
Le capitalisme entre prédation et illusion : Thorstein Veblen 
Jérôme MAUCOURANT, Maître de conférences, Université Jean Monnet de Saint-Etienne (France) 
 
La première grande dépression du XXIe siècle pose de redoutables défis au savoir économique : sauf très rares 
exceptions,  les  économistes  ont  été  fort  surpris  par  la  profondeur  de  l’effondrement  et  par  l’incapacité  des 
marchés à régler d’eux-mêmes la question de la dette. Dans ces conditions, ne serait-il pas utile de faire retour 
sur  des  problématiques  occultées  mais  qui  peuvent  avoir  une  puissante  force  de  suggestion ?  Le  travail  de 
Veblen, penseur d’un capitalisme en voie de financiarisation, témoin attentif des crises bancaires de son temps 
et de la naissance d’une banque centrale moderne appartient à ce type de problématique. Veblen est aussi connu 
comme l’auteur d’une conception « évolutionniste » de l’économie, véritable défi lancé à la théorie néoclassique 
en  voie  d’édification.  C’est  en  repensant  à  nouveaux  frais  ce  défi  qui  implique  une  autre  conception  de 
l’économie monétaire que l’on peut tirer quelques enseignements sur la dynamique du capitalisme contemporain 
et le prix à payer pour sa perpétuation. Bien au delà de la question économiques, le travail de Veblen contribue à 
éclairer certaines questions sociales décisives. 
Pour bien comprendre la perspective de Veblen, il convient ici de rappeler que celui-ci opère une rupture vis-à-
vis du fondement des grandes théories économiques qui se sont succédé depuis deux siècles : la valeur, que ce 
fût sur le  mode objectiviste de la « valeur-travail » ou sur le mode subjectiviste de la « valeur-utilité ». Les 
concepts  de  monnaie,  capital  et  finance  étaient  dérivés de  travaux  fort  différents  mais  qui s’inscrivaient tous 
jusqu’à aujourd’hui dans le paradigme de la valeur. Or, Veblen considère que la possibilité d’une connaissance 
rationnelle  de  l’économie  réside  essentiellement  dans  la  reconnaissance  du  caractère  « institutionnel »  de 
l’économie. Ceci signifie que les habitudes et représentations collectives contribuant à organiser les processus 
de production, répartition et de consommation des richesses sociales. Mais, ces institutions s’insèrent dans un 
univers soumis à  une évolution permanente, ce qui a des conséquences théoriques. Le capitalisme, en effet, 
puise sa dynamique de plus en plus dans des ressorts sociaux (connaissance collective et système technique). La 
« richesse »  capitaliste  résulte  de  façon  croissante  de  procédés  de  captation  de  l’intelligence  et  de  l’activité 
sociale.  La  survie  de  la  propriété  privée  aurait  été  rendue  possible  par  de  nouvelles  logiques  rentières 
particulières au capitalisme d’il y a un siècle. 
Dans  ce  nouveau  régime  économique,  dont  les  présentes  techniques  d’information  et  de  communication 
actualisent encore les virtualités, la monnaie, selon les propres termes de Veblen, devient « la réalité ultime des 
choses ».  Depuis  un  siècle,  les  nouvelles  pratiques  commerciales,  financières  et  bancaires  s’emparent  de  la 
production et nous éloigne du capitalisme de Ricardo, Mill ou Marx. Quand la finance soumet ainsi l’industrie, 
il  faut  comprendre  comment  les  représentations  collectives  aliénantes  sont  autant  d’images agissantes sur la 
société. Veblen devient donc un savant iconoclaste, un briseur de cette économie des images qui serait le secret 
de la nouvelle forme que prend le capitalisme au début du XXième siècle. Une forme qui, depuis lors, a connu 
bien des avatars déclinés à l’envi grâce aux multiples progrès techniques, mais une forme qui, pour l’essentiel, 
demeure un principe toujours organisateur du capitalisme. Autrement dit, les images, qui sont ici autant des 
fictions agissantes, sont essentielles à la dynamique du capitalisme depuis la fin du XIXième siècle. 
Nous  exposerons  ainsi,  en  premier  lieu,  l’idée  que  la  monnaie  n’est  pas  ce  voile  qui  recouvre  la  réalité 
économique.  L’essor  du système de  crédit  n’est,  par conséquent,  en  aucune façon,  une  transposition raffinée 
d’un système idéal de troc, ce fantôme qui hante encore l’esprit de nombres d’économistes et qui contribua à 
rendre presque impensable la Grande Récession de 2008. D’ailleurs, Veblen est, peut-être, le premier auteur à 
contestant frontalement l’intérêt de la « fable du troc », une manière d’ « histoire conjecturale » selon laquelle 
les hommes auraient inventé la monnaie pour faire face aux embarras du troc. En second lieu, il sera montré que 
les dispositifs monétaires et financiers, depuis le début de XXe siècle, ne peuvent être compris sans l’empire que 
les vested interests exercent sur le système économique. Veblen soutient alors que le Système de la Réserve 
Fédérale est, par excellence, une machine produisant de l’illusion de façon à opérer des transferts nécessaires de 
richesses au profit de la perpétuation d’un pouvoir de classe. En troisième lieu, les fondements de l’analyse étant 
établis,  nous  proposons  une  comparaison  de  Keynes  et  de  Veblen,  de  façon  à  mieux  situer  son  rapport  à 
l’hétérodoxie. La conclusion revient sur le pessimisme de Veblen, car le dépassement du capitalisme lui semble 
aussi nécessaire qu’improbable. Ce que n’exclut en rien la possibilité d’un changement radical.