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MAJA SMREKAR // K9_topology : ECCE CANIS | 1
Bandits-Mages 2014 / Maja Smrekar – Ecce Canis / preparation performance @ Jacana Wild
Life Studios from Ewen Chardronnet
Installation « Ecce Canis », résidence et performance « I Hunt Nature and Culture Hunts
Me » de Maja Smrekar (Si), commissariat Ewen Chardronnet, artiste soutenue par la
Galerija Kapelica, pour lesRencontres Bandits-Mages 2014.
Je crois que le noyau physiologique du paradigme réside dans la connexion entre le sens de
l’odorat et les prédispositions du transport de la sérotonine qui résultent en un feedback
d’accumulation d’hormone dans l’interaction entre les deux espèces.
Pendant des milliers d’années, les humains ont connu une baisse de la perception de l’odeur
allant de paire avec le développement de la culture, qui prédisposait les compétences
comportementales vers la communication verbale / sonore et visuelle. Néanmoins, nous
avons toujours tendance à croire que si nous sommes « attirés » par d’autres personnes
c’est parce que cela serait fondé sur la « chimie » de l’odorat, l’odorat qui est resté un
impératif de la perception du chien. Ces premiers animaux domestiqués sont encore
principalement obligés de sentir et ainsi ne perçoivent pas le monde à partir du concept de
causalité (comme les humains).
C’est pourquoi je pose la question : comment est-il possible que nous ayons pu faire évoluer
une telle synergie émotionnelle et ainsi nous aligner autour d’un besoin commun ? »
Installation Ecce Canis :
Maja Smrekar présente une corne d’abondance spécialement conçue, fourrée de peaux de
loups et contenant un masque à oxygène interactif qui, en plus de l’oxygène, fournit une
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odeur de sérotonine, odeur à l’état gazeux d’elle et de son chien – comme l’essence de leur
relation – et l’offre à respirer aux visiteurs.
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Contexte scientifique : co-évolution de la biologie et de la culture
Résumé de la problématique scientifique :
Plusieurs gènes chez les chiens et les humains ont évolué en
parallèle, une adaptation à des environnements similaires. Le
gène qui a par conséquent – comme un processus de
domestication – muté presque parallèlement – est celui qui code
pour le transport de la sérotonine. Les polymorphismes de ce
gène sont l’un des principaux mécanismes moléculaires qui fait
que les deux espèces sont capables de tolérer la présence l’une
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de l’autre. Depuis que la scission entre les loups et les chiens
s’est produite il y a environ 32000 ans, il semble que les humains
et les chiens se sont eux-mêmes apprivoisés ensemble pour des
milliers d’années !
Résumé de la problématique en science humaine :
Depuis l’aube de l’humanité la plupart du monde vivant a été en
quelque sorte un objet culturel reflétant les souhaits, les besoins
et les craintes de la société humaine. Mon concept veut offrir une
vision post-anthropocentrique en dépassant les concepts
dualistes qui interprètent les sciences de la vie (et de la nature)
selon des motifs idéalistes ou selon « la peur de l’inconnu ».
bio-fascination et bio-phobie :
K-9_topology: ECCE CANIS établit un projet d’installation sur la co-évolution des gènes et
de la culture, sur la psychologie de l’évolution, l’écologie comportementale, l’évolution
génétique populationnelle et donc culturelle, et cela à travers le paradigme loup-chienhumain. Les questions principales soulevées par le projet sont relatives à l’évolution, la
domestication et la civilisation : la culture et les schémas du mouvement humain sur la
planète, dont on trace les racines dans les données fournies par l’analyse d’ADN anciens et
la recherche contemporaine sur le polymorphisme. Je m’intéresse également au paradigme
de l’opposition bio-fascination contre bio-phobie : les humains sont biologiquement
prédisposés à exprimer des réactions biophobiques adaptées contre certaines situations et
stimulations naturelles qui signifiaient un risque par le passé ; ainsi il existe là un loup tel
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que la science le décrit, mais également un loup qui est un produit de l’esprit/imagination
humaine, une construction conditionnée socialement et culturellement, parfois nommée
« loup symbolique ». À l’opposé les chiens sont des « machines à aimer », comme l’écrivain
Michel Houellebecq les appellent dans son livre La Possibilité d’une île, même si le roman
articule une vision restrictive et confuse de l’amour, servant le propos du roman, et où
l’amour entre un homme et une femme se retrouve assimilé à l’amour pour un animal de
compagnie. De ce point de vue, le chien pourrait être considéré comme une espèce invasive
pour le loup. Dès le début de la culture, les êtres humains ont développé des stratégies de
plus en plus élaborées dans le processus de domestication des plantes et des animaux, et
depuis maintenant 35 ans, la biotechnologie peut transformer l’ADN d’organismes. C’est
pourquoi la plupart du monde contemporain vivant est dans un certain sens un artefact
culturel qui reflète les souhaits, les besoins et les craintes de la société humaine.
