Format PDF - Sociologie

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Sociologie
2012
Vers une sociologie renouvelée de la production
symbolique. L’exemple de Kafka.
A propos de Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de
la création littéraire (La Découverte, 2010)
Francis Sanseigne
Éditeur
Presses universitaires de France
Édition électronique
URL : http://sociologie.revues.org/1063
ISSN : 2108-6915
Référence électronique
Francis Sanseigne, « Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
», Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2012, mis en ligne le 30 mai 2013, consulté le 09 février
2017. URL : http://sociologie.revues.org/1063
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
Vers une sociologie renouvelée de la
production symbolique. L’exemple
de Kafka.
A propos de Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de
la création littéraire (La Découverte, 2010)
Francis Sanseigne
RÉFÉRENCE
Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La
Découverte, 2010, 632 p.
Sociologie , 2012
1
Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
1
Pour ceux qui suivent le travail de
Bernard Lahire, l’étude qu’il consacre à
Franz Kafka1
apparaît
comme
l’aboutissement logique d’enquêtes et de
questionnements élaborés depuis plusieurs
années. Tout d’abord, l’ouvrage poursuit
certains problèmes abordés dans La
Condition littéraire2. Dans cette étude,
l’auteur s’attachait à décrire les propriétés
de l’univers littéraire et les différentes
manières de s’y investir comme écrivain.
Espace peu institutionnalisé et faiblement
rémunérateur, ce dernier fonctionne à la
manière d’un « jeu » où la plupart des
participants sont contraints à une « double
vie » pour raison économique. Dans ce
cadre, Kafka illustrait de façon exemplaire
l’écrivain à vocation obligé d’exercer un
« second métier » pour subsister. Pris dans
un jeu auquel il ne pouvait pas se consacrer
pleinement, cette situation de double
inscription entraînait chez lui des tensions
et des frustrations existentielles assez dramatiques. Si dans ce précédent travail, la chair
textuelle n’était pas abordée de front, certaines pistes analytiques étaient suggérées
concernant les relations à établir entre les expériences extralittéraires liées au « second
métier » et les thèmes ou les genres traités par un auteur. Cette étude centrée sur le cas
Kafka remet sur le métier la question des propriétés internes de l’œuvre (forme et
contenu) pour l’approfondir. En s’attaquant directement à une production écrite,
B. Lahire cherche ainsi à déterminer par la voie sociologique pourquoi un écrivain « écrit
ce qu’il écrit comme il l’écrit » (p. 9). Commettant le crime de lèse‑majesté littéraire par
excellence, le défi scientifique qu’il entend relever semble d’autant plus intéressant que
Kafka appartient au panthéon de la modernité littéraire et que la réputation
d’« étrangeté », de « bizarrerie » ou d’« obscurité » de son œuvre semble la rendre
définitivement inaccessible à l’élucidation rationnelle. En outre, en s’intéressant de façon
détaillée à un producteur littéraire et à ce qu’il écrit, B. Lahire poursuit de façon
remarquable son projet de sociologie à l’échelle individuelle. En effet, une bonne partie de
son travail passé a consisté à défendre l’idée que le social n’était pas seulement synonyme
de collectif. Dépourvue de taille spécifique, son étude ne saurait se limiter à l’examen de
groupes, d’institutions, d’interactions ou d’univers variés. En effet, à condition de s’en
donner les moyens conceptuels et méthodologiques, l’empire de la sociologie est capable
de s’étendre jusqu’à la singularité individuelle, comprise comme une forme du social à
l’état plié3 dont il convient d’analyser la constitution et le fonctionnement. De ce point de
vue, cette enquête apparaît comme la synthèse de recherches antérieures consacrées à ce
que sont les dispositions, leur rapport aux contextes, les variations inter-individuelles et
intra‑individuelles, la question de l’héritage au sein des configurations familiales, ou
encore l’hétérogénéité des patrimoines dispositionnels. À ce titre, en cherchant à entrer
sociologiquement dans la création d’un bien symbolique, ce travail est conduit à poser
Sociologie , 2012
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
une série de questions dont la valeur nous semble dépasser la simple question de Kafka ou
celle de la sociologie de la littérature.
Par‑delà le texte et le champ, une biographie
sociologique
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Le positionnement théorique de l’ouvrage repose sur un double refus. En premier lieu, la
défense d’une perspective sociologique sur la matière littéraire suppose de ne pas
s’enfermer dans le seul texte. Celui‑ci n’est pas une réalité autonome dont le principe de
production serait contenu en lui‑même ou dans son rapport à d’autres textes. De ce point
de vue, la notion d’intertextualité a des vertus explicatives très limitées. D’une part, elle
fait comme si la création littéraire était réductible à un jeu de réponses formelles,
d’appropriations thématiques et de positionnements distinctifs entre des œuvres
s’engendrant mutuellement dans une sorte d’immaculée conception à l’intérieur d’un
espace textuel autonomisé. D’autre part, au‑delà du constat d’éventuelles relations
intertextuelles, ce point de vue reste incapable d’expliquer pourquoi un texte et son
producteur entretiennent un rapport avec tel écrit plutôt qu’avec tel autre, ou alors,
pourquoi tel texte lu par un auteur n’exerce sur lui aucun effet contrairement à un autre.
