Le Coût de la Terreur

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LE COÛT
DE LA
TERREUR
DU MÊME AUTEUR
HISTOIRE GÉNÉRALE
Survol de l'histoire du monde, Fayard.
Survol de l'histoire de l'Europe, Fayard.
Survol de l'histoire de France, Fayard.
Paris, Fayard.
L'Histoire n'a pas de sens, Fayard.
D'Achille à Astérix, 25 pastiches d'histoire, Flammarion.
La Grande Aventure des Corses, Fayard.
Histoire des socialismes, Fayard.
La France de Babel Welche, Calmann-Lévy.
Le Coût de la Révolution française, Perrin.
ÉCONOMIE ET HISTOIRE ÉCONOMIQUE
Histoire du franc, Sirey.
Histoire des colonisations, Fayard.
Histoire des marchands et des marchés, Fayard.
Histoire des marchés noirs, Tallandier.
ABC de l'inflation, Plon.
ABC de l'économie, Hachette.
Onze Monnaies plus deux, Hachette.
Histoire de l'or, Fayard.
Histoire du pétrole, Fayard.
Du franc-Bonaparte au franc-de-Gaulle, Calmann-Lévy.
Le Fisc, ou l'école des contribuables, Amiot-Dumont.
All the Monies of the World, Pick, New York.
La Maison de Wendel, Riss.
Peugeot, Plon.
Les Deux Cents familles, Perrin.
Histoire morale et immorale de la monnaie, Bordas.
TRADUCTIONS
Allemagne, Angleterre, Argentine, Brésil, Canada, Chine, Danemark, Espagne,
États-Unis, Finlande, Iran, Israël, Italie, Norvège, Portugal, Roumanie, Suède,
U.R.S.S.
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© Perrin, 1990.
ISBN : 2-262-00651-2
AVANT-PROPOS
Il n'est ni dans mes habitudes, ni dans la bienséance, d'écrire un
avant-propos à la première personne. Mais j'ai quelques observations préalables à présenter, qui me mettent nécessairement en
cause.
Premier point. J'ai déjà publié un « Coût de la Révolution Française », et ce nouvel essai sur « le Coût de la Terreur » ne pouvait
l'ignorer. A passer de la Révolution, phénomène global, à l'épisode de la Terreur, je risque des redites, et je ne les éviterai pas.
Mais la Révolution, prolongée par l'Empire, son appendice naturel, couvre un quart de siècle. La Terreur couvre à peine deux
années. Ce n'est plus de l'histoire à la mesure d'une génération,
c'est de l'histoire en raccourci et à l'accéléré, qui, sur huit saisons,
concentre un drame national.
Deuxième point. Devant ce drame, il est difficile de rester
neutre et impassible. Quelques auteurs ont dit leur admiration de
la Terreur qui a donné à la France le moyen de tenir tête au
monde. D'autres ont dit leur réprobation, voire leur répulsion.
Mais l'historien n'a pas à prendre parti et à trahir son sentiment.
Je garderai de mon mieux mon sang-froid, en évitant les adjectifs
faciles qui expriment la ferveur ou la consternation. Grandioses
ou déplorables, les faits se suffisent à eux-mêmes.
Troisième point. Je pourrais faire étalage d'érudition en détaillant mes sources, avec le recours à une surabondante bibliographie. Les archives et les bibliothèques sont d'une prodigieuse
richesse sur le thème révolutionnaire. Mais je me dispenserai, et je
dispenserai mes lecteurs, du catalogue de mes recherches et de
mes trouvailles. Je ne manquerai cependant pas, chaque fois qu'il
sera utile et honnête, de citer mes références : ce qui est d'ailleurs
le moyen d'esquiver lâchement les responsabilités et de les faire
endosser par de plus compétents ou de plus hardis, mais ce qui est
aussi une forme d'humilité, en reportant sur autrui le mérite
d'avoir frayé les voies de la vérité.
Quatrième point. Je ne céderai pas à la tentation de tout expliquer en retenant pour meneurs de jeu un ou quelques grands
hommes. Lamartine et Aulard ont pris Danton pour héros;
Mathiez a misé sur Robespierre. D'autres, comme Soboul, ont restitué le premier rôle aux sans-culottes, ou, comme Lefebvre, aux
masses paysannes. Taine a tout ramené au peuple, qui, avec
Michelet, devient le Peuple, majuscule en tête. Augustin Cochin
et Bernard Fay retiennent, pour deus ex machina, quelque main
invisible ou quelque comploteur occulte. Au vrai, tous ces acteurs
jouent leur rôle, et il n'est pas indispensable de privilégier l'un
plutôt que l'autre.
Dernier point : il n'est pas question ici de refaire chronologiquement, après tant d'historiens, le récit événementiel et
linéaire de la Terreur. Comme pour la Révolution dans son
ensemble, je n'ai que l'ambition de déceler ce que la Terreur a
coûté à la France et aux Français, ou ce qu'elle leur a apporté. Du
bilan humain au bilan monétaire, il est aujourd'hui possible de
faire les comptes.
I
LE CLIMAT DE LA TERREUR
LE DIX AOÛT 1792
Les journées torrides du plein été sont propices aux rassemblements, aux beuveries et aux coups d'éclat. Ce 10 août 1792, à
Paris, il fait beau, il fait « soif ». L'insurrection couve depuis le
début du mois. Tour à tour, on a vu arriver les Marseillais de Barbaroux, par le faubourg Saint-Antoine, devenu le faubourg de
Gloire; on a vu ensuite se mobiliser les quarante-huit sections de
la capitale, appelées à l'émeute.
Du 9 au 10, à minuit, sous un ciel étoilé, la cloche des Cordeliers sonne le tocsin, auquel font écho sans tarder les églises d'une
section de la rive gauche et de quatre sections de la rive droite; en
attendant la mobilisation générale, différée tout au long de la
semaine, promise puis décommandée, et finalement mûre pour
l'explosion.
Paris compte plus de six cent mille habitants. Mais il ne s'en
trouve pas un sur dix qui juge utile de répondre à l'appel aux
armes. Pour la plupart, ils se soucient plus du ravitaillement et du
coût des denrées que de ce qui peut se passer aux Tuileries. Même
s'ils ne sont pas indifférents au sort de la patrie, ils préfèrent leurs
pantoufles à la bagarre, et ils laissent à de plus hardis le soin de
régler les affaires politiques. Des « journées », ils n'en ont déjà que
trop connu. Cette journée-ci, qui a commencé par une nuitée,
promet d'être chaude de toutes les façons.
Rien de spontané dans ce soulèvement, pas plus que dans les
précédentes manifestations populaires : le peuple, ou ce qui est
censé le représenter, est mis en condition, encadré, conduit là où
l'on veut qu'il aille. Ce Dix Août a été prémédité, et même
commandité. Les chômeurs marseillais qu'on a fait « monter » à
Paris, et qui vont constituer la première force de frappe, sont
payés trente sous par jour (ce qui est alors un salaire fort confortable) et ils recevront, avec le prix de leurs armes, une gratification supplémentaire de trois mille livres (soit deux à trois années
du salaire moyen d'un ouvrier qualifié). Les sans-culottes parisiens, qui représentent la seconde force de frappe, touchent euxmêmes quarante sous pour chaque séance de section, s'ils assurent
n'avoir pas d'autre ressource. La colère des émeutiers n'est pas
gratuite.
Si les meneurs de jeu savent ainsi mettre en branle les patriotes,
ils ne savent assurément pas comment évoluera la « journée », ni
quel sera son aboutissement, ni quel en sera le prix humain. Il
importe seulement que Paris donne au monde l'impression de
vouloir en finir avec ce qui subsiste de l'institution monarchique.
A la tribune des Cordeliers, Danton a tonné : « Le peuple ne peut
plus recourir qu'à lui-même, car la Constitution est insuffisante.
Il ne reste plus que vous pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez
vous donc, car cette nuit, des satellites cachés dans le château
doivent faire une sortie sur le peuple et l'égorger avant de quitter
Paris pour rejoindre Coblence. Aux armes, aux armes! »
En fait d'égorgement, l'exemple est aussitôt donné : le marquis
de Mandat, qui a charge de défendre les Tuileries avec un bataillon de la garde nationale et la garde suisse, s'est rendu à l'Hôtel de
Ville pour négocier avec la municipalité. Il est entouré, frappé,
assommé, dépouillé de ses vêtements, et son corps est jeté à la
Seine. L'aube se lève sur la journée du Dix Août : inauguration de
la Terreur.
Au château, le roi, la reine, leurs deux enfants, leur sœur Élisabeth, ont veillé toute la nuit. Ils n'ignorent pas que leurs moyens
de défense sont précaires; la garde constitutionnelle a été dissoute, la garde nationale est partiellement acquise à la Révolution.
Reste un bataillon, avec les neuf cents Suisses qui sont assurément
fidèles; mais ne sont que des mercenaires. Reste aussi la petite
foule des vieux serviteurs de la monarchie agonisante, tout juste
armés de vieux sabres, voire des pelles et pincettes empruntées
aux cheminées des Tuileries (Thiers). Les sept pièces de canon
des cours du château sont entre les mains de la garde nationale,
qui les remettra aux insurgés.
Voilà les Tuileries assiégées par les sectionnaires et par les
curieux. Santerre et Westermann dirigent les opérations. En vain
le roi se présente-t-il au balcon du palais, salué par des vociférations diverses, où les clameurs couvrent les acclamations. On
hurle : « A bas le gros cochon ! » En vain, Louis se mêle-t-il à ses
défenseurs et affronte-t-il la plèbe qui l'injurie et menace de donner l'assaut. Plutôt que de livrer bataille, ne vaut-il pas mieux se
retirer parmi les législateurs ? Pour éviter toute effusion de sang,
la famille royale, par le jardin et la terrasse des Feuillants, gagne
l'Assemblée qui a élu domicile dans le Manège.
Tous les manuels d'histoire diront comment le roi, la reine, le
dauphin, les princesses, enfermés dans la loge du logographe,
subiront les invectives des pétitionnaires et les discours des tribuns, avant d'être transférés dans les cellules des anciens Feuillants, puis à la tour du Temple. Mais tous ne diront pas la tragédie
qui se déroule aux Tuileries dans le château livré aux pillards, et
dans ses alentours livrés aux émeutiers.
Le roi a donné aux Suisses l'ordre de ne pas tirer. C'est les
offrir à la « canaille » des faubourgs qui est prête à la bagarre et au
massacre. Les Suisses, pour attester de leurs intentions pacifiques,
jettent des cartouches par les fenêtres. Bientôt, ils vont déposer
leurs armes. Mais les assaillants ne font pas de quartier. Ils
abattent les ultimes défenseurs du château, traquent dans les rues
avoisinantes tous ceux qui peuvent passer pour des ennemis du
peuple. Les Suisses sont scalpés, éventrés, émasculés, dépecés.
Une fille publique, rue Fromenteau, s'occupe tranquillement à
délayer une cervelle du bout de son pied (Philippe Morice, dans
ses Souvenirs). Un artisan proclame à haute voix : « Ah ! Monsieur,
la providence m'a bien servi : J'ai tué trois Suisses ». Le jeune
capitaine Bonaparte, qui habite alors rue du Mail, et qui s'est
rendu au Carrousel, traverse le jardin des Tuileries : le spectacle
des cadavres des Suisses lui donne la nausée.