Performance réalisée le 8 novembre 2014 au Nadir, Friche L’Antre-Peaux en partenariat
avec Jacana Wild Life Studios :
Maja Smrekar – I Hunt Nature and Culture Hunts Me – Rencontres Bandits-Mages 2014
from Ewen Chardronnet
Performance, note conceptuelle :
« La partie performative du projet consiste à provoquer la réflexion sur l’interaction avec les
chiens dans notre société, sur notre attitude sur la science et l’art, sur l’interaction de
l’homme avec les chiens, leurs origines, et les conséquences de l’évolution parallèle basée
sur les mêmes pressions de sélection dans un environnement commun.
Dans les années 70, Joseph Beuys (particulièrement dans sa performance I Love America
and America Loves Me) traitait, parmi d’autres choses, de la croyance que les animaux
conservaient un instinct naturel que les humains ont perdu. Oleg Kulik durant les années 90
exécutait ses performances dans un cadre « zoocentrisme versus anthropocentrisme » au
travers duquel il commentait les relations entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est et
les représentations de la Russie contemporaine dans la constitution d’une nouvelle Europe,
comme un « autre » bâtard, démuni, non-sophistiqué qui est charmant tant qu’il reste
passif, soumis, exclu et ne mord pas en retour.
La critique explicite de Kulik de l’anthropocentrisme semble être une extension
posthumaniste radicale de ses craintes à propos de l’Eurocentrisme et un développement
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logique de son point de vue critique sur les angles morts et les limitations de la démocratie.
Ses énoncées contiennent des échos d’une « écologie profonde » dans leur critique
utilitariste du sujet humain. Il existe de nombreuses autres formes de connaissance en
dehors du centre, si seulement au moins quelqu’un pouvait créer une nouvelle « culture
unie de la noosphère », une culture zoocentrique inclusive des sens et de la perception
corporelle.
Au début du 3ème millénaire Le Manifeste des Espèces de Compagnie de Donna Haraway
soutient le concept de Kulik en se basant sur l’implosion de la nature et de la culture dans la
vie commune des hommes et des chiens, qui sont liés par « l’altérité signifiante ». Dans
toute leur complexité historique Donna Haraway nous dit que les chiens ont de l’importance
; il ne s’agit pas d’en faire des substituts à la théorie, ils ne sont pas là pour nous aider à
penser. Ils ne sont pas non plus un alibi pour d’autres thèmes, les chiens sont des présences
matérielles-sémiotiques de chaire dans le corps de la technoscience. Ils sont là pour que
nous vivions avec. Ils sont des partenaires dans le crime de l’évolution humaine. Dans le
livre suivant, When Species Meet, elle examine plus avant les interactions entre les humains
et de multiples créatures, particulièrement celles que l’on dit domestiques. Des animaux
domestiques conçus génétiquement aux animaux de laboratoire et aux chiens thérapeutes,
elle explore habilement les aspects biologiques, culturels et philosophiques des rencontres
animal-homme.
Je voudrais explorer le paradigme de l’évolution parallèle entre les deux espèces – en
particulier les dimensions éthiques du fait qu’elles se sont apprivoisé ensemble depuis des
millénaires. Le point de vue intéressant dans ce cadre est l’économie des dynamiques
émotionnelles de cette relation inter-espèces d’une part, et de se pencher sur l’éthique du
cadre légal, d’autre part.
