Texte

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Conférence inédite au XVIIeme Congrès de l’Alliance française, Sao Paulo Brésil, le 10 mars
2016
Francine CICUREL, Professeur à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3
L’invention du quotidien professoral : réflexions sur l’agir en contexte d’enseignement
du français
Plan
Deux références : Michel de Certeau (1925-1986) et Alfred Schütz (1899-1959)
I. La pratique d’enseignement appartient à un genre professionnel et une tradition
II. L’inscription du singulier dans l’action
III. Choix ou jeu avec les possibles le dilemme
Introduction
Il est assez courant, en didactique de langues ou en sciences de l’éducation, de s’interroger sur
l’interaction en classe, sur les conditions de l’enseignement-apprentissage, sur les règles et
normes de la classe, sur les participants de la situation de classe.
Je voudrais aujourd’hui focaliser votre attention sur l’un des protagonistes essentiels de ce
processus, à savoir l’enseignant. Celui-ci exerce un métier que nous connaissons pour l’avoir
pratiqué mais le connaissons-nous vraiment, avons-nous réfléchi à la manière dont les décisions
sont prises au cours même de l’action, à la manière dont un enseignant perçoit le groupe qu’il a
en face de lui, à la manière dont il se perçoit lui-même ? Comment partage-t-il son attention
entre le programme, le contenu à transmettre et la manière dont les apprenants réagissent à ce
programme ?
A-t-il des plans et lesquels ? Comment adapte-t-il ses objectifs aux situations de classe dans
lesquelles il se trouve et comment interagit-il avec les autres acteurs de la situation ?
Il y a beaucoup de questions. Comment s’y prendre pour répondre ? De plusieurs manières.
L’observation du terrain, en l’occurrence de la classe, permet de mettre en lumière les règles
de la communication didactique – tours de parole, types d’échange, thèmes abordés, etc. Une
classe de langue, comme toute classe, se déroule selon des normes et des usages qui sont à
rapporter au contexte social et éducatif et aussi au fonctionnement général et peut être
universel d’une classe en milieu institutionnel.
Mais ce qui est sous-jacent à l’action d’enseigner reste opaque.
C’est donc la voix des enseignants que je voudrais vous faire entendre, en cherchant ce qui,
dans leurs paroles, évoque les problèmes rencontrés. Je m’appuie sur un travail que je mène
depuis plusieurs années avec l’aide de mon groupe de recherches IDAP.
Le dispositif est le suivant : un professeur est placé face à son propre cours qui a été filmé et il
le commente en présence de l’enquêteur chercheur. Il s’agit de découvrir comment il revit une
1
action1 et ce qu’il en dit lorsque, devant des traces – films, enregistrements –, il est amené à se
remémorer. cette action. C’est ce qu’on appelle une autoconfrontation
Le postulat que nous adoptons est que le « retour sur l’action » permet à la conscience de
prendre la mesure de l’action accomplie. Cela se fait par une « verbalisation » sur l’action
passée.
Verbalisation est un terme que l’on utilise pour parler de la « mise en discours d’une pensée
par des mots »2. Cette verbalisation3 se fait à travers une communication avec autrui, au cours
d’un entretien. Mais, pour autant, il ne s’agit pas d’une conversation ordinaire car c’est par
rapport à une action passée et à laquelle a participé l’acteur amené à verbaliser qu’elle est
déclenchée. Le processus de verbalisation implique un déjà existant, quelque chose qui a été
accompli et qui est reconstruit, voire construit, par la parole de l’un des acteurs de la
situation.4
Tous les exemples et ce que je serai amenée à vous dire ici sont tirés de l’analyse de ces
corpus de verbalisations.
A titre de préliminaires : Deux références : Michel de Certeau et Alfred Schütz
Je ne voudras pas entrer dans le vif du thème proposé sans m’appuyer sur des auteurs qui
fécondent la réflexion et sans rester un instant sur les notions proposés dans le titre :
invention, quotidien, agir.
Ma première référence sera Michel de Certeau, penseur inclassable, éclectique,
anticonformiste, jésuite, historien, sociologue, philosophe dont l’écriture est très singulière et
non dénuée d’élégance (1925-1986).
Comme vous le savez peut-être, M de Certeau s’intéresse aux pratiques de tous les jours de
l’homme dit ordinaire. Ces pratiques – lire, habiter, cuisiner, selon le titre du second tome de
l’Invention du quotidien –, parce qu’elles sont ordinaires risquent d’être invisibles. On
pourrait penser que l’homme ordinaire, pris dans un tissu de discours qui lui imposent des
contraintes, (des discours de pouvoir) va avoir une conduite de soumission, d’obéissance.
Mais voilà, selon M. de Certeau, l’homme ou la femme ordinaire bricole, se débrouille,
braconne, trouve des ruses pour faire à se manière. De Certeau part à la recherche de
1
L’action, c’est-à-dire d’après la définition de Bergson, la faculté que nous avons d’opérer des changements
dans les choses (Bergson, p. 65).
2
Voir par exemple l’ouvrage de Bigot V. et Cadet L. (2011).
3
On parle aussi dans le monde anglosaxon du courant de « stimulated recall », voir Gass et Mackey (2000).
4
Le dictionnaire Le Robert donne comme définition pour verbaliser :« Exprimer, extérioriser quelque chose au
moyen du langage ».
2
l’invention quotidienne et de ce qui détourne ce qu’il appelle les « institutions du croire » , les
diktat de la pensée dominante.
Par « culture ordinaire », il faut comprendre ce qui s’oppose à « culture institutionnelle ». Le
discours des médias assène des messages mais, pour de Certeau, l’individu les reçoit à sa
manière et fabrique quelque chose de personnel avec ces textes. Les usagers agissent
autrement que ceux qui produisent les discours d’autorité ou même médiatiques attendent.