Bilan global du carnage : trois cent soixante-seize victimes
(morts ou blessés) du côté populaire, sept ou huit cents tués dans
le camp royal. Dans son Histoire des Girondins, Lamartine évoquera généreusement « les quatre mille cadavres » que, le lendemain, collectent les tombereaux de la Commune à la lumière du
feu qui embrase les abords du palais, et qui donne « aux eaux de la
Seine l'apparence du sang ». Quatre mille, dit-il, dont « trois mille
six cents pour les Marseillais, les fédérés et les masses des faubourgs ». Inutile d'en rajouter ainsi, le drame se suffit à lui-même.
Lamartine saluera aussi, comme un geste de probité, l'apport
des rapines sur la table du président de l'Assemblée : vaisselle
d'argent, sacs d'or, diamants, bijoux, meubles de prix enlevés aux
Tuileries, et jusqu'aux assignats trouvés sur les vêtements des
Suisses. Il va de soi que, pour l'essentiel, les patriotes ont procédé
au sac du château, éventrant les sièges, mutilant les boiseries et
s'adjugeant tout ce qu'ils pouvaient emporter. Ce pillage est parfaitement conforme aux traditions révolutionnaires.
Tel est le Dix Août 1792, qui met un terme à huit siècles de
monarchie capétienne, et qui ouvre toutes grandes les portes de la
Terreur.
LE DIX AOÛT 1793
Trois cent soixante-cinq jours plus tard, et cette fois en pleine
Terreur, l'anniversaire du Dix Août est l'occasion d'une de ces
fêtes grandioses, et même grandiloquentes, comme se plaît à en
célébrer la Révolution : avec le Dix Août, elle a inscrit à son
calendrier des réjouissances nationales le Quatorze Juillet, qui
commémore la Fédération du Champ de Mars autant que la prise
de la Bastille, et le 21 Janvier, date de l'exécution de Louis XVI;
le sang a coulé à chacune de ces occasions, et la Terreur se
complaît dans ce genre d'évocation.
De même que le premier Dix Août s'est déroulé sous la menace
de l'invasion prussienne au lendemain du manifeste de Brunswick, le deuxième survient alors que les coalisés enlèvent Cambrai
et Valenciennes, et poussent leurs avant-gardes jusqu'à SaintQuentin et Péronne, à trente lieues de Paris. Un tel climat
d'inquiétude est propice aux mobilisations de masses.
Ce nouveau Dix Août veut être solennel, puisqu'il marque la
chute de la monarchie. Le ciel et le soleil lui sont complices. La
foule parisienne est d'autant plus désireuse de s'associer à la cérémonie, qu'on ne lui demande rien d'autre que de festoyer, et
qu'elle a à se faire pardonner sa prudente réserve de l'année précédente.
Rien n'a été négligé pour faire de ce Dix Août une journée
inoubliable. La Convention lui a ouvert un crédit de 1 200 000
francs (en papier!). Les Jacobins ont accueilli leurs frères fédérés
venus des départements. Paris inaugure deux musées : celui du
Louvre, débarrassé des rois, celui des Monuments français, qui
rassemble les sculptures soustraites aux iconoclastes. Quant à la
fête elle-même, elle a David pour ordonnateur, et David a le
génie des mises en scène.
Premier acte, dès quatre heures du matin : le peuple est convié
sur les ruines de la Bastille, là où l'on a érigé une colossale statue
de la Nature (en plâtre), « dont les mamelles épanchent l'eau de la
régénération ». La Marseillaise salue les premiers rayons du soleil.
Hérault de Séchelles, président de la Convention, reçoit l'eau vive
dans une coupe, y trempe ses lèvres, et la passe aux quatre-vingttrois doyens représentant les quatre-vingt-trois départements, qui
boivent à leur tour. « 0 Nature, s'écrie le président, reçois
l'expression de l'attachement éternel des Français pour tes lois, et
que ces eaux fécondes consacrent dans cette coupe de la fraternité
et de l'égalité les serments que te fait la France en ce jour, le plus
beau qu'ait éclairé le soleil depuis qu'il a été suspendu dans
l'immensité de l'espace! » Car tel est le style de l'époque, volontiers écologique et déclamatoire, à l'école d'un Rousseau devenu
rhéteur.
Fanfare, canon, baisers fraternels : le cortège se met en branle.
En tête, les Jacobins, les sociétés populaires et les sections armées,
puis la Convention au grand complet, chaque conventionnel
brandissant des épis de blé (toujours la nature!), huit d'entre eux
portant sur une arche la nouvelle Constitution et la nouvelle
Déclaration des droits de l'Homme. Les doyens, unis par un cordon tricolore, ont en main un rameau d'olivier, « signe de la
réconciliation des départements avec Paris ». Suivent les gens de
métiers, avec les attributs de leurs activités. De jeunes ruraux
tirent une charrue sur laquelle trône un vieillard. Huit chevaux
blancs à panache rouge tirent un char de guerre sur lequel repose
l'urne symbolisant les guerriers morts pour la patrie. La marche
est fermée par des tombereaux « traînant ignominieusement dans
la boue les attributs de la royauté et de la noblesse » : sceptres,
couronnes, armoiries, fleurs de lis...
Le cortège fait le tour des boulevards. A hauteur de la rue Pois-
sonnière, il s'arrête un moment, le temps d'un nouveau discours
du président qui donne une branche de laurier aux filles
publiques, très dénudées, assises sur des canons, et qui figurent les
héroïnes des journées d'octobre. Arrêt encore sur la place de la
Révolution débarrassée de l'échafaud; devant une gigantesque
statue de la Liberté (toujours en plâtre), les tombereaux sont vidés
des insignes de la monarchie et de l'aristocratie auxquels on met
le feu, tandis que s'envolent trois mille oiseaux porteurs de banderoles, censés porter aux nations étrangères le message de la Révolution: « Nous sommes libres, imitez-nous!»
La marche reprend, pour gagner l'esplanade des Invalides où,
sur une montagne de carton, le Peuple français statufié terrasse le
monstre du fédéralisme. Hymnes et nouveaux discours. Sur le
Champ de Mars enfin, le cortège passe en se courbant sous le
niveau de l'Égalité, puis gravit les marches de l'autel de la Patrie,
vestige fatigué de la fête de la Fédération. Les quatre-vingt-trois
vieillards remettent leurs quatre-vingt-trois piques au président
qui en forme un faisceau. Hérault de Séchelles, dont l'éloquence
ne faiblit pas, s'écrie d'une voix retentissante : « Jamais vœu plus
unanime n'a organisé une république plus grande et plus populaire. Jurons de défendre la constitution jusqu'à la mort! La République est éternelle... Cendres chères, urne sacrée, je vous
embrasse au nom du peuple ». Des centaines de milliers de voix
acclament le tribun et la République. La mascarade s'achève
« dans des serments sublimes » et sur un énorme pique-nique : au
soleil couchant, les citoyens « consomment en famille le peu qu'ils
ont apporté » (Michelet) ; ils communient « dans un repas frugal
en rompant le pain de la fraternité » (Pierre Larousse). Et, après
un ultime spectacle pyrotechnique à Chaillot, ils retournent chez
eux, gais et contents comme dans la chanson.
Coût de la journée : deux millions.
LE DIX AOÛT 1794
L'année suivante, tout est remis en cause. La Terreur a basculé
et changé de camp. Nul n'a plus le cœur à célébrer les massacres
du premier Dix Août.
Les colossales statues de plâtre, celles de la Nature, de la
Liberté, du Peuple, ont mal résisté aux vents et aux pluies. Délavées et délabrées, elles sont promises à devenir bientôt des ruines.
Les héros des deux Dix Août ont presque tous disparu dans la
tourmente. Danton, le champion du premier Dix Août, est mort
sur l'échafaud. Hérault de Séchelles, vedette du second, accusé de
trahison par Saint-Just, a subi le même sort. Tous les premiers
rôles, ce même Saint-Just, ainsi que Robespierre, ont payé de
leurs têtes leurs sanguinaires audaces. Le roi, la reine, sont passés
par la guillotine. Seul, David, l'ordonnateur du spectacle, survit et
survivra, prêt à célébrer l'Empire, ses pompes et ses œuvres,
comme il a célébré la Révolution.
Ce troisième Dix Août, de l'an 94, n'est même plus un Dix
Août : il est le 23 thermidor de l'an II. La France a changé de
calendrier comme de régime. En l'espace de deux années, elle a
cru par deux fois abattre son tyran, le tyran Capet qui ne la tyrannisait guère, et le tyran Robespierre qui rêvait de la régénérer.
Deux années de Terreur organisée.
Au vrai, la Terreur a pris fin, en fait et en droit, deux semaines
plus tôt, le Neuf Thermidor. Il est plus arbitraire de dire avec certitude quand elle a commencé. Les historiens débattent.
Si l'on prend pour point de départ le moment où les Français
ont conçu leurs premières alarmes, il faut remonter au cœur de
l'année 1789, lorsque se propagent les révoltes paysannes, notamment dans le Dauphiné, à l'enseigne de « la Grande Peur »; mais
il ne s'agit là que de mouvements locaux et sans lendemains. Si
l'on veut dater la Terreur des premières grandes tueries parisiennes, il faut remonter à la prise de la Bastille et au massacre des
Suisses ou des invalides qui ne la défendaient pas; mais ce singulier exploit n'a pas fait immédiatement école. Et pas davantage on
ne retiendra les incidents ou les accidents de parcours qui, de
« journée » en « journée », de drame en drame, ont émaillé le cours
de la Révolution durant la Constituante et la Législative, aussi
bien à Paris que dans les provinces. La Terreur ne devient un système de gouvernement qu'à partir de la chute de la royauté, c'està-dire à dater du Dix Août 1792, ou, si l'on préfère, de la proclamation de la République. C'est-à-dire de ce mois de septembre
1792 qu'illustrent tout à la fois les massacres dans les prisons, la
mise en place de la Convention nationale et la bataille de Valmy.
Il arrive qu'on distingue entre une première Terreur, à la nais-
sance de l'automne 1792, une deuxième Terreur, qui s'étendrait
de juillet à décembre 1793, et une troisième Terreur, de mars à
juillet 1794. Ce ne sont là que facilités didactiques, à usage scolaire. Les contemporains ne font guère de différence entre la
fausse et la vraie Terreur, entre la petite et la grande, entre la
pseudo-Terreur et la Terreur officielle. Ils ont peur, sans analyser
le pourquoi et le comment, et sans doser leur angoisse.
Y a-t-il vraiment des entractes dans la Terreur, des périodes de
rémission au cours desquelles le citoyen peut ne plus trembler ? Si
l'on retient le principe des trois Terreurs, les Français respireraient en paix au début du l'année 1793 et au début de l'année
1794. C'est pourtant durant cette première « trêve » que Louis
XVI est décapité, durant la deuxième que sévissent en Vendée les
colonnes infernales. Pendant les deux années qui s'écoulent de
l'été 1792 à l'été 1794, du Dix Août des Tuileries au Dix Août
d'après Thermidor, la Terreur ne chôme jamais.
L'AVANT-TERREUR
Est-il besoin de définir la Terreur, et d'abord, le mot lui-même,
qui vient du latin terror, du verbe terrere, effrayer, d'une racine
sanscrite qui évoque l'idée du tremblement? Pour mémoire, on
notera que les mots « terroriste » et « terrorisme » ne datent que de
1794, et le verbe « terroriser », de 1796. Tel est le vocabulaire du
temps, héritage des années noires.
