Sociologie
2012
Vers une sociologie renouvelée de la production
symbolique. L’exemple de Kafka.
A propos de Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de
la création littéraire (La Découverte, 2010)
Francis Sanseigne
Édition électronique
URL : http://sociologie.revues.org/1063
ISSN : 2108-6915
Éditeur
Presses universitaires de France
Référence électronique
Francis Sanseigne, « Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
», Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2012, mis en ligne le 30 mai 2013, consulté le 09 février
2017. URL : http://sociologie.revues.org/1063
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Vers une sociologie renouvelée de la
production symbolique. L’exemple
de Kafka.
A propos de Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de
la création littéraire (La Découverte, 2010)
Francis Sanseigne
RENCE
Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La
couverte, 2010, 632 p.
Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. Lexemple de Kafka.
Sociologie , 2012
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1 Pour ceux qui suivent le travail de
Bernard Lahire, l’étude qu’il consacre à
Franz Kafka1 apparaît comme
l’aboutissement logique d’enquêtes et de
questionnements élaborés depuis plusieurs
anes. Tout d’abord, l’ouvrage poursuit
certains problèmes abordés dans La
Condition littéraire2. Dans cette étude,
l’auteur s’attachait à décrire les propriétés
de l’univers littéraire et les différentes
manières de s’y investir comme écrivain.
Espace peu institutionnalisé et faiblement
rémurateur, ce dernier fonctionne à la
manière d’un « jeu » la plupart des
participants sont contraints à une « double
vie » pour raison économique. Dans ce
cadre, Kafka illustrait de façon exemplaire
l’écrivain à vocation obligé d’exercer un
« second tier » pour subsister. Pris dans
un jeu auquel il ne pouvait pas se consacrer
pleinement, cette situation de double
inscription entraînait chez lui des tensions
et des frustrations existentielles assez dramatiques. Si dans ce prédent travail, la chair
textuelle n’était pas abore de front, certaines pistes analytiques étaient suggérées
concernant les relations à établir entre les exriences extralittéraires liées au « second
tier » et les thèmes ou les genres traités par un auteur. Cette étude centrée sur le cas
Kafka remet sur le métier la question des propriétés internes de l’œuvre (forme et
contenu) pour l’approfondir. En s’attaquant directement à une production écrite,
B. Lahire cherche ainsi à déterminer par la voie sociologique pourquoi un écrivain « écrit
ce qu’il écrit comme il l’écrit » (p. 9). Commettant le crime de lèsemajesté littéraire par
excellence, le défi scientifique qu’il entend relever semble d’autant plus intéressant que
Kafka appartient au panthéon de la moderni littéraire et que la réputation
d’« étrangeté », de « bizarrerie » ou d’« obscurité » de son œuvre semble la rendre
finitivement inaccessible à l’élucidation rationnelle. En outre, en s’intéressant de façon
taillée à un producteur littéraire et à ce qu’il écrit, B. Lahire poursuit de façon
remarquable son projet de sociologie à l’échelle individuelle. En effet, une bonne partie de
son travail passé a consisté àfendre l’idée que le social n’était pas seulement synonyme
de collectif. Dépourvue de taille spécifique, son étude ne saurait se limiter à l’examen de
groupes, d’institutions, d’interactions ou d’univers variés. En effet, à condition de s’en
donner les moyens conceptuels et méthodologiques, l’empire de la sociologie est capable
de s’étendre jusqu’à la singularité individuelle, comprise comme une forme du social à
l’état plié3 dont il convient d’analyser la constitution et le fonctionnement. De ce point de
vue, cette enquête apparaît comme la synthèse de recherches anrieures consacrées à ce
que sont les dispositions, leur rapport aux contextes, les variations inter-individuelles et
intraindividuelles, la question de l’héritage au sein des configurations familiales, ou
encore l’hétéroité des patrimoines dispositionnels. À ce titre, en cherchant à entrer
sociologiquement dans la création d’un bien symbolique, ce travail est conduit à poser
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une série de questions dont la valeur nous semble dépasser la simple question de Kafka ou
celle de la sociologie de la littérature.
Pardelà le texte et le champ, une biographie
sociologique
2 Le positionnement théorique de l’ouvrage repose sur un double refus. En premier lieu, la
fense d’une perspective sociologique sur la matière littéraire suppose de ne pas
s’enfermer dans le seul texte. Celuici n’est pas une réaliautonome dont le principe de
production serait contenu en luimême ou dans son rapport à d’autres textes. De ce point
de vue, la notion d’intertextualia des vertus explicatives très limitées. D’une part, elle
fait comme si la création littéraire était réductible à un jeu de réponses formelles,
d’appropriations tmatiques et de positionnements distinctifs entre des œuvres
s’engendrant mutuellement dans une sorte d’immaculée conception à l’intérieur d’un
espace textuel autonomisé. D’autre part, audelà du constat d’éventuelles relations
intertextuelles, ce point de vue reste incapable d’expliquer pourquoi un texte et son
producteur entretiennent un rapport avec tel écrit plutôt qu’avec tel autre, ou alors,
pourquoi tel texte lu par un auteur n’exerce sur lui aucun effet contrairement à un autre.
