L’enfance - La vie psychique de l’enfant
Encyclopédie universalis
« La psychanalyse des individus, écrivait S.Freud dans
Moïse et
le monothéisme
(1938), nous apprend que les impressions les
plus précoces, recueillies à une époque l’enfant ne fait
encore que balbutier, provoquent un jour, sans même resurgir
dans le conscient, des effets obsédants. » Dans la continuité de
cette intuition géniale, des psychanalystes qui ont consacré une
grande part de leur activité au travail clinique avec les jeunes
enfants se sont souciés de préciser la teneur de ces émotions
infantiles, « plus intenses et inépuisables » que celles des
adultes, et qui laissent une empreinte indélébile sur le
psychisme. Différents modèles conceptuels de la vie psychique
des nourrissons ont été proposés (Melanie Klein, 1932, 1959 ;
Anna Freud, 1942, 1965 ; Donald Wood Winnicott, 1935, 1963 ;
Margaret Mahler, 1975). La reconnaissance de formes de
dépression chez des bébés de moins de un an et de séquelles
graves que peuvent laisser sur eux les carences de soins
parentaux révélait l’importance de ceux-ci sur le développement
(René A. Spitz, 1945, 1950 ; John Bowlby, 1951, 1959 ; Jenny
Aubry, 1965). L’école culturaliste américaine étendit à
l’ensemble de la société et de la culture le rôle de
l’environnement sur le comportement maternant et sur les
premières organisations psychiques du bébé. C’est alors que,
dans les années soixante, le psychanalyste britannique John
Bowlby, inspiré par les travaux des éthologistes (K.Lorenz,
N.Tinbergen dès 1935 ; HF.Harlow, 1958) et ceux du
psychanalyste hongrois Imre Hermann (1943), montrait la
nature primaire de l’attachement qui lie le nouveau-né à sa
mère (1969) ; il s’agirait d’un comportement inné,
indépendant de l’évolution libidinale, dont la découverte
entraîne une révision des notions généralement admises sur la
genèse de la relation objectale. L’éthologie de l’enfant prit dès
lors son essor en France avec les travaux de René Zazzo (1972,
1976) et de Hubert Montagner (1973), tandis qu’en Allemagne,
avec Irenaus Eibl-Eibesfeldt (1972), la recherche s’engageait
dans une perspective comparativiste. L’objectif était alors de
retrouver, au-delà des variations culturelles, des schèmes
comportementaux universels de l’espèce humaine, relevant
d’une programmation innée. Durant la même période se
développa aux États-Unis le « courant interactionniste », qui
explorait les comportements de la mère et du bébé en milieu
naturel (D.Stern, 1974) ou dans une situation aménagée
(TB.Brazelton, 1974). Des auteurs français contemporains
estiment que l’interaction fantasmatique entre la mère et le
bébé sous-tend l’expression des comportements (S.Lebovici et
coll., 1983) et ils en étudient les conséquences
psychopathologiques sur l’enfant (École psychosomatique de
Paris, avec M.Fain, L.Kreisler, M.Soulé, dès les années
soixante).
Les découvertes contemporaines sur la plasticité cérébrale
viennent pleinement confirmer, dans le domaine de la
neuropsychologie, l’importance attribuée par la psychanalyse
aux expériences émotionnelles précoces, en révélant que le
vécu peut modifier non seulement la physiologie, mais aussi
l’anatomie cérébrale (M.Rosenzweig et coll., 1972 ; D.H.Hubel
et TN.Weisel, 1977 ; B.Will, 1977). Selon sa richesse ou au
contraire sa pauvreté en stimulations relationnelles,
l’environnement favorise ou entrave, chez le jeune enfant, le
développement de « compétences » déjà présentes
virtuellement chez lui à la naissance (TB.Brazelton, 1961, 1971,
1981 ; TGR.Bower, 1977). On peut aisément imaginer les
implications de telles découvertes dans le domaine de la
thérapeutique et dans celui des apprentissages.
Il reste à espérer que la connaissance du psychisme enfantin
ainsi renouvelée favorisera une meilleure adaptation de la
famille et des structures sociales aux besoins primordiaux des
tout-petits, ainsi qu’une véritable prévention dans le domaine
de la santé mentale.
