LE COÛT DE LA TERREUR DU MÊME AUTEUR HISTOIRE GÉNÉRALE Survol de l'histoire du monde, Fayard. Survol de l'histoire de l'Europe, Fayard. Survol de l'histoire de France, Fayard. Paris, Fayard. L'Histoire n'a pas de sens, Fayard. D'Achille à Astérix, 25 pastiches d'histoire, Flammarion. La Grande Aventure des Corses, Fayard. Histoire des socialismes, Fayard. La France de Babel Welche, Calmann-Lévy. Le Coût de la Révolution française, Perrin. ÉCONOMIE ET HISTOIRE ÉCONOMIQUE Histoire du franc, Sirey. Histoire des colonisations, Fayard. Histoire des marchands et des marchés, Fayard. Histoire des marchés noirs, Tallandier. ABC de l'inflation, Plon. ABC de l'économie, Hachette. Onze Monnaies plus deux, Hachette. Histoire de l'or, Fayard. Histoire du pétrole, Fayard. Du franc-Bonaparte au franc-de-Gaulle, Calmann-Lévy. Le Fisc, ou l'école des contribuables, Amiot-Dumont. All the Monies of the World, Pick, New York. La Maison de Wendel, Riss. Peugeot, Plon. Les Deux Cents familles, Perrin. Histoire morale et immorale de la monnaie, Bordas. TRADUCTIONS Allemagne, Angleterre, Argentine, Brésil, Canada, Chine, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, Iran, Israël, Italie, Norvège, Portugal, Roumanie, Suède, U.R.S.S. La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l' article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d exemple et d 'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa I de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénaL © Perrin, 1990. ISBN : 2-262-00651-2 AVANT-PROPOS Il n'est ni dans mes habitudes, ni dans la bienséance, d'écrire un avant-propos à la première personne. Mais j'ai quelques observations préalables à présenter, qui me mettent nécessairement en cause. Premier point. J'ai déjà publié un « Coût de la Révolution Française », et ce nouvel essai sur « le Coût de la Terreur » ne pouvait l'ignorer. A passer de la Révolution, phénomène global, à l'épisode de la Terreur, je risque des redites, et je ne les éviterai pas. Mais la Révolution, prolongée par l'Empire, son appendice naturel, couvre un quart de siècle. La Terreur couvre à peine deux années. Ce n'est plus de l'histoire à la mesure d'une génération, c'est de l'histoire en raccourci et à l'accéléré, qui, sur huit saisons, concentre un drame national. Deuxième point. Devant ce drame, il est difficile de rester neutre et impassible. Quelques auteurs ont dit leur admiration de la Terreur qui a donné à la France le moyen de tenir tête au monde. D'autres ont dit leur réprobation, voire leur répulsion. Mais l'historien n'a pas à prendre parti et à trahir son sentiment. Je garderai de mon mieux mon sang-froid, en évitant les adjectifs faciles qui expriment la ferveur ou la consternation. Grandioses ou déplorables, les faits se suffisent à eux-mêmes. Troisième point. Je pourrais faire étalage d'érudition en détaillant mes sources, avec le recours à une surabondante bibliographie. Les archives et les bibliothèques sont d'une prodigieuse richesse sur le thème révolutionnaire. Mais je me dispenserai, et je dispenserai mes lecteurs, du catalogue de mes recherches et de mes trouvailles. Je ne manquerai cependant pas, chaque fois qu'il sera utile et honnête, de citer mes références : ce qui est d'ailleurs le moyen d'esquiver lâchement les responsabilités et de les faire endosser par de plus compétents ou de plus hardis, mais ce qui est aussi une forme d'humilité, en reportant sur autrui le mérite d'avoir frayé les voies de la vérité. Quatrième point. Je ne céderai pas à la tentation de tout expliquer en retenant pour meneurs de jeu un ou quelques grands hommes. Lamartine et Aulard ont pris Danton pour héros; Mathiez a misé sur Robespierre. D'autres, comme Soboul, ont restitué le premier rôle aux sans-culottes, ou, comme Lefebvre, aux masses paysannes. Taine a tout ramené au peuple, qui, avec Michelet, devient le Peuple, majuscule en tête. Augustin Cochin et Bernard Fay retiennent, pour deus ex machina, quelque main invisible ou quelque comploteur occulte. Au vrai, tous ces acteurs jouent leur rôle, et il n'est pas indispensable de privilégier l'un plutôt que l'autre. Dernier point : il n'est pas question ici de refaire chronologiquement, après tant d'historiens, le récit événementiel et linéaire de la Terreur. Comme pour la Révolution dans son ensemble, je n'ai que l'ambition de déceler ce que la Terreur a coûté à la France et aux Français, ou ce qu'elle leur a apporté. Du bilan humain au bilan monétaire, il est aujourd'hui possible de faire les comptes. I LE CLIMAT DE LA TERREUR LE DIX AOÛT 1792 Les journées torrides du plein été sont propices aux rassemblements, aux beuveries et aux coups d'éclat. Ce 10 août 1792, à Paris, il fait beau, il fait « soif ». L'insurrection couve depuis le début du mois. Tour à tour, on a vu arriver les Marseillais de Barbaroux, par le faubourg Saint-Antoine, devenu le faubourg de Gloire; on a vu ensuite se mobiliser les quarante-huit sections de la capitale, appelées à l'émeute. Du 9 au 10, à minuit, sous un ciel étoilé, la cloche des Cordeliers sonne le tocsin, auquel font écho sans tarder les églises d'une section de la rive gauche et de quatre sections de la rive droite; en attendant la mobilisation générale, différée tout au long de la semaine, promise puis décommandée, et finalement mûre pour l'explosion. Paris compte plus de six cent mille habitants. Mais il ne s'en trouve pas un sur dix qui juge utile de répondre à l'appel aux armes. Pour la plupart, ils se soucient plus du ravitaillement et du coût des denrées que de ce qui peut se passer aux Tuileries. Même s'ils ne sont pas indifférents au sort de la patrie, ils préfèrent leurs pantoufles à la bagarre, et ils laissent à de plus hardis le soin de régler les affaires politiques. Des « journées », ils n'en ont déjà que trop connu. Cette journée-ci, qui a commencé par une nuitée, promet d'être chaude de toutes les façons. Rien de spontané dans ce soulèvement, pas plus que dans les précédentes manifestations populaires : le peuple, ou ce qui est censé le représenter, est mis en condition, encadré, conduit là où l'on veut qu'il aille. Ce Dix Août a été prémédité, et même commandité. Les chômeurs marseillais qu'on a fait « monter » à Paris, et qui vont constituer la première force de frappe, sont payés trente sous par jour (ce qui est alors un salaire fort confortable) et ils recevront, avec le prix de leurs armes, une gratification supplémentaire de trois mille livres (soit deux à trois années du salaire moyen d'un ouvrier qualifié). Les sans-culottes parisiens, qui représentent la seconde force de frappe, touchent euxmêmes quarante sous pour chaque séance de section, s'ils assurent n'avoir pas d'autre ressource. La colère des émeutiers n'est pas gratuite. Si les meneurs de jeu savent ainsi mettre en branle les patriotes, ils ne savent assurément pas comment évoluera la « journée », ni quel sera son aboutissement, ni quel en sera le prix humain. Il importe seulement que Paris donne au monde l'impression de vouloir en finir avec ce qui subsiste de l'institution monarchique. A la tribune des Cordeliers, Danton a tonné : « Le peuple ne peut plus recourir qu'à lui-même, car la Constitution est insuffisante. Il ne reste plus que vous pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez vous donc, car cette nuit, des satellites cachés dans le château doivent faire une sortie sur le peuple et l'égorger avant de quitter Paris pour rejoindre Coblence. Aux armes, aux armes! » En fait d'égorgement, l'exemple est aussitôt donné : le marquis de Mandat, qui a charge de défendre les Tuileries avec un bataillon de la garde nationale et la garde suisse, s'est rendu à l'Hôtel de Ville pour négocier avec la municipalité. Il est entouré, frappé, assommé, dépouillé de ses vêtements, et son corps est jeté à la Seine. L'aube se lève sur la journée du Dix Août : inauguration de la Terreur. Au château, le roi, la reine, leurs deux enfants, leur sœur Élisabeth, ont veillé toute la nuit. Ils n'ignorent pas que leurs moyens de défense sont précaires; la garde constitutionnelle a été dissoute, la garde nationale est partiellement acquise à la Révolution. Reste un bataillon, avec les neuf cents Suisses qui sont assurément fidèles; mais ne sont que des mercenaires. Reste aussi la petite foule des vieux serviteurs de la monarchie agonisante, tout juste armés de vieux sabres, voire des pelles et pincettes empruntées aux cheminées des Tuileries (Thiers). Les sept pièces de canon des cours du château sont entre les mains de la garde nationale, qui les remettra aux insurgés. Voilà les Tuileries assiégées par les sectionnaires et par les curieux. Santerre et Westermann dirigent les opérations. En vain le roi se présente-t-il au balcon du palais, salué par des vociférations diverses, où les clameurs couvrent les acclamations. On hurle : « A bas le gros cochon ! » En vain, Louis se mêle-t-il à ses défenseurs et affronte-t-il la plèbe qui l'injurie et menace de donner l'assaut. Plutôt que de livrer bataille, ne vaut-il pas mieux se retirer parmi les législateurs ? Pour éviter toute effusion de sang, la famille royale, par le jardin et la terrasse des Feuillants, gagne l'Assemblée qui a élu domicile dans le Manège. Tous les manuels d'histoire diront comment le roi, la reine, le dauphin, les princesses, enfermés dans la loge du logographe, subiront les invectives des pétitionnaires et les discours des tribuns, avant d'être transférés dans les cellules des anciens Feuillants, puis à la tour du Temple. Mais tous ne diront pas la tragédie qui se déroule aux Tuileries dans le château livré aux pillards, et dans ses alentours livrés aux émeutiers. Le roi a donné aux Suisses l'ordre de ne pas tirer. C'est les offrir à la « canaille » des faubourgs qui est prête à la bagarre et au massacre. Les Suisses, pour attester de leurs intentions pacifiques, jettent des cartouches par les fenêtres. Bientôt, ils vont déposer leurs armes. Mais les assaillants ne font pas de quartier. Ils abattent les ultimes défenseurs du château, traquent dans les rues avoisinantes tous ceux qui peuvent passer pour des ennemis du peuple. Les Suisses sont scalpés, éventrés, émasculés, dépecés. Une fille publique, rue Fromenteau, s'occupe tranquillement à délayer une cervelle du bout de son pied (Philippe Morice, dans ses Souvenirs). Un artisan proclame à haute voix : « Ah ! Monsieur, la providence m'a bien servi : J'ai tué trois Suisses ». Le jeune capitaine Bonaparte, qui habite alors rue du Mail, et qui s'est rendu au Carrousel, traverse le jardin des Tuileries : le spectacle des cadavres des Suisses lui donne la nausée. Bilan global du carnage : trois cent soixante-seize victimes (morts ou blessés) du côté populaire, sept ou huit cents tués dans le camp royal. Dans son Histoire des