Table ronde d`économie politique des 8 et 9 juin 2015 : L`économie

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Table ronde d’économie politique des 8 et 9 juin 2015 :
L’économie institutionnelle et la pluralité des capitalismes
A l’Université Libano-française - Clemenceau, Beyrouth
Mots d’ouverture
Myriam CATUSSE
Directrice du département Études contemporaines, Institut Français du Proche-Orient (Ifpo)
Henri LEBRETON
Conseiller de coopération et d'action culturelle. Directeur de l’Institut Français du Liban (IFL)
Mohamad SALHAB
Président de l’Université Libano-Française (ULF)
Synthèse de la table ronde
par Jérôme MAUCOURANT
Maitre de conférences, HDR, à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne (France)
J’ai eu le grand honneur d’assurer la coordination scientifique de cette table ronde. Je
tiens, par la présente, tout d’abord, à remercier Mohamad SALHAB pour ce projet de réflexion
sur l’institutionnalisme à Beyrouth et pour les moyens que son université et l’AUF ont consacrés
à cette fin. Et, je n’oublie pas de remercier Sylvie DEVIGNE pour son concours à cet événement
qui lui doit beaucoup.
On sait ce genre d’événements rares dans un temps où le savoir est de plus en plus sacrifié
au profit d’autres dimensions jugées prioritaires, en un temps où l’utilité des choses se dissout
dans l’unidimensionnalité de l’évaluation mercantile.
Cette table ronde a tenté d’articuler deux préoccupations soudées à la perspective
institutionnaliste. La première fut centrée sur l’œuvre de Veblen, ce penseur du début du XXième
siècle qui a pensé la nature essentiellement prédatrice du capitalisme en voie de financiarisation,
ce capitalisme ou « système des prix » qu’il a su décrire avec une verve remarquable. La
deuxième préoccupation concerne la logique de capitalismes contemporains où les mécanismes
prédateurs sont singulièrement saillants.
1. Autour de Veblen : institution, prédation et imitation
Olivier BRETTE identifie et articule les principaux apports de l’œuvre de
Thorstein Veblen à la théorie de la valeur économique. Cet auteur a offert des
éléments puissants de critique, à l’encontre des différentes traditions de
pensée qui ont tenté de justifier la capacité du marché à fournir une mesure
objective de la valeur économique. Ayant mis en évidence l’autonomie des
valeurs marchandes et leur irréductibilité à d’autres régimes d’évaluation,
Veblen a jeté ensuite les bases d’une théorie de la « valeur sociale » et nous
invite, par là même, à nous interroger collectivement sur les moyens et les
fins de l'organisation économique de nos sociétés.
Bruno DEWAILLY étudie les mécanismes du champ de la production
immobilière au Liban pour montrer que ni la valeur-travail ni la
« valeur-substance » ne permettent à elles seules d’expliquer les
valeurs des biens immobiliers, ce qui s’inscrit dans le champ d’une
nouvelle conception de la valeur initiée par Veblen. L'hypothèse de
l’objectivité de la valeur et de la convexité des préférences, en effet, ne
résiste pas à certains faits. Dès lors, en suivant les propositions
théoriques d’André Orléan (qui tente de dépasser les insuffisances supposées de Veblen en la
matière), il s’agit de montrer que le jeu marchand et la valeur immobilière s’érigent au travers
d'un jeu de conventions, de croyances et d’institutions fondées sur des pratiques mimétiques. Et
de se demander alors si un tel objet immobilier ne serait pas désormais devenu un véritable
« modèle-obstacle » (au sens de René Girard) au sein de la société libanaise.
Jérôme MAUCOURANT expose la conception que Veblen offre du
capitalisme financier qu’il voit naître, régime économique fondé sur de
nouvelles pratiques commerciales, financières et bancaires qui
s’emparent de la production et nous éloigne du capitalisme de Ricardo
et Marx. Quand la finance soumet l’industrie, il faut comprendre
comment les représentations collectives aliénantes sont autant d’images
agissantes sur la société. Veblen est un savant iconoclaste, un briseur de
cette économie des images, secret de la nouvelle forme que prend le
capitalisme au début du XXième siècle. Une forme qui, depuis lors, a
connu bien des avatars déclinés à l’envi grâce aux multiples progrès
techniques, mais une forme qui, pour l’essentiel, demeure un principe
toujours organisateur du capitalisme. A cet égard, les dispositifs
monétaires et financiers ne peuvent être compris sans l’empire que les
vested interests exercent sur le système économique. Veblen soutient que le Système de la
Réserve Fédérale est, par excellence, une émanation de ces intérêts établis, véritabe machine à
produire de l’illusion de façon à opérer des transferts de richesses au profit de la perpétuation
d’un pouvoir de classe.
