclame le fait que les arabes sont les seuls dépositaires authentiques de la religion musulmane, reçue du prophète, leur parent direct, mettant en cause l’orthodoxie des Abbassides qui ne sont que des descendants d’Abbas, oncle du prophète. Puisqu’ils sont privés du Califat d’Orient par les persans (non arabes), et qu’ils ont vaincu des non arabes dans la péninsule ibérique, ils estiment avoir le droit d’être Calife et proclament le Califat de Cordoue. Le monde islamique a, désormais, trois califats : Cordoue, Bagdad et Mahidiya pour les chiites fatimides (les fatimides se réclament de Fatima épouse du Prophète et les chiites sont ceux qui veulent la stricte application du Coran). Le Califat omeyyade de Cordoue va rivaliser avec le Califat Abbasside de Bagdad : - la grande mosquée de Cordoue est un chef d’œuvre de beauté et de finesse - Cordoue possède la plus grande bibliothèque du monde islamique - C’est le foyer culturel le plus brillant du monde islamique. Cordoue est une ville de 150 à 200 000 habitants, donc la plus peuplée d’Europe, la deuxième du monde islamique après Bagdad, elle contient les fonctions administratives, religieuses et urbaines. Sa mosquée, avec son mihrab (niche qui indique la direction de la Mecque) orné de mosaïques à fond d’or et d’azur venues de Constantinople, prétend supplanter celle de la capitale abbasside. Les arabes de Cordoue commettent la même erreur que ceux de Bagdad : ils confient leur défense à des esclaves soldats d’origine européenne (appelés à tort les slaves) et à des mercenaires berbères ainsi qu’à des mercenaires européens. Al Mansour (ce qui signifie en arabe Le victorieux)(978-1002) bat les provinces de Léon, Castille, Navarre, Catalogne et les transforme en protectorats. Mais son fils est renversé, en 1009, par des éléments disparates de l’armée qui vont provoquer une longue guerre civile (1010-1030) qui débouchera sur la création d’une vingtaine de principautés : les Taïfas (de l’arabe Tawa’if : faction). Les métropoles de chacune de ces principautés vont alors connaître un essor extraordinaire : Valence, Tolède, Saragosse et surtout Séville. Elles vont hériter de la dispersion de la grande bibliothèque de Cordoue. Mais l’hétérogénéité politique de ces taïfas débouche sur une faiblesse militaire qui permet au roi de Léon, Alphonse VI(1072-1109), d’amorcer la Reconquête en prenant Tolède en 1085. Ayant besoin d’un allié puissant, les princes des taïfas se mettent d’accord pour faire appel aux Almoravides ; ce sont des berbères islamisés qui sont en train de créer un état au nord du Maghreb dont la capitale est Marrakech. Les Almoravides, victorieux à Zallaqa(1086), remplacent, très vite, les princes des taïfas et font de El Andalus, la province d’un empire Almoravide (1090-1147) puis Almohade (1147-1169) dont la capitale est dans l’espace marocain en construction : Marrakech. Une symbiose culturelle hispano-maghrébine va s’installer, un exemple caractéristique sera le grand philosophe Averroès (1126-1198), né à Cordoue dans une famille de juristes protégée par les califes almohades, il partagera ses activités entre Cordoue et Marrakech. Mais le monde chrétien poursuit sa volonté de reconquête en conservant Tolède et en s’emparant de Saragosse en 1118, puis en gagnant peu à peu la vallée de l’Ebre. Les Almohades réagissent et Yacoub el Mansour bat les armées chrétiennes à Alarcos en 1195. Les rois ibériques s’allient sous la houlette d’Alphonse VII (castillan) et remportent la victoire décisive de Las Navas de Tolosa en 1212. Les Almohades ont des problèmes internes au Maghreb avec les mérinides et ne peuvent assurer la défense des territoires ibériques : 47 des provinces musulmanes sont récupérées par les chrétiens. En 1250, le Portugal, libéré, a déjà ses frontières contemporaines. Il ne reste que le royaume de Grenade accroché à ses pitons montagneux, qui fait face a des royaumes ibériques, peu empressés