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Le monde a connu un krach nancier à l’automne 2008, qui a conduit
les marchés nanciers au bord de l’effondrement. Le calme est reve-
nu ensuite (plus exactement un retour au calme organi) jusqu’à ce qu’un
autre problème crée de nouvelles turbulences. Maintenant, ce sont les États
qui parce qu’ils ont (prétendument ou réellement) « cu au-dessus de leurs
moyens » et contrac des dettes se retrouvent sur le banc des accusés. Les
marcs sont acquittés. On leur permet, sans les gêner, d’investir de nouveaux
terrains de spéculation, comme les matières premières ou les produits alimen-
taires. L’addition sera toutefois payée, comme toujours, par d’autres.
Ce problème n’est pas nouveau : au cours des quatre derniers siècles, une
crise nancière a éclaté en moyenne tous les dix ans1. Ces perturbations ont
aussi été la norme au cours du x x e siècle, sauf entre 1945 et 1971. Au cours de
cette période, les marchés nanciers étaient strictement régulés2. Mais à partir
des années 1980, les digues ont été éliminées3.
Le résultat n’est pas surprenant : d’après des recherches du Fonds motaire
international (FMI), il y a eu, durant les deux cennies qui ont suivi 1975,
158 crises monétaires et 54 crises bancaires (pour la plupart dans les pays en
voie de développement et émergents), qui ont suscité en moyenne une réces-
sion de 8 % du PIB, et même de 11,5 % pour les crises bancaires, aux États-
Unis, au Japon et ailleurs4.
Comme l’écrit l’historien de l’économie allemand, Werner Plumpe : « à
l’échelle du monde, les turbulences monétaires ont augmenté depuis les an-
Comparaison des crises de 1929
Crises, bulles, spéculations
Fritz Weber
et d’aujourd’hui
Historien de l’économie spécialisé dans l’histoire du mouvement syndical et des
banques en Europe centrale aux x i x e et x x e siècles. Ses derniers livres portent sur
l’histoire de la gauche du Parti socialiste autrichien lors de la reconstruction après
1945 et sur la préhistoire de la crise nancière en Autriche.
57
Comparaison des crises de 1929 et d´aujourd’hui. Crises, bulles, spéculations
nées 1980. […] La conguration déjà connue au x i x e siècle d’un processus de
crises multiples constitué de crises conjoncturelles, d’exs de spéculation et
de crises monétaires et de la dette est de retour. » 5
Un parallèle avec 1929 ?
La question du paralle entre la crise économique mondiale de 1929 et
celle d’aujourd’hui est souvent poe. L’évidence statistique tout comme la
recherche sur les causes plaident en sens contraire6.
Quand on évoque la crise de 1929, la plupart pensent au krach boursier de
Wall Street en octobre 1929. L’éclatement de la bulle spéculative des actions
n’a toutefois été que le révélateur de la pression mondiale. Ses causes sont
à rechercher dans de nombreuses rives de l’économie mondiale qui, pour
une part, ont à voir avec la Première Guerre mondiale. Seuls les États-Unis
connaissaient la prospérité en 1929 ; en Europe, les années 1920 étaient beau-
coup moins celles d’un « âge d’or ».
Leclenchement de la crise économique mondiale a aussi mis en lumre
les probmes cachés des banques euroennes. Elle a culmi dans une crise
nancière aiguë, qui a débuté avec la faillite de la Österreichische Creditanstalt
en mai 1931 pour gagner rapidement l’Allemagne et la Grande-Bretagne et
aggraver la crise industrielle.
Contrairement à 2008 toutefois, les probmes des banques n’étaient pas la
cause mais la conséquence des problèmes de l’industrie. Et la puissance du ca-
pital nancier reposait sur les liens étroits avec l’industrie, et non pas comme
aujourd’hui sur une séparation voulue.
Ce qui est arrivé en 2008 a été le résultat, selon le Premier ministre britan-
nique Gordon Brown, d’une politique menée depuis trois décennies et qu’on
peut décrire comme la domination du néolibéralisme dans l’économie7. Cette
ère de conance aveugle dans le marché n’est pas terminée, loin s’en faut.
Le combat pour l’monie dans le bat sur les politiques économiques
vient au contraire seulement de commencer. Ce sont seulement les thèmes qui
ont chan. On ne parle plus de la défaillance des marchés nanciers et des
pratiques téméraires des banques et de leurs dirigeants mais voir la Grèce,
l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et peuttre bientôt la France des
erreurs des dirigeants et des dettes publiques. Les excès du capitalisme de ca-
sino, qui a inven des titres et les a fait circuler dans la spre nancière alors
que personne n’en comprenait les risques, ne doivent pas être oubls. Ils sont
la vraie cause du problème des dettes souveraines.