Michel de Certeau fait une distinction entre la stratégie et la tactique, qui m’a moi-même
souvent inspirée dans mes travaux sur l’agir professoral.
La stratégie est un calcul, pensé à l’avance, elle est du côté de l’institution, une manipulation
des rapports de force. Les stratégies s’inscrivent dans la durée. La tactique c’est le coup par
coup, c’est le fait de profiter des occasions. Les tactiques savent transformer les circonstances
telles qu’elles se présentent en occasions. Elle déjouent, elles s’improvisent, elles
improvisent.
Ex : Le zapping est une tactique par rapport aux stratégies des chaînes qui veulent capter
l’auditeur.
Je retiens donc ici la notion d’invention, d’inventivité que l’individu possède et met en
œuvre dans toutes sortes de situations, et je me propose de mettre cette notion à l’épreuve
d’une situation qui vous est familière, celle de l’enseignement du français.
Ma seconde référence est la sociologie d’Alfred Schütz. Il n’est pas non plus un penseur
classable, on le dit sociologue, philosophe, bref appartenant à un courant où je ne crois qu’il
n’y a que lui, « sociologie phénoménologique », (comme Goffman pour qui on a créé
« interactionnisme symbolique »). Proche de Max Weber et Husserl, lecteur de Bergson.
Il est une référence centrale pour les théories de l’action.
L’action est un processus de conduites intentionnelles qui vise un projet. Il faut bien voir
cela : pour Schütz, l’action n’est pas séparable d’une intentionnalité. Si un individu fait
quelque chose (planter un arbre ou prendre un train) c’est dans l’intention de, c’est pour…
(motifs en-vue-de). C’est la dimension projetée de l’action, son versant vers le futur.
Mais une action est aussi motivée par le passé. J’ai emmagasiné des actions typiques, des
savoirs, des expériences surtout qui me permettent de prendre une décision parce que j’ai une
réserve d’expériences dans laquelle je puise. Au passage, la construction de la notion de
répertoire didactique5 que j’ai proposée possède cette dimension de stockage d’expériences
5
Les enseignants disposent d’un répertoire didactique, entendu comme l’ensemble des ressources acquises au
cours de l’expérience professionnelle, de la formation, et tout au long de la vie, qu’ils mettent au service de leur
3
qui permettent au professeur d’agir. Ce qui est important pour la suite de notre propos, c’est
de voir la dimension de décision qui existe dans l’action. Si je choisis de faire telle ou telle
chose, je renonce à une autre. Bref, l’action, dans le sens de Schütz, implique une décision, et
donc une délibération, souvent avec moi-même.
Délibérer c’est projeter une action, anticiper par l’imagination le résultat.
Que fait un professeur dans sa classe ? Vous le verrez, il est tenu de prendre des décisions à
très grande vitesse. Je donne la parole, je coupe, je passe à autre chose, je donne un autre
exemple, je décide de passer à une autre activité etc etc… Et les décisions ne se prennent pas
si aisément, le doute est là, et le regret parfois.
Autre aspect que je retiens chez Schütz. C’est selon lui, rétrospectivement que nous pouvons
voir les possibilités, les diverses voies possibles. Pour la connaissance de l’agir humain et
professoral, c’est par un retour sur l’action, par rétroaction que nous procédons. En passant, je
voudrais dire que Schütz tout comme de Certeau s’intéresse au monde ordinaire, au
Lebenswelt. Il entreprend une sociologie de ce monde de tous les jours.
Nous avons posé quelques jalons qui suscitent la réflexion. Et d’aborder autrement l’action
enseignante.
I. La pratique d’enseignement appartient à un genre professionnel et une tradition
De Certeau est peut-être le premier ou l’un des premiers qui a mis en route cette notion de
pratiques, pratiques du faire, pratiques ordinaires, pratiques de lecture (cf. Roger Chartier).
Il y a une logique des pratiques quotidiennes et même une histoire.
C’est ce que je vais commencer par aborder en défendant l’idée qu’enseigner c’est
pratiquer. Un certain nombre de gestes (maintenant on parle en sciences de l’éducation de
« gestes professionnels »6). Organiser la parole, exposer, expliquer, évaluer, encourager,
décourager, etc.
Exercer le métier d’enseignant renvoie à une connaissance d’un certain « genre
professionnel », c’est-à-dire à une « culture d’enseignement » que partagent les professeurs
d’une communauté donnée, autour d’une matière à enseigner.
pratique professionnelle. Les mises en mots de l’action que sont les verbalisations font apparaître des traces du
répertoire de l’enseignant.
6
« Le terme geste est en même temps indicateur d’un mouvement, aussi bien verbal que corporel, qui s’adresse
à un « autre » (l’apprenant), et lui donne de ce fait existence et statut de manière spécifique » Bucheton,
Introduction le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français » dans Bucheton et
Dezuller, Professionnaliser ? vers une ergonomie du travail des enseignants dans la classe de français, de Boeck.
4
La notion de genre professionnel a été développée dans le domaine de l’analyse du travail.
Pour Clot et Faïta, 2000, le genre professionnel est constitué par un stock d’actes, de
routines, de conceptualisations « prêts à servir ». L’action dans le travail ne peut se faire que
parce qu’il existe au préalable un savoir langagier, social et professionnel qui permet à cette
action de se réaliser au sein d’un genre professionnel. Pour Clot 1999, il s’agit d’une
« mémoire impersonnelle et collective » qui contient des conventions d’action sans lesquelles
les actions ne pourraient pas s’organiser. Cela constitue des contraintes mais aussi des
ressources.