d’en découdre, trop occupés à bâtir les structures d’un Etat ibérique moderne. De plus, des renforts arrivent du royaume marocain, maintenant aux mains des mérinides. Ces renforts sont souvent des clans éliminés du pouvoir qui viennent chercher fortune en Ibérie, provocant un nouvel espoir musulman conforté par leur victoire dans la « vega » de Grenade sur les castillans. Un équilibre s’installe entre 1431 et 1473, car, d’un côté, les mérinides ont des difficultés internes et, de l’autre, le royaume de Castille est aux prises avec des dissensions internes. L’union d’Isabelle de Castille avec Ferdinand d’Aragon va permettre la reprise de la Reconquête qui s’achèvera par la prise de Grenade en 1492. Quelle fut la cohabitation chrétiens/musulmans ? Il reste des minorités chrétiennes dans Al Andalus sous le nom de « mozarabe », ils se mêlent à la population musulmane et parlent l’arabe ; Lors de la conquête, les chrétiens sont placés sous le statut de la « dhimma » (protection sous couvert d’un impôt spécial que doit payer tout non musulman). Ils conservent leurs biens, leurs institutions, leurs droits propres (lois wisigothiques) et leur religion. Le pouvoir islamique est plus soucieux de prélèvements fiscaux que de conversion, car le lourd impôt sur les non musulmans rapporte gros. Mais, insidieusement, l’islam progresse à partir d’Abdel Rahman 1er . Il contrôle toutes les sphères de la hiérarchie chrétienne, un symbole fort est la construction de la grande mosquée de Cordoue qui recouvre le sanctuaire chrétien de Saint Vincent. Les élites chrétiennes, opportunistes, soucieuses de préserver leur place dans la société vont se convertir à l’islam. Ces changements vont permettre le métissage hispano-musulman par le biais de mariages entre notables musulmans et filles de l’aristocratie chrétienne locale. Les enfants sont automatiquement musulmans même si leur mère est chrétienne et les éduque dans la foi chrétienne. L’église s’en trouve donc considérablement affaiblie et le monde chrétien en Ibérie se réduit à quelques îlots de résistants. Ceci les rend plus réfractaires, intransigeants, combatifs face aux autorités ecclésiastiques plus conciliantes avec l’islam. La hiérarchie catholique répand, même, l’idée que les chrétiens exécutés par la justice islamique entre 850 et 856 (appelés les martyres de Cordoue) n’ont pas été victime de persécutions, mais se sont volontairement précipités vers la mort en défiant les dogmes de l’islam. En réalité les tenants de la thèse des martyres de Cordoue ne tentent pas un appel à la révolte fanatique mais essayent de combattre l’attrait qu’exerce l’islam sur un grand nombre de chrétiens. Les ibères ont découvert la langue arabe et une culture en plein épanouissement et sont fortement attirés par les nouveautés. Les jeunes chrétiens abandonnent le latin, langue sacrée de l’église pour la dialectique et la poésie arabe. On en arrive même à traduire de nombreux textes latins en arabe, notamment les psaumes et, peu à peu les lettrés envisagent d’utiliser l’arabe dans un modèle arabo-chrétien qui permettrait à l’église de conserver ses fidèles qui deviennent adaptes d’une langue nouvelle. Cette culture mozarabe veut concilier latinité avec arabité au moment où l’arabe devient un moyen de communication courant. Ceci crée donc l’impression d’une tolérance réciproque, mais les autorités dominantes y sont contraintes car elles ne peuvent assimiler ou expulser les minorités pour cause de besoin de main-d’œuvre et de rentrées financières par l’impôt sur les non-musulmans. Les traces que l’on peut conserver de cette littérature arabochrétienne sont essentiellement des traductions bibliques (évangiles en arabe et droit canonique, car de nombreux saints sont reconnus par l’islam). Certaines traductions ont été commanditées par des califes notamment Al HakamII. Cordoue sera le siège d’ambassades où les chrétiens arabisés sont utilisés comme