Alors que la spéculation s’est en partie déplacée vers les matières premiè-
res, les métaux précieux et les produits alimentaires et qu’existe le risque de
nouvelles bulles dangereuses, une autre partie se concentre sur l’isolement
et la chasse des États nancièrement « voyous », susceptibles d’être déclas
58
Europe : quel avenir ?
indignes d’obtenir des crédits. Les mes agences de notation qui ont accordé
à la légère et de façon criminelle un triple A aux légendaires subprimes, cause
de la récente crise nancre, dégradent maintenant les obligations d’État en
junk bonds et travaillent pour les mêmes « chasseurs de bonus » qui ont précé-
demment convaincu le gouvernement grec de faire de la corde raide avec des
mesures nancières risqes et qui voudraient aujourd’hui avec leurs mauvais
conseils assainir le pays jusqu’à le détruire.
Le ptendu « sauvetage » des États est au fond un projet iologique qui ne
sert en n de compte qu’à sauver les banques créancières. Naguère, on appe-
lait cela la « socialisation des pertes ». Ce processus peut dans des situations
extrêmes être rationnel pour le système car les crises nancières aigs ont
leur dynamique propre et une fois lancées sont difciles à remettre sous
contle. Il faut noter ici que les requins de la nance sont devenus si puissants
qu’ils ont été en mesure depuis un an déjà de rallier à leurs vues une UE ts
indécise.
La crise est-elle passée ?
La crise nancière a été traitée en urgence en 2008 et 2009 par des inter-
ventions convergentes des banques centrales et des gouvernements en Europe
et aux États-Unis. Mais elle n’est pas encore surmone. Comme en 1929,
l’amélioration de la situation économique est aujourd’hui menacée par des
sur-réactions des gouvernements et de ce qu’on appelle les « marcs ». Une
accentuation de la crise est fondamentalement pensable au-de de toutes les
difrences avec 1929. Mais leroulement de la crise est difrent : en 1929
la crise est apparue dans l’économie réelle (dans l’agriculture et l’industrie)
pour atteindre deux ans plus tard en 1929 le secteur nancier et, à partir de
, renfore par des erreurs de politique économique, réagir sur l’économie
réelle.
Ce danger existe fondamentalement aujourd’hui aussi, surtout si les États
s’attaquent prématurément et de façon exament dogmatique aux décits
créés par la socialisation des pertes (mot-clé : duction des décits). D’un
autre , il existe des facteurs de ralentissement de la crise, comme par
exemple la dynamique de croissance qui existe toujours dans les pays émer-
gents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil8.
Les débuts de la domination du « capital nancier » ont été analys avant
la Premre Guerre mondiale par des penseurs marxistes comme Rudolf
Hilferding. Mais c’est seulement au cours des vingt dernières années que
le secteur nancier est devenu le mtre du monde, au sens emphatique du
terme. Libérées de toutes les contraintes régulatrices, les banques et les « ban-
ques fantômes » (Fonds) ont joué une partition sur laquelle les marchés -
nanciers et l’économie réelle mondiale ont dan : en 1980, le PIB mondial,
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Comparaison des crises de 1929 et d´aujourd’hui. Crises, bulles, spéculations
avec 12 000 milliards de dollars, passait encore l’accumulation nancière
(10 100 milliards de dollars). Seize ans plus tard, le PIB mondial était de
48 300 milliards de dollars, contre 167 000 milliards de dollars pour la nance,
dont 100 000 milliards de dollars pour les patrimoines nanciers privés9.
En 2010, la valeur totale des biens et des services produits dans le monde
(le PIB total) était de 63 000 milliards de dollars. Le volume des échanges
d’actions et d’obligations, avec 87 000 milliards de dollars, la passait de
40 %. Le volume nominal estimé des transactions sur les produits rivés hors
bourses se montait la même année à 601 000 milliards de dollars ; le volume
des transactions monétaires (extrapo sur la base des échanges d’avril 2010)
a atteint le montant de rêve de 955 000 milliards de dollars, c’est-à-dire pres-
que quinze fois la valeur du PIB mondial. Tout cela illustre ce que peut avoir
d’illusoire la capacité d’intervention des États et des banques centrales en cas
de panique nancière.
Le ballet des acteurs de la nance n’est pas encore terminé. Mais on en a
ni avec une chimère en tout cas : l’idée que le gonement du secteur nancier
peut durablement cer de la richesse sociale, de la croissance et des emplois,
sans que les banques jouent leur rôle traditionnel de nancement de l’écono-
mie réelle. En réalité, la forte croissance de la valeur dans le secteur nancier
reposait sur la sous-estimation systématique des risques et de l’accumulation
de gains imaginaires10.