Tout enseignant appartient de manière plus ou moins étroite à ce genre. Jadis, j’avais utilisé la
notion d’habitus didactique (Dabène, Cicurel et alii, 1990) pour exprimer qu’un individu qui
tient le rôle d’enseignant va adopter une posture d’enseignant qu’il va s’incorporer assez
rapidement. Qu’il le veuille ou non, il est celui qui donne la parole, celui qui apprécie les
paroles des apprenants, qui est en charge de la conduite des interactions, qui gère et surveille
le déroulement des activités, etc.
Ces manières de faire ne sont pas personnelles mais communes, c’est pourquoi les termes de
rituels, de routines sont indispensables pour décrire l’action professionnelle. Prenons
connaissance de ce qu’écrivent Clot et Faïta, 2000 : 11, à propos du genre professionnel :
« Le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs
d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient et redoutent ;
ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu’ils savent
devoir faire grâce à une communauté d’évaluations présupposées, sans qu’il soit nécessaire de
respécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente. C’est comme « un mot de passe » connu
seulement de ceux qui appartiennent au même horizon social et professionnel. ».
Des pratiques de transmission en commun
Il y a donc des pratiques de transmission que nous, professeurs de français, avons en commun
et qui d’une certaine manière relèvent de stratégies d’enseignement.
Nous rejoignons ici l’action telle que la conçoit Schütz (trad.fr. 1998) : d’un côté, elle est
déterminée par ce qui la précède, et qu’il nomme typifications, ensemble de scripts ou
scénarios acquis par l’expérience du sujet ou apprentissage7 et, de l’autre, elle est fondée par
le projet personnel, par un sujet qui agit dans un certain but et qui n’est pas coupé de son
expérience personnelle, de ce qu’il a engrangé en mémoire. Ne négligeons pas le rôle de la
7
Le répertoire se construit pendant lors de l’exposition scolaire, la formation académique et pédagogique, les
expériences et ce qui est la vie, la petite enfance, les parents, les amis, ce qui fonde le lien
5
volonté.8 Mais le fait que nous puissions parler de « gestes professionnels », que des
enseignants de tous bords se reconnaissent dans des pratiques de transmission, qu’ils se
retrouvent aussi autour de questions communes indiquent qu’enseigner une langue est un
métier qui a ses marques et qu’ils soient nordiques, sud américains ou chinois, les professeurs
de langue ont des pratiques communes qui les relient.
Posons donc qu’il existe un savoir enseignant : l’action enseignante s’accomplit au nom
d’une «culture d’enseignement» que partagent les professeurs d’une même discipline. Parce
que les enseignants sont confrontés à des problèmes identiques, ils ont tous quelque chose en
commun. Selon Cambra Giné (2003), ce terreau est constitué de :
stratégies professionnelles,
de scénarios d’action,
de formes de discours,
de systèmes de valeurs,
de codes communs.
Lorsqu’on s’adresse à des professeurs qui viennent de pays et de culture très différents, on
s’aperçoit que quelque chose transcende les différences, et que leurs réactions sont différentes
de personnes qui n’auraient pas enseigné. L’opposition serait plutôt entre enseignant vs non
enseignant que entre enseignants britanniques et brésiliens ou chinois même s’il ne s’agit pas
de nier les différences éducatives.
Corpus Gaya : je vous lis une séquence extraite du discours du professeur. Qui pourrait parler
comme cela à part un professeur de français ?
OK ? donc encore quelque chose pour la gastronomie chinoise? + ah ::: moi j’aimerais bien que
quelqu’un me parle↑ ++ alors je vais dire : tiens TOI je ne t’ai pas entendu aujourd’hui (en indiquant
l’élève assis dans le coin) du tout↑ et oui tu croyais que je t’avais oublié↑ mais non (rires, en secouant
la tête) hahahahahaha je ne t’ai pas oublié + donc j’aimerais bien que tu que tu parles un petit peu à la
classe (elle se tourne vers l’autre côté de la classe en prononçant ch ch ch) les fromages chinois (elle
fait la grimace à l’autre côté de la classe) (rires)
C’est l’occasion de vous dire que j’ai une conviction : dans l’enseignement tout n’est pas
question de savoir. Les mots sont dits par une personne qui s’adresse à d’autres personnes. Ils
sont portés par une voix, une intention et une présence physique. Le savoir n’est pas le seul
élément constituant de l’enseignement qui est, ne l’oublions pas, une forme orale non
détachée de la personne qui l’énonce.
II. L’inscription du singulier dans l’action
8
Selon Armand Abecassis, philosophe et penseur, le principe essentiel du judaïsme est la volonté.
6
Les gestes du professeur, les actes sont certainement en partie suggérés par l’environnement :
en agissant de telle ou telle manière, il renforce des normes, des règles, des attitudes qui sont
considérées comme souhaitables ou acceptables par la communauté des enseignants.
Je vais ouvrir cette seconde partie en posant la question de la liberté d’action d’un
enseignant. Quelle place y a-t-il dans ce métier pour la singularité d’une pratique ?
Peut-on penser que l’enseignant bénéficie d’une marge de manœuvre ? Est-ce que chaque
professeur invente ce qu’il va faire ? N’est-il pas plutôt le porteur d’actions qui lui sont plus
ou moins suggérées par le contexte social ?
Je vais essayer de répondre à cela en évoquant quelques traits de l’agir professoral ou plutôt
quelques problèmes qu’un enseignant on rencontre fatalement.
2.1 La planification/déplanification
Abordons une situation d’enseignement réelle. Catherine est une enseignante française qui
enseigne à des étudiants chinois dans une université de la périphérie parisienne. (Corpus
Ginabat). Elle a une vingtaine d’années d’expérience. Elle s’adresse à un groupe de Chinois
qui veulent entrer en Master de gestion, finances, économie.