L'avant-Terreur, de 1789 à 1792, comporte une mise en train
prémonitoire, avec destructions matérielles et atteintes corporelles. Il faut bien croire que le climat politique des débuts de la
Révolution est déjà menaçant, puisque nombre de Français
émigrent : le frère cadet du roi donne l'exemple et prend le large.
Avec lui, par centaines, puis par milliers, beaucoup de ceux qui se
croient en danger, du fait de leur nom ou de leur passé, de leurs
amitiés ou de leurs inimitiés, vont chercher un refuge au-delà de
la mer ou des frontières. Ces émigrés de la première heure seront
rejoints par tous ceux qui ne se sentent plus en sûreté, à mesure
que montent les envies et les haines.
Pourtant, l'avant-Terreur a des aspects rassurants. D'abord, elle
ne rompt pas avec le principe monarchique, et si le roi de France
n'est plus que le roi des Français, s'il doit quitter Versailles pour
Paris, prêter serment à la Constitution, subir les outrages populaires, et même, à l'occasion, coiffer le bonnet rouge, il reste en
place, et la plupart des Français, plus ou moins secrètement, plus
ou moins consciemment, lui demeurent fidèles.
D'autre part, cette même avant-Terreur est apparemment libérale : comprenons que, dans leur grande majorité, ses meneurs
répugnent à toute politique qui s'apparenterait à du dirigisme, à
de l'étatisme, à du socialisme. A l'école de Quesnay et des physiocrates, ils croient aux vertus de la liberté économique, de l'initiative individuelle, de la propriété privée. Les assemblées sont
composées surtout d'hommes de loi, d'avocats, de négociants, de
médecins, de cultivateurs, de fort peu d'ouvriers ou de prolétaires.
Elles sont de tendances bourgeoises et « bien-pensantes ». Seules
des minorités agissantes les feront basculer dans le camp de la
subversion.
Enfin, la France d'avant la T e r r e u r semble attachée à la paix.
Au départ, elle n'affiche aucune ambition de conquête territoriale. L'Assemblée constituante commence même par déclarer
solennellement la paix au monde, et ce pacifisme répond aux
v œ u x profonds des Français qui, depuis trois quarts de siècle,
n'ont jamais vu un envahisseur sur leur territoire; Paris n'a pas
connu d'occupation étrangère depuis que les Bourbons sont sur le
trône.
En contre-partie, l'avant-Terreur laisse présager la Terreur. Les
protagonistes de la Révolution ont trop l'esprit de système pour
être de parfaits libéraux. Faisant volontiers table rase de tout ce
qui les a précédés, ils rêvent d'édifier un monde nouveau : non
pas seulement une France nouvelle, mais un univers régénéré.
Leur nationalisme tourne à l'internationalisme, parce que les
idées de la Révolution doivent valoir pour tout le genre humain.
Dès lors, comment pourraient-ils rester pacifistes? Ils ont pour
vocation de chasser les tyrans et de libérer les peuples, y compris
ceux qui ne demandent rien de tel. Cette généreuse ambition
conduit tout droit à la guerre, et le pacifisme des Français tourne
au bellicisme.
Voilà ou mène le principe de la table rase; il faut tout détruire
pour tout rebâtir. Détruire par exemple - et par priorité - les
impôts qu'a légués l'Ancien Régime. A l'expérience, on s'aperçoit
que les ramener à zéro, même avec l'arrière-pensée d'édifier un
nouveau système fiscal, c'est, dans l'immédiat, ruiner les finances
et condamner la Révolution aux expédients, dont le premier sera
le recours au papier-monnaie. Sur ce terrain, l'avant-Terreur prélude allègrement à la Terreur : l'inflation appelle contrôle et
contrainte, et le terrorisme est au bout du chemin.
Tous comptes faits, la Terreur apparaît comme la suite logique
de la Révolution. La France insurgée a besoin de la guerre, la
guerre a besoin de l'inflation, l'inflation a besoin de la Terreur.
Tout s'enchaîne inexorablement : 1789 prépare 1793.
L'universitaire anglais Simon Schama, qui passera d'Oxford à
Harvard, et qui, sous le titre Citizens, publiera une Chronique de la
Révolution française, soulignera la liaison des faits qui mènent de
1789 à 1793, de Mirabeau à Robespierre, de la prise de la Bastille à
la Terreur... « La Terreur, écrit-il, n'est rien d'autre que 1789 avec
un plus grand nombre de cadavres. Dès la première année, il était
patent que la violence n'était pas seulement un effet secondaire
malheureux dont les patriotes éclairés pouvaient détourner les
yeux selon les circonstances : c'était la source d'énergie collective
de la Révolution. C'était ce qui rendait la Révolution révolutionnaire. »
Considérée de la sorte, la Terreur est, non pas une déviation,
mais le fondement même de la Révolution, à la fois son aboutissement fatal et son exaltation.
LE CALENDRIER DE LA TERREUR
Il n'est pas question ici de refaire l'histoire de la Terreur : les
manuels et les dictionnaires y pourvoient. Mais, à l'intention des
lecteurs qui ont oublié le déroulement de ces deux années tragiques, ou de ceux dont l'attention a été requise par d'autres soucis, on résumera ici les phases essentielles de la période en cause.
La bonne formule consisterait à juxtaposer, dans un tableau
récapitulatif, les événements d'ordre intérieur, et les faits majeurs
des opérations de guerre : cette confrontation éclairerait l'interaction de la violence et des conflits. Plus simplement, on se
contentera d'en rappeler les étapes essentielles.
Point d'origine, durant l'été 1792, avec, d'une part la prise des
Tuileries, la déchéance du roi et son internement au Temple,
d'autre part, en riposte à l'invasion prussienne, la proclamation de
la patrie en danger, la capitulation de Longwy et de Verdun.
Automne-hiver 1792 : après les massacres de septembre dans les
prisons, presque simultanément, la première séance de la Convention et la bataille de Valmy, suivie de la retraite de Brunswick,
puis de l'entrée des Français en Rhénanie et en Belgique.
Début de l'année 1793 : Louis Capet, jugé et tenu pour coupable de conspiration, décapité sur la place de la Révolution.
Quelques jours plus tard, Nice et Monaco réunis à la France, la
guerre déclarée à l'Angleterre et à la Hollande.
Mars 1793 : tandis qu'est créé le Tribunal révolutionnaire et
qu'est mis en place le Comité de salut public, la défaite de Neerwiden contraint à l'évacuation de la Belgique, les Vendéens
prennent Machecoul et Cholet.
D'avril à juillet 1793 : la situation s'aggrave sur tous les fronts.
A l'intérieur, les Girondins sont proscrits, Marat est assassiné, les
Vendéens enlèvent Saumur et Angers, cependant que les troupes
françaises abandonnent Mayence et Valenciennes.
Août-Septembre 1793 : la Révolution marque des points : à
l'intérieur, la Terreur est mise à l'ordre du jour, les prix sont bloqués par le « maximum général ». Sur le front de guerre, défaite
des Vendéens à Luçon, des Anglais à Hondschoote; avec la levée
en masse, deux millions de Français sont appelés sous les armes.
Automne-hiver 1793 : Arrestation des Enragés. Exécutions en
série : Marie-Antoinette, Philippe Egalité, Madame Roland, les
Girondins... En regard, reprise de Toulon sur les Anglais, déroute
des Vendéens au Mans et à Savenay, colonnes infernales.
Printemps 1794 : On fusille à Lyon et à Angers, on guillotine à
Strasbourg, on noie à Nantes. Marseille devient « Ville sans nom ».
A Paris, on exécute Danton, Desmoulins, Malesherbes, Lavoisier.
Élimination des hébertistes. Deux batailles à Fleurus.
Été 1794: fête de l'Être Suprême. Robespierre décrété
d'accusation. Prise de Mons, de Nieuport. Neuf Thermidor.
Voilà une tranche d'histoire parcourue au grand galop. Ce survol suffit à sérier les événements, mais il ne les explique pas. Il
devrait, au surplus, être complété par le rappel des faits majeurs
sur le plan financier, économique et social : émissions d'assignats,
fermeture des Bourses de commerce, création du Grand Livre de
la Dette, élimination des sociétés de capitaux, déclaration obligatoire des récoltes...
Ce calendrier de la Terreur, s'il concerne Paris et les grandes
villes, ainsi que les frontières, ne rend pas compte de la vie dans
les bourgades et aux champs, où les décisions prises au sommet ne
parviennent que par l'intermédiaire des représentants en mission
et des Administrateurs délégués par le pouvoir central : la Terreur
n'en est pas absente, mais elle y est amortie, feutrée, distillée - à
moins qu'elle ne soit combattue à la manière vendéenne.
Tel est l'agenda de la France, à l'heure où la monarchie capétienne fait place au Comité de salut public, où Louis XVI fait
place à « Maximilien Premier » (et dernier).
LA TERREUR À L'ORDRE DU JOUR
La Terreur n'a pas été désignée comme telle après coup, par
des survivants encore sous le coup de souvenirs d'épouvante, ou
par des politiciens soucieux de dénoncer les excès d'une période
hors du commun, ou encore par des chroniqueurs désireux d'étiqueter un chapitre d'histoire. Ce sont les acteurs mêmes de la
Révolution, les responsables de son épisode le plus sanglant, qui
lui donnent son nom, pour souligner leur volonté de la dramatiser, en persuadant leurs contemporains qu'ils ont le devoir d'être
impitoyables.
Toutes les révolutions ne sont pas nécessairement violentes.
Mais la plupart impliquent le recours à la violence, et la Révolution française est née dans l'insurrection et l'illégalité : attaque
contre la manufacture Révillon, qui serait le fait de quelques centaines de gens ivres et de voleurs (Michelet), « Grande Peur » des
campagnes, déclenchée par des « bandes errantes de pillards chassés par la famine » (encore Michelet), assaut de la Bastille, dans un
climat de « renversement et de fermentation » (Babeuf), journées
d'Octobre, animées par des « brigands » (Thiers)... Dès son origine, la Révolution mobilise, à côté d'honnêtes gens, la lie de la
population, toujours prête aux excès.
Mais, avec la Terreur, les désordres et les massacres ne sont plus
imputables à des foules anonymes, mues par l'abus du vin ou la
rage de la destruction. L'initiative vient d'en haut : ce sont les
meneurs qui font de la violence terroriste un système de gouvernement, et qui revendiquent la Terreur comme le moyen délibéré
de leur politique.
La formule est lancée par le Jacobin Jean-Baptiste Royer, qui a
été curé de Chavannes en Franche-Comté, et dont l'Ain a fait son
évêque, puis son représentant à la Convention. A la tribune des
Jacobins, il s'exclame : « Qu'on mette la Terreur à l'ordre du jour!
C'est le seul moyen de donner l'éveil au peuple et de le forcer à se
sauver lui-même. » Deux jours plus tard, à la même tribune,
Royer demande la création d'une armée révolutionnaire. Traduction : d'une armée capable de porter la terreur dans tout le pays exactement d'une armée de terroristes.