Contre le fétichisme textuel, B. Lahire s’inscrit dans un mouvement post-structuraliste
assez récent qui rappelle que la littérature ne se limite pas aux questions de forme. Pour
ceux qui la produisent (mais également pour les lecteurs), elle comporte une dimension
éthique importante dans la mesure elle fait « travailler les structures de leurs
expériences dans l’ordre spécifiquement littéraire » (p. 63). Contrairement à ce que
prétend une certaine mythologie littéraire, l’écrivain n’écrit pas pour ne rien dire : les
formes qu’il compose (y compris les plus novatrices) ne sont jamais indépendantes
d’expériences diverses, de situations extra- littéraires vécues, de problèmes rencontrés,
de savoirs moraux constitués dans la vie ordinaire – toutes choses au principe d’un point
de vue sur le monde ou sur soi qu’un auteur cherche à exprimer par l’écriture. En second
lieu, B. Lahire se livre à un examen critique de la sociologie du champ littéraire
velope par Pierre Bourdieu. Comme il l’avait déjà indiqdans La Condition littéraire,
celleci tend à réduire les écrivains à leur appartenance au champ sans prêter
véritablement attention à leur vie hors champ et, paradoxalement, à la constitution des
habitus. À l’image de l’analyse que P. Bourdieu a consacrée à Martin Heidegger4, ces
derniers se résument bien souvent à l’énon de quelques grandes propriétés sociales
cenes tout à la fois expliquer et être expliquées par les positions occupées dans le
champ. En réalité, ce « réductionnisme contextualiste » (p. 24) permet une sociologie des
producteurs littéraires ou des mécanismes de formation de la valeur d’une œuvre, plutôt
que l’analyse des produits littéraires euxmes. Au final, les « dérives structuralistes »
(p. 32) du modèle conduisent à réduire les œuvres et les auteurs à des positions
concurrentes au sein d’un espace structude relations objectives. Faire de la littérature
consisterait pour l’essentiel à « jouer un coup », à recourir à des stratégies distinctives, à
chercher un positionnement d’après les ressources dont on dispose en fonction de
possibles formels inscrits dans un état déterminé du champ. En recourant au vocabulaire
de l’intét et de la stragie, ce schème théorique aboutit à faire « disparaître l’idée que
les écrivains auraient quelque chose à dire et que c’est précisément pour cette raison qu’ils
sont entrés en littérature » (p. 34). Pourtant, jouer le jeu littéraire suppose d’être doté
d’une « pulsion expressive » (p. 33) qui fait que celui qui écrit essaie d’abord d’exprimer
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« quelque chose » lié à son existence pour des raisons qu’il convient d’expliquer. Dans ces
conditions, une véritable sociologie de la création doit chercher à enquêter sur ce type de
fondements sociaux qui, pour une bonne part, s’encastrent dans des expériences extra-
littéraires. Dans ce but, B. Lahire entend confectionner une « biographie sociologique »
(p. 71) à propos de Kafka. Commettant un salutaire attentat sociologique contre la
bienséance littéraire, il réhabilite dans l’ordre des questions scientifiques gitimes celle
des rapports entre la vie et l’œuvre, que toute une tradition lettrée avait condamnée et
que P. Bourdieu luimême avait congéde au profit d’une approche par le champ. Cette
stratégie analytique se justifie car la littérature s’est constite historiquement comme
un domaine d’expression de soi qui s’est peu à peu affranchi de la tutelle de
commanditaires pour valoriser la « personnalité » créatrice. Par conséquent, afin de
comprendre la spécificité d’une œuvre, B. Lahire sugre d’adopter une échelle
d’observation capable de saisir le détail des expériences socialisatrices constitutives d’un
individu. Proder de la sorte, c’est éviter de retomber dans les ornières interprétatives
que les explications par le « milieu » ou le « reflet » avaient jadis rencontrées : en effet,
faute de pouvoir apphender la singularité de manière aquate, elles se contentaient de
rabattre un producteur sur quelques grandes propriés sociales, ce qui ne permettait
jamais d’expliquer sociologiquement les variations observables entre deux individus qui,
tout en étant tendanciellement indiscernables sous ce rapport, n’en produisaient pas
moins des œuvres très différentes, à l’image de Kafka et de son ami Max Brod. Mais
l’exercice biographique ne consiste pas à recueillir une poussière d’anecdotes et
d’énements présentés sous une forme plus ou moins ordonnée. Il s’agit plut de
reconstruire de façon systématique l’ensemble des cadres sociaux (familial, religieux,
linguistique, sexualité, amical, professionnel, politique, etc.) au principe d’exriences
socialisatrices scifiques ayant façon les « structures récurrentes, qui ne sont pas
cessairement cohérentes, d’une existence individuelle » (p. 74) ce dont
JeanPaul Sartre, qui se voit ici ironiquement sorti du purgatoire interprétatif contre
P. Bourdieu, avait eu l’intuition dans son Flaubert, bien qu’il n’ait pas disposé des outils
sociologiques appropriés lui permettant de mener son étude de façon plus satisfaisante.
B. Lahire fait l’hypothèse que la chair textuelle est la transposition d’aps un code
spécifique d’éléments extra-littéraires en rapport avec la vie de l’auteur. Mais la
correspondance n’est pas à chercher terme à terme : l’écriture littéraire n’est jamais la
simple reproduction de « petits faits » biographiques. En réalité, les mises en scène et les
intrigues littéraires transfigurent de façon plus ou moins sophistiqe (et de façon plus
ou moins consciente) les éléments d’une « problématique existentielle ». B. Lahire définit
celleci comme « l’ensemble des éléments qui sont liés à la situation sociale d’un auteur et
qui s’imposent à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou comme des
problèmes qu’il a à affronter » (p. 81).
Portrait sociologique d’une écriture
3 À partir de ce canevas théorique, l’ouvrage se divise en trois parties. La première aborde
la fabrique de l’être social Kafka, la deuxième se concentre sur Kafka écrivain, la
troisième se penche sur la question de la domination dans sa vie et dans son œuvre.
L’enqte joue constamment sur les échelles d’observation. Recourant souvent à la
taphore cinématographique, elle met en œuvre des focales différentes pour donner à
voir des plans d’ensemble, des plans moyens et des plans resserrés afin de saisir Kafka
Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. Lexemple de Kafka.
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