Tout enseignant se trouve dans la situation suivante : il lui faut mettre en place une action
planifiée (qui se traduit par la conformité à un programme, la définition d’objectifs, de buts
…) indiquant qu’en amont de son action d’enseignement quelque chose préexiste qu’il doit
mettre en acte. Voici la définition que donne A.Schütz (1998) de l’action, et qui semble
assez bien correspondre aux mouvements actionnels de l’enseignant :
« Le terme « action » désignera la conduite humaine en tant que processus en cours
qui est conçu par l’acteur par avance, c’est-à-dire, qui est basé sur un projet
préconçu » (p.53).
Avant un cours est conçu un plan, qui peut être très précis, ou parfois simplement un
canevas. Mais le plan existe. L’action enseignante apparaît comme étant préconçue (avec
des objectifs qui préexistent) ; c’est une action présumée rationnelle qui a pour but de
favoriser ou de permettre l’accroissement des connaissances ou compétences des
participants-élèves.
7
On assiste dans la petite séquence qui suit à un moment où Catherine affirme sa volonté de
tenir sa planification9. Elle a prévu de faire une activité orale. Mais elle est confrontée à ce
qu’on pourrait appeler une action de résistance de la part des apprenants chinois.
ils me poussent encore à faire de la grammaire et si j'avais dit ah ben là on s'arrête et on va
faire un exercice de grammaire ils auraient été aux anges + il faut faire attention à ça +
parce que eux ils ont toujours ce réflexe + et puis aussi donc y'a un peu épater les copains etc
on va toujours plus loin dans les questions alors là moi j'ai stoppé + parce que pour moi cette
question-là elle était pas au programme ce jour-là et que j'allais pas commencer à leur
donner des explications plus loin on n'était pas dans un exercice de grammaire + mais ils sont
toujours en train de nous titiller dès qu'on fait un exercice oral il faut qu'il y ait une question
de grammaire + bon c'est bien mais on va pas plus loin on répond tranquillement mais on ne
va pas plus loin parce que là on n'est pas dans la grammaire + n'oubliez pas + enfin je l'ai
pas dit mais ça c'était flagrant que on revient à notre activité orale + on ne va pas n'essayez
pas de me faire diverger vers autre chose + et les Chinois c'est les spécialistes pour nous faire
diverger vers la grammaire hein
La planification ne peut se penser en dehors de la déplanification. Est-ce une menace ? Je
ne sais pas, un danger ? en tout cas une forte possibilité. Par quoi une action peut-elle être
déplanifiée ? Par l’interaction avec les apprenants. Un cours magistral ne risque pas la
déplanification.
Le risque10 dans l’action d’enseignement est présent : perdre la face, ne pas avoir une
bonne image de soi, par exemple en ne faisant pas ce qui est prévu.
Que voit-on dans notre exemple par rapport au point que nous traitons. Y a t il une liberté
d’action ? Oui sans doute, Catherine pourrait suivre le désir des apprenants chinois de
faire de la grammaire.
Remarquons également un glissement énonciatif très caractéristique de cette enseignante.
9
Nos exemples sont tirés de 2 corpus. Le corpus Ginabat contient les interactions et les verbalisations de
professeurs de français s’adressant à des étudiants chinois séjournant en France. Le corpus Corny est constitué
des interactions et verbalisations d’une enseignante dans le cadre d’un cours adressé à des femmes travailleuses,
en France. Signalons aussi le corpus Marie-Laure qui contient les interactions et commentaires d’une stagiaire
de Master en didactique du français, et donc d’une enseignante novice. Il ne comporte pas de filmage.
Code de transcription : + ++ +++ = pause. MAJUSCULE = mot ou syllabe accentué. : = allongement
syllabique.
Nos exemples sont tirés de 3 corpus. Le corpus Ginabat contient les interactions (filmées) et les verbalisations
de professeurs de français s’adressant à des étudiants chinois séjournant en France. Le corpus Corny est
constitué des interactions et verbalisations d’une enseignante dans le cadre d’un cours adressé à des femmes
travailleuses, en France. Le corpus Gaya est constitué des interactions et verbalisations de Gaya s’adressant à
des étudiants de FLE chinois en France.
Code de transcription : + ++ +++ = pause. MAJUSCULE = mot ou syllabe accentué. : = allongement
syllabique.
10
Goffman dans son livre les rites de l’interaction présente l’action comme ce qui comporte un risque ; En
accomplissant une action dans le sens de Goffman, l’individu prend un risque. Le sportif, le financier, le
commerçant, le pianiste s’expose et risque de perdre quelque chose en agissant.
8
Catherine commence par décrire ce qu’elle fait, elle fait une large part à la catégorisation
de son public
Les Chinois c’est les spécialistes de la grammaire
A la fin de la séquence le passage du je au on peut nous alerter. Que se passe-t-il ? C’est
comme si Catherine parlait d’abord d’elle, dans l’ici maintenant de la classe et rejoignait
ensuite la communauté professionnelle en déclarant :
bon c'est bien mais on va pas plus loin on répond tranquillement mais on ne va pas plus
loin parce que là on n'est pas dans la grammaire
C’est à la fois sa doctrine personnelle et les règles du métier. Cet extrait, tout comme
beaucoup d’autres verbalisations, révèle la manière dont l’action projetée par le professeur
se heurte à la volonté d’un « autre », un désir de bifurquer, parfois une résistance de la part
des élèves. Il faut alors adapter le projet de départ ; soit s’opposer à la demande des
apprenants soit accepter un détournement des plans initiaux.
2. 2. Les « doctrines personnelles » des enseignants
Peut-on enseigner en n’ayant pas à l’intérieur de soi comme un modèle, un idéal
d’enseignement auquel on se conforme ? Nous avons chacun en nous des représentations de ce
que nous considérons comme devant être accompli dans un tel cadre. Ces convictions se
construisent au fil des expériences, elles ne sont pas nécessairement stables mais elles existent.