La Déclaration des droits qui protège les aspects humains indispensable à leur humanité :
ne pas être torturé, respecter les biens d’autrui, la liberté de croyance, et ainsi de suite. La
nature animale ( ou le « telos » selon Aristote) est plus claire et plus facile à identifier que la
nature humaine – le « porcin » du porc, le « canin » du chien. Être avec les autres de son
espèce et avoir la liberté de fourrage est aussi important pour certains animaux que la
parole ou la religion peuvent l’être pour l’homme. Il semble donc évident que si la société
tient à assurer que les animaux utilisés par les humains vivent une vie décente : cela
réclame des protections juridiques pour tous les aspects clés de la nature des animaux. »
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Biographie de Maja Smrekar :
Maja Smrekar est née en 1978 en Slovénie. Elle est diplômée en sculpture de l’Académie
des Beaux-Arts de Ljubljana et termine actuellement un Master dans le département
Nouveaux Médias. Ses intérêts se portent sur la phénoménologie de la perception. Elle a
d’abord abordé la question en collaboration dans des projets audio-visuels interactifs mais
se focalisent essentiellement aujourd’hui sur des projets dans le champ intermédia. Elle
travaille avec la galerie Kapelica depuis six ans et l’Institut Aksioma depuis quatre ans. Avec
leur soutien elle a réalisé des projets étudiant les phénomènes fréquenciels questionnant
notamment le biofeedback et la présence télématique en relation avec le corps, la vie privée
et la perception (inter)subjective de l’espace.
Ces dernières années elle développé des projets dans le champ intermédia/bioart en se
focalisant sur les organismes vivants. Elle a reçu le premier prix du Cynetart festival au
European Centre for Arts Hellerau (Dresde/Allemagne) en 2012 et une mention honoraire
au festival Ars Electronica en 2013 (Linz/Autriche).
« Mon travail d’artiste s’intéresse aux intersections entre les sciences naturelles et les
sciences humaines, au paradigme de la phénoménologie et à la notion même de vie. Mes
projets se placent dans le contexte de la recherche sur les modifications des mécanismes de
la sélection naturelle causées par la mondialisation et établissant de nouvelles relations au
sein des écosystèmes et des transformations comportementales et génétiques de différentes
espèces et organismes. Par ces projets, mon objectif est la réflexion éthique sur la structure
existentielle humaine, quand on sait que dans le futur chaque individu n’existera pas
seulement comme « civil » mais également comme « chercheur », et de soulever un
ensemble de sujets multidisciplinaires qui sont autant de points de départ pour la réalisation
de nombreuses réalités possibles, et cela en regard de l’impératif transhumain que semble
dicter l’avenir proche. Un tel point de départ artistique offre un cadre qui dépasse celui
habituel de l’exploration de la biotechnologie et de la nature elle-même par les sciences
humaines, car il souligne l’influence de la peur de l’inconnu et propose d’explorer les modes
de coexistence de différents phénomènes du vivant. »
« Mon travail implique souvent une fiction narrative et une appropriation des stratégies de
design marketing au travers d’une approche de suridentification. Emprunté à Lacan mais
appliqué à la politique et à l’art, et non à la psychanalyse, Slavoj Zizek définit le concept de
suridentification comme de “prendre le système plus au sérieux qu’il ne se prend lui-même”.
La suridentification semble appartenir au spectre de la parodie, de la satire, du sarcasme,
de l’ironie et du pastiche, mais contrairement à ces autres mécanismes de distanciation, elle
obscurcit délibérément les lignes claires entre deux systèmes de connaissances. La
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suridentification trouve les paradoxes logiques au sein du système plutôt que d’y imposer
une logique externe ou éthique pour révéler ses défauts. Aujourd’hui nos sociétés se
définissent par leur tolérance suprême de l’esprit de résistance et leur acceptation de la
contradiction, mais aussi par leurs manières de privilégier la surface et d’absorber la
critique. Dès lors pointer les paradoxes internes et les répressions est alors un moyen
efficace d’opposition qui va au-delà de l’ironie. Nous pourrions citer le NSK (Neue
Slowenische Kunst) et Laibach en Slovénie ou The Yes Men aux USA comme artistes ayant
usé de stratégies de suridentification pour pointer les paradoxes problématiques des
démocraties à tendances oligarchiques. J’explorerai ces questions de la narration et de la
suridentification dans la suite de ce projet. »
http://majasmrekar.org/
Note contextuelle (commissaire : Ewen Chardronnet)
Homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme
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Deux hommes sauvages portant des blasons sur les panneaux latéraux
d’un portrait réalisé par Albrecht Dürer en 1499, Alte Pinakothek, Munich
L’homme sauvage est une figure mythologique qui apparaît dans la littérature et les œuvres
d’art de l’Europe médiévale. Pilosus (« couvert de poils ») et souvent armé d’un gourdin, il
constitue un lien entre l’humanité civilisée et les esprits elfiques de la nature sauvage.