Dans cette perspective, on traitera surtout ici de la genèse de la
vie psychique durant les deux premières années de la vie. En
effet, l’abord du conflit œdipien et sa résolution dans la période
de latence, de même que le remaniement de la personnalité qui
intervient à l’adolescence, dépendent essentiellement de la
qualité des bases qui ont été posées durant la période si riche,
mais si vulnérable également, de la première enfance.
1. Nouvelles perspectives méthodologiques
La psychanalyse et la méthode expérimentale ont été, durant la
première moitié du XXe siècle, les deux principales voies pour
l’investigation du fonctionnement mental du jeune enfant. La
première procède classiquement à un travail de reconstruction
des étapes du développement psychique à partir du matériel
clinique obtenu lors de cures d’adultes ou d’enfants. La seconde
vise à mettre en évidence des faits psychiques délimités et à
contrôler la validité des hypothèses en variant les paramètres
de l’observation. La première évolue dans un cadre
thérapeutique et sur un petit nombre de cas ; la seconde, en
laboratoire, s’appuie sur des statistiques (études sur la
perception précoce, le conditionnement, la communication,
etc.). Pourtant, ces deux approches ne sont pas aussi
inconciliables qu’il y paraît. L’observation psychanalytique du
nourrisson et l’utilisation des techniques audiovisuelles
permettent aujourd’hui de réduire le fossé qui sépare l’étude
des comportements observables et celle des « contenus »
psychiques.
L’observation psychanalytique des nourrissons
En ce qui concerne la genèse du psychisme enfantin, S.Freud
lui-même pressentit l’intérêt de corroborer, à l’aide des données
recueillies par l’observation directe, les conclusions théoriques
obtenues par la voie du raisonnement. Observant, en 1920, un
garçon de dix-huit mois qui jouait à faire disparaître et
réapparaître une bobine attachée par une ficelle en s’écriant :
«
Fort
! Da
!
[partie ! la revoilà !] », il comprit le sens profond
de ce comportement par rapport à l’absence ou à la présence
de la mère. Ainsi, au-delà d’une explication simpliste des
premières ébauches du jeu enfantin par un « instinct
d’imitation », S.Freud montrait la valeur affective et signifiante
des manifestations ludiques de la première enfance et leur rôle
structurant sur le psychisme en cours d’organisation.
Dès lors, l’observation directe des jeunes enfants fut utilisée par
plusieurs psychanalystes (A.Freud et D.Burlingham, dès 1943 ;
RA.Spitz, J.Bowlby). Melanie Klein insista sur l’utilité d’une
observation minutieuse du comportement des bébés pour
favoriser l’insight dans leur vie émotionnelle. C’est ainsi que,
prêtant attention aux différentes attitudes et mimiques au cours
de la tétée de nouveau-nés âgés de quelques jours, elle
découvrit la précocité de la relation d’objet : « La gratification
tient autant à l’objet qui donne la nourriture qu’à la nourriture
elle-même » (« En observant le comportement des
nourrissons », 1952).
Dans le sillage de M.Klein, Esther Bick, en Grande-Bretagne,
codifia la « méthode d’observation psychanalytique des bébés »
(1962), qui exige, dans un premier temps, de contribuer à la
formation des psychanalystes d’enfants, et qui, au-delà de son
intérêt pédagogique, présente un grand intérêt pour la
recherche. Elle a inspiré de nombreux travaux aux États-Unis et
a commencé à s’introduire en France (M.Haag, G.Haag,
C.Athanassiou, A.Maufras du Châtelier, 1983). Le grand
avantage de cette approche est qu’elle porte sur le bébé
supposé normal et qu’elle l’étudie dans son environnement
naturel, à la différence des observations liées à un contexte
thérapeutique ou à une situation expérimentale, qui risque de
modifier les réactions spontanées de l’enfant.
Mais, si la méthode d’observation psychanalytique se rapproche
sous certains aspects de celle qui est utilisée en éthologie
humaine, elle en diffère par le fait qu’elle prend en compte la
subjectivité de l’observateur, dont les réactions émotionnelles
sont étudiées comme le serait le vécu contre-transférentiel du
psychanalyste durant la cure. La réflexion métapsychologique
intervient dans un deuxième temps, à partir de descriptions
extrêmement minutieuses des comportements réciproques
entre la mère et le nourrisson.
