« quelque chose » lié à son existence pour des raisons qu’il convient d’expliquer. Dans ces
conditions, une véritable sociologie de la création doit chercher à enquêter sur ce type de
fondements sociaux qui, pour une bonne part, s’encastrent dans des expériences extra-
littéraires. Dans ce but, B. Lahire entend confectionner une « biographie sociologique »
(p. 71) à propos de Kafka. Commettant un salutaire attentat sociologique contre la
bienséance littéraire, il réhabilite dans l’ordre des questions scientifiques légitimes celle
des rapports entre la vie et l’œuvre, que toute une tradition lettrée avait condamnée et
que P. Bourdieu lui‑même avait congédiée au profit d’une approche par le champ. Cette
stratégie analytique se justifie car la littérature s’est constituée historiquement comme
un domaine d’expression de soi qui s’est peu à peu affranchi de la tutelle de
commanditaires pour valoriser la « personnalité » créatrice. Par conséquent, afin de
comprendre la spécificité d’une œuvre, B. Lahire suggère d’adopter une échelle
d’observation capable de saisir le détail des expériences socialisatrices constitutives d’un
individu. Procéder de la sorte, c’est éviter de retomber dans les ornières interprétatives
que les explications par le « milieu » ou le « reflet » avaient jadis rencontrées : en effet,
faute de pouvoir appréhender la singularité de manière adéquate, elles se contentaient de
rabattre un producteur sur quelques grandes propriétés sociales, ce qui ne permettait
jamais d’expliquer sociologiquement les variations observables entre deux individus qui,
tout en étant tendanciellement indiscernables sous ce rapport, n’en produisaient pas
moins des œuvres très différentes, à l’image de Kafka et de son ami Max Brod. Mais
l’exercice biographique ne consiste pas à recueillir une poussière d’anecdotes et
d’événements présentés sous une forme plus ou moins ordonnée. Il s’agit plutôt de
reconstruire de façon systématique l’ensemble des cadres sociaux (familial, religieux,
linguistique, sexualité, amical, professionnel, politique, etc.) au principe d’expériences
socialisatrices spécifiques ayant façonné les « structures récurrentes, qui ne sont pas
nécessairement cohérentes, d’une existence individuelle » (p. 74) – ce dont
Jean‑Paul Sartre, qui se voit ici ironiquement sorti du purgatoire interprétatif contre
P. Bourdieu, avait eu l’intuition dans son Flaubert, bien qu’il n’ait pas disposé des outils
sociologiques appropriés lui permettant de mener son étude de façon plus satisfaisante.
B. Lahire fait l’hypothèse que la chair textuelle est la transposition d’après un code
spécifique d’éléments extra-littéraires en rapport avec la vie de l’auteur. Mais la
correspondance n’est pas à chercher terme à terme : l’écriture littéraire n’est jamais la
simple reproduction de « petits faits » biographiques. En réalité, les mises en scène et les
intrigues littéraires transfigurent de façon plus ou moins sophistiquée (et de façon plus
ou moins consciente) les éléments d’une « problématique existentielle ». B. Lahire définit
celle‑ci comme « l’ensemble des éléments qui sont liés à la situation sociale d’un auteur et
qui s’imposent à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou comme des
problèmes qu’il a à affronter » (p. 81).
Portrait sociologique d’une écriture
3 À partir de ce canevas théorique, l’ouvrage se divise en trois parties. La première aborde
la fabrique de l’être social Kafka, la deuxième se concentre sur Kafka écrivain, la
troisième se penche sur la question de la domination dans sa vie et dans son œuvre.
L’enquête joue constamment sur les échelles d’observation. Recourant souvent à la
métaphore cinématographique, elle met en œuvre des focales différentes pour donner à
voir des plans d’ensemble, des plans moyens et des plans resserrés afin de saisir Kafka
Vers une sociologie renouvelée de la production symbolique. L’exemple de Kafka.
Sociologie , 2012
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