Avec Royer, les plus fameux et les plus fougueux des Conventionnels adoptent le même langage et très précisément le même
vocable. Vergniaud : « Osez être terribles, ou vous êtes perdus ! »
Robespierre, plus prolixe : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans
laquelle la terreur est funeste; la terreur sans laquelle la vertu est
impuissante. » Du même Robespierre : « La terreur n'est autre
chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une
émancipation de la vertu. » Variante pour Saint-Just : « Les vertus
farouches veulent des mœurs atroces. » Sur le tard, Barras repentant s'expliquera : « Nous n'étions plus les maîtres, ni des choses, ni
des hommes. Nous avons du être terribles alors, comme la Révolution
l'ordonnait. »
Quand les fédérés se présentent à la barre de la Convention,
Danton s'écrie : « Savez-vous ce que viennent chercher chez vous
ces braves fédérés ? C'est l'initiative de la Terreur » : la guerre
ainsi conçue, c'est d'abord la guerre de Vendée, « la guerre contre
les brigands ». Lorsqu'il demande l'organisation du Tribunal révolutionnaire, Danton insiste : « Le salut du peuple exige de grands
moyens et des mesures terribles. »
La Terreur est ainsi programmée en connaissance de cause et
en attente d'effet. Durant les trois premières années de la Révolution, elle n'a été qu'accidentelle et spasmodique. Désormais, et
pour deux ans, elle est institutionnalisée : elle devient l'arme permanente du pouvoir.
Qui a peur ? Qui fait peur ? Chacun, et tout le monde. Les ter-
roristes se terrorisent entre eux. Au sein même du Comité de salut
public, qui orchestre l'épouvante, c'est à qui se fera craindre aux
autres, et chacun voit un traître dans son voisin. Robespierre et
Saint-Just sont « hantés par l'idée que certains de leurs collègues
ont partie liée avec les ennemis du régime » (Pierre BessandMassenet). Le trop brillant et trop riche Hérault de Séchelles ne
conspire-t-il pas avec l'étranger? Billaud-Varenne n'est-il pas
payé par l'Espagne? Carnot ne s'entoure-t-il pas d'officiers de
l'Ancien Régime ? Danton ne correspond-il pas avec Londres ? A
plus forte raison, hors du Comité, à la Convention, dans les clubs,
dans les sections, dans toute la capitale, dans toutes les provinces,
on se soupçonne, on s'épie, on se dénonce. Fabre d'Églantine ne
tripote-t-il pas avec la Compagnie des Indes, Barnave n'a-t-il pas
été lié avec la Cour? Boissy d'Anglas ne traite-t-il pas avec le
comte de Provence? Camille Desmoulins n'a-t-il pas de grands
besoins d'argent?
Tous ceux qui ne sont pas accusateurs sont suspects. Tous ceux
qui ne sont pas encore suspects se font accusateurs. Procureur de
la Commune, Pierre-Gaspard Chaumette, dit Anaxagoras,
désigne douze catégories de suspects : « 1° Ceux qui, dans les
assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents et des menaces; 2° ceux qui, plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République,
s'apitoient sur le sort du peuple et sont toujours prêts à répandre
de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée; 3° ceux qui
ont changé de conduite et de langage selon les événements... »,
etc. Suivent neuf autres chefs d'accusation à l'encontre des suspects : ceux qui plaignent les fermiers ou les marchands, qui fréquentent les modérés, qui font état de leurs dons patriotiques, qui
doutent de la Constitution, qui ne fréquentent pas leurs sections,
qui parlent avec mépris des autorités constituées, qui signent des
pétitions anticiviques, qui sont reconnus pour avoir été de mauvaise foi... De quoi inculper et condamner toute la population,
ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas, ceux qui ne sont pas
révolutionnaires et ceux qui feignent de l'être.
L'ENGRENAGE
Au temps de la Terreur, qui détient le pouvoir ? Il passe des
mains de tous à celles de quelques-uns, puis d'un seul. Au fil des
mois, il se concentre et se personnalise.
Le pouvoir populaire, c'est d'abord la nation, puis l'assemblée,
puis les clubs et les sections.
Le pouvoir légal, c'est aussi la nation (qui élit) et l'Assemblée
(qui est élue). Ce ne sera bientôt que le Comité de salut public, et,
finalement un homme : Robespierre.
Comment s'effectue ce glissement ? Par la vertu d'un engrenage terrorisant. La Terreur se propage par reproduction spontanée : « Nous n'avions qu'un seul sentiment, dira après coup le
conventionnel Barère, celui de notre conservation. On faisait guillotiner son voisin pour que le voisin ne nous fît pas guillotiner
nous-même. »
Le secret de la survie est de frapper pour n'être pas frappé.
« J'ai des ordres, il faut que je les suive, dit Carrier, le bourreau de
Nantes : Je ne veux pas me faire couper la tête. » Comme Carrier,
les terroristes tuent pour ne pas être tués. Mieux vaut être assassin
qu'assassiné.
Thibaudeau, qui a été procureur de la Commune avant d'être
élu à la Convention, expliquera et s'expliquera : « On fut progressivement entraîné à la Terreur. On la suivit sans savoir où l'on
allait. On avança toujours parce qu'on n'osait plus reculer et qu'on
ne voyait plus d'issue pour en sortir. »
Joseph de Maistre dira pareillement : « Ceux qui ont établi le
gouvernement révolutionnaire et le régime de la Terreur l'ont fait
sans le vouloir et sans savoir ce qu'ils faisaient. »
C'est l'éternelle histoire des fauteurs de révolutions. Rectifions-la, cependant, sur un point : ces démiurges savent d'où ils
partent, ils ignorent où ils arriveront; ils ont conscience du
commencement de leur initiative, ils n'en soupçonnent pas la
durée ni le terme. A la différence des architectes, dont l'entreprise
ne démarre et n'aboutit que conformément à un plan préétabli,
les révolutionnaires ne sont pas des maîtres d'oeuvre patentés, sûrs
de garder le contrôle des mouvements qu'ils déclenchent. Même
s'ils ont un objectif (et ils n'en ont pas toujours), ils ne régissent ni
les hommes, ni le temps, ni les événements. Les gens de la Terreur, tout particulièrement, avancent en aveugles, dans un monde
qui leur échappe.
Ils sont d'autant moins les maîtres du jeu qu'ils n'en ont pas fixé
les règles, et qu'ils s'opposent les uns aux autres. Les royalistes
sont débordés par les républicains, les modérés par les violents, les
Girondins par les Montagnards, les Cordeliers par les Jacobins, les
Indulgents par les Enragés, jusqu'au jour où les Enragés sont
contrés par les opportunistes, et les opportunistes par les thermidoriens. La Terreur finit par engendrer la contre-Terreur.
C'est l'engrenage révolutionnaire, engrenage qui implique un
enchaînement de causes et d'effets dans tous les domaines : sur le
terrain militaire, sur le terrain politique et sur le terrain économique.
Sur le terrain des armes : la République naissante, qui défie les
rois, a besoin de la guerre. La guerre requiert la dictature. La dictature implique la contrainte. La contrainte engendre la Terreur.
Sur le terrain politique : la Révolution suscite la contreRévolution, et pour tenir tête à la contre-Révolution, il faut recourir à la Terreur. Parallèlement, la Révolution, phénomène essentiellement parisien, soulève les ripostes de la province, qui soulignent la nécessité de la centralisation, laquelle ne peut s'imposer
que dans la Terreur.
Sur le terrain économique et financier, enfin. Pour survivre, la
Révolution doit faire appel au papier monnaie à cours forcé. Qui
dit assignat dit inflation. Qui dit cours forcé dit réglementation,
fraude, répression. Qui dit répression dit Terreur.
Ainsi, sur tous les plans (et nous allons revenir sur chacun
d'eux), la Terreur est au bout du chemin. Est-elle nécessairement
haïssable ? Il se trouvera des commentateurs, hommes politiques
ou historiens, pour en faire l'apologie en toute bonne foi. Ouvrez
le Grand Larousse du XIX siècle, bréviaire des descendants des
grands ancêtres, et bible laïque de nos grands-parents. La Terreur
y apparaît comme la réplique normale de l'Inquisition, aux
canons des conciles, aux bulles et aux décrétales des papes, la juste
réponse aux bûchers et aux galères de l'Ancien Régime. Avec le
lyrisme que ne se permet habituellement pas un dictionnaire,
Pierre Larousse assure que la Terreur « ne fut qu'un accident,
une tradition, une habitude d'Ancien Régime, dont la France
nouvelle, dans la guerre à mort à laquelle elle était obligée de
faire tête, n'a pas eu la puissance de s'affranchir... La nécessité,
pour la Révolution, de se mettre elle-même en état de siège était
impérieuse. Attaquée comme elle l'était, il ne lui restait qu'à
vaincre ou à périr. » Une nation en état de légitime défense
n'a-t-elle pas le droit de recourir aux moyens extrêmes pour sauver son indépendance et sa liberté ? « La Terreur, c'est-à-dire la
défense à outrance, était, par la force des choses, inévitable et
fatale. » Elle est, tout naturellement, « une dictature de désespoir ». Et, au-delà du désespoir, d'espoir ?
Contemporain de ce dictionnaire éloquent, Jules Michelet
trouve, lui aussi, des accents vengeurs, pour légitimer la Terreur :
«Grandeur immortelle de 1793! Temps antique, qui peut, de
haut, regarder l'antiquité ! Un grand souffle était dans les coeurs,
une flamme dans les poitrines... La foi nouvelle commençait à
donner des hommes au monde... Irréprochable lumière de la sainteté moderne ! Aurore de la Grande Légende ! Actes héroïques de
nos premiers saints! Nous pouvons baiser ici le seuil sanglant du
nouveau monde. »
Reste à savoir si ce lyrisme justifie le sang répandu.
L'ENGRENAGE GUERRIER
Ce n'est pas un hasard si l'année 1792 est à la fois celle de
l'entrée en guerre de la France, face à l'Europe, et celle de l'avènement de la République.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas l'Europe
des rois qui prend l'initiative du conflit, même si les rois en question apprécient fort peu le mouvement populaire qui, en France,
remet le régime en cause. A certains égards, ils se réjouissent au
contraire de la Révolution : l'Angleterre voit en elle le moyen
d'affaiblir l'économie française, rivale de l'économie britannique.
Les souverains du continent se félicitent d'une agitation qui paralyse la France, et qu'ils mettront à profit pour se partager les lambeaux de la malheureuse Pologne : la Révolution leur apparaît
comme une aubaine et ils ne veulent pas laisser passer l'occasion.
Mais enfin, l'idéologie révolutionnaire, qui menace d'ébranler
les trônes, ne peut pas ne pas opposer, à l'Europe monarchique, la
France qui va décapiter le fils de Saint Louis. C'est la France qui
a déclaré la guerre au monde : le 20 avril 1792 au « roi de Bohême
et de Hongrie », c'est-à-dire à l'empereur d'Autriche, et, du même
coup, à son allié le roi de Prusse; le 1 février 1793, à l'Angleterre,
aux Pays-Bas et à l'Espagne, coupables de menées antirévolutionnaires.
Pourquoi cet appétit de guerre, de la part d'une France qui
avait, dès l'origine de la Révolution, proclamé son refus de toute
conquête et sa volonté de pacifisme? Pour des quantités de
bonnes et de mauvaises raisons, qui relèvent de considérations
matérielles et morales, pratiques et mythiques, dont l'addition
implique le recours aux armes.
D'abord, les Français ont le sentiment, plus ou moins fondé, de
leur supériorité militaire sur tous leurs adversaires européens :
cette supériorité tient à l'avantage du nombre - puisque la France
est alors le pays le plus peuplé de l'Occident -, à l'avantage de
l'armement - puisque Gribeauval l'a dotée d'une artillerie sans
rivale, et que, depuis la guerre d'Amérique, la marine française a
fait la preuve, sur les océans, qu'elle peut tenir tête aux escadres
anglaises.