L’utilisation des moyens audiovisuels
Une autre approche, celle qui recourt aux procédures
cinématographiques, permet sans doute d’aller plus loin encore
dans la voie de l’objectivité, sans limiter pour autant, bien au
contraire, les possibilités d’interprétation métapsychologique. Le
perfectionnement des techniques légères d’enregistrement
(caméras Super 8 mm et magnétoscopes portatifs) facilite leur
utilisation par le chercheur lui-même, ainsi que leur introduction
dans les différents milieux de vie de l’enfant. Mais, surtout, le
support durable du film ou de la bande magnétique offre à la
réflexion des informations dont le recueil ne repose plus
seulement sur la perception et la mémoire du chercheur.
L’analyse du document filmique peut être répétée à volonté, à
la différence de l’observation directe qui, même consignée dans
un rapport écrit, est toujours unique et souvent fugace.
RA.Spitz et A.Gesell ont été des pionniers dans cette méthode,
le premier pour la mise en lumière des stades de la relation
objectale (le « sourire du troisième mois », l’« angoisse du
huitième mois »), le second pour le repérage des étapes de la
croissance et des acquisitions cognitives. Les éthologues
utilisent très largement, désormais, les ressources de
l’enregistrement, par l’image et par le son, des comportements
enfantins, mais le plus souvent selon un protocole expérimental
(R.Zazzo et H.Montagner, en France). C’est surtout dans le
domaine des relations très précoces (préverbales) entre la mère
et le bébé que la description filmique et l’analyse de l’image
animée se révèlent précieuses. En France, de nombreuses
équipes de recherche travaillent selon cette méthode
(notamment I.Lézine et M.Robin ; D.Rappaport ; J.de
Ajuriaguerra et M.Auzias ; M.Soulé, M.David et G.Appell). Le
film constitue, de surcroît, un document de base pour la
comparaison interculturelle des modes de maternage et du rôle
qu’ils jouent sur le développement de la vie mentale (A.Comolli,
J.Guéronnet, H.Stork). Cependant, la réalisation de documents
cinématographiques, pour répondre aux impératifs de la
recherche, doit reposer sur une méthodologie précise. Les
concepts et les stratégies définis par Jean Rouch et Claudine de
France (1968, 1979, 1982) dans le domaine du cinéma
anthropologique peuvent fort bien s’appliquer dans leurs
grandes lignes au film psychologique.
Dans un registre totalement différent, on peut signaler les
progrès considérables réalisés par la microphotographie et la
microcinématographie intra-utérines (Lennart Nilsson,
Stockholm, 1965), techniques qui, avec les moyens obstétricaux
d’investigation des fins diagnostiques), permettent de
renouveler notablement les connaissances concernant le
comportement fœtal et, par conséquent, l’émergence de la vie
psychique.
