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Conférence inédite au XVIIeme Congrès de l’Alliance française, Sao Paulo Brésil, le 10 mars
2016
Francine CICUREL, Professeur à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3
L’invention du quotidien professoral : réflexions sur l’agir en contexte d’enseignement
du français
Plan
Deux références : Michel de Certeau (1925-1986) et Alfred Schütz (1899-1959)
I. La pratique d’enseignement appartient à un genre professionnel et une tradition
II. L’inscription du singulier dans l’action
III. Choix ou jeu avec les possibles le dilemme
Introduction
Il est assez courant, en didactique de langues ou en sciences de l’éducation, de s’interroger sur
l’interaction en classe, sur les conditions de l’enseignement-apprentissage, sur les règles et
normes de la classe, sur les participants de la situation de classe.
Je voudrais aujourd’hui focaliser votre attention sur l’un des protagonistes essentiels de ce
processus, à savoir l’enseignant. Celui-ci exerce un métier que nous connaissons pour l’avoir
pratiqué mais le connaissons-nous vraiment, avons-nous réfléchi à la manière dont les décisions
sont prises au cours même de l’action, à la manière dont un enseignant perçoit le groupe qu’il a
en face de lui, à la manière dont il se perçoit lui-même ? Comment partage-t-il son attention
entre le programme, le contenu à transmettre et la manière dont les apprenants agissent à ce
programme ?
A-t-il des plans et lesquels ? Comment adapte-t-il ses objectifs aux situations de classe dans
lesquelles il se trouve et comment interagit-il avec les autres acteurs de la situation ?
Il y a beaucoup de questions. Comment s’y prendre pour répondre ? De plusieurs manières.
L’observation du terrain, en l’occurrence de la classe, permet de mettre en lumière les règles
de la communication didactique tours de parole, types d’échange, thèmes abordés, etc. Une
classe de langue, comme toute classe, se roule selon des normes et des usages qui sont à
rapporter au contexte social et éducatif et aussi au fonctionnement général et peut être
universel d’une classe en milieu institutionnel.
Mais ce qui est sous-jacent à l’action d’enseigner reste opaque.
C’est donc la voix des enseignants que je voudrais vous faire entendre, en cherchant ce qui,
dans leurs paroles, évoque les problèmes rencontrés. Je m’appuie sur un travail que je mène
depuis plusieurs années avec l’aide de mon groupe de recherches IDAP.
Le dispositif est le suivant : un professeur est placé face à son propre cours qui a été filmé et il
le commente en présence de l’enquêteur chercheur. Il s’agit de découvrir comment il revit une
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action
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et ce qu’il en dit lorsque, devant des traces films, enregistrements , il est amené à se
remémorer. cette action. C’est ce qu’on appelle une autoconfrontation
Le postulat que nous adoptons est que le « retour sur l’action » permet à la conscience de
prendre la mesure de l’action accomplie. Cela se fait par une « verbalisation » sur l’action
passée.
Verbalisation est un terme que l’on utilise pour parler de la « mise en discours d’une pensée
par des mots »
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. Cette verbalisation
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se fait à travers une communication avec autrui, au cours
d’un entretien. Mais, pour autant, il ne s’agit pas d’une conversation ordinaire car c’est par
rapport à une action passée et à laquelle a participé l’acteur amené à verbaliser qu’elle est
déclenchée. Le processus de verbalisation implique un déjà existant, quelque chose qui a été
accompli et qui est reconstruit, voire construit, par la parole de l’un des acteurs de la
situation.
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Tous les exemples et ce que je serai amenée à vous dire ici sont tirés de l’analyse de ces
corpus de verbalisations.
A titre de préliminaires : Deux références : Michel de Certeau et Alfred Schütz
Je ne voudras pas entrer dans le vif du thème proposé sans m’appuyer sur des auteurs qui
fécondent la réflexion et sans rester un instant sur les notions proposés dans le titre :
invention, quotidien, agir.
Ma première référence sera Michel de Certeau, penseur inclassable, éclectique,
anticonformiste, jésuite, historien, sociologue, philosophe dont l’écriture est très singulière et
non dénuée d’élégance (1925-1986).
Comme vous le savez peut-être, M de Certeau s’intéresse aux pratiques de tous les jours de
l’homme dit ordinaire. Ces pratiques lire, habiter, cuisiner, selon le titre du second tome de
l’Invention du quotidien –, parce qu’elles sont ordinaires risquent d’être invisibles. On
pourrait penser que l’homme ordinaire, pris dans un tissu de discours qui lui imposent des
contraintes, (des discours de pouvoir) va avoir une conduite de soumission, d’obéissance.