Contre le fétichisme textuel, B. Lahire s’inscrit dans un mouvement post-structuraliste
assez récent qui rappelle que la littérature ne se limite pas aux questions de forme. Pour
ceux qui la produisent (mais également pour les lecteurs), elle comporte une dimension
éthique importante dans la mesure où elle fait « travailler les structures de leurs
expériences dans l’ordre spécifiquement littéraire » (p. 63). Contrairement à ce que
prétend une certaine mythologie littéraire, l’écrivain n’écrit pas pour ne rien dire : les
formes qu’il compose (y compris les plus novatrices) ne sont jamais indépendantes
d’expériences diverses, de situations extra- littéraires vécues, de problèmes rencontrés,
de savoirs moraux constitués dans la vie ordinaire – toutes choses au principe d’un point
de vue sur le monde ou sur soi qu’un auteur cherche à exprimer par l’écriture. En second
lieu, B. Lahire se livre à un examen critique de la sociologie du champ littéraire
développée par Pierre Bourdieu. Comme il l’avait déjà indiqué dans La Condition littéraire,
celle‑ci tend à réduire les écrivains à leur appartenance au champ sans prêter
véritablement attention à leur vie hors champ et, paradoxalement, à la constitution des
habitus. À l’image de l’analyse que P. Bourdieu a consacrée à Martin Heidegger 4, ces
derniers se résument bien souvent à l’énoncé de quelques grandes propriétés sociales
censées tout à la fois expliquer et être expliquées par les positions occupées dans le
champ. En réalité, ce « réductionnisme contextualiste » (p. 24) permet une sociologie des
producteurs littéraires ou des mécanismes de formation de la valeur d’une œuvre, plutôt
que l’analyse des produits littéraires eux‑mêmes. Au final, les « dérives structuralistes »
(p. 32) du modèle conduisent à réduire les œuvres et les auteurs à des positions
concurrentes au sein d’un espace structuré de relations objectives. Faire de la littérature
consisterait pour l’essentiel à « jouer un coup », à recourir à des stratégies distinctives, à
chercher un positionnement d’après les ressources dont on dispose en fonction de
possibles formels inscrits dans un état déterminé du champ. En recourant au vocabulaire
de l’intérêt et de la stratégie, ce schème théorique aboutit à faire « disparaître l’idée que
les écrivains auraient quelque chose à dire et que c’est précisément pour cette raison qu’ils
sont entrés en littérature » (p. 34). Pourtant, jouer le jeu littéraire suppose d’être doté
d’une « pulsion expressive » (p. 33) qui fait que celui qui écrit essaie d’abord d’exprimer
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
« quelque chose » lié à son existence pour des raisons qu’il convient d’expliquer. Dans ces
conditions, une véritable sociologie de la création doit chercher à enquêter sur ce type de
fondements sociaux qui, pour une bonne part, s’encastrent dans des expériences extralittéraires. Dans ce but, B. Lahire entend confectionner une « biographie sociologique »
(p. 71) à propos de Kafka. Commettant un salutaire attentat sociologique contre la
bienséance littéraire, il réhabilite dans l’ordre des questions scientifiques légitimes celle
des rapports entre la vie et l’œuvre, que toute une tradition lettrée avait condamnée et
que P. Bourdieu lui‑même avait congédiée au profit d’une approche par le champ. Cette
stratégie analytique se justifie car la littérature s’est constituée historiquement comme
un domaine d’expression de soi qui s’est peu à peu affranchi de la tutelle de
commanditaires pour valoriser la « personnalité » créatrice. Par conséquent, afin de
comprendre la spécificité d’une œuvre, B. Lahire suggère d’adopter une échelle
d’observation capable de saisir le détail des expériences socialisatrices constitutives d’un
individu. Procéder de la sorte, c’est éviter de retomber dans les ornières interprétatives
que les explications par le « milieu » ou le « reflet » avaient jadis rencontrées : en effet,
faute de pouvoir appréhender la singularité de manière adéquate, elles se contentaient de
rabattre un producteur sur quelques grandes propriétés sociales, ce qui ne permettait
jamais d’expliquer sociologiquement les variations observables entre deux individus qui,
tout en étant tendanciellement indiscernables sous ce rapport, n’en produisaient pas
moins des œuvres très différentes, à l’image de Kafka et de son ami Max Brod. Mais
l’exercice biographique ne consiste pas à recueillir une poussière d’anecdotes et
d’événements présentés sous une forme plus ou moins ordonnée. Il s’agit plutôt de
reconstruire de façon systématique l’ensemble des cadres sociaux (familial, religieux,
linguistique, sexualité, amical, professionnel, politique, etc.) au principe d’expériences
socialisatrices spécifiques ayant façonné les « structures récurrentes, qui ne sont pas
nécessairement cohérentes, d’une existence individuelle » (p. 74) – ce dont
Jean‑Paul Sartre, qui se voit ici ironiquement sorti du purgatoire interprétatif contre
P. Bourdieu, avait eu l’intuition dans son Flaubert, bien qu’il n’ait pas disposé des outils
sociologiques appropriés lui permettant de mener son étude de façon plus satisfaisante.
B. Lahire fait l’hypothèse que la chair textuelle est la transposition d’après un code
spécifique d’éléments extra-littéraires en rapport avec la vie de l’auteur. Mais la
correspondance n’est pas à chercher terme à terme : l’écriture littéraire n’est jamais la
simple reproduction de « petits faits » biographiques. En réalité, les mises en scène et les
intrigues littéraires transfigurent de façon plus ou moins sophistiquée (et de façon plus
ou moins consciente) les éléments d’une « problématique existentielle ». B. Lahire définit
celle‑ci comme « l’ensemble des éléments qui sont liés à la situation sociale d’un auteur et
qui s’imposent à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou comme des
problèmes qu’il a à affronter » (p. 81).