Girondins, Lamartine évoquera généreusement « les quatre mille cadavres » que, le lendemain, collectent les tombereaux de la Commune à la lumière du feu qui embrase les abords du palais, et qui donne « aux eaux de la Seine l'apparence du sang ». Quatre mille, dit-il, dont « trois mille six cents pour les Marseillais, les fédérés et les masses des faubourgs ». Inutile d'en rajouter ainsi, le drame se suffit à lui-même. Lamartine saluera aussi, comme un geste de probité, l'apport des rapines sur la table du président de l'Assemblée : vaisselle d'argent, sacs d'or, diamants, bijoux, meubles de prix enlevés aux Tuileries, et jusqu'aux assignats trouvés sur les vêtements des Suisses. Il va de soi que, pour l'essentiel, les patriotes ont procédé au sac du château, éventrant les sièges, mutilant les boiseries et s'adjugeant tout ce qu'ils pouvaient emporter. Ce pillage est parfaitement conforme aux traditions révolutionnaires. Tel est le Dix Août 1792, qui met un terme à huit siècles de monarchie capétienne, et qui ouvre toutes grandes les portes de la Terreur. LE DIX AOÛT 1793 Trois cent soixante-cinq jours plus tard, et cette fois en pleine Terreur, l'anniversaire du Dix Août est l'occasion d'une de ces fêtes grandioses, et même grandiloquentes, comme se plaît à en célébrer la Révolution : avec le Dix Août, elle a inscrit à son calendrier des réjouissances nationales le Quatorze Juillet, qui commémore la Fédération du Champ de Mars autant que la prise de la Bastille, et le 21 Janvier, date de l'exécution de Louis XVI; le sang a coulé à chacune de ces occasions, et la Terreur se complaît dans ce genre d'évocation. De même que le premier Dix Août s'est déroulé sous la menace de l'invasion prussienne au lendemain du manifeste de Brunswick, le deuxième survient alors que les coalisés enlèvent Cambrai et Valenciennes, et poussent leurs avant-gardes jusqu'à SaintQuentin et Péronne, à trente lieues de Paris. Un tel climat d'inquiétude est propice aux mobilisations de masses. Ce nouveau Dix Août veut être solennel, puisqu'il marque la chute de la monarchie. Le ciel et le soleil lui sont complices. La foule parisienne est d'autant plus désireuse de s'associer à la cérémonie, qu'on ne lui demande rien d'autre que de festoyer, et qu'elle a à se faire pardonner sa prudente réserve de l'année précédente. Rien n'a été négligé pour faire de ce Dix Août une journée inoubliable. La Convention lui a ouvert un crédit de 1 200 000 francs (en papier!). Les Jacobins ont accueilli leurs frères fédérés venus des départements. Paris inaugure deux musées : celui du Louvre, débarrassé des rois, celui des Monuments français, qui rassemble les sculptures soustraites aux iconoclastes. Quant à la fête elle-même, elle a David pour ordonnateur, et David a le génie des mises en scène. Premier acte, dès quatre heures du matin : le peuple est convié sur les ruines de la Bastille, là où l'on a érigé une colossale statue de la Nature (en plâtre), « dont les mamelles épanchent l'eau de la régénération ». La Marseillaise salue les premiers rayons du soleil. Hérault de Séchelles, président de la Convention, reçoit l'eau vive dans une coupe, y trempe ses lèvres, et la passe aux quatre-vingttrois doyens représentant les quatre-vingt-trois départements, qui boivent à leur tour. « 0 Nature, s'écrie le président, reçois l'expression de l'attachement éternel des Français pour tes lois, et que ces eaux fécondes consacrent dans cette coupe de la fraternité et de l'égalité les serments que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait éclairé le soleil depuis qu'il a été suspendu dans l'immensité de l'espace! » Car tel est le style de l'époque, volontiers écologique et déclamatoire, à l'école d'un Rousseau devenu rhéteur. Fanfare, canon, baisers fraternels : le cortège se met en branle. En tête, les Jacobins, les sociétés populaires et les sections armées, puis la Convention au grand complet, chaque conventionnel brandissant des épis de blé (toujours la nature!), huit d'entre eux portant sur une arche la nouvelle Constitution et la nouvelle Déclaration des droits de l'Homme. Les doyens, unis par un cordon tricolore, ont en main un rameau d'olivier, « signe de la réconciliation des départements avec Paris ». Suivent les gens de métiers, avec les attributs de leurs activités. De jeunes ruraux tirent une charrue sur laquelle trône un vieillard. Huit chevaux blancs à panache rouge tirent un char de guerre sur lequel repose l'urne symbolisant les guerriers morts pour la patrie. La marche est fermée par des tombereaux « traînant ignominieusement dans la boue les attributs de la royauté et de la noblesse » : sceptres, couronnes, armoiries, fleurs de lis... Le cortège fait le tour des boulevards. A hauteur de la rue Pois- sonnière, il s'arrête un moment, le temps d'un nouveau discours du président qui donne une branche de laurier aux filles publiques, très dénudées, assises sur des canons, et qui figurent les héroïnes des journées d'octobre. Arrêt encore sur la place de la Révolution débarrassée de l'échafaud; devant une gigantesque statue de la Liberté (toujours en plâtre), les tombereaux sont vidés des insignes de la monarchie et de l'aristocratie auxquels on met le feu, tandis que s'envolent trois mille oiseaux porteurs de banderoles, censés porter aux nations étrangères le message de la Révolution: « Nous sommes libres, imitez-nous!» La marche reprend, pour gagner l'esplanade des Invalides où, sur une montagne de carton, le Peuple français statufié terrasse le monstre du fédéralisme. Hymnes et nouveaux discours. Sur le Champ de Mars enfin, le cortège passe en se courbant sous le niveau de l'Égalité, puis gravit les marches de l'autel de la Patrie, vestige fatigué de la fête de la Fédération. Les quatre-vingt-trois vieillards remettent leurs quatre-vingt-trois piques au président qui en forme un faisceau. Hérault de Séchelles, dont l'éloquence ne faiblit pas, s'écrie d'une voix retentissante : « Jamais vœu plus unanime n'a organisé une république plus grande et plus populaire. Jurons de défendre la constitution jusqu'à la mort! La République est éternelle... Cendres chères, urne sacrée, je vous embrasse au nom du peuple ». Des centaines de milliers de voix acclament le tribun et la République. La mascarade s'achève « dans des serments sublimes » et sur un énorme pique-nique : au soleil couchant, les citoyens « consomment en famille le peu qu'ils ont apporté » (Michelet) ; ils communient « dans un repas frugal en rompant le pain de la fraternité » (Pierre Larousse). Et, après un ultime spectacle pyrotechnique à Chaillot, ils retournent chez eux, gais et contents comme dans la chanson. Coût de la journée : deux millions. LE DIX AOÛT 1794 L'année suivante, tout est remis en cause. La Terreur a basculé et changé de camp. Nul n'a plus le cœur à célébrer les massacres du premier Dix Août. Les colossales statues de plâtre, celles de la Nature, de la Liberté, du Peuple, ont mal résisté aux vents et aux pluies. Délavées et délabrées, elles sont promises à devenir bientôt des ruines. Les héros des deux Dix Août ont presque tous disparu dans la tourmente. Danton, le champion du premier Dix Août, est mort sur l'échafaud. Hérault de Séchelles, vedette du second, accusé de trahison par Saint-Just, a subi le même sort. Tous les premiers rôles, ce même Saint-Just, ainsi que Robespierre, ont payé de leurs têtes leurs sanguinaires audaces. Le roi, la reine, sont passés par la guillotine. Seul, David, l'ordonnateur du spectacle, survit et survivra, prêt à célébrer l'Empire, ses pompes et ses œuvres, comme il a célébré la Révolution. Ce troisième Dix Août, de l'an 94, n'est même plus un Dix Août : il est le 23 thermidor de l'an II. La France a changé de calendrier comme de régime. En l'espace de deux années, elle a cru par deux fois abattre son tyran, le tyran Capet qui ne la tyrannisait guère, et le tyran Robespierre qui rêvait de la régénérer. Deux années de Terreur organisée. Au vrai, la Terreur a pris fin, en fait et en droit, deux semaines plus tôt, le Neuf Thermidor. Il est plus arbitraire de dire avec certitude quand elle a commencé. Les historiens débattent. Si l'on prend pour point de départ le moment où les Français ont conçu leurs premières alarmes, il faut remonter au cœur de l'année 1789, lorsque se propagent les révoltes paysannes, notamment dans le Dauphiné, à l'enseigne de « la Grande Peur »; mais il ne s'agit là que de mouvements locaux et sans lendemains. Si l'on veut dater la Terreur des premières grandes tueries parisiennes, il faut remonter à la prise de la Bastille et au massacre des Suisses ou des invalides qui ne la défendaient pas; mais ce singulier exploit n'a pas fait immédiatement école. Et pas davantage on ne retiendra les incidents ou les accidents de parcours qui, de « journée » en « journée », de drame en drame, ont émaillé le cours de la Révolution durant la Constituante et la Législative, aussi bien à Paris que dans les provinces. La Terreur ne devient un système de gouvernement qu'à partir de la chute de la royauté, c'està-dire à dater du Dix Août 1792, ou, si l'on préfère, de la proclamation de la République. C'est-à-dire de ce mois de septembre 1792 qu'illustrent tout à la fois les massacres dans les prisons, la mise en place de la Convention nationale et la bataille de Valmy. Il arrive qu'on distingue entre une première Terreur, à la nais- sance de l'automne 1792, une deuxième Terreur, qui s'étendrait de juillet à décembre 1793, et une troisième Terreur, de mars à juillet 1794. Ce ne sont là que facilités didactiques, à usage scolaire. Les contemporains ne font guère de différence entre la fausse et la vraie Terreur, entre la petite et la grande, entre la pseudo-Terreur et la Terreur officielle. Ils ont peur, sans analyser le pourquoi et le comment, et sans doser leur angoisse. Y a-t-il vraiment des entractes dans la Terreur, des périodes de rémission au cours desquelles le citoyen peut ne plus trembler ? Si l'on retient le principe des trois Terreurs, les Français respireraient en paix au début du l'année 1793 et au début de l'année 1794. C'est pourtant durant cette première « trêve » que Louis XVI est décapité, durant la deuxième que sévissent en Vendée les colonnes infernales. Pendant les deux années qui s'écoulent de l'été 1792 à l'été 1794, du Dix Août des Tuileries au Dix Août d'après Thermidor, la Terreur ne chôme jamais. L'AVANT-TERREUR Est-il besoin de définir la Terreur, et d'abord, le mot lui-même, qui vient du latin terror, du verbe terrere, effrayer, d'une racine sanscrite qui évoque l'idée du tremblement? Pour mémoire, on notera que les mots « terroriste » et « terrorisme » ne datent que de 1794, et le verbe « terroriser », de 1796. Tel est le vocabulaire du temps, héritage des années noires. L'avant-Terreur, de 1789 