Les convictions sont personnelles mais sont aussi la marque d’une époque, de croyances
méthodologiques parfois dominantes, d’interdits aussi parfois. Examinons la verbalisation de
cette enseignante qui exprime en quelque sorte une maxime professorale à propos de la
relation didactique
Gaya
je pense que dans tous les rapports humains↑ que ce soit en tant qu’enseignant en tant que
professeur ou dans la vie peu n’importe avec qui on a en face↑ quand on veut transmettre quelque
chose↑ il ne faut pas partir de soi↑ il faut partir de l’autre + et ça je pense que c’est un des
secrets↑ de la réussite dans les rapports humains en général↑ et dans l’enseignement dans la
transmission du savoir en particulier + donc c’est ça que je voulais dire maintenant (rires)
Comment démêler ce qui ressort du genre professionnel et qui peut s’énoncer comme un
principe didactique fort de transmission, à savoir prendre en compte l’identité, les besoins du
public et d’une attitude plus générale dans la vie qui recommande de se décentrer de soi ?
Comment dire ce qui est premier : l ’attitude dans la vie et ensuite celle dans les cours ou au
contraire c’est transmettre qui apprend à vivre avec l’autre d’une certaine manière ?
9
Difficile de donner une réponse, sauf à considérer que, pour être enseignant, le professeur
n’en est pas moins « homme pluriel » (cf. le sociologue Lahire 2005), c’est-à-dire un individu
qui s’est socialisé et formé au sein de strates différentes, qui a été (ou non) en contact avec
des locuteurs de la langue qu’il enseigne, qui a reçu telle ou telle formation pédagogique. Se
forgent en lui des convictions, et c’est en fonction de ce système de croyances qu’il agit dans
la classe. Le métier de professeur est établi sur des bases communes, mais cela n’exclut pas
l’influence de facteurs de la vie personnelle d’un individu.
En outre, il y a de fortes chances pour que nous ne soyons pas conscients de ce modèle intérieur
qui guide l’action. Voyons comment cette même enseignante  disposant d’une expérience
d’enseignement d’une vingtaine d’années  verbalise son action au moment d’une activité de
classe de groupe.
(Corpus Ginabat)
là je fais vous avez remarqué que j'ai fait le tour de la classe + j'ai réglé les derniers problèmes et
maintenant débrouillez-vous + donc je les laisse voler de leurs propres ailes plus ou moins ça c'est je
les accompagne tellement que parfois ils s'appuient un peu trop sur moi hein
[…]
bon là il vont bosser entre eux 11
Cet extrait, bien que très court, montre que d’un côté le professeur nomme sa propre action
(faire le tour de la classe, régler des problèmes) et donne une indication sur ce que sont les
gestes d’enseignement, tout le monde ici les partage je pense… Et de l’autre, elle justifie
l’action (les laisser voler de leurs propres ailes), en invoquant l’autonomie visée des
étudiants. Cette conviction est renforcée par ce qui semble être une autocritique (je les
accompagnage tellement que parfois ils s’appuient un peu trop sur moi) qui est un
commentaire sur son agir, sur ce qu’elle fait en général et qu’elle tente de modifier (répertoire
en évolution)
Poursuivons notre lecture des déclarations de ce même professeur et nous allons très vite en
savoir davantage à la fois sur ses convictions personnelles et sur la représentation qu’elle a
des besoins de ses étudiants et de leurs manières d’apprendre.
Ginabat
Corpus Ginabat : verbalisation du P (public
étudiants chinois)
Légitimation de l’action (parce que) expression des
convictions méthodologiques
11
Il s’agit du corpus Ginabat 2006. Convention de transcription adoptée : + = pause. MAJUSCULE =
accentuation.
10
bon alors là donc on corrige à l'oral et je n'écris
pas au tableau parce qu'ils doivent être capables
de prendre des notes un cinq trois quatre deux six
sans mon aide visuelle + parce que la plupart du
temps les Chinois aiment beaucoup l'aide visuelle
et au fur et à mesure qu'ils avancent il faut
absolument les lâcher un peu leur faire lâcher le
visuel et qu'ils prennent confiance en prenant des
notes et là je n'écris pas au tableau + à moins si
ça devient compliqué + trop compliqué parce
que quand même cet exercice-là il fallait suivre
hein la correction c'était pas si facile que ça +
/…/ parce qu'il faut vraiment qu'ils tendent
l'oreille pour pouvoir bien comprendre
Action : corriger et éviter d’écrire au tableau (2
fois)
Ils doivent être capables de prendre des notes
Il faut les lâcher
Il faut qu’ils prennent confiance
Action rationnelle justifiée, parce que apparaît 4 fois
L’activité que commente ici Catherine est un entraînement à la prise de notes. C’est une tâche
à réaliser à partir de la parole orale et, par conséquent, les étudiants doivent se détacher du
support visuel qu’est le tableau. L’exercice, estimé difficile par C., requiert une attention
accrue de la part du public (tendre l’oreille). L’assertion « la plupart du temps les Chinois
aiment beaucoup l’aide visuelle » constitue une référence à l’expérience passée qu’elle a de
ces publics et aux représentations qui l’accompagnent. Cette conviction ou ce constat vont
devenir le moteur de l’action déployée. Puisque ses étudiants ont l’habitude de s’appuyer sur
l’écrit c’est progressivement qu’il faut leur permettre d’abandonner cette aide, il faut aussi
qu’ils aient davantage confiance en eux.
On a un aperçu du style pédagogique de C., à travers cette verbalisation. Elle se soucie de ses
étudiants, elle veut qu’ils puissent s’affranchir de leurs habitudes mais sans les brusquer.