Portrait sociologique d’une écriture
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À partir de ce canevas théorique, l’ouvrage se divise en trois parties. La première aborde
la fabrique de l’être social Kafka, la deuxième se concentre sur Kafka écrivain, la
troisième se penche sur la question de la domination dans sa vie et dans son œuvre.
L’enquête joue constamment sur les échelles d’observation. Recourant souvent à la
métaphore cinématographique, elle met en œuvre des focales différentes pour donner à
voir des plans d’ensemble, des plans moyens et des plans resserrés afin de saisir Kafka
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
dans ses différents cadres socialisateurs. La multiplication de prises de vue au format
variable est destinée à décrire les conditions sociales de production de Kafka comme
individu et comme écrivain singulier. Tout au long de l’ouvrage, ces images sociologiques
sont mises en relation avec le contenu de sa production littéraire, explorant les textes les
plus célèbres comme les plus confidentiels, s’attachant aux simples fragments comme aux
entreprises romanesques plus vastes.
4
Dans la première partie, B. Lahire analyse de façon approfondie la variété des expériences
socialisatrices auxquelles Kafka a été soumis. D’ un point de vue théorique, ces
développements sont comme la synthèse d’une bonne partie des recherches qu’il a
conduites par le passé : c’est en effet l’occasion d’observer l’hétérogénéité d’un habitus et
les fortes tensions qui peuvent résulter d’une pluralité d’inscriptions sociales, en
particulier entre l’écriture et le « second métier » de Kafka comme juriste dans une
compagnie d’assurances, ou entre l’écriture et la vie amoureuse et potentiellement
conjugale ; le cas Kafka est aussi un excellent laboratoire pour mettre au jour la
complexité des phénomènes d’héritage matériel et symbolique à l’intérieur de l’univers
familial et la question de l’ajustement des individus aux positions sociales. Après une
ouverture panoramique sur le contexte praguois dans lequel il naît, la position qu’occupe
le groupe juif auquel il appartient et son rapport personnel au judaïsme ainsi qu’aux
langues qui constellent l’Empire austro‑hongrois, l’enquête arpente ses socialisations
successives. Elle aborde aussi bien sa socialisation primaire dans l’espace familial que sa
scolarité, son orientation professionnelle, sa sexualité, son rapport aux femmes et la
question lancinante de l’impossible choix entre mariage et célibat qui le hantera tout
l’âge adulte. Kafka est un intellectuel de première génération. Sous ce rapport, un des
éléments les plus structurants de son existence est le conflit qui l’oppose à son père. Issu
d’un milieu modeste, celui‑ci a connu une importante réussite par la voie commerciale.
Toutefois, pour des raisons que détaille B. Lahire, il ne parvient pas à faire hériter à son
unique héritier masculin l’héritage positionnel qu’il a constitué au cours d’une existence
de labeur acharné. Cependant, Kafka ne se contente pas d’être un « héritier refusant
l’héritage » (p. 149) qui délaisserait assez classiquement l’univers des « affaires » pour
celui de « l’esprit » : tout en refusant partiellement de se conformer aux attentes
paternelles, il ne rompt pas avec lui. Au contraire, il intériorise le point de vue de cet
homme volontariste, autoritaire, culpabilisateur, sachant manier l’arbitraire et
l’humiliation, et qui dénigre systématiquement tous les aspects de son existence. Ce qui le
conduit en général à une dépréciation de soi permanente et, en particulier, à
tendanciellement juger son fort investissement littéraire à l’aune des catégories
paternelles. B. Lahire montre que cette situation dramatique de double conflit à la fois
externe et fortement internalisé est mise littérairement en scène par Kafka à de
nombreuses reprises, en particulier dans des nouvelles célèbres comme Le Verdict ou La
Métamorphose.
5
La deuxième partie fait le portrait de Kafka en écrivain. En formulant des hypothèses
sociologiques sur les rapports qui lient sa manière d’être dans le jeu littéraire, la forme de
son écriture, la fonction qu’il lui prête, ses proximités lectorales avec tel ou tel auteur ou
avec telle ou telle catégorie de textes, à différents aspects de ses expériences extralittéraires, B. Lahire approfondit sa critique de la notion de champ par l’exemplification
empirique. D’une certaine façon, tout se passe en effet comme si, à force de routinisation
interprétative, ce modèle en venait à inverser implicitement le sens de la causalité pour
faire du jeu de positionnement distinctif ce qui déterminait préalablement la « pulsion
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
expressive », le style ou les thèmes abordés, et non l’inverse. À propos de l’écriture de
Kafka, B. Lahire montre qu’elle résulte en réalité de plusieurs contraintes sociales hors
champ littéraire : son style dépouillé est l’expression d’un ascétisme familial hérité que
l’on peut repérer dans bien d’autres pratiques (alimentation, activités physiques, rapport
à l’argent, goût en matière d’ameublement, etc.) ; sa prédilection pour le récit court est en
rapport direct avec les contraintes temporelles que lui impose son « second métier » ; la
« narration théorisante » (p. 310) qu’il met au point repose sur des techniques de
désingularisation qui transfèrent des modes d’écriture et de pensée en lien avec sa
formation et son métier de juriste qui cherchent à faire ressortir les structures derrière
l’analyse de cas. Si le style de Kafka a pu être jugé novateur, son modus operandi, pour
l’essentiel, ne réside pas dans une stratégie de distinction déterminée par l’état du champ
littéraire à une époque donnée. De la même façon, le rôle qu’il attribue à la littérature
n’est pas l’invention de formes pour elles‑mêmes susceptibles de marquer un écart
distinctif avec ses concurrents. Selon B. Lahire, Kafka considère d’abord l’écriture comme