Mais voilà, selon M. de Certeau, l’homme ou la femme ordinaire bricole, se débrouille,
braconne, trouve des ruses pour faire à se manière. De Certeau part à la recherche de
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L’action, c’est-dire d’après la définition de Bergson, la faculté que nous avons d’opérer des changements
dans les choses (Bergson, p. 65).
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Voir par exemple l’ouvrage de Bigot V. et Cadet L. (2011).
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On parle aussi dans le monde anglosaxon du courant de « stimulated recall », voir Gass et Mackey (2000).
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Le dictionnaire Le Robert donne comme définition pour verbaliser Exprimer, extérioriser quelque chose au
moyen du langage ».
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l’invention quotidienne et de ce qui détourne ce qu’il appelle les « institutions du croire » , les
diktat de la pensée dominante.
Par « culture ordinaire », il faut comprendre ce qui s’oppose à « culture institutionnelle ». Le
discours des médias assène des messages mais, pour de Certeau, l’individu les reçoit à sa
manière et fabrique quelque chose de personnel avec ces textes. Les usagers agissent
autrement que ceux qui produisent les discours d’autorité ou même médiatiques attendent.
Michel de Certeau fait une distinction entre la stratégie et la tactique, qui m’a moi-même
souvent inspirée dans mes travaux sur l’agir professoral.
La stratégie est un calcul, pensé à l’avance, elle est du côté de l’institution, une manipulation
des rapports de force. Les stratégies s’inscrivent dans la durée. La tactique c’est le coup par
coup, c’est le fait de profiter des occasions. Les tactiques savent transformer les circonstances
telles qu’elles se présentent en occasions. Elle déjouent, elles s’improvisent, elles
improvisent.
Ex : Le zapping est une tactique par rapport aux stratégies des chaînes qui veulent capter
l’auditeur.
Je retiens donc ici la notion d’invention, d’inventivité que l’individu possède et met en
œuvre dans toutes sortes de situations, et je me propose de mettre cette notion à l’épreuve
d’une situation qui vous est familière, celle de l’enseignement du français.
Ma seconde référence est la sociologie d’Alfred Schütz. Il n’est pas non plus un penseur
classable, on le dit sociologue, philosophe, bref appartenant à un courant je ne crois qu’il
n’y a que lui, « sociologie phénoménologique », (comme Goffman pour qui on a créé
« interactionnisme symbolique »). Proche de Max Weber et Husserl, lecteur de Bergson.
Il est une référence centrale pour les théories de l’action.
L’action est un processus de conduites intentionnelles qui vise un projet. Il faut bien voir
cela : pour Schütz, l’action n’est pas séparable d’une intentionnalité. Si un individu fait
quelque chose (planter un arbre ou prendre un train) c’est dans l’intention de, c’est pour
(motifs en-vue-de). C’est la dimension projetée de l’action, son versant vers le futur.
Mais une action est aussi motivée par le passé. J’ai emmagasiné des actions typiques, des
savoirs, des expériences surtout qui me permettent de prendre une décision parce que j’ai une
réserve d’expériences dans laquelle je puise. Au passage, la construction de la notion de
répertoire didactique
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que j’ai proposée possède cette dimension de stockage d’expériences
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Les enseignants disposent d’un répertoire didactique, entendu comme l’ensemble des ressources acquises au
cours de l’expérience professionnelle, de la formation, et tout au long de la vie, qu’ils mettent au service de leur
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qui permettent au professeur d’agir. Ce qui est important pour la suite de notre propos, c’est
de voir la dimension de décision qui existe dans l’action. Si je choisis de faire telle ou telle
chose, je renonce à une autre. Bref, l’action, dans le sens de Schütz, implique une décision, et
donc une délibération, souvent avec moi-même.
Délibérer c’est projeter une action, anticiper par l’imagination le résultat.
Que fait un professeur dans sa classe ? Vous le verrez, il est tenu de prendre des décisions à
très grande vitesse. Je donne la parole, je coupe, je passe à autre chose, je donne un autre
exemple, je décide de passer à une autre activité etc etcEt les décisions ne se prennent pas
si aisément, le doute est là, et le regret parfois.