traducteurs. On va aussi trouver des médecins célèbres qui vont répandre les techniques médicales et médicinales. Les mozarabes vont introduire en occident la numération indoarabe. Mais les mozarabes vont souffrir, à partir du 12ème siècle de la nouvelle notion de jihad (guerre sainte de l’islam), qui tente de reconstruire une unité centrée sur l’islam en détruisant les églises et les structures chrétiennes. En réaction, les chrétiens vont s’unir autour d’Alphonse 1er d’Aragon mais vont échouer en 1125/1126, perdant ainsi leurs biens et envoyés en exil. Le christianisme arabisé s’éteint peu à peu, les terres reconquises sur les musulmans doivent être repeuplées et des émigrants mozarabes vont aller s’installer dans les nouveaux territoires et vont peu à peu s’assimiler à la population locale. La coexistence interconfessionnelle a vécu. Qu’en est-il des juifs andalous ? Les juifs sont arrivés dans la péninsule ibérique des les premiers siècles de l’ère chrétienne. Leur premier avatar connu a lieu avec les wisigoths qui les obligent à se convertir et les persécutent avant de les réduire en esclavage. Quand le monde musulman éclate en 3 pôles (voir précédemment), une vague d’immigration juive arrive en Espagne. Ce sont les séfarades car dans la langue hébraïque séfarad désigne la péninsule ibérique et par la suite la communauté juive de la péninsule ou issue de celle-ci portera ce nom. Ils se considèrent comme les descendants des « nobles familles »de Jérusalem envoyées en Espagne au lendemain de la destruction des temples de Jérusalem soit en 588 avant J.C. soit en 70 après J.C. Les juifs sont intégrés par les musulmans et leurs communautés se développent. Beaucoup de juifs sont liés aux cours princières car ils ne bénéficient d’aucun statut sauf celui de dhimmi (protégé payant l’impôt des non musulmans) et ainsi, ils peuvent être écartés à n’importe quel moment. Une culture hébraïque s’épanouit surtout pendant la période des taïfas, car chaque souverain local essaye d’attirer les savants et les poètes. Le 1er ministre du roi de Grenade, au 11ème siècle sera un maître de la pensée hébraïque et un savant talmudique. La connaissance de la langue et de l’écriture arabe est un atout pour les juifs, mais les flambées de violence n’épargnent pas la communauté juive car elle a réussi une intégration sans dissolution dans la masse et donc sont toujours « différentes », mais on peut considérer que de 960 à 1140 elles vivent un véritable « âge d’or ». Les almohades vont mettre fin à cette cohabitation. Il vont se livrer à des massacres contre tous leurs opposants, y compris les dhimmis. Ils vont les obliger à se convertir à l’islam en les menaçant de mort ou d’expulsion. Il y aura beaucoup de conversion de façade (on les appellera les marranes terme espagnol désignant les cochons), ceci fournira un alibi pour une discrimination visant tous ceux qui sont soupçonnés de continuer à pratiquer en secret leur ancienne religion ; on leur enlève les enfants pour les éduquer dans l’islam. Ils doivent porter un signe distinctif (déjà) : bonnet, habit de couleur sombre. Dès l’effondrement des almohades, la communauté juive réapparaît et la reconquête chrétienne relance leurs espoirs. Mais il sera de courte durée car ils vont faire partie des minorités persécutées. En 1391, les juifs seront convertis de force et en masse après avoir essuyé les pogroms. En 1478-1481, l’Inquisition espagnole va poursuivre les convertis de la 3ème et 4ème génération car ils sont soupçonnés de continuer à pratiquer leur ancienne religion. En 1492, les Rois Catholiques, tolérants jusque là, se rallient à l’Inquisition de Torquemada et rédige l’édit d’expulsion : les juifs doivent avoir quitté l’Espagne avant le mois d’août 1492 sous peine de mort. Ils seront plus de 200 000 à s’exiler. En 1525/1526, il n’y a plus, officiellement de non chrétien en Espagne. Mais l’Inquisition va aussi s’intéresser