La guerre apparaît donc comme le moyen de la victoire, et cette
victoire est nécessaire pour éviter une résurrection de l'Ancien
Régime.
Il n'est cependant pas évident que les révolutionnaires se soient
tenu ces beaux raisonnements. Ils sont mus bien plutôt par des
mobiles d'ordre politique : ne doivent-ils pas détourner l'opinion
française des problèmes intérieurs, ceux des institutions, du ravitaillement, de la survie même des professionnels de la Révolution ? Les Girondins ont besoin de la guerre. Le ministre Roland
le dit sans ambages : « Il faut faire marcher les milliers d'hommes
que nous avons sous les armes aussi loin que les porteront leurs
jambes, ou bien ils reviendront pour nous couper la gorge. »
Autrement dit, c'est encore la Terreur qui enfante la guerre.
La Terreur et la guerre vont de pair. La guerre permet, dans
l'anarchie, « un gouvernement violent de minorité » (Michelet).
Elle mobilise les Français contre les émigrés qui se sont rassemblés sur les rives du Rhin, et contre la Cour, qui complote secrètement avec les rois. Elle peut même miraculeusement aider à
l'extension du domaine des assignats, introduits comme monnaie
légale en Belgique et en Rhénanie. Elle peut enfin, et surtout,
aider à résoudre le problème financier, en donnant à la République les ressources qui lui font défaut, par la vertu des prélèvements en pays conquis.
Il va de soi que l'objectif officiel de la France révolutionnaire
est d'abattre les tyrans et d'apporter la liberté aux peuples, et les
discours ne manquent pas pour en instruire le monde. Il va de soi
aussi que le résultat de cette attitude est de rendre logique le
recours à des moyens de coercition. Toute guerre exige une discipline, donc une contrainte.
Ne faut-il pas, aux armées, mettre les droits de l'homme en
vacance? C'est ce qu'ose affirmer Santerre, le brasseur devenu
général. Comme une députation des cavaliers casernés à l'École
militaire se plaint de lui, et demande à la Commune une réorganisation de l'état-major, en invoquant les droits de l'homme, Santerre réplique : « Il faut, dans la force armée, des supérieurs et des
inférieurs, sans cela nulle discipline militaire » (Journal de Paris
National, 8 janvier 1793).
Pour armer la nation, pour ravitailler ses armées, la liberté doit
s'effacer au profit d'une économie dirigée. «Il faut mettre en
réquisition tous les ouvriers qui travaillent aux métaux, depuis le
maréchal jusqu'à l'orfèvre, établir des forges sur toutes les places
publiques, et fabriquer nuit et jour des canons, des fusils, des
sabres et des baïonnettes » (Hébert, dans le Père Duchesne). Ce qui
suppose une dictature de l'économie, et une dictature tout court.
La guerre à outrance ne se conçoit que dans la Terreur. « C'est ici
que l'insurrection devient le plus sacré des devoirs. Il faut que les
ennemis de la Révolution soient légalement et illégalement exterminés. » (Leclerc, dans l'Ami du Peuple).
A mesure que la guerre fait appel à toutes les forces vives de la
nation, la Terreur devient de plus en plus impérieuse : conscription, levée en masse, réquisitions (des vivres, des chevaux...), tout
appelle à des moyens d'exception. A mesure que la guerre tourne
mal, que le territoire est envahi, que Paris est menacé, la Terreur
apparaît comme le réflexe naturel de la patrie en danger, comme
la riposte la plus efficace à l'ennemi du dehors et du dedans. Les
massacres de Septembre répondent au manifeste de Brunswick.
La mise en place du Tribunal révolutionnaire répond à l'invasion
du territoire. L'exécution des Girondins répond aux victoires des
Vendéens. L'exécution de Danton répond aux Indulgents qui sont
prêts à pactiser avec l'étranger.
De la guerre à la Terreur, l'engrenage est sans défaillance.
L'ENGRENAGE POLITIQUE
La guerre n'est pas le seul mobile ni le seul moteur de la Terreur. Celle-ci tient aussi, très largement, à des causes intérieures,
et d'abord à des causes d'ordre politique.
La Révolution a donné la parole à toutes sortes d'agitateurs
populaires : à des sociétés de pensée, à des clubs, à des mouvements d'inspirations diverses, dont s'est accommodé plus ou
moins le pouvoir exécutif au temps de la Constituante et de la
Législative, mais qu'il n'est plus toujours disposé à tolérer aux
beaux jours de la Convention.
Le pouvoir, à supposer qu'il y en ait un, ne peut laisser s'exprimer à leur fantaisie ceux qui ne partagent pas les sentiments des
responsables de l'État terroriste : les royalistes attardés, les
« monarchiens », les indécis de la Plaine, les timorés du Marais, les
indulgents de la Gironde, les réactionnaires et contre-révolutionnaires de toute espèce, les suspects dont Chaumette a donné la
définition élastique. Tous ceux-là méritent d'être arrêtés, internés,
condamnés, exécutés. Pas de pitié pour les mous et les traîtres!
C'est la contre-Révolution qui oblige la Révolution à recourir à
la Terreur. C'est la Vendée qui contraint Paris à une impitoyable
répression : les Vendéens se sont insurgés contre le décret de
réquisition, qui prétend faire d'eux des soldats de la République;
ils se sont ensuite soulevés au nom du trône et de l'autel, pour
défendre leur roi et leur foi. Face aux soldats de la République, ils
ont constitué, tantôt des bandes populaires avec pour chef un voiturier, un perruquier, un domestique, tantôt une armée catholique et royale, que mènent au combat les seigneurs des villages.
Peut-on tolérer ce schisme, accepter la résurrection de la monarchie, voire de la féodalité ? Plutôt la Terreur que ce retour en
arrière !
On objectera qu'avec la Vendée, c'est encore la guerre qui est
en cause. Mais il s'agit d'une guerre civile, d'une affaire de politique intérieure. Tel est aussi bien le cas de toutes les tentatives de
sécession auxquelles la Révolution est confrontée, de la Bretagne
à la Gironde, de Lyon à Toulon.
La vraie bataille oppose la province à Paris. Sous l'Ancien
Régime, même si Versailles souhaitait la centralisation, la France
était, en fait, décentralisée, et le pouvoir central était souvent
impuissant devant les franchises régionales et locales. Sous le nouveau régime, Paris prétend imposer sa dictature aux provinces,
transformées en départements, et appelées à suivre docilement les
consignes de la capitale. Les Jacobins donneront leur nom au jacobinisme, un néologisme daté de 1793, qui dénonce et récuse le fédéralisme des provinces. La Terreur est l'arme de Paris dans cette
lutte inexpiable.
D'ailleurs, la Terreur est partout: dans les prisons, dans les
assemblées, dans la presse.
Les prisons sont pleines : à Paris, la Mairie, la Force, la Conciergerie, l'Abbaye, Sainte-Pélagie, les Madelonnettes débordent. Il
faut ouvrir de nouvelles maisons d'arrêt, comme le collège Duplessis ou le palais du Luxembourg; il faut prendre à bail des
immeubles, pour les convertir en geôles : ce sont les détenus qui en
payent le loyer et les charges. Certaines de ces prisons sont le
théâtre de drames sanglants, à commencer par les massacres de Septembre, à finir par les charretées de victimes promises à la guillotine. Même si, parfois, les conditions de détention sont assouplies
(moyennant finance), la règle générale est l'entassement et l'insalubrité. Les prisons de Lyon et de Nantes battent des records d'abjection. Les épidémies y font par avance la besogne du couperet national.
Les assemblées, celles des clubs, mais d'abord celles de la
Convention et de la Commune servent de cadre à une Terreur
organisée. Déjà, pour l'élection des Conventionnels, la peur (ou
l'indifférence) a porté neuf électeurs sur dix à s'abstenir. Sur les
767 députés des départements et des colonies, la plupart renoncent
à siéger : la prudence et la panique invitent à l'absentéisme. La guillotine fait aussi son œuvre, fauchant dans les rangs de la Convention, dans ceux même de la Commune et des sociétés populaires.
Quant à la presse - qui a conquis en 1789 sa pleine liberté, et
même sa licence -, elle est matée en 1792 : alors, tout à la fois, elle
est l'agent et la victime de la Terreur. Elle la suscite et l'entretient,
quand elle multiplie les incitations à la violence : avec l'Ami du
Peuple de Marat, qui appelle à l'émeute et au pillage (« Fallût-il
abattre vingt mille têtes, il n'y a pas à balancer un instant »); avec le
Père Duchesne de Jacques Hébert (dont les colporteurs crient dans
les rues « Il est bougrement en colère, le Père Duchesne ! ») ; avec le
Rougyff (anagramme de son rédacteur, le conventionnel Armand
Guffroy) dont les imprécations défient l'arithmétique (« Peuple
français ! Montre-toi terrible à tes ennemis. Fais qu'ils se taisent ou
qu'ils périssent, y en eût-il plusieurs millions! »).
Victime, la presse l'est du même coup, puisque toute liberté de
plume est abolie. Non seulement les journaux d'opposition sont
interdits, mais leurs responsables sont poursuivis et éliminés. Rivarol s'exile; Camille Desmoulins qui a publié le Vieux Cordelier,
Brissot qui a été le premier en date des journalistes de la Révolution,
André Chénier, qui dans le Journal de Paris a dénoncé les « bandits » de l'orgie jacobine, montent à l'échafaud.
Il est vrai qu'en contrepartie, la presse complaisante est financée
par le pouvoir, souvent sous le prétexte d'envois de paquets de journaux aux armées. Ainsi Hébert encaisse-t-il des sommes rondelettes
pour son Père Duchesne, tout comme le Journal des hommes libres, le
Journal universel, l'Antifédéraliste, le Rougyff déjà nommé. C'est le
système classique des enveloppes, dont Marat n'a pas fait fi.
Terreur pour les uns, subventions pour les autres : la politique
sait distinguer entre les méchants et les bons.
L'ENGRENAGE ÉCONOMIQUE
Est-il besoin de rappeler que ce qui importe surtout aux Français, plus que la conscription, qui ne concerne guère que les jeunes,
plus que la prison ou la guillotine, qui frappe une minorité de
citoyens, plus que la presse, laquelle n'intéresse pratiquement que
les citadins capables de lire, c'est la vie de tous les jours, qui est faite
d'achats et de ventes (achats pour le consommateur, ventes pour le
producteur ou le marchand), c'est le ravitaillement, la nourriture,
accessoirement le logement, le vêtement, - tout ce qui permet de
subsister ? Les grands thèmes politiques, les diatribes enflammées
des professionnels de la tribune, les motions et les manifestations
comptent moins que le prix des denrées. L'abondance des discours
ne compense pas la rareté du pain.