Mohamad SALHAB fonde sa réflexion sur un ouvrage de Veblen, paru
en 1917, intitulé « La nature de la paix et les conditions de sa
perpétuation » (non traduit en français). Veblen y développe ses analyses
sur les causes de la guerre et les conditions d'institution d'une paix
durable. Il revient ainsi sur les éléments de bellicosité propres aux
nationalismes et impérialismes. Plus encore, il démonte d’autres foyers de
bellicosité à l’œuvre dans ce qu’il nomme « système des prix », c’est-àdire le capitalisme lui-même. À plusieurs égards, ces analyses de Veblen
demeurent d'une grande actualité.
2. Un siècle après Veblen : l’actualité du système prédateur
Fabrice BALANCHE estime que le « capitalisme des copains » s’est
épanoui au Moyen-Orient, car il est en phase avec les systèmes
politiques patrimoniaux et l’organisation sociale dont découlent
naturellement les pratiques économiques : orientation vers les services,
qui demandent peu d’immobilisation de capital, crainte de l’Etat
prédateur et appui sur la structure familiale. Ce type de capitalisme
favorise les oligopoles et bloque l’ascension des petits entrepreneurs.
Dans le cas syrien, il apparaît comme un système transitoire entre
l’économie dirigiste et le capitalisme libéral, sans que nous puissions
évaluer la durée de cette période transitoire et s’il aboutira véritablement
à l’utopie libérale.
Akram KACHEE étudie des facteurs économiques à l'origine de la crise
syrienne, ce qui permet de sortir d'une vision « accidentelle » des
événements. Cette société syrienne a, en effet, connu de grands
changements dans la décennie qui a précédé le déclenchement du conflit
actuel. L'économie de prédation institutionnalisée sous le régime des
Assad (père et fils) a ouvert la voie à la violence et l'économie de guerre.
Les groupes armés reprennent à leur compte les réseaux humains,
économiques et logistiques qui étaient présents avant 2011. La situation
actuelle est donc à envisager dans une complexité ancrée dans les
contextes locaux préexistants. Ce caractère morcelé et fragmenté du phénomène de crise ne fait
que rendre plus ardue la recherche d'une solution politique viable.
Mourad OUCHICHI part du constat de l’impasse méthodologique à
laquelle sont confrontés les économistes s’intéressant au fonctionnement de
l’économie algérienne, s’ils se fondent uniquement sur les théories
économiques orthodoxes. Il propose d’ouvrir une nouvelle piste de
recherche afin de comprendre les dysfonctionnements qui caractérisent la
sphère marchande algérienne. En effet, la nature spécifique des institutions
algériennes permet de rendre largement compte de la persistance du
caractère rentier du capitalisme en Algérie. Dans ce sens, le recours à
l’économie institutionnelle comme grille d’analyse est d’un apport salutaire.
Abdallah ZOUACHE s’interroge sur l'impact de l'héritage colonial sur les
sentiers de développement des pays arabes après l'indépendance. Sa
réflexion s'inscrit dans la lignée des travaux récents de la littérature
institutionnaliste qui intègrent la colonisation dans une analyse des
problèmes de développement. Néanmoins, l'analyse s'inspire plutôt du cadre
théorique des anciens institutionnalistes, Veblen et Commons, car il met en
avant le rôle des habitudes, coutumes, instincts et routines, pour expliquer la
persistance du comportement prédateur des anciennes élites coloniales
parmi les élites actuelles dans le monde arabe.
Boutros LABAKI estime que l'économie institutionnelle a un champ
d'application privilégié dans le Machrek ottoman puis arabe. Ceci est trop peu
souligné, quoique cette approche puisse expliquer certains changements
sociopolitiques et économiques de la région. Ainsi, les Tanzimat ont joué un
rôle dans le passage d'un capitalisme périphérique d'enclave, relais urbain du
commerce plus ou moins lointain, à un capitalisme qui s'enracine dans le
monde rural et agricole. Après l’échec des étatismes de l’ère des
indépendances, l'irruption massive d'une rente pétrolière en Algérie, en Libye
et dans les pays du Golfe, durant les années 1970, favorise un capital financier
avec ses “ réformes ” (plus ou moins libérales) et son “ ouverture
économique ”. Il s'accompagne de la montée d'une nouvelle bourgeoisie locale, des capitalistes
du Golfe et leurs Etats, et du recul partiel de l'emprise étatique. Mais, ce type de capitalisme pose
des problèmes redoutables en termes politiques et sociaux.
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