aux morisques (musulmans convertis au christianisme), cela concerne 250 000 à 300 000 personnes (4 à 5% de la population de la Castille et de l’Aragon). Ils vont avoir à choisir, comme les juifs, la conversion ou le départ. Les juifs partiront, les morisques resteront jusqu’en 1609, date à laquelle le souverain espagnol Philippe III, les expulse vers le Maghreb au grand dam des cours européennes : l’Espagne, très chrétienne, livre aux mahométans des dizaines de milliers de baptisés. La défense de l’Espagne réside dans sa maxime : 1 seul peuple, 1 seul souverain, 1 seule religion, donc il n’y a plus que des chrétiens en Espagne. Cette Espagne, indolente, incapable, dégénérée intellectuellement, bigote et fanatique, ne supporte pas des coutumes différentes des siennes (vêtement, bains, langue). Des provinces entières vont s’en trouver ruinées car vidées d’éléments pacifiques, intelligents et laborieux, profondément attachés à leur terre mais qui avaient le tort de ne pas participer à la morale et à la morgue aristocratique de la « limpieza de sangre ». L’argument développé par les tenants de l’expulsion est que les morisques sont enracinés dans un islam antichrétien, ils blasphèment et commettent des sacrilèges. Toutefois, l’inquisition semble s’attacher à éradiquer des coutumes qui, pourtant, ne semblent pas relever de la foi, alors que c’est l’unique fonction d’un tribunal religieux. Donc le crime est de ne pas paraître chrétien, curieux, car les chrétiens d’orient sont bien plus proches des coutumes musulmanes que les morisques. Il y a eu, certes, un refus morisque devant la volonté espagnole d’abolir l’identité culturelle islamique, ils rejettent les signes christianisants. Face à l’intégrisme de l’église devant des gestes coutumiers comme le port de l’habit, la langue arabe, les danses et la musique andalouse, les mariages bruyants, le bain, le henné, c’est une escalade de rejets réciproques. Le fait le plus grave qui explique la position espagnole, c’est les incursions de corsaires barbaresques d’Alger ou de Salé qui tuent les hommes, enlèvent les femmes avec la complicité de morisques. Dans le massif de l’Alpujarra, en 1568, éclate une révolte de morisques qui tuent des minorités chrétiennes (qui sont souvent elles même des morisques, mais sincèrement convertis). Les « courses » (pirateries) d’Alger ou de Salé viennent en aide aux insurgés, car ceux-ci les fournissaient en personnes enlevées et en armes. Les soldats espagnols dépêchés sur place ne font pas de différence et exercent une répression aveugle, surtout les recrues locales qui haïssent les morisques. Nous sommes dans une configuration d’un affrontement avec des quasi-miliciens plutôt que des soldats, les hommes en armes locaux outrepassant les ordres des chefs. C’est pratiquement une campagne d’extermination et de déportation. L’idée anti-morisque fera son chemin pendant 40 ans, et la volonté du peuple se traduira par l’expulsion des morisques par bateaux entiers vers le Maghreb, le pouvoir affaibli ne veut plus courir le risque d’avoir à maîtriser un ennemi intérieur que le peuple honnit et que la hiérarchie religieuse condamne. L’Espagne est vidée d’une partie de son élite intellectuelle : Ibn Khaldoun, issu de Séville finira ses jours à Tunis, Ibn Arabi, né à Murcie, grand philosophe, meurt à Damas. Les morisques les plus pauvres vont régénérer la côte occidentale du Maroc ou la Tunisie. Certains vont s’intégrer dans la « Course » salétine ou la piraterie algéroise, apportant leur connaissance du sud de l’Espagne. Ils vont s’assimiler aux populations urbaines du Maghreb et resteront sous le nom de Maures. Ils provoquent l’essor des métropoles maghrébines. L’Espagne s’est vidée de sa substance humaine au profit des voisins du sud. Elle mise maintenant sur les liens avec le nouveau monde, mais va commettre d’autres lourdes erreurs de stratégie qui vont compromettre son avenir. Michel MARTY