La Longue Marche l'a conduit à pied d'œuvre. Le maoïsme se
teinte un moment de libéralisme avec la Campagne des Cent
Fleurs, se durcit lors du Grand Bond en avant, s'affirme dans le
Petit Livre rouge, se concrétise avec la révolution culturelle. Mao,
héros de légende, a vaincu le traditionalisme des lettrés confucéens et des bureaucrates, fendu les eaux du fleuve Bleu, brisé les
féodalités militaires, corrigé le système d'écriture, rendu au
peuple la foi dans son destin. Il est le Bouddha retrouvé : un
Bouddha philosophe plus que Dieu, qui cherche et trouve la voie
de la délivrance, et qui enseigne le monde. Au pays des Collines
parfumées, du Ruisseau des eaux d'or, du Palais de la tranquillité
terrestre, du Pavillon de la joie, du Pont du long printemps, du
Temple des nuages bleutés, Mao vit en ascète, mais sans refuser
les hommages qui lui sont dus et rendus. Dans la lignée de Robespierre, il proclame que la nation chinoise doit demeurer «vertueuse ».
Quel est le prix de ce miracle, quel est le coût de cette vertu ? Il
a fallu éliminer les indésirables et les irrécupérables, sévir contre
les déviationnistes de droite et de gauche, laquais de l'impérialisme, écarter Liou Chao-Chi, puis Lin Piao, déporter, interner,
procéder à des purges réitérées. Il a fallu aussi massacrer sans
pitié. Combien de victimes a coûté la métamorphose de la Chine ?
Certains commentateurs, dont l'Américain Edgar Snow, parlent
de cinquante millions d'hommes. Nul n'en a la preuve. D'autres
observateurs notent que le paradis céleste ne doit pas être parfait,
quand chaque mois, au péril de leur vie, des milliers de Chinois
tentent de fuir, via Macao ou Hong Kong : comme, durant la
Révolution française, nombre de citoyens prenaient, à leurs
risques et périls, le chemin de l'émigration.
La Chine après Mao, comme la France après Thermidor, répudie la Terreur et redécouvre une façon de vivre qui louvoie entre
la dictature et la liberté, tout en faisant bonne place à la corruption. L'incorruptible Mao, comme Robespierre l'incorruptible, a
lassé ses contemporains. Ceux-ci aspirent aux facilités de l'anarchie et aux jongleries de la spéculation. Mais les temps ne sont pas
mûrs : les massacres de la place Tien An Men remettent un facsimilé de terreur à l'ordre du jour.
Le drame totalitaire change de scène. Toujours dans l'Asie
jaune, glissant vers le Sud, il passe de la Chine au Cambodge.
Alors que Mao s'éteint à Pékin, le socialisme triomphe à Pnom
Penh : un socialisme pur et dur, encore plus implacable que tous
ceux qui ont prétendu faire place nette pour une société nouvelle,
et qui, à la différence de toutes les autres expériences socialistes,
ne pactise en aucune façon avec le capitalisme monétaire. Le
Kampuchéa démocratique de Pol Pot, refusant l'emploi de la
monnaie, ne veut plus être qu'un immense bagne, dont les
Khmers rouges sont les gardes-chiourme, et dont les Cambodgiens sont les esclaves.
Pour s'assurer la maîtrise du système, la République cambodgienne use de deux méthodes : la déportation et le massacre. La
déportation fait le vide dans les cités et transfère toute la population dans les champs, théâtre des travaux forcés. Le massacre permet l'épuration d'une société qu'a pourrie l'économie bourgeoise.
Aux exécutions sommaires s'ajoutent les décès systématiquement
provoqués, par épuisement, par épidémies ou par malnutrition.
La révolution fait en un an plus de morts que cinq années de
guerre. On ne saura jamais s'il faut compter les victimes de cette
Terreur par centaines de milliers ou par millions. Sont délibérément éliminés les fonctionnaires de l'ancien régime, les cadres
bourgeois, les propriétaires trop attachés aux biens de ce monde,
les commerçants et artisans présumés trop individualistes, médecins, professeurs, ingénieurs présumés trop instruits : la République khmère, elle non plus, n'a pas besoin de savants...
L'Angkar, qui est l'Organisation, propose un duodécalogue où
figurent des commandements en chaîne, que tout Cambodgien
récite chaque matin : aimer, honorer le peuple des ouvriers et
paysans, ne pas voler un seul piment, ne rien consommer qui ne
soit un produit révolutionnaire, être prêt à sacrifier sa vie...
Sans équivalent au monde, si ce n'est dans les utopies, l'expérience cambodgienne ne dure pas. Les voisins vietnamiens qui,
tout socialistes qu'ils sont, transigent avec l'économie monétaire, y
mettent un terme. Du moins en reste-t-il le souvenir d'une Terreur qui a fait table rase de tout le passé; qui a détruit six mille
écoles, huit cents hôpitaux; qui, plutôt que de rééduquer les indésirables, les a supprimés; qui, refusant la religion des ancêtres, a
rasé les deux mille pagodes ou les a transformées en greniers à riz,
voire en porcheries; qui a dispersé ou exécuté les bonzes, « sangsues de peuple »; qui a prétendu édifier une société « sansculotte », prête à combattre tous les impérialismes.
La Terreur khmère, comme toutes les Terreurs jaunes, comme
toutes les Terreurs de l'Histoire, n'est pas sans évoquer, à plus
d'un égard, la Terreur type, celle de la Révolution.
CONFRONTATIONS
Bien sûr, on trouverait sans peine, au fil des siècles, d'autres
Terreurs : depuis celle de Tamerlan jusqu'à celle des ayatollahs
iraniens, les Terreurs ont ponctué le cours des temps. Elles se ressemblent toutes, et toutes sont différentes. La Terreur de 1793 a
pu servir de modèle, à tout le moins de précédent et de justification, à plusieurs d'entre elles. Plus qu'aucune autre, elle s'est affichée comme telle, glorieuse de son nom et de son œuvre.
On désigne parfois la Révolution française comme la mère des
révolutions. A la vérité, le monde a connu d'autres révolutions
avant elle, comme il en connaîtra après elle. Mais la Terreur de
1793 peut légitimement passer pour la mère des Terreurs à venir.
Elle a tracé la voie, donné l'exemple.
Qui sont les bourreaux ? Qu'ils s'appellent Robespierre, Hitler,
Staline, Mao ou Pol Pot, ils ont pour auxiliaires et pour exécutants
une fraction militante du peuple : les sans-culottes, les S.S., les
bolcheviks, les Communes populaires, les Khmers rouges. Mais,
tandis que Hitler, Staline, Mao, Pol Pot sont les meneurs incontestés des terreurs qui accompagnent leurs dictatures, Robespierre
tarde à se dégager de ses rivaux, qu'il doit éliminer tour à tour
avant de s'imposer; et la Commune de Paris, qui ne parvient pas à
désigner un chef de file, reste un conglomérat de révolutionnaires
de tendances diverses, et parfois opposées.
C'est pourquoi les Terreurs françaises, à la différence des Terreurs étrangères, finissent par l'élimination brutale de leurs protagonistes. Robespierre achève sa courte carrière sur l'échafaud, les
Communards succombent sous la répression. Mais Hitler et Pol
Pot ne sont vaincus que par l'ennemi extérieur, Staline et Mao
meurent de leur belle mort, dans les honneurs, pour n'être contestés ou répudiés qu'après un règne sans partage.
Qui sont les victimes ? Dans la plupart des cas, il s'agit d'une
classe ou d'une caste. Juifs ou tziganes sont les cibles favorites de
la Terreur national-socialiste. Les koulaks, c'est-à-dire les petits
exploitants paysans, les bourgeois, mais aussi les communistes de
la première heure, trotskistes et déviationnistes, tombent sous les
coups des staliniens, qui n'épargnent ni les ministères, ni les syndicats, ni les états-majors, ni les polices, ni les bureaux politiques.
Marchands et possédants, mandarins et intellectuels sont éliminés
par Mao le Grand Timonier. Quant aux Khmers rouges, ils
frappent en bloc tous ceux, citadins ou intellectuels, qui leur sont
suspects.
Ces éliminations sont sélectives, même si la sélection est large.
Sous la Révolution française au contraire, on l'a noté, la guillotine
ne choisit guère : elle sacrifie moins de nobles et de prêtres que de
Français moyens, marchands, artisans, paysans - coupables seulement d'accaparer les denrées, de vendre au-dessus du maximum,
d'être fidèles à la monarchie, ou d'être révolutionnaires à leur
façon, qui n'est pas la bonne. En Vendée, les massacreurs exterminent toute une population, sans distinguer entre seigneurs et
roturiers, entre riches et pauvres : c'est vraiment la Terreur dépersonnalisée.
Les instruments de ces holocaustes s'appellent Guépeou, puis
NKVD au pays des Soviets, Gestapo dans l'Allemagne hitlérienne,
Garde rouge chez Mao, Angkar au Kampuchéa. Tous ces organismes sont les héritiers rationalisés des appareils encore balbutiants de la vraie Terreur, qui cherchait ses structures répressives,
en mariant tant bien que mal le Comité de salut public, le Tribunal révolutionnaire, les clubs et les sections sans-culottes.
Dans tous les cas, la volonté de renouvellement s'affirme, non
seulement par la répudiation des régimes antérieurs (monarchie
française, second Empire agonisant, tsarisme ou kerenskisme,
République de Weimar, Kouo-min-tang de Tchang Kaï-Chek,
État cambodgien de Norodom Sihanouk...), mais aussi par l'élimination des religions et des églises traditionnelles : Staline met
l'orthodoxie au ban de la nation, traque les popes et ouvre des
musées antireligieux. Hitler déchristianise, en rêvant d'un Walhalla réhabilité. Mao interdit Bouddha et les bonzes. Mais la Révolution française a donné l'exemple en traquant le clergé fidèle à
Rome, en déchristianisant les temples, et en imaginant, avec
Robespierre, des cultes de substitution à l'enseigne de la déesse
Raison ou de l'Être suprême.
Sur d'autres terrains, la Révolution française a fait école : sur le
terrain monétaire, elle a découvert les facilités de l'inflation.
Lénine en Russie prendra son sillage, comme Mao en Chine.
Sur le terrain des contraintes économiques, elle a montré comment fermer les Bourses de valeurs, dissoudre les sociétés capitalistes, enrégimenter la production, la consommation et les prix.
Toutes les révolutions à venir s'inspireront de ce précédent.
Sur le terrain très particulier de la terreur, elle a ouvert la voie
et démontré, guillotine à l'appui, que la vie humaine compte peu
au regard des exigences politiques. On n'oubliera ce précédent ni
à Moscou, ni à Pékin, ni au Vietnam ou au Cambodge. Après Staline et Mao, Hô Chi Minh et le général Giap eux-mêmes se sont
mis à l'école de la Vendée. La Terreur « est la préfiguration, voire
la matière des grandes terreurs du XX siècle... Mêmes symptômes :
l'intolérance, la proscription, la dénonciation, la guerre sainte, le
messianisme, la rupture avec le passé. [...] » (Philippe de Villiers,
Lettre ouverte...).
Au-delà de ces ressemblances et de ces filiations entre les terroristes et les terrorismes, les dissemblances ne peuvent être
méconnues. L'une est quantitative, puisque, au fil des siècles, et
en vertu du progrès démographique, le massacre a pris de
l'ampleur. L'autre est qualitative, puisque à une révolution d'origine politique ont succédé des révolutions de signification sociale.
Les sans-culottes ne font qu'ébaucher les prolétariats en lutte. La
Terreur à la française, si elle ne respecte pas les têtes, respecte la
propriété. Mieux encore : elle la diffuse et la consolide, après
l'avoir transférée.
Sur un point majeur, la Terreur de 1793-1794 est unique en son
genre : elle est seule à dire son nom, à proclamer sa raison sociale.
