CRITIQUE
THéÂTRE NATIONAL DE LA COLLINE
D’APRèS / SPECTACLE DE JEAN-FRANÇOIS PEYRET
RE : WALDEN
Créé lors du 67e Festival d’Avignon,
lez-Avignon, le dernier spectacle
de Jean-François Peyret est
aujourd’hui présenté au Théâtre de
la Colline. Un bijou de poésie et de
technologie, inspiré de Walden ou
la vie dans les bois de Henry David
Thoreau.
Voilà déjà plusieurs années que Jean-Fran-
çois Peyret a initié un processus de recherche
artistique lié à un livre qui l’habite depuis des
décennies : Walden ou la vie dans les bois du
poète et philosophe américain Henry David
Thoreau (1817-1862). Une résidence à l’Ex-
perimental Media and Performing Arts Cen-
ter (EMPAC) aux États-Unis en 2009, une
esquisse de spectacle en juin 2011 au Théâ-
tre Paris-Villette, une performance sonore
en 2012, une exposition-installation en
février et mars 2013. Ce travail au long cours
a contribué à élaborer la version définitive
de Re : Walden, spectacle d’une acuité pas-
sionnante qu’interprètent Jos Houben, Clara
Chabalier, Victor Lenoble et Lyn Thibault (aux
côtés, en alternance, des pianistes Alexan-
dros Markeas et Alvise Sinivia). Le résultat est
magistral. Prenant la forme d’un patchwork
littéraire et technologique, cette proposition
nous entraîne dans une déambulation ima-
ginaire nourrie par des extraits de Walden,
des compositions pianistiques (d’Alexan-
dros Markeas), des vidéos (de Pierre Nouvel),
des jaillissements sonores et visuels… Il y a
beaucoup de sensibilité, beaucoup de déli-
catesse, dans cette création à la croisée des
arts humains et numériques. Beaucoup d’hu-
mour aussi, et de l’intelligence.
UN BRILLANT PROCESSUS DE RESSASSEMENT
ET D’ÉCLATEMENT
Écrit par Henry David Thoreau après une expé-
rience de vie solitaire de plus de deux ans au
bord d’un étang du Massachusetts (l’écrivain
construisit lui-même la cabane en bois dans
laquelle il vécut), Walden se compose d’une
succession de considérations et d’observa-
tions sur le rapport de l’homme à la nature,
au monde, à l’existence. Sur le petit plateau
du Théâtre de la Colline, ces considérations
donnent lieu à un brillant processus de res-
sassement et d’éclatement, à des mouvements
de paroles qui se complètent et s’entrelacent.
Jamais très loin de la dérision, faisant preuve
d’une inventivité de chaque instant, Re : Wal-
den joue des approximations, des décalages,
pour explorer les champs de la mémoire et
de la réalité. Ainsi, un piano peut s’émanciper
de son interprète, des forêts de mots peuvent
pousser et se déployer sur un écran, des ava-
tars peuvent mettre en perspective la voix et
le corps des comédiens. Au plus près d’une
rangée d’ordinateurs alignés en bord de scène,
l’humain fait ici face à l’intelligence artificielle.
Dans une recherche commune qui écarte toute
idée d’opposition, ils explorent, ensemble, les
traces et les ressources de l’art poétique.
Manuel Piolat Soleymat
Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun,
75020 Paris. Petit Théâtre. Du 16 janvier au
15 février 2014. Du mercredi au samedi à 21h,
le mardi à 19h, le dimanche à 16h. Durée : 1h40.
Tél. 01 44 62 52 52. www.colline.fr
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Re : Walden,
de Jean-François Peyret.
© D. R.
© Elisabeth Carcchio
© Jean-Louis Fernandez
CRITIQUE
THéÂTRE GéRARD-PHILIPE – CDN DE SAINT-DENIS
DE / CONCEPTION
LA PENSÉE
Deuxième volet d’une trilogie
consacrée à l’enfermement,
La Pensée creuse le rapport
entre claustration physique et
claustration mentale. Seul sur
scène, Olivier Werner nous plonge
dans les méandres de la folie.
Le docteur Anton Ignatievitch Kerjentsev est-il
fou ? Doit-il être jugé responsable du meur-
tre de l’un de ses plus proches amis ? C’est
la question que pose La Pensée, nouvelle de
l’auteur russe Leonid Andreïev (1871-1919) au
sein de laquelle l’accusé se livre, lui-même,
à un examen méticuleux visant à éclairer les
experts chargés de se prononcer sur sa santé
mentale. Composée de huit feuillets, cette
confession-critique revient sur les événements
ayant abouti à la mort d’Alexeï Constantino-
vitch Savelov. Elle nous permet par ailleurs
d’appréhender la personnalité complexe et
contradictoire du médecin. « Cliniquement,
Kerjentsev a tous les symptômes d’un être
atteint d’une forme de schizophrénie, explique
le comédien Olivier Werner, qui signe la traduc-
tion, la conception et l’interprétation de cette
belle création. Une pathologie qui, chez lui, se
traduit par le conflit de deux forces contraires :
une immense acuité d’analyse et une incapacité
chronique à pouvoir unifier sa conscience. »
UN ESPRIT TIRAILLÉ PAR SES CONTRADICTIONS
Après After the End de Dennis Kelly et avant
La Coquille de Moustafa Khalifé, le fondateur
de la compagnie Forage présente ainsi, au
Théâtre Gérard-Philipe, le deuxième opus
d’une trilogie consacrée à l’enfermement.