Curieusement, ce qui est décrit comme une « non action « ( je n’écris pas au tableau) révèle
la manière dont elle établit pour son public un projet, un devenir. L’action de ne pas écrire va
permettre à ce public de s’émanciper de l’écrit (ainsi ce que l’on ne fait pas fait aussi partie de
l’action et peut être porteur de sens).
Cette séquence est aussi l’occasion de voir la « multidirectionnalité » de l’action
enseignante au cours de laquelle il faut pouvoir mettre en place une activité pédagogique,
prendre la mesure de sa difficulté, anticiper la réaction du public, voir quel est l’intérêt du
public pour cette activité et comment la faire réaliser au mieux. L’agir professoral est innervé
par plusieurs types de motifs qui s’entrecroisent : la planification et les obligations liées au
programme ; les situations de classe et les réactions – inattendues pour la plupart – des
11
élèves ; les fondements méthodologiques qui, sont en grande part, la trace de la socialité de
l’action.
Mais ce que vous voyez c’est que le professeur n’est pas privé de l’initiative de l’action et
surtout de son cheminement, car c’est lui qui trouve des manières de résoudre les multiples
problèmes que pose l’enseignement. Dans le détail de la fabrication, c’est bien l’enseignant
qui est l’auteur de l’action.
Il faut garder à l’esprit le fait que la fabrication de l’action se fait en temps réel et qu’il y a
nécessité de l’ajuster aux publics et aux situations. De telle sorte que, même s’il se trouve
dans un contexte contraint, il a ses tactiques, il peut échapper à l’emprise de l’institution.
2.3 L’autocatégorisation, les traits personnels au service du didactique
Revenons un instant sur le dispositif de recherches propre aux autoconfronations. Un acteurenseignant est assis et se voit en train d’enseigner à ses élèves. C’est bien souvent la première
fois. Quels commentaires fait-il à propos de lui-même ? Sur quoi portent-t-ils ?
Il faut le dire, bien souvent sur la posture, sur la manière de jouer un rôle, d’avoir un certain
ton. Et bien souvent aussi l’enseignant livre ce qu’il considère comme représentatif de son
agir en classe (en fait oui là c’est tout à fait mon genre de travail c’est bien moi ça ; bon c’est
ma façon de faire ; n’essayez pas de me faire diverger vers autre chose). Ce sont dans le
vocabulaire de Schütz des « typifications » à propos de son propre comportement. Ne
découvre-t-on pas ainsi que la singularité des pratiques n’est pas effacée par le statut
professoral et que chaque enseignant possède sa manière propre (de Certeau) de faire la
classe ?
Même si le contexte est là et bien là, la culture éducative marquante, le programme
contraignant, la méthodologie exerçant son influence, l’enseignant commente « son moi »
dans son individualité.
La séquence suivante en est un témoignage. On y découvre à la fois des références à des traits
de caractère mais aussi la manière dont ces traits sont utilisés pour irriguer l’enseignement. Ce
qui est naturel devient une stratégie.
Corpus C. professeur de FLE enseignant à étudiants chinois en France
ah ben le rire de toute façon oui mais bon ça c'est ma façon de faire et c'est primordial que tout se
passe dans la décontraction et la bonne humeur bon j'ai un caractère qui est comme ça donc j'en
profite hein je vais pas les faire pleurer + on n'est pas là pour pleurer ben c'est comme ça c'est mon
caractère aussi ça donc c'est pas une stratégie j'utilise ça oui comme stratégie bon c'est aussi mon
caractère
Dans cet extrait, l’enseignante mentionne un trait de son caractère : le goût du rire. C’est un
12
trait de sa personnalité qui existe en-dehors de la classe mais il est mis au service de sa
profession.
Dans le présent cas, sont captés, au titre de ressources didactiques, des traits de la personnalité
qui vont permettre à l’agir professoral de se déployer. Repensons à la notion de répertoire
didactique, voici que le caractère lui même irrigue le métier !
Ce que nous pouvons retenir de cette réflexion sur la part de liberté d’action du professeur,
c’est l’idée de « mouvement » ou de strates. Le professeur n’est pas que professeur, il est
homme ou femme en même temps, et le « mouvement créatif » pour parler un peu comme le
philosophe Henri Bergson est ce passage des rôles, cette capacité à faire résider l’humain dans
la fonction.
« Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier
aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, de foyers de générosité », H. Bergson
L’Energie spirituelle, p.25.
Voilà que nous voyons un peu mieux ce qu’est l’action d’enseignement : elle est basée sur des
principes acquis au cours de la formation du professeur, de son passé et au fil de l’expérience
mais il y aussi le spontané !
Si on demandait à un enseignant de les formuler, il n’est pas sûr qu’il puisse le faire. En
revanche, placé devant le filmage de son cours, il émet un ensemble de commentaires qui
permettent de suivre la ligne de ses convictions.
Les verbalisations d’enseignants confrontés à leur propre cours font apparaître des éléments
d’appréciation qui dévoilent leurs convictions en matière de style d’enseignement. On peut
faire la supposition que ce schéma d’une action non encore actualisée reflète le « répertoire
didactique » (Cicurel 2002), répertoire qui s’est forgé lors de la formation professionnelle et
tout au long de l’expérience d’enseignement et – avant cela – au cours de celle qu’il a eue
comme élève.
III. Choix ou jeu avec les possibles le dilemme
Nous en arrivons à notre troisième partie ou va se révéler encore une fois l’inventivité
nécessaire du professeur.
Les paroles de professeurs nous éclairent sur les choix propres à leur action d’enseignement.