Ni les gens de la Commune, ni le national-socialisme, ni le stalinisme, ni le maoïsme, ni même les Khmers rouges ne se disent
terroristes. Leur vocabulaire est plus pudique et plus hypocrite. Il
ne fait place qu'à l'épuration, aux purges, à la rénovation. Mao
enseigne placidement que « la Révolution n'est pas un dîner de
gala », mais il se garde de la présenter comme une orgie de cannibales.
Dira-t-on que Robespierre a pu s'inspirer d'Ivan le Terrible ?
Mais le tsar sanguinaire n'est terrible que dans les livres d'histoire
à l'usage des lecteurs français. Pour les Russes, il est Ivan Grozni,
c'est-à-dire le respectable, le respecté, voire le redoutable : rien de
plus. Les Allemands le nomment der Schreckliche (l'effrayant), der
Grausame (le cruel). Ces épithètes inspirent assurément la crainte,
mais elles expriment surtout une idée de puissance et de majesté.
La Terreur française n'est pas bégueule. Elle se donne publiquement, devant ses contemporains et devant l'Histoire, pour ce
qu'elle est et ce qu'elle veut être : terrorisante.
LA TERREUR ROMANCÉE : QUATRE-VINGT-TREIZE
La littérature a fait main basse sur la Terreur. Comment ne se
serait-elle pas emparée d'un sujet aussi poignant, qui mêle les épisodes tragiques aux couplets patriotiques, l'émotion à l'histoire ?
Avec ses héros et ses héroïnes, ses bourreaux et ses martyrs, la
Terreur prête à tous les romans.
Encore proche du drame, le XIX siècle en fait sa pâture. Parmi
les hommes de lettres qui la retiennent pour cadre de leurs
ouvrages, Victor Hugo occupe naturellement une place de choix.
Son père, le général « au sourire si doux », a fait campagne dans
l'armée du Rhin, en Vendée, en Italie. Le fils en a recueilli des
souvenirs épiques. Il a laissé au temps le soin de les mûrir : à Hauteville House, où il a déjà, en exil, écrit les Misérables, il prolonge
son séjour après la chute de l'Empire. Il y commence le
16 décembre 1872 la rédaction de Quatre-vingt-treize. Il l'achève
le 9 juin 1873 : six mois d'une composition passionnée, dans la
compagnie permanente de Lantenac, de Cimourdain, de Gauvain, les trois héros du maître.
Le marquis de Lantenac, c'est le seigneur chouan qui vient
prendre la tête des Bretons insurgés. « Haute taille, cheveux
blancs, habits de paysan, mains d'aristocrate ». Cimourdain, c'est
l'ancien prêtre, devenu philosophe et terroriste : « Conscience
pure, mais sombre. » Gauvain, c'est le jeune noble qui a épousé la
cause de la Révolution : il est du même sang que Lantenac, il a été
l'élève de Cimourdain; il est républicain, mais clément; il sait se
battre, mais aussi pardonner. Tel est le trio de Quatre-vingt-treize.
A la vérité, Hugo présente aussi un autre trio, celui des trois
hommes qui se concertent et se défient au cabaret de la rue du
Paon : Robespierre, Danton, Marat. D'abord Robespierre, « lèvres
minces et regard froid, poudré, ganté, brossé, boutonné »; Dan-
ton, « débraillé, col nu, cravate dénouée »; Marat, une espèce de
nain, « homme jaune, plaques livides sur le visage, mouchoir noué
sur des cheveux gras ». Ces trois hommes ne se ressemblent que
sur un point : ils parlent tous comme Hugo écrit, avec des phrases
couperets, des antithèses en série, en alternant discours-fleuves et
mots hachés à l'emporte-pièce. C'est le trio hugolien de la Terreur.
Curieusement, tous trois se vouvoient ; mais Cimourdain, qu'ils
désignent comme délégué du Comité de salut public auprès de
Gauvain, commandant de la colonne expéditionnaire de l'armée
des côtes, pratique le tutoiement révolutionnaire : Cimourdain est
un pur et un dur, qui aura mission de combattre, d'arrêter et de
faire guillotiner Lantenac. Tous les personnages sont en place
pour un drame de famille.
Au passage, Hugo ne manque pas de présenter la Convention,
dans son cadre des Tuileries ( « violent, sauvage, régulier, correct
dans le farouche » ), la Gironde, « légion de penseurs », la Montagne, « groupe d'athlètes » : au total, un « amas épique d'antagonismes ».
En face de ce « camp retranché du genre humain », la Vendée
associe les hommes et la forêt. « La Vendée, c'est la révolte-prêtre.
Cette révolte a pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s'entraident. »
La Vendée de Hugo ne sort pas du cadre de la Bretagne. Lantenac, prince breton, est le seigneur des Sept-Forêts. Cette Vendée-là est invulnérable, parce qu'insaisissable. Le Vendéen chez
lui est « contrebandier, laboureur, soldat, pâtre, braconnier, franctireur, chevrier, sonneur de cloches, paysan, espion, assassin,
sacristain, bête des bois ».
Au nombre des héros de Quatre-vingt-treize, ils ne manquent
pas, ces Vendéens du taillis, du fourré et de la fougère : Tellnarch,
dit le Caïmand, qui a pour plancher un lit de varech, pour plafond
un toit de branches et d'herbes; Halmalo, le matelot-paysan, qui
va de paroisse en ravin porter la consigne d'insurrection; Gouge
le Bruant, dit Brise-Bleu ou l'Imânus, qui règne sur le bocage;
Michelle Fléchard, dite la Flécharde, et ses trois enfants, RenéJean, Gros-Alain et Georgette, qui vont être prisonniers de la
Tourgue en flammes, et que Lantenac va sauver - Lantenac, que
sauvera Gauvain...
Car Lantenac s'est livré, et Gauvain le délivre, et Cimourdain,
implacable, fait exécuter Gauvain pour crime de clémence.
Ultime dialogue, entre Cimourdain qui prône la république de
l'absolu, et Gauvain qui préfère la république de l'idéal, entre
Cimourdain, qui veut une république de glaives et Gauvain qui
espère une république d'esprits.
Gauvain pourtant absout la Terreur : « Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies! La civilisation avait une peste, ce
grand vent l'en délivre. Devant l'horreur du miasme, je
comprends la fureur du souffle. »
Manifestement, par la voix de Gauvain, c'est Hugo qui parle.
Hugo célébrant l'homme-citoyen, la société sublimée; « la liberté
devant l'esprit, l'égalité devant le cœur, la fraternité devant
l'âme ».
Entre Cimourdain, qui symbolise 1793, et Lantenac, qui représente la monarchie, c'est-à-dire l'avant-1789, Gauvain et Hugo
plaident pour l'avenir, qu'ils bâtissent avec des mots.
Mais Victor Hugo, sans taire ses préférences, cherche à se
concilier toutes les catégories de lecteurs, qu'ils soient partisans de
la monarchie ou de la Terreur : le marquis de Lantenac, aussi
bien que Cimourdain, est un héros respectable, Vendéens et républicains sont traités équitablement. Il est même permis de se
demander si Hugo, parfois, ne penche pas pour les Blancs plutôt
que pour les Bleus. Dans sa Légende des siècles (dont la dernière
série sera postérieure à Quatre-vingt-treize), il célèbre Jean
Chouan, qui se sacrifie pour sauver une mère, comme il a célébré
Lantenac, arrachant les trois enfants à l'incendie de la Tourgue :
« Jean Chouan, fier, tranquille, altier, viril, debout... » Mais c'est
encore pour Hugo une façon de magnifier le peuple paysan :
Vous, que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers
Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers.
Blanc ou Bleu, le peuple trouve toujours grâce devant le poète
démagogue.
LES DIEUX ONT SOIF
Quarante ans après Quatre-vingt-treize, voici, daté de 1912, les
Dieux ont soif. Victor Hugo a été le grand pontife de la littérature
française au lendemain du second Empire; Anatole France n'est
pas loin de tenir la même place dans les lettres du XX siècle naissant. Choyé parmi les esthètes, grand bourgeois adopté par le
monde ouvrier, libéral en coquetterie avec le socialisme, futur
prix Nobel, promis comme Hugo aux funérailles nationales,
Jacques-Antoine Anatole Thibault, qui a pris modestement le mot
France pour pseudonyme, s'est fait le chroniqueur ironiste de la
troisième République; mais il lui arrive de s'évader de l'Histoire
contemporaine pour évoquer Jeanne d'Arc avec des accents anticléricaux, ou pour ressusciter la Terreur avec un scepticisme
désabusé : « Les prisons regorgeaient, l'accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes
des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la
Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. »
Le Cimourdain d'Anatole France, celui qui demande du sang
au nom de la Vertu, et pour sauver la patrie, s'appelle Évariste
Gamelin. C'est un petit peintre, élève de David, qui méprise Watteau, Boucher, Fragonard ou Greuze, maîtres en fadeur et qui,
faute de pouvoir enfanter des chefs-d'œuvre, milite dans la section du Pont-Neuf, ex-Henri IV, avant de se faire nommer juré au
Tribunal révolutionnaire. Il vénère Robespierre, croit en l'Être
suprême, condamne en âme et conscience les conspirateurs, les
émigrés, les spéculateurs, les simples suspects - hommes et
femmes, vieillards et adolescents, maîtres et serviteurs, Indulgents
et Enragés. Comme Robespierre, il réprouve la peine de mort.
Mais il entend ne l'abolir que du jour « où le dernier ennemi de la
République aura péri sous le glaive de la loi ». Quand il juge et
condamne, c'est pour que « la guillotine sauve la patrie ». Il tient
la Terreur pour salutaire. « 0 sainte Terreur », sainte Guillotine!
Avec elles, il assied le règne de la justice et prépare le bonheur du
genre humain.
Anatole France ne fait pas d'Évariste Gamelin le vrai héros de
son roman : il ne cache pas que l'exaltation du jeune juré est à
base d'illusion, voire de naïveté, sinon de niaiserie. Évariste assouvit des vengeances personnelles, lorsqu'il condamne l'amant de sa
sœur, ci-devant noble et émigré; il est même prêt à la dénoncer
au comité de vigilance de la section.
Manifestement, les sympathies de l'auteur vont à un autre personnage, qui lui ressemble sur beaucoup de points : le vieux Mau-
rice Brotteaux, ci-devant des Ilettes, qui a perdu ses offices, ses
rentes, ses terres, son hôtel et son nom, vit chichement dans un
grenier du quai de l'Horloge, en fabriquant et en vendant des
marionnettes. Il lit Lucrèce, ne croit à rien, et surtout pas en
Dieu, mais accueille d'un cœur joyeux un père barnabite pourchassé par les commissaires du Comité de sûreté générale. « Je ne
regrette pas l'ancien régime bien que j'y aie passé quelques
moments agréables, dit Brotteaux ex-des Ilettes, mais ne me dis
pas que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne
seront jamais égaux : il y aura toujours des grands et des petits, des
gros et des maigres. »
Brotteaux et le père barnabite vont être arrêtés : ils n'ont pas de
certificat de civisme. Ils vont être condamnés, avec quarante-cinq
autres prévenus, comme ayant formé une conjuration dont les
moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats, et dont le but est la guerre civile, le rétablissement de la
royauté. Gamelin motive son verdict : « La culpabilité des accusés
crève les yeux : leur châtiment importe au salut de la Nation, et ils
doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice comme le seul moyen
d'expier leurs crimes. » Charrette et guillotine. Brotteaux a
refermé son Lucrèce, le père barnabite s'indigne d'avoir été pris
pour un Capucin.