une technique d’observation de soi. À l’aide des moyens littéraires qu’il juge les plus
adéquats, ce travail d’objectivation doit permettre l’accès à une vérité sur ses propres
problèmes existentiels pour essayer de s’en défaire. Mais cette fonction libératrice ne
concerne pas seulement celui qui écrit. B. Lahire montre que Kafka considère l’écrivain
comme un « réveilleur de conscience » (p. 337) auprès de ses lecteurs. Doté d’un sens aigu
de l’observation façonné par les multiples situations de désajustement qu’il vit comme
juif dans un monde catholique, germanophone dans une société qui ne l’est pas
majoritairement, marginal dans sa famille et étranger dans la communauté juive,
célibataire au milieu d’amis et de sœurs mariés, écrivain parmi ses collègues de bureau, il
est particulièrement disposé à saisir l’arbitraire et l’artifice présents dans toute forme
sociale car « ces décalages rompent l’adhésion immédiate, préréflexive que vivent celles
et ceux qui sont à leur place et ont, du même coup, l’impression d’être “à leur affaire” et
faire ce qu’ils ont à faire » (p. 358). Pour cette raison, il entend briser les habitudes,
suspendre les croyances, déchirer les illusions qui enferment les individus et qui sont au
principe de leurs malheurs. Dans un chapitre consacré aux lectures de Kafka, B. Lahire
poursuit son travail de mise en relation du littéraire et de l’extralittéraire. Il procède
alors à une sociologie de la réception des textes et des auteurs lus par ce dernier. Son but
est de montrer que ses goûts ne s’expliquent pas principalement par des considérations
esthétiques ou formelles. En la matière, comme l’a souvent montré la sociologie de la
lecture pour les personnes « ordinaires », ses intérêts sont plutôt déterminés par une
lecture identificatoire qui lui fait apprécier un texte, un genre, ou un auteur en fonction,
d’une part, des correspondances qu’il peut établir avec certains éléments de sa
problématique existentielle et, d’autre part, de la pertinence ou de la justesse avec
laquelle, à ses yeux, ceux‑ci sont abordés.
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La dernière partie de l’ouvrage explore la question de la domination. Elle débute par un
gros plan sur l’économie psychique de Kafka. Sous ce rapport, B. Lahire se montre
partisan d’une sociologisation du mental. Il défend l’idée que « l’“intérieur” (le “for
intérieur” ou “l’intériorité”) n’est qu’un extérieur (une “extériorité”) plié, froissé »,
c’est‑à‑dire l’expression intériorisée « d’un ensemble plus ou moins cohérent de relations,
de propriétés et d’appartenances, passées et présentes » (p. 431). Par conséquent, en
raison des conditions spécifiques de sa socialisation, l’univers mental de Kafka se
caractérise par une « polyphonie intérieure » (p. 431) fortement dissonante. Le conflit
avec un père tyrannique qu’il ne cesse toutefois d’admirer, l’identification paradoxale à
ses catégories négatives de jugement concernant sa vocation littéraire ou sa personne, le
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
combat qu’il livre contre lui‑même pour écrire, l’oscillation permanente entre un désir de
solitude radicale et l’aspiration au mariage dans lequel il voit un accomplissement
conformément aux normes de son milieu, sont autant d’éléments à l’origine d’une
« structure psychique clivée » (p. 431) faite de luttes permanentes, de déchirements
incessants, d’indécision, d’un sentiment constant d’infériorité (hors les relations avec ses
quelques amis et ses sœurs), de dévalorisation de soi, transformés en une multitude
d’images littéraires qui entendent les signifier : combat, tribunal, jugement, procès,
condamnation, personnages physiquement hybrides, etc. B. Lahire indique que c’est la
raison pour laquelle Kafka s’est toujours senti du « parti du personnel » (p. 461).
Fortement dominé dans plusieurs aspects de son existence (à commencer par sa relation
au père), il s’est systématiquement solidarisé avec les dominés, les victimes et les
stigmatisés de toute sorte, y compris dans le cadre de son activité professionnelle. Parce
que cette question constitue une pièce essentielle de sa problématique existentielle,
l’enquête montre comment une bonne partie des textes qu’il produit arpente les
mécanismes subtils et ambivalents de la domination. Cherchant par l’écriture à élucider
ses propres expériences, il en vient à décrire avec une acuité exceptionnelle la nature
relationnelle du pouvoir et, tout particulièrement, « la contribution du dominé au
maintien de sa condition » (p. 479). Si Kafka, par sa faculté d’observation, son goût pour
l’analyse et les procédés de son écriture visant l’abstraction, donne l’impression de traiter
du pouvoir, de la domination et de l’autorité en général, B. Lahire entend cependant
rappeler que ces transpositions littéraires ont d’abord pour principe un intense travail
réflexif sur ce qu’il vit personnellement. Kafka a manifesté un réel intérêt pour les
questions politiques, mais celui-ci a toujours été préalablement passé au tamis de ce qu’il
vivait. De ce point de vue, il n’est pas le prophète que l’on a parfois dépeint car ses écrits
partent avant tout de sa seule situation existentielle. Au sujet du Procès qu’il interprète
comme « la mise en scène d’une affaire purement personnelle (les effets d’une relation
conflictuelle père‑fils) » (p. 540), B. Lahire écrit par exemple : « c’est bien en deçà des
correspondances plus ou moins directes entre des personnes réelles et des personnages
fictionnels ou entre des événements réels ou des événements fictionnels que se joue […] le
processus de transposition. De la longue relation avec son père, il [Kafka] conserve
essentiellement le sentiment de culpabilité et le processus indissociablement psychique et
social qui conduit un individu donné à se comporter tel qu’il le fait étant donné la
culpabilité qu’il a intériorisée » (p. 522).