Elles font apparaître la référence à des normes, à une extériorité qui nourrit l’action
enseignante. Elles montrent des contradictions, des conflits intérieurs. L’action porte la
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marque d’une époque, de croyances méthodologiques souvent dominantes, l’actionnel après
le communicatif, par exemple.
Il n’y a pas qu’une seule voie possible pour l’action professorale ; l’enseignant exerce un
métier qui se matérialise par un ensemble d’actions prenant effet dans une classe située à un
moment précis, devant un public formé de sujets apprenants dotés de personnalités uniques.
Et c’est un sujet unique qui est le fabricant de l’actioni. La vie d’un enseignant, dans sa
créativité et sa liberté, consiste à opter pour l’une ou l’autre des voies qui s’offre à lui.
On a observé que l’enseignant de langue se trouvait à très haute fréquence placé devant des
dilemmes12 (Perrenoud 1996). La notion de dilemme nous rappelle qu’enseigner c’est devoir
prendre avant et pendant le temps des cours des décisions. Phénomène accentué lors
d’enseignements où l’interaction avec les publics est vive et rapide car précisément la parole
de l’autre a une influence immédiate sur la parole de l’enseignant.
Il nous semble que c’est là, au moment où la parole de l’élève vient en quelque sorte déranger
l’ordre de la parole du professeur, son style de départ, ordonné, tracé, inséré dans un plan luimême influencé par le contexte, que vient surgir ce qui est propre au soi enseignant.
Si nous retournons à Valérie, corpus Corny, nous voyons qu’elle exprime un dilemme : doitelle écouter les femmes parler des problèmes qui leur tiennent à cœur et c’est son moi qui en a
le désir en raison de l’intérêt qu’elle porte à ces femmes, à leur vie, à leur culture ou bien estce le maintien de sa fonction de professeur qui doit primer et c’est alors le genre
professionnel qui prime?
Découvrons les propos les propos d’une enseignante de FLE, Valérie, qui déclare son envie
d’écouter ses apprenantes (des femmes asiatiques résidant en France et travaillant en
entreprise comme caissières) lorsqu’elles relatent des éléments de leur vie qui lui semblent
particulièrement singuliers.
Corpus Corny)
c’est-à-dire que c’est tout l’paradoxe y’a des sujets qui peuvent être porteurs ou d’un coup elles ont
plein de choses à raconter eh ça s’passe très bien + mais le mauvais côté c’est qu’ça t’écarte de plus
en plus de toi ton ton objectif que t’essayes de suivre (rire) tant bien qu’mal + eh c’est TOUT l’art de
la conversation ou c’que j’disais salon de thé en rigolant tout à l’heure c’est vraiment + qu’il y ait
une sorte de liberté comme ça + le le l’ILLUsion d’une liberté totale mais elle n’est + vraiment pas
totale /…/
mais parfois c’qu’elles racontent par exemple des trucs de queue de bœuf et tout ça ça me fascine moi
quand ils commencent à rentrer dans + dans des sortes de tradition + où j’me dis ou ça vient de loin
ou quand elles commencent à parler de Polpot parc’que là + elles en ont un peu parlé mais + moi
j’les laisserais parler euh beaucoup plus longtemps si tu veux et et à c’moment là je je mon objectif du
cours je l’ai oublié tu vois + donc en fait quand je dis revenons c’est un peu à moi que je le dis c’est
ça que j’voulais dire revenons au cours (rires)
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Définition de dilemme nécessité de choisir entre les 2 termes d’une alternative, entre deux possibilités ayant
chacune leurs avantages et inconvénients
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Quel est le souci de cette enseignante ? En a-t-elle un ? Oui. C’est que malgré son désir
d’écouter les apprenantes qu’elle appelle souvent « les femmes », de prêter attention et à leurs
goûts ou leur histoire de vie.
et à c’moment là je je mon objectif du cours je l’ai oublié tu vois + donc en fait quand je dis revenons
c’est un peu à moi que je le dis c’est ça que j’voulais dire revenons au cours
Il lui faut revenir au cours, donc au genre professionnel qui a ses règles par exemple un
certain format de cours.
Et par conséquent ne pas s’attarder. Renoncer. En tant que personne, ce jeune professeur
aimerait ne pas interrompre les évocations culinaires, culturelles ou politiques des femmes qui
forment son public, mais la conscience d’être un « professeur » et d’avoir à « faire un cours »
vient contrarier cette envie. Elle reprend alors la gestion des activités à finalité didactique, et
énonce ce que doit être selon elle un cours de langue : il doit comporter un objectif langagier,
cet objectif doit être utile à tout le groupe, le cours ne peut être seulement bavardage. Elle
ressent comme un danger le fait que la classe puisse se transformer en « salon de thé ».
Paradoxalement, lorsque le cours de langue devient communicatif (et à ce égard est une
réussite) il constitue une menace pour le format didactique.
Ce qui nous amène déjà à constater qu’il peut y avoir conflit entre les valeurs liées à la
pratique du métier et aux représentations qu’elle s’en fait, et un désir, plus personnel, plus
enfoui, d’entrer en communication et d’approcher l’autre dans son individualité.
Des questions viennent aussi latéralement nous interroger : qui sont les apprenants ?Vos
apprenants ? Sont-ils de même culture que le professeur ? Ces appartenances peuvent-elles
générer des conflits ou des tensions ou mettre en évidence ce qui relève de l’interculturel ?