Comme l’indique son nom, la caractéristique principale de l’homme sauvage est sa
sauvagerie : il représente l’antithèse de la civilisation. Les « régions sauvages » habitées par
l’homme ou la femme sauvage n’impliquent pas nécessairement une région totalement
vierge de présence humaine, mais plutôt une zone floue aux confins de la civilisation,
peuplée de chasseurs, de criminels, d’ermites, de bergers, et de tous ceux qui se trouvent en
marge de l’activité humaine.
Dans son livre, « Le Léviathan » ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d’une
république ecclésiastique et civile publié en 1651, Thomas Hobbes discute la thèse d’un
contrat social et de règles venant d’un souverain. Influencé par la première révolution
anglaise, Hobbes développa l’idée selon laquelle, les sociétés à l’« état de nature » sont en
situation de chaos ou de guerre civile, selon la formule bellum omnium contra omnes
(« guerre de tous contre tous » en latin), ce qui ne peut être évité que par un solide
gouvernement central. Ainsi, il dénia tout droit de rébellion envers le souverain. Hobbes a
écrit le Léviathan immédiatement après la guerre civile en Angleterre et a défendu une
conception de l’Etat absolu dans lequel les individus abandonnent tous les droits individuels
en renonçant à leur liberté. Selon Hobbes, la tâche du tout-puissant Léviathan est de
combattre le monstre « Béhémoth » qui représente la révolution sociale.
Thomas Hobbes nous dit que dans ses pires moments, « Homo homini lupus », « l’homme
est un loup pour l’homme », à tel point qu’il lui arrive de se dévorer lui-même. La figure du
loup, depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours, évoque la fascination de l’homme
pour sa face sombre, pour sa cruauté naturelle qui peut revenir lorsqu’il se libère des
contraintes que la civilisation lui impose. Ainsi le roi Lycaon d’Arcadie est transformé en
loup par Zeus qui le châtie pour lui avoir servi de la viande humaine.
Un loup-garou, dont une partie répond aux lois et l’autre à l’instinct animal, ressemble à
l’individu qui est banni et doit s’exiler, caput lupinum, homme sauvage, « outlawed » en
anglais, au hors-la-loi errant dans la nature sauvage. Alors qu’un loup peut-être exclu d’une
communauté humaine une fois pour toutes, un loup-garou pose un grave problème à la
communauté qui l’a banni. L’exil ne le libère pas, au contraire, le fait qu’il soit banni ne fait
que renforcer son caractère dangereux aux yeux des membres de la communauté.
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Loup-garou, gravure de Lucas Cranach du XVIème siècle
Bibliographie :
# Thomas Hobbes, Le Léviathan, Folio essais, 2000
# Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes : La philosophie à l’épreuve de l’animalité,
Point essais, 2013
# Giorgio Agamben, L’Ouvert, De l’homme et de l’animal, Rivages poche, 2006
# Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 2008
# Saïd Chebili, Figures de l’animalité dans l’oeuvre de Michel Foucault, L’Harmattan, 1999
# Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, éditions de l’éclat, 2010
# Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes : La réinvention de la nature,
Actes Sud, 2009
# Donna Haraway, When species meet. University of Minnesota Press, 2008.
# Patrik Llored, Jacques Derrida : Politique et éthique de l’animalité, Sils Maria, 2013
# Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, Bayard, 2007
# Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Christian Bourgeois, 2013
# Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer, Les animaux aussi ont des droits,
Seuil, 2013
# Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale : Apologies des bêtes, puf,
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2011
# Jean-Luc Guichet, Animal et animalité, puf, 2011
# Jean-Luc Guichet, Usages politiques de l’animalité, L’Harmattan, 2008
#Jean-Luc Guichet, De l’animal-machine à l’âme des machines : Querelles biomécaniques de
l’âme (XVIIe-XXIe siècle), Publications de la Sorbonne, 2010
# Claude Levi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013
Retrouvez cet article sur « Semaphore », le site personnel d’Ewenn Chardronnet.
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