Remarques mêlées
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À propos d’un auteur mille fois commenté, l’ouvrage de B. Lahire parvient à rester
passionnant de bout en bout (hormis quelques surcharges paraphrastiques sur les grands
romans de Kafka en fin d’ouvrage). En s’efforçant d’appliquer à cette œuvre une « lecture
historique » qui cherche à « respecter la réalité des conditions dans lesquelles elle a été
créée » (p. 598‑599), B. Lahire se livre à un démontage convaincant de la machine
littéraire kafkaïenne dont il éclaircit de nombreuses propriétés. Mais l’intérêt que
déclenche cette enquête concernant un auteur qui, de surcroît, cousine bien souvent avec
les sciences sociales (voir p. 344‑362), ne peut manquer de soulever en retour une série de
questions. Celles‑ci portent autant sur quelques aspects du travail interprétatif
concernant Kafka et son œuvre que sur le squelette conceptuel et les méthodes utilisées
plus généralement dans la recherche.
Sociologie , 2012
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
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Un premier étonnement d’abord. De la part d’un sociologue qui manifeste le souci
constant d’argumenter, de se confronter explicitement aux problématiques
intellectuelles disponibles, de justifier ses partis pris théoriques et méthodologiques ou
de répondre par avance à certaines objections, on peut trouver curieux que la question de
la traduction ne soit presque jamais abordée sinon dans une courte note de bas de page
(voir p. 101). Derrière cette absence, il y a sans doute la volonté de ne rien céder au
fétichisme de la langue que les gardiens vétilleux du sacerdoce littéraire ne manqueront
pas de brandir, ou encore, d’éviter certains lieux communs sur l’impossible traduction
entre les langues en matière littéraire, qui sont autant des chausse‑trappes destinées à
interdire toute explication rationnelle concernant des produits artistiques. Et ce refus, à
bien des égards, nous le partageons. Les résultats de l’enquête sont suffisamment
probants pour ne pas croire qu’il est impossible d’entrer de façon minutieuse dans une
œuvre traduite sans passer par d’interminables prolégomènes concernant le passage
d’une langue à l’autre. Toutefois, comme le montre B. Lahire, Kafka est un auteur qui
utilise un style imaginé dans son journal, dans sa correspondance et dans les récits qu’il
fabrique où les métaphores sont souvent littéralisées et radicalisées au point de devenir
méconnaissables en tant que telles (voir p. 312‑316). Pour expliquer comment les textes
sont la transposition d’expériences vécues, l’enquête met parfois en relation des
expressions prélevées dans sa production non littéraire avec certaines mises en scène
littéraires dont elles peuvent paraître le développement. Mais les traductions françaises
utilisées n’étant pas, semble‑t‑il, le fait d’un seul traducteur, comment être sûr que l’on
n’est pas quelquefois partiellement « victime » de la pluralité des codes de traduction
sollicités pouvant engendrer de multiples distorsions vis‑à‑vis du code de traduction
originel employé par Kafka pour parler de sa situation ? De même, peut‑être y a‑t‑il eu
des débats autour des traductions françaises disponibles comme cela a été souvent le cas
à propos d’autres classiques de la littérature régulièrement retraduits au fil du temps ?
Certains termes ou expressions ont‑ils une polysémie en allemand qu’il est difficile à
rendre en français et que Kafka aurait volontairement exploitée ? Sans être préjudiciable
à la démonstration, il nous semble que ces problèmes auraient mérité d’être pris de front.
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Une deuxième interrogation porte sur les sources utilisées pour bâtir cette biographie
sociologique. Pour reconstruire l’existence de Kafka, B. Lahire s’appuie sur l’importante
littérature disponible à propos de lui et de son entourage. Les témoignages de ceux qui
l’ont connu dans des contextes variés sont régulièrement convoqués pour donner à voir
ses dispositions mentales ou ses logiques comportementales. Toutefois, ce sont d’abord la
correspondance et surtout le journal qui sont abondamment exploités tout au long de
l’enquête. Or, ces matériaux ne sont pas toujours traités avec les précautions requises.
Bien souvent, tout se passe comme s’ils étaient censés donner accès à la « vérité » de
Kafka. Or, il n’est pas certain que le contenu du journal ou des lettres doive toujours être
pris à leurs valeurs faciales sans presque aucune considération pour les effets propres liés
à la forme de ces différents supports. À force de privilégier le journal sans toujours bien
tenir à distance les représentations de soi qu’il contient et interroger les stratégies
d’écriture dont il peut faire l’objet, on court le risque d’édifier involontairement un
portrait sociologique de Kafka qui, au bout du compte, ne se distingue guère de ce que
Kafka ne cesse de dire à propos de Kafka, en dépit de ses facultés manifestes pour
l’autoanalyse. À l’évidence, aucun matériau ne permet d’accéder de façon immédiate à la
réalité sociale, et pour cette raison, il est parfaitement légitime de faire feu interprétatif
de tout bois à potentiel documentaire, et en tout premier lieu d’un journal intime (s’il
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
existe) quand on tente la sociologie d’un individu. Mais avec ce dernier, on peut trouver
que B. Lahire ne se livre pas toujours à une banale « critique des sources ». Dans ses
remarques méthodologiques, il indique à juste titre qu’« en respectant la spécificité des
sources, il s’agit de permettre de s’interroger sur le sens des textes cités en fonction de leur
statut respectif (journal personnel, correspondance ou texte littéraire) » (p. 102, souligné par
nous). Toutefois, de façon symptomatique, lorsqu’il aborde dans un encadré « les
fonctions pratiques du journal », ce n’est pas réellement le statut des réalités auxquelles
ce dernier permet l’accès qui est examiné. Pour B. Lahire, il s’agit avant tout de rappeler
que, contrairement à ce que prétendent certains commentateurs, ce texte ne saurait être
considéré comme une œuvre littéraire à part entière, mais bien comme un ensemble
d’annotations en « rapport constant avec les événements de la vie quotidienne » (p. 103) à
exploiter comme tel.