(Corpus Corny)
...du bon côté quand quand ça marche bien qu’les choses sont spontanées qu’y a qu’y a d’l’échange après faut
REvenir + au sujet c’est-à-dire que c’est tout l’paradoxe y’a des sujets qui peuvent être porteurs ou d’un coup elles
ont plein de choses à raconter eh ça s’passe très bien + mais le mauvais côté c’est qu’ça t’écarte de plus en plus de
toi ton ton objectif que t’essayes de suivre (rire) tant bien qu’mal + eh c’est TOUT l’art de la conversation ou
c’que j’disais salon de thé en rigolant tout à l’heure c’est vraiment + qu’il y ait une sorte de liberté comme ça + le
le l’ILLUsion d’une liberté totale mais elle n’est + vraiment pas totale quoi + et là j’avais du mal parce que
quand j’étais j’allais dire plus jeune + au début + j’étais quelqu’un qui me laissais COM-plèt’ment emportée +
PAR le discours des autres d’abord parce que ça FAscinait en plus c’est vrai hein j’étais fascinée moi j’peux les
écouter comme ça pendant très longtemps + euh + et j’oubliais COMplèt’ment ce pourquoi j’étais rentrée dans la
classe (rires) donc si tu veux elles me trouvaient très sympa parc’qu’avec moi on pouvait parler d’tout (rires) mais
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d’un point de vue d’enseignant c’était pas top quand même tu vois donc + donc tout ça pour te dire qu’après je dis
ah: on revient et j’fais un effort hein parc’que euh: bon pas là pas sur cet exemple-là mais parfois c’qu’elles
racontent par exemple des trucs de queue de bœuf et tout ça ça me fascine moi quand ils commencent à rentrer dans
+ dans des sortes de tradition + où j’me dis ou ça vient de loin ou quand elles commencent à parler de Polpot
parc’que là + elles en ont un peu parlé mais + moi j’les laisserais parler euh beaucoup plus longtemps si tu veux
et et à c’moment là je je mon objectif du cours je l’ai oublié tu vois + donc en fait quand je dis revenons c’est un peu
à moi que je le dis c’est ça que j’voulais dire revenons au cours (rires)
Toute action didactique consiste à transmettre et à essayer de faire acquérir certains contenus
dans un temps limité par l’institution. L’action d’enseignement se produisant dans un temps
toujours contraint, elle provoque chez l’enseignant une certaine tension : que lui faut-il
sacrifier pour arriver à tenir ces temps et remplir les obligations de programme ? Dans
l’extrait, on voit l’enseignante tiraillée entre le désir de les laisser parler – ce qui l’intéresse –
et celui d’être un prof, et un prof est dans sa classe, on est là pour travailler.
La réflexion sur l’agir professoral pose la question de la liberté d’action d’un professeur.
Qu’est-ce qui conditionne son agir ? En fonction de quels facteurs prend-il des décisions ?
Mais il ne suffit pas de constater que le professeur est placé devant des dilemmes et qu’il fait
partie de son agir de chercher à les résoudre au mieux. Il faut se poser la question des moyens
dont il dispose pour le faire. A quoi fait-il appel ? A son expérience ? A une part d’intuition ?
Ou à ce qui serait une « raison enseignante » qui exige qu’il puisse déployer des arguments
qu’il cherche ensuite à énoncer ?
Placé devant une alternative, c’est certes en tant que sujet personnel que l’enseignant va tenter
de résoudre les dilemmes, mais pour les résoudre il lui faut disposer d’arguments,
d’expériences, de stratégies, de typifications. C’est là qu’intervient la question de la formation
et celle de la mise en place de ce qui fait d’un enseignant un praticien réflexif. C’est la raison
pour laquelle il nous paraît fondamental de veiller à ce que dans une formation pédagogique
les futurs enseignants soient placés devant des scénarios différents, qu’ils apprennent à voir
qu’il y a plusieurs solutions et inventions possibles.
Car comment se défendre contre une certaine » tyrannie de l’immédiateté ? « (cf. le
psychanalyste J.P. Lebrun) ou contre les institutions du croire ? Il faut pouvoir être exposé à
des obstacles de toutes sortes pour parvenir à affiner les décisions. Il faut bénéficier des
strates d’exposition à des situations différentes. C’est alors que l’action enseignante pourra se
manifester dans son amplitude et sa faculté créatrice…
Conclusion
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Comment harmoniser les différents éléments qui construisent une identité professorale ? Les
gestes du métier, l’expérience, le je particulier ?
Je voudrais articuler trois éléments que l’on peut considérer comme des composants de
l’identité enseignante : le genre, le soi, et les situations.
– Le genre : être enseignant, c’est faire partie d’une communauté professorale, c’est-à-dire
faire partie d’un métier qui a ses gestes et ses pratiques. Tous les enseignants de langue ont
des questions en commun auxquelles ils vont s’intéresser : le programme, la progression, les
manuels, l’évaluation, faire participer les élèves, etc. Au sein de cette vaste communauté
professorale, les cultures éducatives dans leur diversité vont chacune à leur manière innerver
ces pratiques et les différencier.
– La personne qui est derrière chaque enseignant. J’évoquerai ici les travaux du sociologue
Lahire (2001) dont le livre L’homme pluriel montre qu’un individu est certes inséré dans un
ensemble social, professionnel, mais il est issu d’une histoire familiale et personnelle qui le
rend différent de son collègue. Peut-être faut-il évoquer ici la notion de « style professoral » :
ainsi, le fait d’utiliser une même méthodologie suffit-il à définir le style d’un professeur ?
Certainement pas.
– Enfin, la situation est le troisième terme de cette action: il s’agit des circonstances, des
occasions dans lesquelles et avec lesquelles l’enseignant fabrique l’action. « Je saisis
l’occasion je fais feu de tout bois » dit un professeur. Quelque chose arrive dans la classe qui
ne peut être prévu, et il s’agit d’en faire une occasion d’apprendre. Et nous rejoignons de
Certeau.
C’est dans cet entrecroisement de situations concrètes, d’occasions inattendues, de pratiques,
de routines que l’enseignant de langue joue avec les possibles et se construit une identité dont
les racines plongent aussi dans les traits de sa personnalité.
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