à 1792, comporte une mise en train prémonitoire, avec destructions matérielles et atteintes corporelles. Il faut bien croire que le climat politique des débuts de la Révolution est déjà menaçant, puisque nombre de Français émigrent : le frère cadet du roi donne l'exemple et prend le large. Avec lui, par centaines, puis par milliers, beaucoup de ceux qui se croient en danger, du fait de leur nom ou de leur passé, de leurs amitiés ou de leurs inimitiés, vont chercher un refuge au-delà de la mer ou des frontières. Ces émigrés de la première heure seront rejoints par tous ceux qui ne se sentent plus en sûreté, à mesure que montent les envies et les haines. Pourtant, l'avant-Terreur a des aspects rassurants. D'abord, elle ne rompt pas avec le principe monarchique, et si le roi de France n'est plus que le roi des Français, s'il doit quitter Versailles pour Paris, prêter serment à la Constitution, subir les outrages populaires, et même, à l'occasion, coiffer le bonnet rouge, il reste en place, et la plupart des Français, plus ou moins secrètement, plus ou moins consciemment, lui demeurent fidèles. D'autre part, cette même avant-Terreur est apparemment libérale : comprenons que, dans leur grande majorité, ses meneurs répugnent à toute politique qui s'apparenterait à du dirigisme, à de l'étatisme, à du socialisme. A l'école de Quesnay et des physiocrates, ils croient aux vertus de la liberté économique, de l'initiative individuelle, de la propriété privée. Les assemblées sont composées surtout d'hommes de loi, d'avocats, de négociants, de médecins, de cultivateurs, de fort peu d'ouvriers ou de prolétaires. Elles sont de tendances bourgeoises et « bien-pensantes ». Seules des minorités agissantes les feront basculer dans le camp de la subversion. Enfin, la France d'avant la T e r r e u r semble attachée à la paix. Au départ, elle n'affiche aucune ambition de conquête territoriale. L'Assemblée constituante commence même par déclarer solennellement la paix au monde, et ce pacifisme répond aux v œ u x profonds des Français qui, depuis trois quarts de siècle, n'ont jamais vu un envahisseur sur leur territoire; Paris n'a pas connu d'occupation étrangère depuis que les Bourbons sont sur le trône. En contre-partie, l'avant-Terreur laisse présager la Terreur. Les protagonistes de la Révolution ont trop l'esprit de système pour être de parfaits libéraux. Faisant volontiers table rase de tout ce qui les a précédés, ils rêvent d'édifier un monde nouveau : non pas seulement une France nouvelle, mais un univers régénéré. Leur nationalisme tourne à l'internationalisme, parce que les idées de la Révolution doivent valoir pour tout le genre humain. Dès lors, comment pourraient-ils rester pacifistes? Ils ont pour vocation de chasser les tyrans et de libérer les peuples, y compris ceux qui ne demandent rien de tel. Cette généreuse ambition conduit tout droit à la guerre, et le pacifisme des Français tourne au bellicisme. Voilà ou mène le principe de la table rase; il faut tout détruire pour tout rebâtir. Détruire par exemple - et par priorité - les impôts qu'a légués l'Ancien Régime. A l'expérience, on s'aperçoit que les ramener à zéro, même avec l'arrière-pensée d'édifier un nouveau système fiscal, c'est, dans l'immédiat, ruiner les finances et condamner la Révolution aux expédients, dont le premier sera le recours au papier-monnaie. Sur ce terrain, l'avant-Terreur prélude allègrement à la Terreur : l'inflation appelle contrôle et contrainte, et le terrorisme est au bout du chemin. Tous comptes faits, la Terreur apparaît comme la suite logique de la Révolution. La France insurgée a besoin de la guerre, la guerre a besoin de l'inflation, l'inflation a besoin de la Terreur. Tout s'enchaîne inexorablement : 1789 prépare 1793. L'universitaire anglais Simon Schama, qui passera d'Oxford à Harvard, et qui, sous le titre Citizens, publiera une Chronique de la Révolution française, soulignera la liaison des faits qui mènent de 1789 à 1793, de Mirabeau à Robespierre, de la prise de la Bastille à la Terreur... « La Terreur, écrit-il, n'est rien d'autre que 1789 avec un plus grand nombre de cadavres. Dès la première année, il était patent que la violence n'était pas seulement un effet secondaire malheureux dont les patriotes éclairés pouvaient détourner les yeux selon les circonstances : c'était la source d'énergie collective de la Révolution. C'était ce qui rendait la Révolution révolutionnaire. » Considérée de la sorte, la Terreur est, non pas une déviation, mais le fondement même de la Révolution, à la fois son aboutissement fatal et son exaltation. LE CALENDRIER DE LA TERREUR Il n'est pas question ici de refaire l'histoire de la Terreur : les manuels et les dictionnaires y pourvoient. Mais, à l'intention des lecteurs qui ont oublié le déroulement de ces deux années tragiques, ou de ceux dont l'attention a été requise par d'autres soucis, on résumera ici les phases essentielles de la période en cause. La bonne formule consisterait à juxtaposer, dans un tableau récapitulatif, les événements d'ordre intérieur, et les faits majeurs des opérations de guerre : cette confrontation éclairerait l'interaction de la violence et des conflits. Plus simplement, on se contentera d'en rappeler les étapes essentielles. Point d'origine, durant l'été 1792, avec, d'une part la prise des Tuileries, la déchéance du roi et son internement au Temple, d'autre part, en riposte à l'invasion prussienne, la proclamation de la patrie en danger, la capitulation de Longwy et de Verdun. Automne-hiver 1792 : après les massacres de septembre dans les prisons, presque simultanément, la première séance de la Convention et la bataille de Valmy, suivie de la retraite de Brunswick, puis de l'entrée des Français en Rhénanie et en Belgique. Début de l'année 1793 : Louis Capet, jugé et tenu pour coupable de conspiration, décapité sur la place de la Révolution. Quelques jours plus tard, Nice et Monaco réunis à la France, la guerre déclarée à l'Angleterre et à la Hollande. Mars 1793 : tandis qu'est créé le Tribunal révolutionnaire et qu'est mis en place le Comité de salut public, la défaite de Neerwiden contraint à l'évacuation de la Belgique, les Vendéens prennent Machecoul et Cholet. D'avril à juillet 1793 : la situation s'aggrave sur tous les fronts. A l'intérieur, les Girondins sont proscrits, Marat est assassiné, les Vendéens enlèvent Saumur et Angers, cependant que les troupes françaises abandonnent Mayence et Valenciennes. Août-Septembre 1793 : la Révolution marque des points : à l'intérieur, la Terreur est mise à l'ordre du jour, les prix sont bloqués par le « maximum général ». Sur le front de guerre, défaite des Vendéens à Luçon, des Anglais à Hondschoote; avec la levée en masse, deux millions de Français sont appelés sous les armes. Automne-hiver 1793 : Arrestation des Enragés. Exécutions en série : Marie-Antoinette, Philippe Egalité, Madame Roland, les Girondins... En regard, reprise de Toulon sur les Anglais, déroute des Vendéens au Mans et à Savenay, colonnes infernales. Printemps 1794 : On fusille à Lyon et à Angers, on guillotine à Strasbourg, on noie à Nantes. Marseille devient « Ville sans nom ». A Paris, on exécute Danton, Desmoulins, Malesherbes, Lavoisier. Élimination des hébertistes. Deux batailles à Fleurus. Été 1794: fête de l'Être Suprême. Robespierre décrété d'accusation. Prise de Mons, de Nieuport. Neuf Thermidor. Voilà une tranche d'histoire parcourue au grand galop. Ce survol suffit à sérier les événements, mais il ne les explique pas. Il devrait, au surplus, être complété par le rappel des faits majeurs sur le plan financier, économique et social : émissions d'assignats, fermeture des Bourses de commerce, création du Grand Livre de la Dette, élimination des sociétés de capitaux, déclaration obligatoire des récoltes... Ce calendrier de la Terreur, s'il concerne Paris et les grandes villes, ainsi que les frontières, ne rend pas compte de la vie dans les bourgades et aux champs, où les décisions prises au sommet ne parviennent que par l'intermédiaire des représentants en mission et des Administrateurs délégués par le pouvoir central : la Terreur n'en est pas absente, mais elle y est amortie, feutrée, distillée - à moins qu'elle ne soit combattue à la manière vendéenne. Tel est l'agenda de la France, à l'heure où la monarchie capétienne fait place au Comité de salut public, où Louis XVI fait place à « Maximilien Premier » (et dernier). LA TERREUR À L'ORDRE DU JOUR La Terreur n'a pas été désignée comme telle après coup, par des survivants encore sous le coup de souvenirs d'épouvante, ou par des politiciens soucieux de dénoncer les excès d'une période hors du commun, ou encore par des chroniqueurs désireux d'étiqueter un chapitre d'histoire. Ce sont les acteurs mêmes de la Révolution, les responsables de son épisode le plus sanglant, qui lui donnent son nom, pour souligner leur volonté de la dramatiser, en persuadant leurs contemporains qu'ils ont le devoir d'être impitoyables. Toutes les révolutions ne sont pas nécessairement violentes. Mais la plupart impliquent le recours à la violence, et la Révolution française est née dans l'insurrection et l'illégalité : attaque contre la manufacture Révillon, qui serait le fait de quelques centaines de gens ivres et de voleurs (Michelet), « Grande Peur » des campagnes, déclenchée par des « bandes errantes de pillards chassés par la famine » (encore Michelet), assaut de la Bastille, dans un climat de « renversement et de fermentation » (Babeuf), journées d'Octobre, animées par des « brigands » (Thiers)... Dès son origine, la Révolution mobilise, à côté d'honnêtes gens, la lie de la population, toujours prête aux excès. Mais, avec la Terreur, les désordres et les massacres ne sont plus imputables à des foules anonymes, mues par l'abus du vin ou la rage de la destruction. L'initiative vient d'en haut : ce sont les meneurs qui font de la violence terroriste un système de gouvernement, et qui revendiquent la Terreur comme le moyen délibéré de leur politique. La formule est lancée par le Jacobin Jean-Baptiste Royer, qui a été curé de Chavannes en Franche-Comté, et dont l'Ain a fait son évêque, puis son représentant à la Convention. A la tribune des Jacobins, il s'exclame : « Qu'on mette la Terreur à l'ordre du jour! C'est le seul moyen de donner l'éveil au peuple et de le forcer à se sauver lui-même. » Deux jours plus tard, à la même tribune, Royer demande la création d'une armée révolutionnaire. Traduction : d'une armée capable de porter la terreur dans tout le pays exactement d'une armée de terroristes. Avec Royer, les plus fameux et les plus fougueux des Conventionnels adoptent le même langage et très précisément le même vocable. Vergniaud : « Osez être terribles, ou vous êtes perdus ! » Robespierre, plus prolixe : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Du même Robespierre : « La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émancipation de la vertu. » Variante pour Saint-Just : « Les vertus farouches veulent des mœurs atroces. » Sur le tard, Barras repentant s'expliquera : « Nous n'étions plus les maîtres, ni des choses, ni des hommes. Nous avons du être terribles alors, comme la Révolution l'ordonnait. » Quand les fédérés se présentent à la barre de la Convention, Danton s'écrie : « Savez-vous ce que viennent chercher chez vous ces braves fédérés ? C'est l'initiative de la Terreur » : la guerre ainsi conçue, c'est d'abord la guerre de Vendée, « la guerre contre les brigands ». Lorsqu'il demande l'organisation du Tribunal révolutionnaire, Danton insiste : « Le salut du peuple exige de grands moyens et des mesures terribles. » La Terreur est ainsi programmée en connaissance de cause et en attente d'effet. Durant les trois premières années de la Révolution, elle n'a été qu'accidentelle et spasmodique. Désormais, et pour deux ans, elle est institutionnalisée : elle devient l'arme permanente du pouvoir. Qui a peur ? Qui fait peur ? Chacun, et tout le monde. Les ter- roristes se terrorisent entre eux. Au sein même du Comité de salut public, qui orchestre l'épouvante, c'est à qui se fera craindre aux autres, et chacun voit un traître dans son voisin. Robespierre et Saint-Just sont « hantés par l'idée que certains de leurs collègues ont partie liée avec les ennemis du régime » (Pierre BessandMassenet). Le trop brillant et trop riche Hérault de Séchelles ne conspire-t-il pas avec l'étranger? Billaud-Varenne n'est-il pas payé par l'Espagne? Carnot ne s'entoure-t-il pas d'officiers de l'Ancien Régime ? Danton ne correspond-il pas avec Londres ? A plus forte raison, hors du Comité, à la Convention, dans les clubs, dans les sections, dans toute la capitale, dans toutes les provinces, on se soupçonne, on s'épie, on se dénonce. Fabre d'Églantine ne tripote-t-il pas avec la Compagnie des Indes, Barnave n'a-t-il pas été lié avec la Cour? Boissy d'Anglas ne traite-t-il pas avec le comte de Provence? Camille Desmoulins n'a-t-il pas de grands besoins d'argent? Tous ceux qui ne sont pas accusateurs sont suspects. Tous ceux qui ne sont pas encore suspects se font accusateurs. Procureur de la Commune, Pierre-Gaspard Chaumette, dit Anaxagoras, désigne douze catégories de suspects : « 1° Ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents et des menaces; 2° ceux qui, plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République, s'apitoient sur le sort du peuple et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée; 3° ceux qui ont changé de conduite et de langage selon les événements... », etc. Suivent neuf autres chefs d'accusation à l'encontre des suspects : ceux qui plaignent les fermiers ou les marchands, qui fréquentent les modérés, qui font état de leurs dons patriotiques, qui doutent de la Constitution, qui ne fréquentent pas leurs sections, qui parlent avec mépris des autorités constituées, qui signent des pétitions anticiviques, qui sont reconnus pour avoir été de mauvaise foi... De quoi inculper et condamner toute la population, ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas, ceux qui ne sont pas révolutionnaires et ceux qui feignent de l'être. L'ENGRENAGE Au temps de la Terreur, qui détient le pouvoir ? Il passe des mains de tous à celles de quelques-uns, puis d'un seul. Au fil des mois, il se concentre et se personnalise. Le pouvoir populaire, c'est d'abord la nation, puis l'assemblée, puis les clubs et les sections. Le pouvoir légal, c'est aussi la nation (qui élit) et l'Assemblée (qui est élue). Ce ne sera bientôt que le Comité de salut public, et, finalement un homme : Robespierre. Comment s'effectue ce glissement ? Par la vertu d'un engrenage terrorisant. La Terreur se propage par reproduction spontanée : « Nous n'avions qu'un seul sentiment, dira après coup le conventionnel Barère, celui de notre conservation. On faisait guillotiner son voisin pour que le voisin ne nous fît pas guillotiner nous-même. » Le secret de la survie est de frapper pour n'être pas frappé. « J'ai des ordres, il faut que je les suive, dit Carrier, le bourreau de Nantes : Je ne veux pas me faire couper la tête. » Comme Carrier, les terroristes tuent pour ne pas être tués. Mieux vaut être assassin qu'assassiné. Thibaudeau, qui a été procureur de la Commune avant d'être élu à la Convention, expliquera et s'expliquera : « On fut progressivement entraîné à la Terreur. On la suivit sans savoir où l'on allait. On avança toujours parce qu'on n'osait plus reculer et qu'on ne voyait plus d'issue pour en sortir. » Joseph de Maistre dira pareillement : « Ceux qui ont établi le gouvernement révolutionnaire et le régime de la Terreur l'ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu'ils faisaient. » C'est l'éternelle histoire des fauteurs de révolutions. Rectifions-la, cependant, sur un point : ces démiurges savent d'où ils partent, ils ignorent où ils arriveront; ils ont conscience du commencement de leur initiative, ils n'en soupçonnent pas la durée ni le terme. A la différence des architectes, dont l'entreprise ne démarre et n'aboutit que conformément à un plan préétabli, les révolutionnaires ne sont pas des maîtres d'oeuvre patentés, sûrs de garder le contrôle des mouvements qu'ils déclenchent. Même s'ils ont un objectif (et ils n'en ont pas toujours), ils ne régissent ni les hommes, ni le temps, ni les événements. Les gens de la Terreur, tout particulièrement, avancent en aveugles, dans un monde qui leur échappe. Ils sont d'autant moins les maîtres du jeu qu'ils n'en ont pas fixé les règles, et qu'ils s'opposent les uns aux autres. Les royalistes sont débordés par les républicains, les modérés par les violents, les Girondins par les Montagnards, les Cordeliers par les Jacobins, les Indulgents par les Enragés, jusqu'au jour où les Enragés sont contrés par les opportunistes, et les opportunistes par les thermidoriens. La Terreur finit par engendrer la contre-Terreur. C'est l'engrenage révolutionnaire, engrenage qui implique un enchaînement de causes et d'effets dans tous les domaines : sur le terrain militaire, sur le terrain politique et sur le terrain économique. Sur le terrain des armes : la République naissante, qui défie les rois, a besoin de la guerre. La guerre requiert la dictature. La dictature implique la contrainte. La contrainte engendre la Terreur. Sur le terrain politique : la Révolution suscite la contreRévolution, et pour tenir tête à la contre-Révolution, il faut recourir à la Terreur. Parallèlement, la Révolution, phénomène essentiellement parisien, soulève les ripostes de la province, qui soulignent la nécessité de la centralisation, laquelle ne peut s'imposer que dans la Terreur. Sur le terrain économique et financier, enfin. Pour survivre, la Révolution doit faire appel au papier monnaie à cours forcé. Qui dit assignat dit inflation. Qui dit cours forcé dit réglementation, fraude, répression. Qui dit répression dit Terreur. Ainsi, sur tous les plans (et nous allons revenir sur chacun d'eux), la Terreur est au bout du chemin. Est-elle nécessairement haïssable ? Il se trouvera des commentateurs, hommes politiques ou historiens, pour en faire l'apologie en toute bonne foi. Ouvrez le Grand Larousse du XIX siècle, bréviaire des descendants des grands ancêtres, et bible laïque de nos grands-parents. La Terreur y apparaît comme la réplique normale de l'Inquisition, aux canons des conciles, aux bulles et aux décrétales des papes, la juste réponse aux bûchers et aux galères de l'Ancien Régime. Avec le lyrisme que ne se permet habituellement pas un dictionnaire, Pierre Larousse assure que la Terreur « ne fut qu'un accident, une tradition, une habitude d'Ancien Régime, dont la France nouvelle, dans la guerre à mort à laquelle elle était obligée de faire tête, n'a pas eu la puissance de s'affranchir... La nécessité, pour la Révolution, de se mettre elle-même en état de siège était impérieuse. Attaquée comme elle l'était, il ne lui restait qu'à vaincre ou à périr. » Une nation en état de légitime défense n'a-t-elle pas le droit de recourir aux moyens extrêmes pour sauver son indépendance et sa liberté ? « La Terreur, c'est-à-dire la défense à outrance, était, par la force des choses, inévitable et fatale. » Elle est, tout naturellement, « une dictature de désespoir ». Et, au-delà du désespoir, d'espoir ? Contemporain de ce dictionnaire éloquent, Jules Michelet trouve, lui aussi, des accents vengeurs, pour légitimer la Terreur : «Grandeur immortelle de 1793! Temps antique, qui peut, de haut, regarder l'antiquité ! Un grand souffle était dans les coeurs, une flamme dans les poitrines... La foi nouvelle commençait à donner des hommes au monde... Irréprochable lumière de la sainteté moderne ! Aurore de la Grande Légende ! Actes héroïques de nos premiers saints! Nous pouvons baiser ici le seuil sanglant du nouveau monde. » Reste à savoir si ce lyrisme justifie le sang répandu. L'ENGRENAGE GUERRIER Ce n'est pas un hasard si l'année 1792 est à la fois celle de l'entrée en guerre de la France, face à l'Europe, et celle de l'avènement de la République. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas l'Europe des rois qui prend l'initiative du conflit, même si les rois en question apprécient fort peu le mouvement populaire qui, en France, remet le régime en cause. A certains égards, ils se réjouissent au contraire de la Révolution : l'Angleterre voit en elle le moyen d'affaiblir l'économie française, rivale de l'économie britannique. Les souverains du continent se félicitent d'une agitation qui paralyse la France, et qu'ils mettront à profit pour se partager les lambeaux de la malheureuse Pologne : la Révolution leur apparaît comme une aubaine et ils ne veulent pas laisser passer l'occasion. Mais enfin, l'idéologie révolutionnaire, qui menace d'ébranler les trônes, ne peut pas ne pas opposer, à l'Europe monarchique, la France qui va décapiter le fils de Saint Louis. C'est la France qui a déclaré la guerre au monde : le 20 avril 1792 au « roi de Bohême et de Hongrie », c'est-à-dire à l'empereur d'Autriche, et, du même coup, à son allié le roi de Prusse; le 1 février 1793, à l'Angleterre, aux Pays-Bas et à l'Espagne, coupables de menées antirévolutionnaires. Pourquoi cet appétit de guerre, de la part d'une France qui avait, dès l'origine de la Révolution, proclamé son refus de toute conquête et sa volonté de pacifisme? Pour des quantités de bonnes et de mauvaises raisons, qui relèvent de considérations matérielles et morales, pratiques et mythiques, dont l'addition implique le recours aux armes. D'abord, les Français ont le sentiment, plus ou moins fondé, de leur supériorité militaire sur tous leurs adversaires européens : cette supériorité tient à l'avantage du nombre - puisque la France est alors le pays le plus peuplé de l'Occident -, à l'avantage de l'armement - puisque Gribeauval l'a dotée d'une artillerie sans rivale, et que, depuis la guerre d'Amérique, la marine française a fait la preuve, sur les océans, qu'elle peut tenir tête aux escadres anglaises. La guerre apparaît donc comme le moyen de la victoire, et cette victoire est nécessaire pour éviter une résurrection de l'Ancien Régime. Il n'est cependant pas évident que les révolutionnaires se soient tenu ces beaux raisonnements. Ils sont mus bien plutôt par des mobiles d'ordre politique : ne doivent-ils pas détourner l'opinion française des problèmes intérieurs, ceux des institutions, du ravitaillement, de la survie même des professionnels de la Révolution ? Les Girondins ont besoin de la guerre. Le ministre Roland le dit sans ambages : « Il faut faire marcher les milliers d'hommes que nous avons sous les armes aussi loin que les porteront leurs jambes, ou bien ils reviendront pour nous couper la gorge. » Autrement dit, c'est encore la Terreur qui enfante la guerre. La Terreur et la guerre vont de pair. La guerre permet, dans l'anarchie, « un gouvernement violent de minorité » (Michelet). Elle mobilise les Français contre les émigrés qui se sont rassemblés sur les rives du Rhin, et contre la Cour, qui complote secrètement avec les rois. Elle peut même miraculeusement aider à l'extension du domaine des assignats, introduits comme monnaie légale en Belgique et en Rhénanie. Elle peut enfin, et surtout, aider à résoudre le problème financier, en donnant à la République les ressources qui lui font défaut, par la vertu des prélèvements en pays conquis. Il va de soi que l'objectif officiel de la France révolutionnaire est d'abattre les tyrans et d'apporter la liberté aux peuples, et les discours ne manquent pas pour en instruire le monde. Il va de soi aussi que le résultat de cette attitude est de rendre logique le recours à des moyens de coercition. Toute guerre exige une discipline, donc une contrainte. Ne faut-il pas, aux armées, mettre les droits de l'homme en vacance? C'est ce qu'ose affirmer Santerre, le brasseur devenu général. Comme une députation des cavaliers casernés à l'École militaire se plaint de lui, et demande à la Commune une réorganisation de l'état-major, en invoquant les droits de l'homme, Santerre réplique : « Il faut, dans la force armée, des supérieurs et des inférieurs, sans cela nulle discipline militaire » (Journal de Paris National, 8 janvier 1793). Pour armer la nation, pour ravitailler ses armées, la liberté doit s'effacer au profit d'une économie dirigée. «Il faut mettre en réquisition tous les ouvriers qui travaillent aux métaux, depuis le maréchal jusqu'à l'orfèvre, établir des forges sur toutes les places publiques, et fabriquer nuit et jour des canons, des fusils, des sabres et des baïonnettes » (Hébert, dans le Père Duchesne). Ce qui suppose une dictature de l'économie, et une dictature tout court. La guerre à outrance ne se conçoit que dans la Terreur. « C'est ici que l'insurrection devient le plus sacré des devoirs. Il faut que les ennemis de la Révolution soient légalement et illégalement exterminés. » (Leclerc, dans l'Ami du Peuple). A mesure que la guerre fait appel à toutes les forces vives de la nation, la Terreur devient de plus en plus impérieuse : conscription, levée en masse, réquisitions (des vivres, des chevaux...), tout appelle à des moyens d'exception. A mesure que la guerre tourne mal, que le territoire est envahi, que Paris est menacé, la Terreur apparaît comme le réflexe naturel de la patrie en danger, comme la riposte la plus efficace à l'ennemi du dehors et du dedans. Les massacres de Septembre répondent au manifeste de Brunswick. La mise en place du Tribunal révolutionnaire répond à l'invasion du territoire. L'exécution des Girondins répond aux victoires des Vendéens. L'exécution de Danton répond aux Indulgents qui sont prêts à pactiser avec l'étranger. De la guerre à la Terreur, l'engrenage est sans défaillance. L'ENGRENAGE POLITIQUE La guerre n'est pas le seul mobile ni le seul moteur de la Terreur. Celle-ci tient aussi, très largement, à des causes intérieures, et d'abord à des causes d'ordre politique. La Révolution a donné la parole à toutes sortes d'agitateurs populaires : à des sociétés de pensée, à des clubs, à des mouvements d'inspirations diverses, dont s'est accommodé plus ou moins le pouvoir exécutif au temps de la Constituante et de la Législative, mais qu'il n'est plus toujours disposé à tolérer aux beaux jours de la Convention. Le pouvoir, à supposer qu'il y en ait un, ne peut laisser s'exprimer à leur fantaisie ceux qui ne partagent pas les sentiments des responsables de l'État terroriste : les royalistes attardés, les « monarchiens », les indécis de la Plaine, les timorés du Marais, les indulgents de la Gironde, les réactionnaires et contre-révolutionnaires de toute espèce, les suspects dont Chaumette a donné la définition élastique. Tous ceux-là méritent d'être arrêtés, internés, condamnés, exécutés. Pas de pitié pour les mous et les traîtres! C'est la contre-Révolution qui oblige la Révolution à recourir à la Terreur. C'est la Vendée qui contraint Paris à une impitoyable répression : les Vendéens se sont insurgés contre le décret de réquisition, qui prétend faire d'eux des soldats de la République; ils se sont ensuite soulevés au nom du trône et de l'autel, pour défendre leur roi et leur foi. Face aux soldats de la République, ils ont constitué, tantôt des bandes populaires avec pour chef un voiturier, un perruquier, un domestique, tantôt une armée catholique et royale, que mènent au combat les seigneurs des villages. Peut-on tolérer ce schisme, accepter la résurrection de la monarchie, voire de la féodalité ? Plutôt la Terreur que ce retour en arrière ! On objectera qu'avec la Vendée, c'est encore la guerre qui est en cause. Mais il s'agit d'une guerre civile, d'une affaire de politique intérieure. Tel est aussi bien le cas de toutes les tentatives de sécession auxquelles la Révolution est confrontée, de la Bretagne à la Gironde, de Lyon à Toulon. La vraie bataille oppose la province à Paris. Sous l'Ancien Régime, même si Versailles souhaitait la centralisation, la France était, en fait, décentralisée, et le pouvoir central était souvent impuissant devant les franchises régionales et locales. Sous le nouveau régime, Paris prétend imposer sa dictature aux provinces, transformées en départements, et appelées à suivre docilement les consignes de la capitale. Les Jacobins donneront leur nom au jacobinisme, un néologisme daté de 1793, qui dénonce et récuse le fédéralisme des provinces. La Terreur est l'arme de Paris dans cette lutte inexpiable. D'ailleurs, la Terreur est partout: dans les prisons, dans les assemblées, dans la presse. Les prisons sont pleines : à Paris, la Mairie, la Force, la Conciergerie, l'Abbaye, Sainte-Pélagie, les Madelonnettes débordent. Il faut ouvrir de nouvelles maisons d'arrêt, comme le collège Duplessis ou le palais du Luxembourg; il faut prendre à bail des immeubles, pour les convertir en geôles : ce sont les détenus qui en payent le loyer et les charges. Certaines de ces prisons sont le théâtre de drames sanglants, à commencer par les massacres de Septembre, à finir par les charretées de victimes promises à la guillotine. Même si, parfois, les conditions de détention sont assouplies (moyennant finance), la règle générale est l'entassement et l'insalubrité. Les prisons de Lyon et de Nantes battent des records d'abjection. Les épidémies y font par avance la besogne du couperet national. Les assemblées, celles des clubs, mais d'abord celles de la Convention et de la Commune servent de cadre à une Terreur organisée. Déjà, pour l'élection des Conventionnels, la peur (ou l'indifférence) a porté neuf électeurs sur dix à s'abstenir. Sur les 767 députés des départements et des colonies, la plupart renoncent à siéger : la prudence et la panique invitent à l'absentéisme. La guillotine fait aussi son œuvre, fauchant dans les rangs de la Convention, dans ceux même de la Commune et des sociétés populaires. Quant à la presse - qui a conquis en 1789 sa pleine liberté, et même sa licence -, elle est matée en 1792 : alors, tout à la fois, elle est l'agent et la victime de la Terreur. Elle la suscite et l'entretient, quand elle multiplie les incitations à la violence : avec l'Ami du Peuple de Marat, qui appelle à l'émeute et au pillage (« Fallût-il abattre vingt mille têtes, il n'y a pas à balancer un instant »); avec le Père Duchesne de Jacques Hébert (dont les colporteurs crient dans les rues « Il est bougrement en colère, le Père Duchesne ! ») ; avec le Rougyff (anagramme de son rédacteur, le conventionnel Armand Guffroy) dont les imprécations défient l'arithmétique (« Peuple français ! Montre-toi terrible à tes ennemis. Fais qu'ils se taisent ou qu'ils périssent, y en eût-il plusieurs millions! »). Victime, la presse l'est du même coup, puisque toute liberté de plume est abolie. Non seulement les journaux d'opposition sont interdits, mais leurs responsables sont poursuivis et éliminés. Rivarol s'exile; Camille Desmoulins qui a publié le Vieux Cordelier, Brissot qui a été le premier en date des journalistes de la Révolution, André Chénier, qui dans le Journal de Paris a dénoncé les « bandits » de l'orgie jacobine, montent à l'échafaud. Il est vrai qu'en contrepartie, la presse complaisante est financée par le pouvoir, souvent sous le prétexte d'envois de paquets de journaux aux armées. Ainsi Hébert encaisse-t-il des sommes rondelettes pour son Père Duchesne, tout comme le Journal des hommes libres, le Journal universel, l'Antifédéraliste, le Rougyff déjà nommé. C'est le système classique des enveloppes, dont Marat n'a pas fait fi. Terreur pour les uns, subventions pour les autres : la politique sait distinguer entre les méchants et les bons. L'ENGRENAGE ÉCONOMIQUE Est-il besoin de rappeler que ce qui importe surtout aux Français, plus que la conscription, qui ne concerne guère que les jeunes, plus que la prison ou la guillotine, qui frappe une minorité de citoyens, plus que la presse, laquelle n'intéresse pratiquement que les citadins capables de lire, c'est la vie de tous les jours, qui est faite d'achats et de ventes (achats pour le consommateur, ventes pour le producteur ou le marchand), c'est le ravitaillement, la nourriture, accessoirement le logement, le vêtement, - tout ce qui permet de subsister ? Les grands thèmes politiques, les diatribes enflammées des professionnels de la tribune, les motions et les manifestations comptent moins que le prix des denrées. L'abondance des discours ne compense pas la rareté du pain. La Longue Marche l'a