Autre aspect que je retiens chez Schütz. C’est selon lui, rétrospectivement que nous pouvons
voir les possibilités, les diverses voies possibles. Pour la connaissance de l’agir humain et
professoral, c’est par un retour sur l’action, par rétroaction que nous procédons. En passant, je
voudrais dire que Schütz tout comme de Certeau s’intéresse au monde ordinaire, au
Lebenswelt. Il entreprend une sociologie de ce monde de tous les jours.
Nous avons posé quelques jalons qui suscitent la réflexion. Et d’aborder autrement l’action
enseignante.
I. La pratique d’enseignement appartient à un genre professionnel et une tradition
De Certeau est peut-être le premier ou l’un des premiers qui a mis en route cette notion de
pratiques, pratiques du faire, pratiques ordinaires, pratiques de lecture (cf. Roger Chartier).
Il y a une logique des pratiques quotidiennes et même une histoire.
C’est ce que je vais commencer par aborder en défendant l’idée qu’enseigner c’est
pratiquer. Un certain nombre de gestes (maintenant on parle en sciences de l’éducation de
« gestes professionnels »
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). Organiser la parole, exposer, expliquer, évaluer, encourager,
décourager, etc.
Exercer le métier d’enseignant renvoie à une connaissance d’un certain « genre
professionnel », c’est-à-dire à une « culture d’enseignement » que partagent les professeurs
d’une communauté donnée, autour d’une matière à enseigner.
pratique professionnelle. Les mises en mots de l’action que sont les verbalisations font apparaître des traces du
répertoire de l’enseignant.
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« Le terme geste est en même temps indicateur d’un mouvement, aussi bien verbal que corporel, qui s’adresse
à un « autre » (l’apprenant), et lui donne de ce fait existence et statut de manière spécifique » Bucheton,
Introduction le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français » dans Bucheton et
Dezuller, Professionnaliser ? vers une ergonomie du travail des enseignants dans la classe de français, de Boeck.
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La notion de genre professionnel a été développée dans le domaine de l’analyse du travail.
Pour Clot et Faïta, 2000, le genre professionnel est constitué par un stock d’actes, de
routines, de conceptualisations « prêts à servir ». L’action dans le travail ne peut se faire que
parce qu’il existe au préalable un savoir langagier, social et professionnel qui permet à cette
action de se réaliser au sein d’un genre professionnel. Pour Clot 1999, il s’agit d’une
« mémoire impersonnelle et collective » qui contient des conventions d’action sans lesquelles
les actions ne pourraient pas s’organiser. Cela constitue des contraintes mais aussi des
ressources.
Tout enseignant appartient de manière plus ou moins étroite à ce genre. Jadis, j’avais utilisé la
notion d’habitus didactique (Dabène, Cicurel et alii, 1990) pour exprimer qu’un individu qui
tient le rôle d’enseignant va adopter une posture d’enseignant qu’il va s’incorporer assez
rapidement. Qu’il le veuille ou non, il est celui qui donne la parole, celui qui apprécie les
paroles des apprenants, qui est en charge de la conduite des interactions, qui gère et surveille
le déroulement des activités, etc.
Ces manières de faire ne sont pas personnelles mais communes, c’est pourquoi les termes de
rituels, de routines sont indispensables pour décrire l’action professionnelle. Prenons
connaissance de ce qu’écrivent Clot et Faïta, 2000 : 11, à propos du genre professionnel :
« Le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs
d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient et redoutent ;
ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu’ils savent
devoir faire grâce à une communauté d’évaluations présupposées, sans qu’il soit nécessaire de
respécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente. C’est comme « un mot de passe » connu
seulement de ceux qui appartiennent au même horizon social et professionnel. ».
Des pratiques de transmission en commun
Il y a donc des pratiques de transmission que nous, professeurs de français, avons en commun
et qui d’une certaine manière relèvent de stratégies d’enseignement.
Nous rejoignons ici l’action telle que la conçoit Schütz (trad.fr. 1998) : d’un côté, elle est
déterminée par ce qui la précède, et qu’il nomme typifications, ensemble de scripts ou
scénarios acquis par l’expérience du sujet ou apprentissage
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et, de l’autre, elle est fondée par
le projet personnel, par un sujet qui agit dans un certain but et qui n’est pas coupé de son
expérience personnelle, de ce qu’il a engrangé en mémoire. Ne négligeons pas le rôle de la
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Le répertoire se construit pendant lors de l’exposition scolaire, la formation académique et pédagogique, les
expériences et ce qui est la vie, la petite enfance, les parents, les amis, ce qui fonde le lien
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