Kafka en scène : la question esthétique
" ... j'ai fermement accepté le côté négatif de mon époque qui m'est très
proche, que je n'ai jamais eu le droit de combattre mais que j'ai eu le droit de
représenter d'une certaine façon ; par ma naissance, je n'ai eu aucune part au
peu de positif existant ni au négatif extrême qui bascule dans le positif. Je n'ai
pas été conduit dans la vie par la main déjà bien déclinante il est vrai du
christianisme, comme Kierkegaard, et je n'ai pu agripper, comme les sionistes,
le dernier pan du vêtement de prière juif qui filait dans le vent. Je suis fin ou
commencement."
Les Cahiers in-octavo
La nature énigmatique de ses récits (inachevés pour la plupart), la reconstitution posthume de
son oeuvre, par Max Brod, le fait que l'écrivain Kafka ait été reconnu, d'abord, par les traductions
qu'on a faites de ses oeuvres, tout cela, a permis une multiplication des interprétations, même les
plus hasardeuses. Annexé par la plupart des grands courants de pensée du XXème siècle, au
gré de toutes les lectures possibles (psychanalytique, métaphysique, religieuse, philosophique),
on a fait de lui le visionnaire des bureaucraties politiques, des grands procès, des exterminations.
Sur le plan littéraire, nombreux sont ceux qui se réclament de lui (Les Surréalistes, Sartre,
Camus, Blanchot). Peut-être, le héros kafkaïen, avec son nom réduit à un simple K, inapte, de
par sa subjectivité décalée et ayant pleinement embrassé lʼabsurdité du monde, incarne-t-il, pour
l'éternité, l'anti-héros contemporain. Celui qui inaugure dans l'angoisse, les arcanes de la
modernité.
La liste des formes explorées par Kafka est immense : des récits, des contes, des nouvelles,
des fictions animalières, des fables, des romans, des lettres. Et, rien que dans Le Journal et Les
Cahiers in-octavo : des instantanés quasi photographiques, des sortes de Haikus, des
aphorismes, des dialogues abstraits, des récits presque sous forme de problèmes
arithmétiques, des récits interrompus, des notes introspectives, des notes biographiques, des
récits de rêves, des récits qui s'apparentent au rêve. Mais la forme théâtrale à proprement parler
(excepté quelques fragments et des projets de pièce) est absente.
Pourtant, nombreux sont les hommes de théâtre à avoir lié leur travail à l'oeuvre de Kafka :
Philippe Adrien avec Rêves, Dominique Pithoiset avec son Procès, Jean-luc Lagarce, bien sûr,
qui a recyclé, en les intégrant à son procédé d'écriture, des passages du Journal, dans Nous les
héros, et encore récemment Krzysztof Warlikowski, avec La Fin, présenté cette saison à
l'Odéon. Je me souviens également d'un spectacle d'Isabelle Pousseur, Le géomètre et le
messager, au Festival d' Avignon, en 1988, qui ne comportait presque pas de texte et naviguait
dans l'univers du château. Il faut dire que l'oeuvre de Kafka est saturée de théâtre : rêves,
références obsédantes, dialogues ...