Sur le même échafaud, montent la citoyenne de Rochemaure,
celle-là même qui a fait nommer Évariste juré, mais qui a entretenu de coupables relations avec des banquiers, et la jeune Athénaïs, fille de joie, qui a trouvé refuge dans le grenier de Brotteaux,
et qui monte à l'échafaud en criant « Vive le roi!».
Chroniqueur attentif de la Terreur, Anatole France brosse au
passage quelques scènes du temps : les queues à la boulangerie,
dans les malédictions des tricoteuses; les désordres des prisons,
dont les geôliers sont ivres, et dont les détenus jouent au tric-trac.
Il burine quelques portraits de révolutionnaires : Fouquier aux
yeux de chat, à la face grêlée, au teint de plomb; Marat, défenseur, conseiller, ami du peuple... Par la bouche du citoyen Blaise,
brocanteur rue Honoré, il résume le sentiment du Français
moyen en 1793 : « Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie :
elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans d'embrassades,
de massacres, de discours, de Marseillaises, de tocsins, d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à
cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet
rouge... d'emprisonnements, de guillotines, de rationnements,
d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles,
c'est long! » La Révolution et la Terreur, jugées par le sentiment
public, sont mûres pour Thermidor. Les dieux n'ont plus soif.
A u PAYS DE L A VARENDE
De Victor Hugo à Anatole France, de Cimourdain l'inflexible à
Gamelin l'insatiable, les belles-lettres françaises hésitent à faire
leur pâture de l'épopée révolutionnaire. Quelques auteurs s'en
sont saisi, et l'on ne s'attardera pas sur le sort qu'ils lui réservent :
Balzac s'y est risqué avec les Chouans, dans le sillage de Walter
Scott; Alexandre Dumas récrit à sa façon l'histoire des années
troubles, avec le Chevalier de Maison-Rouge, plus encore avec un
roman fleuve qui s'échelonne de Joseph Balsamo à la Comtesse de
Charny, en passant par le Collier de la Reine et Ange Pitou : ce qui
familiarise le lecteur des feuilletons avec la légende de la Révolution, revue et corrigée par un metteur en scène imaginatif, mais
non sans talent, et dont l'intuition approche parfois de la vérité
plus que les savants travaux des historiens patentés.
Au XX siècle, la Révolution commence à n'être plus tout à fait
tabou. Mais les grandes tueries des guerres planétaires la font un
peu oublier. C'est par accident que certains romanciers se
risquent à la remettre en cause.
Au pays d'Ouche, au pays d'Auge, Jean de La Varende perpétue les traditions d'Ancien Régime. Il ne tait pas ses fidélités. A sa
manière un peu rocailleuse de gentilhomme campagnard, il
cultive l'héritage de sa Basse-Normandie, de ses aristocrates et de
ses croquants. Homme de la terre, il se flatte d'être un « manant »,
le beau mot qui réunit seigneurs et terriens : de maneo, « je reste,
je persévère et j'attends ». Les manants sont ceux qui demeurent,
qui continuent, qui assurent.
Dans ses Manants du roi, comme en d'autres nouvelles qui
prennent la Terreur pour cadre, La Varende évoque les fidèles de
la monarchie. Le livre s'ouvre sur un épisode daté du 22 janvier
1793, au lendemain de la mort de Louis. A la lisière du pays
d'Auge, les nouvelles de Paris sont rares et lointaines. On se sou-
cie plus des labours difficiles, de la lutte sans cesse renouvelée
contre les buissons envahissants, de la pâture des brebis, de la
menace des loups, que de la Terreur parisienne.
Nicolas de Galart, parcourant à l'aube sa terre « rétive et dure »,
s'étonne vaguement d'une inscription vengeresse, à la peinture
rouge, en grandes capitales : « Mort aux nobles. » Il s'indigne à
peine de cette déclaration de guerre, au-dessus d'un petit couperet
de guillotine. Avec lui, toute la plaine proteste « comme d'un
mouvement d'épaule... Un grand souffle indigné, méprisant ».
Mais voici qu'il entend une sonnerie lointaine : un glas matinal,
à l'église paroissiale. Aussitôt, un nouveau glas lui parvient du
Sud, du clocher de la Roussière. Là aussi, un mort ? Tout de suite,
il entend un troisième glas, du Nord cette fois; puis un autre, tout
menu et aminci. Il reste l'oreille tendue, tournant lentement la
tête vers les points cardinaux. La terre exhale des cloches.
Galart veut regagner le château. A un métayer, il emprunte un
cheval, saute sur le pommelé, à cru. Quand il arrive dans la cour
d'honneur, cernée de briques roses, il la trouve pleine d'une foule
paysanne. M de Galart l'attend sur le perron, déjà vêtue de noir.
Lui aussi, dès qu'il apprend l'événement, revêt à la hâte ses
habits de deuil. Avec sa femme et ses enfants, il se place sur le
perron, et, figure rougie, salue les « gens » qui défilent : « les bordiers, les paysans, les tâcherons, les voisins humbles et les petits
propriétaires », tous sont venus « pour serrer les mains, ainsi qu'à
l'enterrement », pour s'affirmer solidaires du hobereau qui reste le
plus proche de « Celui » qui n'est plus, dont on vient d'apprendre
le trépas.
Est-ce ainsi que le pays d'Auge a accueilli la nouvelle de l'exécution du roi, dans le deuil et les condoléances? C'est ainsi du
moins que La Varende le restitue. C'est sa façon de dire chouan :
sa façon de choisir, en terre normande, entre Marat et « Mademoiselle de Corday ».
ANOUILH ET LE DÎNER DE TÊTES
Vingt ans après les Manants du roi, voici Bitos ou le dîner de
têtes, de Jean Anouilh. La Varende écrivait pendant l'entre-deuxguerres, Anouilh écrit après la tourmente : les drames de l'épura-
tion sont encore présents dans les mémoires. Les règlements de
comptes de l'après-guerre ont fait des victimes, innocentes ou
coupables, par dizaines de milliers : comme pour une résurgence
de la Terreur.
C'est dans ce climat que Jean Anouilh met sur la scène, tout à
la fois 1944 et 1793. Son « pauvre Bitos », naguère petit boursier
cafard et brillant élève, est devenu un substitut implacable, toujours prêt à châtier les « collaborateurs ». Il se croit Robespierre.
Avec lui, la justice immanente est en marche, la rigueur et la
vertu triomphent.
Bitos est convié à un dîner de têtes, et ses partenaires lui
réservent précisément le rôle de Robespierre. Il va le jouer avec
conviction, et la magie du théâtre va ressusciter l'avantThermidor.
Auprès de lui, les ténors de la Révolution ne sont que des pantins. Saint-Just est « un dandy, pince-sans-rire ou archange exterminateur ». Danton est las de cette Terreur qu'il a contribué à
enfanter : « Le sang commence doucement à m'écœurer. Et
d'autres choses, de toutes petites choses de tous les jours se
mettent à prendre de l'importance pour moi : les métiers, les
enfants, les douceurs de l'amitié et de l'amour. - En somme, lui
réplique-t-on, un programme parfaitement contre-révolutionnaire. » Et c'est vrai : Danton vient de se remarier, sa femme a
seize ans, et la Terreur ne l'intéresse plus...
Mais Robespierre est là, qui ne lâche pas sa proie. Il faut, dit-il,
« continuer la lutte. Éternellement ». Quelle lutte ? Celle qui ne
pardonne pas. « Beaux Français, beaux messieurs, beaux mâles, je
vous le ferai passer, le goût de vivre et d'être des hommes. Je vous
ferai propres, moi. »
Robespierre s'explique : il veut faire une loi qui oblige à réapprendre le respect. Le respect envers Dieu, d'abord. « Je crois qu'il
faut refaire leur Dieu, maintenant. Un Dieu à nous. Un Dieu que
nous aurions bien en main. Et de nouveaux curés qui les surveillent. Il suffit de faire un décret. »
Dans sa soif de régénération, l'Incorruptible entend réformer le
Tribunal révolutionnaire. « Le délai pour punir les ennemis de la
patrie ne doit durer que le temps de les reconnaître. Il s'agit moins
de les punir que de les anéantir. »
Et Robespierre-Bitos de définir l'instrument de la vindicte
populaire. « Article premier : Le Tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple. Article second : Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent ou qui ont cherché à
anéantir la liberté. Article troisième : La peine portée contre tous
les délits dont la connaissance appartient au Tribunal révolutionnaire est la mort. Article quatrième : S'il existe des preuves, soit
matérielles, soit morales, il ne sera pas entendu de témoins. »
Anouilh n'a même pas la peine d'inventer. Il reproduit la loi de
prairial, qui simplifie et accélère la procédure devant le Tribunal.
Saint-Just résume, à l'intention des spectateurs : « Effet rétroactif.
Jurés partisans. Pas de défense. C'est un modèle du genre. Il resservira. »
Il resservira, en effet, en 1944, quand la France libérée rendra,
au nom de l'épuration, une justice expéditive. Jean Anouilh, lui
aussi, règle ses comptes. Son « dîner de têtes » est un festival de
têtes coupées.
BILAN LITTÉRAIRE DE LA TERREUR
De ces échantillons de la Terreur romancée (Hugo, France, La
Varende, Anouilh...), comme de l'ensemble de la littérature
« engagée » sur ce terrain, on retiendra au moins une constante,
qu'il s'agisse d'écrivains de gauche (Dumas, Hugo, France) ou
d'écrivains de droite (Balzac, La Varende, Anouilh) : tous
s'accordent, sinon à condamner la Terreur, du moins à donner le
beau rôle à ceux qui la condamnent. Dumas, qui prend les armes
à l'heure de la révolution de 1830, choisit pour héros le chevalier
de Maison-Rouge ou le comte de Charny, qui combattent pour la
reine. Hugo, tout en s'affirmant comme le champion des causes
humanitaires et le chantre de la République, réhabilite le chouan
Lantenac et magnifie le vicomte Gauvain, que la Terreur
condamne à l'échafaud. Anatole France, dont on sait les liens avec
les partis d'extrême gauche, raille les utopistes de la guillotine, et
présente avec indulgence la citoyenne veuve Gamelin qui, mère
d'un militant du terrorisme, n'ajuste à sa coiffe la cocarde tricolore qu'en disant le Benedicite. Jean Anouilh, selon son cynisme
habituel, tourne en dérision, avec l'idéalisme de la Terreur, les
valeurs humanitaires de la Révolution et de la Résistance.
Il faut croire que la Terreur n'est pas littérairement payante,
pas plus qu'elle ne l'est politiquement. Le mythe des grands
ancêtres, au fil des années, perd de sa crédibilité. Les Français
commencent à déceler la réalité des hommes et des faits, derrière
les images complaisantes de l'histoire officielle : ils apprennent
que les premiers héros de la Révolution - Mirabeau, Talleyrand,
Danton... - faisaient monnayer leur influence; que Robespierre
ne passait pour incorruptible que parce qu'il contrastait avec ses
partenaires corrompus; que la France, première puissance du
monde en 1789, ne sera plus jamais telle après l'épreuve révolutionnaire; que le chapitre de la Terreur est plus sanglant que glorieux; et qu'il a inspiré d'autres Terreurs, encore plus tragiques,
dont se déshonore l'Histoire du monde.
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