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Une troisième série de questions porte sur quelques « trous » interprétatifs. Bizarrement,
l’ouvrage traite d’un écrivain dont on ignore en partie le processus exact qui l’a fait se
tourner vers l’écriture. Bien sûr, une biographie sociologique consiste à rompre avec des
prénotions comme celles de « décision », de « choix » ou de « liberté » qui sont autant
d’obstacles à la bonne compréhension du monde social. À l’évidence, il n’existe aucune
date précise où Kafka, à la suite d’une délibération intérieure, se serait tourné vers la
littérature (même si l’année 1910 semble être une période importante pour la
cristallisation définitive de sa vocation). Ce qu’il suggérera lui‑même dans son journal ou
dans un texte comme « Un artiste de la faim » (voir p. 378‑379). En outre, bien des
éléments disséminés dans l’ouvrage peuvent éclairer les raisons structurelles de cet
investissement (enfance solitaire où la lecture intensive fait office de consolation ;
volonté d’exister sur un territoire distinct de celui du père ; conflit père‑fils dans la
bourgeoisie juive en ascension ; fréquentation des milieux culturels pendant la période
étudiante, etc.). Mais il n’y a aucun développement explicitement consacré à la constitution
de sa vocation littéraire. On a parfois l’impression que Kafka ne pouvait être rien d’autre
qu’écrivain. Or, à lire l’enquête, des alternatives artistiques concurrentes semblent avoir
existé à certains moments de son existence. B. Lahire fait état d’un extrait du journal où
Kafka indique qu’il a dû abandonner ses autres « talents », « en tout premier lieu […] la
musique » (p. 168) pour se concentrer sur la littérature. On apprend également qu’il a fait
beaucoup de dessins (p. 295). Ces domaines d’expression auraient parfaitement pu lui
servir à transposer sa problématique existentielle (en particulier, celui de l’univers
pictural). Toutefois, ils ne sont pas advenus. Et on regrette que B. Lahire n’en donne
jamais la raison, ni qu’il aborde les tâtonnements, les hésitations et le système
d’incitations positives et négatives au terme desquels Kafka est finalement entré
pleinement en littérature après l’exclusion d’autres possibles. Au final, si ce travail se
penche de façon éclairante sur la formation des problèmes existentiels que ce dernier
rencontre, il n’a pas la même précision concernant le processus qui le conduit à se vouer
spécifiquement à leur mise en forme littéraire sur un mode vocationnel. À ce premier
regret, on en ajoutera un deuxième portant sur l’analyse du style. De façon remarquable,
l’enquête fait la démonstration que la sociologie est tout à fait capable de rendre compte
des propriétés formelles d’une œuvre, à condition de sortir du texte ou du seul
enfermement dans le champ littéraire pour explorer l’univers de l’extra-littéraire.
Toutefois, pour certains éléments du code élaboré par Kafka, B. Lahire propose davantage
une caractérisation qu’une réelle explication sociologique. Une fois le livre terminé, on se
demande toujours pourquoi Kafka prise tant les histoires mettant en scène des animaux
(singe, souris, taupe, cafard, martre, chacal, hybride animal, etc.). B. Lahire suggère que
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
ces récits imagés ont pour but de déjouer les codes du réalisme afin de faire ressortir les
« linéaments structuraux qui lui paraissent les plus déterminants » (p. 308). Soit ; mais ce
n’est certainement pas le seul moyen littéraire d’y parvenir. Pourquoi se porte‑t‑il si
souvent sur celui‑ci ? À un moment, B. Lahire indique que « la lecture de sa
correspondance permet d’attester la tournure très imagée de son esprit et l’usage
fréquent qu’il fait des animaux ou des objets pour développer son propos » (p. 313). Mais
d’où lui vient ce goût pour l’imagerie animale ? Est‑ce l’expression d’une disposition au
rire et à l’humour que certains contemporains ont observée chez lui (du moins, dans
certaines circonstances liées à la littérature) et que B. Lahire n’évoque jamais ? De la
même façon, si l’enquête explique bien les raisons qui lui font préférer les formats courts,
on se demande pourquoi Kafka ne s’est jamais tourné vers la poésie ou, mieux, le théâtre
qui aurait pu fournir un bon moyen de mettre en scène la pluralité de ses voix
intérieures. Ces différents points ne nous semblent pas spécialement mystérieux ou voués
à mettre en échec une démarche sociologique qui se heurterait ici à l’insondable de la
création littéraire. On s’étonne toutefois que ces derniers ne soient pas abordés ou pas de
manière réellement explicative. Peut‑être est‑ce dû au manque de sources qui
permettraient de les traiter de façon satisfaisante. Encore eût‑il fallu le mentionner.