conduit à pied d'œuvre. Le maoïsme se teinte un moment de libéralisme avec la Campagne des Cent Fleurs, se durcit lors du Grand Bond en avant, s'affirme dans le Petit Livre rouge, se concrétise avec la révolution culturelle. Mao, héros de légende, a vaincu le traditionalisme des lettrés confucéens et des bureaucrates, fendu les eaux du fleuve Bleu, brisé les féodalités militaires, corrigé le système d'écriture, rendu au peuple la foi dans son destin. Il est le Bouddha retrouvé : un Bouddha philosophe plus que Dieu, qui cherche et trouve la voie de la délivrance, et qui enseigne le monde. Au pays des Collines parfumées, du Ruisseau des eaux d'or, du Palais de la tranquillité terrestre, du Pavillon de la joie, du Pont du long printemps, du Temple des nuages bleutés, Mao vit en ascète, mais sans refuser les hommages qui lui sont dus et rendus. Dans la lignée de Robespierre, il proclame que la nation chinoise doit demeurer «vertueuse ». Quel est le prix de ce miracle, quel est le coût de cette vertu ? Il a fallu éliminer les indésirables et les irrécupérables, sévir contre les déviationnistes de droite et de gauche, laquais de l'impérialisme, écarter Liou Chao-Chi, puis Lin Piao, déporter, interner, procéder à des purges réitérées. Il a fallu aussi massacrer sans pitié. Combien de victimes a coûté la métamorphose de la Chine ? Certains commentateurs, dont l'Américain Edgar Snow, parlent de cinquante millions d'hommes. Nul n'en a la preuve. D'autres observateurs notent que le paradis céleste ne doit pas être parfait, quand chaque mois, au péril de leur vie, des milliers de Chinois tentent de fuir, via Macao ou Hong Kong : comme, durant la Révolution française, nombre de citoyens prenaient, à leurs risques et périls, le chemin de l'émigration. La Chine après Mao, comme la France après Thermidor, répudie la Terreur et redécouvre une façon de vivre qui louvoie entre la dictature et la liberté, tout en faisant bonne place à la corruption. L'incorruptible Mao, comme Robespierre l'incorruptible, a lassé ses contemporains. Ceux-ci aspirent aux facilités de l'anarchie et aux jongleries de la spéculation. Mais les temps ne sont pas mûrs : les massacres de la place Tien An Men remettent un facsimilé de terreur à l'ordre du jour. Le drame totalitaire change de scène. Toujours dans l'Asie jaune, glissant vers le Sud, il passe de la Chine au Cambodge. Alors que Mao s'éteint à Pékin, le socialisme triomphe à Pnom Penh : un socialisme pur et dur, encore plus implacable que tous ceux qui ont prétendu faire place nette pour une société nouvelle, et qui, à la différence de toutes les autres expériences socialistes, ne pactise en aucune façon avec le capitalisme monétaire. Le Kampuchéa démocratique de Pol Pot, refusant l'emploi de la monnaie, ne veut plus être qu'un immense bagne, dont les Khmers rouges sont les gardes-chiourme, et dont les Cambodgiens sont les esclaves. Pour s'assurer la maîtrise du système, la République cambodgienne use de deux méthodes : la déportation et le massacre. La déportation fait le vide dans les cités et transfère toute la population dans les champs, théâtre des travaux forcés. Le massacre permet l'épuration d'une société qu'a pourrie l'économie bourgeoise. Aux exécutions sommaires s'ajoutent les décès systématiquement provoqués, par épuisement, par épidémies ou par malnutrition. La révolution fait en un an plus de morts que cinq années de guerre. On ne saura jamais s'il faut compter les victimes de cette Terreur par centaines de milliers ou par millions. Sont délibérément éliminés les fonctionnaires de l'ancien régime, les cadres bourgeois, les propriétaires trop attachés aux biens de ce monde, les commerçants et artisans présumés trop individualistes, médecins, professeurs, ingénieurs présumés trop instruits : la République khmère, elle non plus, n'a pas besoin de savants... L'Angkar, qui est l'Organisation, propose un duodécalogue où figurent des commandements en chaîne, que tout Cambodgien récite chaque matin : aimer, honorer le peuple des ouvriers et paysans, ne pas voler un seul piment, ne rien consommer qui ne soit un produit révolutionnaire, être prêt à sacrifier sa vie... Sans équivalent au monde, si ce n'est dans les utopies, l'expérience cambodgienne ne dure pas. Les voisins vietnamiens qui, tout socialistes qu'ils sont, transigent avec l'économie monétaire, y mettent un terme. Du moins en reste-t-il le souvenir d'une Terreur qui a fait table rase de tout le passé; qui a détruit six mille écoles, huit cents hôpitaux; qui, plutôt que de rééduquer les indésirables, les a supprimés; qui, refusant la religion des ancêtres, a rasé les deux mille pagodes ou les a transformées en greniers à riz, voire en porcheries; qui a dispersé ou exécuté les bonzes, « sangsues de peuple »; qui a prétendu édifier une société « sansculotte », prête à combattre tous les impérialismes. La Terreur khmère, comme toutes les Terreurs jaunes, comme toutes les Terreurs de l'Histoire, n'est pas sans évoquer, à plus d'un égard, la Terreur type, celle de la Révolution. CONFRONTATIONS Bien sûr, on trouverait sans peine, au fil des siècles, d'autres Terreurs : depuis celle de Tamerlan jusqu'à celle des ayatollahs iraniens, les Terreurs ont ponctué le cours des temps. Elles se ressemblent toutes, et toutes sont différentes. La Terreur de 1793 a pu servir de modèle, à tout le moins de précédent et de justification, à plusieurs d'entre elles. Plus qu'aucune autre, elle s'est affichée comme telle, glorieuse de son nom et de son œuvre. On désigne parfois la Révolution française comme la mère des révolutions. A la vérité, le monde a connu d'autres révolutions avant elle, comme il en connaîtra après elle. Mais la Terreur de 1793 peut légitimement passer pour la mère des Terreurs à venir. Elle a tracé la voie, donné l'exemple. Qui sont les bourreaux ? Qu'ils s'appellent Robespierre, Hitler, Staline, Mao ou Pol Pot, ils ont pour auxiliaires et pour exécutants une fraction militante du peuple : les sans-culottes, les S.S., les bolcheviks, les Communes populaires, les Khmers rouges. Mais, tandis que Hitler, Staline, Mao, Pol Pot sont les meneurs incontestés des terreurs qui accompagnent leurs dictatures, Robespierre tarde à se dégager de ses rivaux, qu'il doit éliminer tour à tour avant de s'imposer; et la Commune de Paris, qui ne parvient pas à désigner un chef de file, reste un conglomérat de révolutionnaires de tendances diverses, et parfois opposées. C'est pourquoi les Terreurs françaises, à la différence des Terreurs étrangères, finissent par l'élimination brutale de leurs protagonistes. Robespierre achève sa courte carrière sur l'échafaud, les Communards succombent sous la répression. Mais Hitler et Pol Pot ne sont vaincus que par l'ennemi extérieur, Staline et Mao meurent de leur belle mort, dans les honneurs, pour n'être contestés ou répudiés qu'après un règne sans partage. Qui sont les victimes ? Dans la plupart des cas, il s'agit d'une classe ou d'une caste. Juifs ou tziganes sont les cibles favorites de la Terreur national-socialiste. Les koulaks, c'est-à-dire les petits exploitants paysans, les bourgeois, mais aussi les communistes de la première heure, trotskistes et déviationnistes, tombent sous les coups des staliniens, qui n'épargnent ni les ministères, ni les syndicats, ni les états-majors, ni les polices, ni les bureaux politiques. Marchands et possédants, mandarins et intellectuels sont éliminés par Mao le Grand Timonier. Quant aux Khmers rouges, ils frappent en bloc tous ceux, citadins ou intellectuels, qui leur sont suspects. Ces éliminations sont sélectives, même si la sélection est large. Sous la Révolution française au contraire, on l'a noté, la guillotine ne choisit guère : elle sacrifie moins de nobles et de prêtres que de Français moyens, marchands, artisans, paysans - coupables seulement d'accaparer les denrées, de vendre au-dessus du maximum, d'être fidèles à la monarchie, ou d'être révolutionnaires à leur façon, qui n'est pas la bonne. En Vendée, les massacreurs exterminent toute une population, sans distinguer entre seigneurs et roturiers, entre riches et pauvres : c'est vraiment la Terreur dépersonnalisée. Les instruments de ces holocaustes s'appellent Guépeou, puis NKVD au pays des Soviets, Gestapo dans l'Allemagne hitlérienne, Garde rouge chez Mao, Angkar au Kampuchéa. Tous ces organismes sont les héritiers rationalisés des appareils encore balbutiants de la vraie Terreur, qui cherchait ses structures répressives, en mariant tant bien que mal le Comité de salut public, le Tribunal révolutionnaire, les clubs et les sections sans-culottes. Dans tous les cas, la volonté de renouvellement s'affirme, non seulement par la répudiation des régimes antérieurs (monarchie française, second Empire agonisant, tsarisme ou kerenskisme, République de Weimar, Kouo-min-tang de Tchang Kaï-Chek, État cambodgien de Norodom Sihanouk...), mais aussi par l'élimination des religions et des églises traditionnelles : Staline met l'orthodoxie au ban de la nation, traque les popes et ouvre des musées antireligieux. Hitler déchristianise, en rêvant d'un Walhalla réhabilité. Mao interdit Bouddha et les bonzes. Mais la Révolution française a donné l'exemple en traquant le clergé fidèle à Rome, en déchristianisant les temples, et en imaginant, avec Robespierre, des cultes de substitution à l'enseigne de la déesse Raison ou de l'Être suprême. Sur d'autres terrains, la Révolution française a fait école : sur le terrain monétaire, elle a découvert les facilités de l'inflation. Lénine en Russie prendra son sillage, comme Mao en Chine. Sur le terrain des contraintes économiques, elle a montré comment fermer les Bourses de valeurs, dissoudre les sociétés capitalistes, enrégimenter la production, la consommation et les prix. Toutes les révolutions à venir s'inspireront de ce précédent. Sur le terrain très particulier de la terreur, elle a ouvert la voie et démontré, guillotine à l'appui, que la vie humaine compte peu au regard des exigences politiques. On n'oubliera ce précédent ni à Moscou, ni à Pékin, ni au Vietnam ou au Cambodge. Après Staline et Mao, Hô Chi Minh et le général Giap eux-mêmes se sont mis à l'école de la Vendée. La Terreur « est la préfiguration, voire la matière des grandes terreurs du XX siècle... Mêmes symptômes : l'intolérance, la proscription, la dénonciation, la guerre sainte, le messianisme, la rupture avec le passé. [...] » (Philippe de Villiers, Lettre ouverte...). Au-delà de ces ressemblances et de ces filiations entre les terroristes et les terrorismes, les dissemblances ne peuvent être méconnues. L'une est quantitative, puisque, au fil des siècles, et en vertu du progrès démographique, le massacre a pris de l'ampleur. L'autre est qualitative, puisque à une révolution d'origine politique ont succédé