D’une grande austérité, centrée sur les mots
de Leonid Andreïev et sur le jeu du comédien
(dirigé par Urszula Mikos), cette version scé-
nique de La Pensée nous ouvre les portes
d’un esprit tiraillé par ses contradictions.
Happés par la parole du docteur Kerjentsev,
comme enfermés avec lui dans une cellule
aveugle éclairée aux néons (la scénographie
est de Jan Crouzet, les lumières sont de Kevin
Briard), la représentation nous fait déambuler
dans les plis et les replis de sa conscience,
dans les spirales de ses diagnostics, de ses
paradoxes… La question de la manipula-
tion, ainsi que celle de la démence, restent
ouvertes jusqu’à la fin de cette passionnante
introspection. Quel impact la parole peut-elle
avoir sur le psychisme d’un individu ? Dans
quelle mesure l’accusé se laisse-t-il enfer-
mer à l’intérieur de sa propre pensée ? Olivier
Werner investit le champ de ces question-
nements à travers une proposition dense et
âpre. Une proposition au plus proche de la
profondeur que révèlent les errances de son
personnage.
Manuel Piolat Soleymat
Théâtre Gérard-Philipe-Centre dramatique
national de Saint-Denis, 59 bd. Jules-Guesde,
93200 Saint Denis. Du 27 janvier au 15 février
2014. Les lundis, jeudis et vendredis à 20h30,
les samedis à 18h30, les dimanches à 16h30.
Relâches les mardis et mercredis. Durée de la
représentation : 1h45. Spectacle vu à La Fabrique
MC11 à Montreuil. Tél. 01 48 13 70 00 et
www.theatregerardphilipe.com
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Olivier Werner interprète La Pensée de Leonid
Andreïev.
CRITIQUE
THéÂTRE DU ROND-POINT
DE ET PAR / MES RICHARD BRUNEL
rapports filiaux. Dirigée par Richard Brunel, elle l’interprète avec une
humanité poignante et un exceptionnel et éblouissant talent.
On peut d’emblée tout révéler du caractère
autobiographique du texte de Vanessa Van
Durme, et ainsi inciter le voyeur à scruter ce
qu’il reste du corps de l’homme dans celui de
la femme transsexuelle, pour gloser à l’infini
sur la douleur narcissique de celle que sa mère
ne reconnaît pas, non seulement à cause de
la maladie, mais surtout parce qu’elle a tou-
Vanessa Van Durme,
onnagata magnifique.
gèrent que le corps n’est qu’un tombeau, celui
où gît déjà l’esprit malade de la mère, celui
dont a ressuscité la femme opérée.
La gangue physique ainsi exposée est aussitôt
reléguée au rang des accessoires. Le dialogue
est ici entre deux âmes : celle de la fille qui a
eu le courage de s’émanciper du sexe mâle où
la nature l’avait fourvoyée, celle de la mère, qui
n’a jamais su se délivrer des préjugés odieux
qui l’ont empêchée d’aimer son enfant. La fille
a affirmé son identité ; la mère, décatie par la
maladie d’Alzheimer, est en train de perdre la
sienne. La cruauté gît dans cette irrémédia-
ble incompréhension : rien ne pouvait se dire
du temps de la lucidité obscurantiste, rien
ne peut plus s’entendre dans le trou noir de
l’oubli. Pourtant, comme à tâtons, c’est dans
cette obscurité que l’amour trouve son chemin,
et c’est en la découvrant comme une étrangère
que la mère offre à l’enfant la reconnaissance
qui lui a tant manqué. Cela, Vanessa Van Durme
l’interprète avec une délicatesse, une émotion,
une vérité absolument bouleversantes. La mise
en scène de Richard Brunel, sobre et précise,
offre les conditions d’une écoute absolue. Cha-
que inflexion, chaque geste, chaque posture
sont travaillés comme les plus belles compo-
sitions du Nô. A l’instar des grands onnagata,
Vanessa Van Durme passe d’un rôle à l’autre,
de la vieillarde sénile à sa fille, avec une flui-
dité hallucinante et une élégance à couper le
souffle. Seule importe la théâtralité, plus que
le corps ; seul importe le sens, plus que l’en-
veloppe ; seul importe l’art, plus encore que la
vie. « Je suis actrice, mère », dit la fille. Telle est
Vanessa Van Durme : une magnifique, impres-
sionnante, prodigieuse actrice.
Catherine Robert
Théâtre du Rond-Point, 2bis av. Franklin-D.-
Roosevelt, 75008 Paris. Du 9 janvier au 8 février
2014. Du mardi au samedi à 21h ; le dimanche à
15h30. Tél. 01 44 95 98 21. Texte publié aux
éditions des Solitaires Intempestifs. Durée : 1h15.
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jours refusé de voir qui elle était vraiment. Un
tel point de vue réduit l’artiste à l’individu et
l’œuvre à l’histoire de sa créatrice et interprète,
insulte l’immense talent de la comédienne et
oblitère son extraordinaire capacité à trans-
cender son vécu par le caractère universel d’un
récit, que chacun peut faire sien. D’autant que
la prothèse, sous laquelle Vanessa Van Durme
cache son corps, et le costume, dans lequel
elle joue à la fois la mère et la fille, révèlent et
dissimulent en même temps : seins, ventre et
fessier déformés par la ptose assassine sug-