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Une dernière série de remarques porte sur certains aspects de la construction
méthodologique et théorique au cœur de l’enquête. L’étude repose sur la question
centrale de la transposition en rapport avec la problématique existentielle propre à chaque
écrivain. L’hypothèse de travail est que cette dernière « est au principe de l’œuvre et au
travail dans l’œuvre » (p. 81). Par ailleurs, B. Lahire précise qu’une problématique
existentielle « comporte des éléments très stables » et « peut évoluer en fonction des
différentes grandes étapes du cycle de vie […] ou des grands événements biographiques »
(p. 81). Assez logiquement, on en déduit que ces variations pourront avoir une traduction
littéraire. D’où le principe méthodologique suivant : « Il s’agit de rapporter
systématiquement les éléments étudiés (extraits de journal, correspondances,
témoignages directs ou indirects ou textes littéraires) aux moments et aux contextes
biographiques dans lesquels ils ont été produits […]. Citer indistinctement, comme le font
nombre d’exégètes, des propos de 1911 et de 1923, comme s’il s’agissait d’extraits
différents tirés de la même roche, c’est réduire une vie à une sorte d’essence dont les
propriétés seraient fixées une fois pour toutes » (p. 102). Toutefois, dans la suite de
l’enquête, le mode d’exposition qui met en rapport la vie et l’œuvre de Kafka contredit
bien souvent cette recommandation. Au final, il donne parfois l’impression d’une
récurrence existentielle et textuelle dépourvue de variation. Tout se passe alors comme si
Kafka transposait à tout instant la totalité d’une problématique existentielle qui ne subit
aucun déplacement (on pourrait la résumer aux thèmes rapports père‑fils, rôle de la
littérature et tension littérature/autres activités, dilemme célibat/mariage). Quand une
série de textes est analysée, c’est pour constituer un groupe d’écrits piochés à différentes
périodes afin d’illustrer un thème présent dans la vie de Kafka. Mais celle‑ci est construite
par l’interprète, et pris isolément, on ne sait jamais vraiment la position respective
qu’occupe chacun de ses éléments dans l’ordre réel de succession textuelle, ni son
contexte existentiel de production (parfois, celui‑ci est évoqué, mais c’est loin d’être
systématiquement le cas). En un certain sens, ce qui est traité, ce sont moins les principes
de variation stylistique et thématique de la série totalisée d’écrits prise dans le temps, que
des rapprochements textuels effectués à titre d’exemplification pour éclairer
prioritairement les structures présumées invariantes d’une problématique existentielle.
Bien sûr, Kafka a écrit sur une période assez réduite, et il n’est pas du tout sûr que les
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
circonstances de sa vie se soient beaucoup transformées. Mais si, d’un point de vue
chronologique, l’on met systématiquement en parallèle la série complète de ses textes avec
la série complète des situations qu’il traverse, n’observe‑t‑on aucune variation
concomitante intéressante à interpréter ? Par exemple, la tuberculose ou son départ pour
Berlin n’ont‑ils aucune conséquence durable sur lui et sur ce qu’il écrit ? De la même
façon, les effets d’un exercice prolongé de la littérature ne sont abordés qu’en filigrane :
au‑delà de ce que Kafka dit à propos de sa fonction, quelle transformation dans les faits (en
dehors d’une extrême fatigue) cette activité a‑t‑elle produite sur sa personne et sur une
éventuelle contrepartie dans l’ordre littéraire (ce qui, par exemple, semble être l’objet de
la nouvelle Première souffrance [voir p. 368] ? D’une façon générale, ce qui fait défaut dans
l’enquête, c’est une saisie des rapports entre la vie et l’œuvre qui soit véritablement
organisée selon des coordonnées temporelles. Introduire la diachronie, ce n’est pas céder
à une sorte de positivisme aveuglé qui ne verrait pas que derrière la succession des
événements qui jalonnent une existence se rejoue, selon diverses modalités, la présence
du mort dans le vif. Mais, il peut être également fécond de prendre au sérieux la
temporalité pour mieux faire apparaître certaines variations et leurs rapports avec la
biographie de Kafka. Ce qu’indique de façon principielle B. Lahire sans toutefois en tirer
toutes les conséquences dans l’organisation de son analyse. En conclusion de l’ouvrage, il
écrit : « De ce point de vue, on peut dire que les œuvres de Kafka sont comme
d’inlassables variations autour des mêmes thèmes ou des mêmes problèmes. Cela ne
signifie pas du tout que ceux‑ci soient restés totalement inchangés à travers le temps » (p. 586,
souligné par nous), sans mentionner les changements auxquels il fait allusion. Au final, on
peut se demander si cette relative non-prise en compte n’est pas impliquée par la notion
de « problématique existentielle ». À première vue, la condensation sténographique
qu'opère cette expression est séduisante. Comme nous l’avons déjà indiqué, elle est
censée correspondre à « l’ensemble des éléments qui sont liés à la situation sociale d’un
auteur et qui s’imposent à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou
comme des problèmes qu’il a à affronter » (p. 81). Mais en parlant au singulier de la
problématique existentielle d’un auteur, on subsume en réalité un ensemble d’éléments
pour lesquels on suppose une communauté et une solidarité. L’unicité que suggère
l’expression introduit implicitement une homogénéité et une cohérence entre des
expériences prélevées à l’intérieur d’une vie qui font que l’on n’est jamais très loin de
l’idée de « formule génératrice » telle qu’elle existe chez P. Bourdieu quand il caractérise
l’habitus et que, par le passé, B. Lahire a critiqué avec raison5. Sous ce rapport, Kafka ne