des révolutions de signification sociale. Les sans-culottes ne font qu'ébaucher les prolétariats en lutte. La Terreur à la française, si elle ne respecte pas les têtes, respecte la propriété. Mieux encore : elle la diffuse et la consolide, après l'avoir transférée. Sur un point majeur, la Terreur de 1793-1794 est unique en son genre : elle est seule à dire son nom, à proclamer sa raison sociale. Ni les gens de la Commune, ni le national-socialisme, ni le stalinisme, ni le maoïsme, ni même les Khmers rouges ne se disent terroristes. Leur vocabulaire est plus pudique et plus hypocrite. Il ne fait place qu'à l'épuration, aux purges, à la rénovation. Mao enseigne placidement que « la Révolution n'est pas un dîner de gala », mais il se garde de la présenter comme une orgie de cannibales. Dira-t-on que Robespierre a pu s'inspirer d'Ivan le Terrible ? Mais le tsar sanguinaire n'est terrible que dans les livres d'histoire à l'usage des lecteurs français. Pour les Russes, il est Ivan Grozni, c'est-à-dire le respectable, le respecté, voire le redoutable : rien de plus. Les Allemands le nomment der Schreckliche (l'effrayant), der Grausame (le cruel). Ces épithètes inspirent assurément la crainte, mais elles expriment surtout une idée de puissance et de majesté. La Terreur française n'est pas bégueule. Elle se donne publiquement, devant ses contemporains et devant l'Histoire, pour ce qu'elle est et ce qu'elle veut être : terrorisante. LA TERREUR ROMANCÉE : QUATRE-VINGT-TREIZE La littérature a fait main basse sur la Terreur. Comment ne se serait-elle pas emparée d'un sujet aussi poignant, qui mêle les épisodes tragiques aux couplets patriotiques, l'émotion à l'histoire ? Avec ses héros et ses héroïnes, ses bourreaux et ses martyrs, la Terreur prête à tous les romans. Encore proche du drame, le XIX siècle en fait sa pâture. Parmi les hommes de lettres qui la retiennent pour cadre de leurs ouvrages, Victor Hugo occupe naturellement une place de choix. Son père, le général « au sourire si doux », a fait campagne dans l'armée du Rhin, en Vendée, en Italie. Le fils en a recueilli des souvenirs épiques. Il a laissé au temps le soin de les mûrir : à Hauteville House, où il a déjà, en exil, écrit les Misérables, il prolonge son séjour après la chute de l'Empire. Il y commence le 16 décembre 1872 la rédaction de Quatre-vingt-treize. Il l'achève le 9 juin 1873 : six mois d'une composition passionnée, dans la compagnie permanente de Lantenac, de Cimourdain, de Gauvain, les trois héros du maître. Le marquis de Lantenac, c'est le seigneur chouan qui vient prendre la tête des Bretons insurgés. « Haute taille, cheveux blancs, habits de paysan, mains d'aristocrate ». Cimourdain, c'est l'ancien prêtre, devenu philosophe et terroriste : « Conscience pure, mais sombre. » Gauvain, c'est le jeune noble qui a épousé la cause de la Révolution : il est du même sang que Lantenac, il a été l'élève de Cimourdain; il est républicain, mais clément; il sait se battre, mais aussi pardonner. Tel est le trio de Quatre-vingt-treize. A la vérité, Hugo présente aussi un autre trio, celui des trois hommes qui se concertent et se défient au cabaret de la rue du Paon : Robespierre, Danton, Marat. D'abord Robespierre, « lèvres minces et regard froid, poudré, ganté, brossé, boutonné »; Dan- ton, « débraillé, col nu, cravate dénouée »; Marat, une espèce de nain, « homme jaune, plaques livides sur le visage, mouchoir noué sur des cheveux gras ». Ces trois hommes ne se ressemblent que sur un point : ils parlent tous comme Hugo écrit, avec des phrases couperets, des antithèses en série, en alternant discours-fleuves et mots hachés à l'emporte-pièce. C'est le trio hugolien de la Terreur. Curieusement, tous trois se vouvoient ; mais Cimourdain, qu'ils désignent comme délégué du Comité de salut public auprès de Gauvain, commandant de la colonne expéditionnaire de l'armée des côtes, pratique le tutoiement révolutionnaire : Cimourdain est un pur et un dur, qui aura mission de combattre, d'arrêter et de faire guillotiner Lantenac. Tous les personnages sont en place pour un drame de famille. Au passage, Hugo ne manque pas de présenter la Convention, dans son cadre des Tuileries ( « violent, sauvage, régulier, correct dans le farouche » ), la Gironde, « légion de penseurs », la Montagne, « groupe d'athlètes » : au total, un « amas épique d'antagonismes ». En face de ce « camp retranché du genre humain », la Vendée associe les hommes et la forêt. « La Vendée, c'est la révolte-prêtre. Cette révolte a pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s'entraident. » La Vendée de Hugo ne sort pas du cadre de la Bretagne. Lantenac, prince breton, est le seigneur des Sept-Forêts. Cette Vendée-là est invulnérable, parce qu'insaisissable. Le Vendéen chez lui est « contrebandier, laboureur, soldat, pâtre, braconnier, franctireur, chevrier, sonneur de cloches, paysan, espion, assassin, sacristain, bête des bois ». Au nombre des héros de Quatre-vingt-treize, ils ne manquent pas, ces Vendéens du taillis, du fourré et de la fougère : Tellnarch, dit le Caïmand, qui a pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches et d'herbes; Halmalo, le matelot-paysan, qui va de paroisse en ravin porter la consigne d'insurrection; Gouge le Bruant, dit Brise-Bleu ou l'Imânus, qui règne sur le bocage; Michelle Fléchard, dite la Flécharde, et ses trois enfants, RenéJean, Gros-Alain et Georgette, qui vont être prisonniers de la Tourgue en flammes, et que Lantenac va sauver - Lantenac, que sauvera Gauvain... Car Lantenac s'est livré, et Gauvain le délivre, et Cimourdain, implacable, fait exécuter Gauvain pour crime de clémence. Ultime dialogue, entre Cimourdain qui prône la république de l'absolu, et Gauvain qui préfère la république de l'idéal, entre Cimourdain, qui veut une république de glaives et Gauvain qui espère une république d'esprits. Gauvain pourtant absout la Terreur : « Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle. » Manifestement, par la voix de Gauvain, c'est Hugo qui parle. Hugo célébrant l'homme-citoyen, la société sublimée; « la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le cœur, la fraternité devant l'âme ». Entre Cimourdain, qui symbolise 1793, et Lantenac, qui représente la monarchie, c'est-à-dire l'avant-1789, Gauvain et Hugo plaident pour l'avenir, qu'ils bâtissent avec des mots. Mais Victor Hugo, sans taire ses préférences, cherche à se concilier toutes les catégories de lecteurs, qu'ils soient partisans de la monarchie ou de la Terreur : le marquis de Lantenac, aussi bien que Cimourdain, est un héros respectable, Vendéens et républicains sont traités équitablement. Il est même permis de se demander si Hugo, parfois, ne penche pas pour les Blancs plutôt que pour les Bleus. Dans sa Légende des siècles (dont la dernière série sera postérieure à Quatre-vingt-treize), il célèbre Jean Chouan, qui se sacrifie pour sauver une mère, comme il a célébré Lantenac, arrachant les trois enfants à l'incendie de la Tourgue : « Jean Chouan, fier, tranquille, altier, viril, debout... » Mais c'est encore pour Hugo une façon de magnifier le peuple paysan : Vous, que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers. Blanc ou Bleu, le peuple trouve toujours grâce devant le poète démagogue. LES DIEUX ONT SOIF Quarante ans après Quatre-vingt-treize, voici, daté de 1912, les Dieux ont soif. Victor Hugo a été le grand pontife de la littérature française au lendemain du second Empire; Anatole France n'est pas loin de tenir la même place dans les lettres du XX siècle naissant. Choyé parmi les esthètes, grand bourgeois adopté par le monde ouvrier, libéral en coquetterie avec le socialisme, futur prix Nobel, promis comme Hugo aux funérailles nationales, Jacques-Antoine Anatole Thibault, qui a pris modestement le mot France pour pseudonyme, s'est fait le chroniqueur ironiste de la troisième République; mais il lui arrive de s'évader de l'Histoire contemporaine pour évoquer Jeanne d'Arc avec des accents anticléricaux, ou pour ressusciter la Terreur avec un scepticisme désabusé : « Les prisons regorgeaient, l'accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. » Le Cimourdain d'Anatole France, celui qui demande du sang au nom de la Vertu, et pour sauver la patrie, s'appelle Évariste Gamelin. C'est un petit peintre, élève de David, qui méprise Watteau, Boucher, Fragonard ou Greuze, maîtres en fadeur et qui, faute de pouvoir enfanter des chefs-d'œuvre, milite dans la section du Pont-Neuf, ex-Henri IV, avant de se faire nommer juré au Tribunal révolutionnaire. Il vénère Robespierre, croit en l'Être suprême, condamne en âme et conscience les conspirateurs, les émigrés, les spéculateurs, les simples suspects - hommes et femmes, vieillards et adolescents, maîtres et serviteurs, Indulgents et Enragés. Comme Robespierre, il réprouve la peine de mort. Mais il entend ne l'abolir que du jour « où le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi ». Quand il juge et condamne, c'est pour que « la guillotine sauve la patrie ». Il tient la Terreur pour salutaire. « 0 sainte Terreur », sainte Guillotine! Avec elles, il assied le règne de la justice et prépare le bonheur du genre humain. Anatole France ne fait pas d'Évariste Gamelin le vrai héros de son roman : il ne cache pas que l'exaltation du jeune juré est à base d'illusion, voire de naïveté, sinon de niaiserie. Évariste assouvit des vengeances personnelles, lorsqu'il condamne l'amant de sa sœur, ci-devant noble et émigré; il est même prêt à la dénoncer au comité de vigilance de la section. Manifestement, les sympathies de l'auteur vont à un autre personnage, qui lui ressemble sur beaucoup de points : le vieux Mau- rice Brotteaux, ci-devant des Ilettes, qui a perdu ses offices, ses rentes, ses terres, son hôtel et son nom, vit chichement dans un grenier du quai de l'Horloge, en fabriquant et en vendant des marionnettes. Il lit Lucrèce, ne croit à rien, et surtout pas en Dieu, mais accueille d'un cœur joyeux un père barnabite pourchassé par les commissaires du Comité de sûreté générale. « Je ne regrette pas l'ancien régime bien que j'y aie passé quelques moments agréables, dit Brotteaux ex-des Ilettes, mais ne me dis pas que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux : il y aura toujours des grands et des petits, des gros et des maigres. » Brotteaux et le père barnabite vont être arrêtés : ils n'ont pas de certificat de civisme. Ils vont être condamnés, avec quarante-cinq autres prévenus, comme ayant formé une conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats, et dont le but est la guerre civile, le rétablissement de la royauté. Gamelin motive son verdict : « La culpabilité des accusés crève les yeux : leur châtiment importe au salut de la Nation, et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice comme le seul moyen d'expier leurs crimes. » Charrette et guillotine. Brotteaux a refermé son Lucrèce, le père barnabite s'indigne d'avoir été pris pour un Capucin. Sur le même échafaud, montent la citoyenne de Rochemaure, celle-là même qui a fait nommer Évariste juré, mais qui a entretenu de coupables relations avec des banquiers, et la jeune Athénaïs, fille de joie, qui a trouvé refuge dans le grenier de Brotteaux, et qui monte à l'échafaud en criant « Vive le roi!». Chroniqueur attentif de la Terreur, Anatole France brosse au passage quelques scènes du temps : les queues à la boulangerie, dans les malédictions des tricoteuses; les désordres des prisons, dont les geôliers sont ivres, et dont les détenus jouent au tric-trac. Il burine quelques portraits de révolutionnaires : Fouquier aux yeux de chat, à la face grêlée, au teint de plomb; Marat, défenseur, conseiller, ami du peuple... Par la bouche du citoyen Blaise, brocanteur rue Honoré, il résume le sentiment du Français moyen en 1793 : « Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans d'embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaises, de tocsins, d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge... d'emprisonnements, de guillotines, de rationnements, d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est long! » La Révolution et la Terreur, jugées par le sentiment public, sont mûres pour Thermidor. Les dieux n'ont plus soif. A u PAYS DE L A VARENDE De Victor Hugo à Anatole France, de Cimourdain l'inflexible à Gamelin l'insatiable, les belles-lettres françaises hésitent à faire leur pâture de l'épopée révolutionnaire. Quelques auteurs s'en sont saisi, et l'on ne s'attardera pas sur le sort qu'ils lui réservent : Balzac s'y est risqué avec les Chouans, dans le sillage de Walter Scott; Alexandre Dumas récrit à sa façon l'histoire des années troubles, avec le Chevalier de Maison-Rouge, plus encore avec un roman fleuve qui s'échelonne de Joseph Balsamo à la Comtesse de Charny, en passant par le Collier de la Reine et Ange Pitou : ce qui familiarise le lecteur des feuilletons avec la légende de la Révolution, revue et corrigée par un metteur en scène imaginatif, mais non sans talent, et dont l'intuition approche parfois de la vérité plus que les savants travaux des historiens patentés. Au XX siècle, la Révolution commence à n'être plus tout à fait tabou. Mais les grandes tueries des guerres planétaires la font un peu oublier. C'est par accident que certains romanciers se risquent à la remettre en cause. Au pays d'Ouche, au pays d'Auge, Jean de La Varende perpétue les traditions d'Ancien Régime. Il ne tait pas ses fidélités. A sa manière un peu rocailleuse de gentilhomme campagnard, il cultive l'héritage de sa Basse-Normandie, de ses aristocrates et de ses croquants. Homme de la terre, il se flatte d'être un « manant », le beau mot qui réunit seigneurs et terriens : de maneo, « je reste, je persévère et j'attends ». Les manants sont ceux qui demeurent, qui continuent, qui assurent. Dans ses Manants du roi, comme en d'autres nouvelles qui prennent la Terreur pour cadre, La Varende évoque les fidèles de la monarchie. Le livre s'ouvre sur un épisode daté du 22 janvier 1793, au lendemain de la mort de Louis. A la lisière du pays d'Auge, les nouvelles de Paris sont rares et lointaines. On se sou- cie plus des labours difficiles, de la lutte sans cesse renouvelée contre les buissons envahissants, de la pâture des brebis, de la menace des loups, que de la Terreur parisienne. Nicolas de Galart, parcourant à l'aube sa terre « rétive et dure », s'étonne vaguement d'une inscription vengeresse, à la peinture rouge, en grandes capitales : « Mort aux nobles. » Il s'indigne à peine de cette déclaration de guerre, au-dessus d'un petit couperet de guillotine. Avec lui, toute la plaine proteste « comme d'un mouvement d'épaule... Un grand souffle indigné, méprisant ». Mais voici qu'il entend une sonnerie lointaine : un glas matinal, à l'église paroissiale. Aussitôt, un nouveau glas lui parvient du Sud, du clocher de la Roussière. Là aussi, un mort ? Tout de suite, il entend un troisième glas, du Nord cette fois; puis un autre, tout menu et aminci. Il reste l'oreille tendue, tournant lentement la tête vers les points cardinaux. La terre exhale des cloches. Galart veut regagner le château. A un métayer, il emprunte un cheval, saute sur le pommelé, à cru. Quand il arrive dans la cour d'honneur, cernée de briques roses, il la trouve pleine d'une foule paysanne. M de Galart l'attend sur le perron, déjà vêtue de noir. Lui aussi, dès qu'il apprend l'événement, revêt à la hâte ses habits de deuil. Avec sa femme et ses enfants, il se place sur le perron, et, figure rougie, salue les « gens » qui défilent : « les bordiers, les paysans, les tâcherons, les voisins humbles et les petits propriétaires », tous sont venus « pour serrer les mains, ainsi qu'à l'enterrement », pour s'affirmer solidaires du hobereau qui reste le plus proche de « Celui » qui n'est plus, dont on vient d'apprendre le trépas. Est-ce ainsi que le pays d'Auge a accueilli la nouvelle de l'exécution du roi, dans le deuil et les condoléances? C'est ainsi du moins que La Varende le restitue. C'est sa façon de dire chouan : sa façon de choisir, en terre normande, entre Marat et « Mademoiselle de Corday ». ANOUILH ET LE DÎNER DE TÊTES Vingt ans après les Manants du roi, voici Bitos ou le dîner de têtes, de Jean Anouilh. La Varende écrivait pendant l'entre-deuxguerres, Anouilh écrit après la tourmente : les drames de l'épura- tion sont encore présents dans les mémoires. Les règlements de comptes de l'après-guerre ont fait des victimes, innocentes ou coupables, par dizaines de milliers : comme pour une résurgence de la Terreur. C'est dans ce climat que Jean Anouilh met sur la scène, tout à la fois 1944 et 1793. Son « pauvre Bitos », naguère petit boursier cafard et brillant élève, est devenu un substitut implacable, toujours prêt à châtier les « collaborateurs ». Il se croit Robespierre. Avec lui, la justice immanente est en marche, la rigueur et la vertu triomphent. Bitos est convié à un dîner de têtes, et ses partenaires lui réservent précisément le rôle de Robespierre. Il va le jouer avec conviction, et la magie du théâtre va ressusciter l'avantThermidor. Auprès de lui, les ténors de la Révolution ne sont que des pantins. Saint-Just est « un dandy, pince-sans-rire ou archange exterminateur ». Danton est las de cette Terreur qu'il a contribué à enfanter : « Le sang commence doucement à m'écœurer. Et d'autres choses, de toutes petites choses de tous les jours se mettent à prendre de l'importance pour moi : les métiers, les enfants, les douceurs de l'amitié et de l'amour. - En somme, lui réplique-t-on, un programme parfaitement contre-révolutionnaire. » Et c'est vrai : Danton vient de se remarier, sa femme a seize ans, et la Terreur ne l'intéresse plus... Mais Robespierre est là, qui ne lâche pas sa proie. Il faut, dit-il, « continuer la lutte. Éternellement ». Quelle lutte ? Celle qui ne pardonne pas. « Beaux Français, beaux messieurs, beaux mâles, je vous le ferai passer, le goût de vivre et d'être des hommes. Je vous ferai propres, moi. » Robespierre s'explique : il veut faire une loi qui oblige à réapprendre le respect. Le respect envers Dieu, d'abord. « Je crois qu'il faut refaire leur Dieu, maintenant. Un Dieu à nous. Un Dieu que nous aurions bien en main. Et de nouveaux curés qui les surveillent. Il suffit de faire un décret. » Dans sa soif de régénération, l'Incorruptible entend réformer le Tribunal révolutionnaire. « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit durer que le temps de les reconnaître. Il s'agit moins de les punir que de les anéantir. » Et Robespierre-Bitos de définir l'instrument de la vindicte populaire. « Article premier : Le Tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple. Article second : Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent ou qui ont cherché à anéantir la liberté. Article troisième : La peine portée contre tous les délits dont la connaissance appartient au Tribunal révolutionnaire est la mort. Article quatrième : S'il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, il ne sera pas entendu de témoins. » Anouilh n'a même pas la peine d'inventer. Il reproduit la loi de prairial, qui simplifie et accélère la procédure devant le Tribunal. Saint-Just résume, à l'intention des spectateurs : « Effet rétroactif. Jurés partisans. Pas de défense. C'est un modèle du genre. Il resservira. » Il resservira, en effet, en 1944, quand la France libérée rendra, au nom de l'épuration, une justice expéditive. Jean Anouilh, lui aussi, règle ses comptes. Son « dîner de têtes » est un festival de têtes coupées. BILAN LITTÉRAIRE DE LA TERREUR De ces échantillons de la Terreur romancée (Hugo, France, La Varende, Anouilh...), comme de l'ensemble de la littérature « engagée » sur ce terrain, on retiendra au moins une constante, qu'il s'agisse d'écrivains de gauche (Dumas, Hugo, France) ou d'écrivains de droite (Balzac, La Varende, Anouilh) : tous s'accordent, sinon à condamner la Terreur, du moins à donner le beau rôle à ceux qui la condamnent. Dumas, qui prend les armes à l'heure de la révolution de 1830, choisit pour héros le chevalier de Maison-Rouge ou le comte de Charny, qui combattent pour la reine. Hugo, tout en s'affirmant comme le champion des causes humanitaires et le chantre de la République, réhabilite le chouan Lantenac et magnifie le vicomte Gauvain, que la Terreur condamne à l'échafaud. Anatole France, dont on sait les liens avec les partis d'extrême gauche, raille les utopistes de la guillotine, et présente avec indulgence la citoyenne veuve Gamelin qui, mère d'un militant du terrorisme, n'ajuste à sa coiffe la cocarde tricolore qu'en disant le Benedicite. Jean Anouilh, selon son cynisme habituel, tourne en dérision, avec l'idéalisme de la Terreur, les valeurs humanitaires de la Révolution et de la Résistance. Il faut croire que la Terreur n'est pas littérairement payante, pas plus qu'elle ne l'est politiquement. Le mythe des grands ancêtres, au fil des années, perd de sa crédibilité. Les Français commencent à déceler la réalité des hommes et des faits, derrière les images complaisantes de l'histoire officielle : ils apprennent que les premiers héros de la Révolution - Mirabeau, Talleyrand, Danton... - faisaient monnayer leur influence; que Robespierre ne passait pour incorruptible que parce qu'il contrastait avec ses partenaires corrompus; que la France, première puissance du monde en 1789, ne sera plus jamais telle après l'épreuve révolutionnaire; que le chapitre de la Terreur est plus sanglant que glorieux; et qu'il a inspiré d'autres Terreurs, encore plus tragiques, dont se déshonore l'Histoire du monde.