Il y a banque et banque
Il faut avant tout redimensionner un secteur nancier trop goné. Mais il
faut distinguer deux types de banques : celles dont lactivi principale est
aujourd’hui comme hier de mettre du crédit à la disposition du secteur pro-
ductif et celles dont les activités sont spéculatives, jusqu’aux « banques fan-
tômes », et parmi elles d’abord les hedge funds. Les banques d’affaires ont
ressenti principalement la vague secondaire du choc de 2008, quand la crise a
gagné l’économie réelle et s’est transfore en crise mondiale du crédit et de
la conance, ce qui a menacé d’assécher les canaux de renancement.
L’économie est pour une large part psychologie (particulièrement dans le
secteur nancier), et a à voir avec la conance et une vision optimiste de
l’avenir. Chaque crise nancre se traduit par une inversion, de l’euphorie à
une vrose aiguë de panique. À la n de 2008, la méance entre les banques
avait atteint un niveau propre à paralyser le marché motaire. Comme les
banques d’affaires refusaient de se prêter de l’argent entre elles, les banques
centrales et les gouvernements ont sauté dans la bche. Le gouverneur de la
banque centrale espagnole a décrit ainsi cette situation dangereuse :
« Le commerce interbancaire ne fonctionne pas, ce qui enclenche un cercle
vicieux : les consommateurs ne consomment plus, les entreprises n’entrepren-
60
Europe : quel avenir ?
nent pas, les investisseurs n’investissent pas et les banques ne prêtent pas.
Nous sommes face à une paralysie presque totale… » 11.
C’est en fait le scénario du pire, qui crée les dépressions qui n’est par ha-
sard un mot venu de la psychiatrie. Et, en effet, les marcs et les bourses ne
connaissent que deux états : maniaque et dépressif. Si on laisse la maladie se
développer ; on arrive à ce que nous vivons aujourd’hui.
On pourrait penser que les banques spéculatives ont tiré les leçons de leur
saventure. Si seulement c’était un casino, comme le pensent beaucoup !
Mais il s’agit d’une ritable industrie nancre qui mue par la chasse à
l’argent rapide a continué (ou presque) comme avant 2008. Voir l’UBS, où
la direction de la banque laisse un jeune joueur jouer pour son propre compte
aussi longtemps que cela marche. Si cela va mal, on le fait arrêter.
Comme au cours de la crise mondiale de 1929, il manque au minimum des
gles strictes si on considère qu’on ne peut pas se débarrasser tout de suite
du capitalisme comme système. Aux États-Unis, le Glass-Seagal Act a tra
une frontière stricte entre banques d’investissement et banques commerciales
« normales ». L’abrogation de cette loi en 1999 sous Bill Clinton a contribué
largement à la gravité de la crise de 2008.
Le secteur nancier, qui a grandi de façon gigantesque, est enchâs dans
un nouveau système capitaliste le secteur industriel est négligé car les di-
videndes tis de linvestissement nancier sont nettement plus éles. Pour
l’économie elle, on a inven de nouvelles « théories » comme celle de la
valeur pour l’actionnaire, où le gain rapide à n’importe quel prix a été élevé
en principe suprême. encore, ce sont principalement les investisseurs -
nanciers (banques, fonds, assurances) qui en ont tiré prot.
Dans les pays industrialis, tout cela a conduit à la baisse de la part des
salaires. Aux États-Unis, l’écart entre pauvres et riches, écrit même la Neue
Zür cher Zeitung (NZZ), serait « entre-temps devenu plus élevé que dans les
publiques bananres traditionnelles ». Le 1 % le plus riche de la population
américaine accapare aujourd’hui (chiffres de 2007) plus de 18 % du revenu
national. Les salaires les plus éles équivalent à 531 fois le salaire moyen.
En 1980, le rapport était encore de 1 à 4112. Il est intéressant de noter qu’en
1929, cette extrême répartition des revenus était semblable à ce qu’elle est
aujourd’hui. Le 1 % le plus favorisé accaparait 18,4 % de tous les revenus,
contre 18,3 % en 200713. Il serait intéressant de savoir, pour la recherche sur
les causes des crises nancières, si une telle conguration porte en germe la
formation de bulles spéculatives.
Dans une économie fermée, on devrait assister à une inévitable crise de
sous-consommation. Le néolibéralisme a résolu le problème de façon « créa-
tive » : la localisation de la production dans des pays à faibles salaires a
ouvert un espace pour la baisse des salaires réels dans les économies riches,
ce qui permet et élargit les comportements traditionnels de consommation.
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