ferait qu’actualiser sa problématique existentielle dans chaque acte d’écriture à tout
instant de sa trajectoire littéraire. Aussi, l’œuvre ne saurait réellement varier. Peut‑être
faudrait‑il se passer de cette entité théorique en lui appliquant le rasoir d’Occam
sociologique et dire plus simplement que l’expression littéraire est la transposition selon
un code spécifique d’une pluralité d’expériences plus ou moins problématiques qui sont
successivement ou simultanément travaillées en fonction des contextes traversés par
l’auteur au cours de sa vie. Substituer de manière explicite la prise en compte de cette
multiplicité à l’idée d’« une problématique existentielle transposée » (p. 77, souligné par
nous) semble d’autant plus nécessaire que cette dernière n’est pas forcément l’unique
« matrice de production de l’œuvre » (p. 81). En effet, comme le montre clairement
l’enquête, dans le cas de Kafka, du point de vue formel, les propriétés de son œuvre sont
aussi le produit direct de dispositions (ascétisme) et d’expériences (par exemple, sa
formation juridique) qui ne sont pas spécialement problématiques au sens où semble
l’entendre la notion de « problématique existentielle ». Par conséquent, si ces dernières
Sociologie , 2012
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
appartiennent de plein droit à sa « matrice de production » dans la mesure où, comme le
rappelle à juste titre B. Lahire, le fond et la forme ne sont jamais dissociables, il est
cependant difficile de les ranger sous l’étiquette de « problématique existentielle ».
Coda
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Ces réserves ou interrogations ne doivent pas masquer l’importance d’un ouvrage qui a le
souci permanent d’allier réflexion théorique et enquête empirique. En s’attaquant à
certains tabous, il fait preuve d’une audace jubilatoire qui stimule le lecteur. D’abord,
cette recherche montre, s’il en était encore besoin, que la sociologie n’a à peu près rien à
voir avec une quelconque « retraite dans le présent » comme, entre autres, le rappelait
déjà fortement Norbert Elias. Il est parfaitement légitime et possible d’aborder des
problèmes sociologiques contemporains en explorant des objets « refroidis » de longue
date. Par ailleurs, en se proposant d’entrer dans la chair d’une production symbolique,
B. Lahire fait valoir l’intérêt d’une approche dispositionnaliste de « l’esprit » ou du
« mental » dans une période où les réductionnismes naturalistes sont particulièrement
offensifs. Du point de vue de la sociologie de la littérature, ce travail appelle sans doute
d’autres développements pour préciser ses hypothèses ; en particulier, il faudrait voir ce
que le modèle pourrait donner à propos de recherches formelles plus contemporaines ou
sur des écrivains qui sont davantage inscrits dans le monde littéraire que ne l’a été Kafka :
quels effets de « censure » éventuelle cela peut‑il avoir sur la mise en forme de problèmes
existentiels ? Par ailleurs, ce travail est une invitation au déplacement vers des contrées
encore plus hostiles à la sociologie. Quels résultats pourrait‑on obtenir si l’on enquêtait
armé de ces principes sur les produits créés dans des univers fortement institutionnalisés
comme les mathématiques ou la physique (ce qui toutefois supposerait de réunir un
ensemble de compétences assez improbables dans l’état actuel de division et de
spécialisation des savoirs), ou dans d’autres arts (les arts plastiques ou la musique à
l’image de ce qu’avait commencé N. Elias à propos du cas Mozart) ? Plus généralement, ce
travail permet d’entrevoir comment renouveler une sociologie des espaces où des
producteurs sont spécifiquement voués spécifiquement à la production d’« idées »6. En
modifiant les focales sociologiques habituelles pour travailler radicalement au niveau
individuel, B. Lahire a en partie modifié la vision que l’on pouvait avoir de la création d’un
bien symbolique. Cela a permis de souligner les apories d’une notion comme celle de
champ qui fait disparaître les effets déterminants de l’existence hors champ. Dans ces
conditions, on voit tout le profit à tirer d’une sociologie à l’échelle individuelle attentive à
la multiplicité des instances socialisatrices, et il est clair que celle‑ci est encore loin
d’avoir rendu tout son jus interprétatif. Mais après cette superbe étude au ras du sol
individuel, qui en constitue une sorte de première synthèse provisoire, le temps n’est‑il
pas aussi venu d’entreprendre la (re)construction d’un mode d’observation et
d’interprétation du fonctionnement des « paysages » collectifs qui reposerait sur ces
acquis ?
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Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
NOTES
1. . Bernard Lahire (2010), Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, 632 p.
2. . Bernard Lahire (2006), La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte,
619 p.
3. . Bernard Lahire (1998), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 271 p.
4. . Pierre Bourdieu (1998), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 122 p.
5. . Bernard Lahire, L’homme pluriel, op. cit.
6. . De ce point de vue, on pourra mettre en regard la démarche de B. Lahire avec le renouveau
d’une «new sociology of ideas» défendue au sein de la sociologie américaine par Charles Camic et
Neil Gross. En particulier, il serait utile de comparer l’étude récente que ce dernier a consacrée à
Richard Rorty (Neil Gross, 2008), Richard Rorty. The Making of an American Philosopher, Chicago,
University of Chicago Press) sur un mode également biographique avec la présente recherche.
AUTEURS
FRANCIS SANSEIGNE
Sociologie , 2012
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