2. La vie « psychique » fœtale
Désormais, il n’est plus permis de penser que le fœtus passe les
neuf mois de son existence intra-utérine dans un état
« nirvanique » et qu’il n’accède qu’à la naissance à la vie
psychique. Avec la plaque neurale, qui apparaît au 18ème jour
de la gestation, l’embryon possède une ébauche de système
nerveux et de cerveau. L’oreille interne du fœtus serait
fonctionnelle dès le quatrième mois. Il remue ses membres et
le tronc à partir de huit semaines, même si la mère ne le
perçoit pas avant la seizième semaine, du fait de l’épaisseur de
l’enveloppe amniotique (cf. vie FŒTALE). Les mouvements
maternels brusques, de même que les contractions utérines,
troublent son confort et le conduisent à chercher une nouvelle
position. Il est sensible à la pression ou au toucher et réagit
vivement à une piqûre intra-amniotique. Son goût, qui s’exerce
dans l’absorption du liquide amniotique, est précocement
développé. Une injection intraplacentaire de saccharine
augmente sa déglutition, tandis que celle de lipiodol entraîne
une expression de pleurs et des grimaces de la face. Le fœtus
suce son pouce
in utero
, comme la radiographie permet parfois
de le constater. On sait aussi, par l’enregistrement électro-
encéphalographique, qu’il a une activité cérébrale cyclique,
avec de courtes phases d’éveil. Un bruit soudain le fait
tressaillir. Son oreille est soumise aux stimulations d’un fond
sonore continu provenant à la fois du monde extérieur et de
l’organisme maternel : borborygmes (l’intensité des stimuli peut
alors atteindre 85 décibels) et battements rythmiques des
grosses artères placentaires. Certains, tel l’obstétricien néo-
zélandais AW.Liley (1971), ont pu voir dans cette dernière
stimulation l’origine du goût si marqué des humains, à travers
les cultures, pour les rythmes musicaux, notamment les
battements du tambour. Peut-être l’effet calmant du bercement
ultérieur a-t-il la même origine ? Parmi les sons divers qui
enveloppent le fœtus, il en est un qui prend rapidement une
signification particulière, celui de la voix maternelle (et de sa
« vocalité », qui importe plus que le contenu du dire). Chez le
nouveau-né, la reconnaissance par l’audition précédera la
reconnaissance visuelle. Les travaux de J.Mehler (1978) ont
montré que, à l’âge de cinq jours, un nourrisson suce
davantage son pouce lorsqu’il entend la voix maternelle que
lorsqu’il entend une autre voix (ce qui correspond aux
conclusions de l’éthologie concernant l’empreinte sonore chez
l’animal). On estime, par ailleurs, qu’une ébauche de
mémorisation permettant un certain conditionnement serait
possible dès la vie prénatale. On s’est interrogé sur la
transmission par la mère de ses propres émotions au fœtus.
Comme on peut constater chez lui, lorsque celle-ci passe par
des accès de colère ou des moments d’angoisse, de brusques
variations du rythme cardiaque, on s’est demandé s’il s’agissait
d’une simple transmission artérielle ou des effets de médiateurs
chimiques tels que les catécholamines. Dans cette dernière
hypothèse, on pourrait supposer que le fœtus éprouve des
états voisins de ceux de sa mère ou du moins une forme de
malaise ou de bien-être diffus en relation avec les émotions de
celle-ci. Par s’explique peut-être l’importance qu’on attache
dans certaines cultures, notamment en Inde, à l’équilibre
émotionnel de la femme enceinte (H.Stork, 1979). Il est sûr, en
tout cas, que l’interaction entre la mère et l’enfant commence
bien avant la naissance et que l’enfant vit déjà
in utero
ses
premières expériences psychiques.
La future mère, si elle est sensible et prête affectivement à
accueillir l’enfant, ajuste sa motricité et sa posture de manière à
faciliter le confort du fœtus ; elle adapte son alimentation aux
besoins nutritionnels et au bien-être de celui-ci ; elle évite un
environnement trop bruyant et trépidant, tout en favorisant les
stimulations auditives bienfaisantes. Son entourage s’efforcera,
s’il reconnaît « la nature essentielle de sa tâche », de lui éviter
peines et soucis, comme on le préconise en Afrique et en Inde.
Le fœtus, à son tour, agit non seulement sur la physiologie
maternelle, par l’intermédiaire du jeu hormonal qu’il
commande, mais aussi sur les fantasmes de sa mère. Ainsi, ce
que l’on peut appeler le comportement du fœtus, ses réactions
aux stimuli et sa mobilité seront interprétés par la femme
enceinte comme des marques du caractère de son futur enfant.
Le fait qu’elle ait connaissance du sexe de celui-ci, lors d’une
échographie par exemple, modifiera profondément l’image
qu’elle se fait de lui. Il semble que certains troubles de la
succion ou du sommeil apparaissant immédiatement après la
naissance puissent être mis en relation avec des perturbations
intra-utérines de l’interaction entre mère et fœtus, liées par
exemple à des difficultés inconscientes dans l’acceptation de la
grossesse. Aussi la plus grande délicatesse s’impose-t-elle au
personnel des maternités vis-à-vis des femmes enceintes,
comme y incitent des études sur l’évolution des fantasmes
parentaux relevés au cours de ces examens de routine que
constituent maintenant les échographies (Norbert Maimoun et
Roger Bessis, 1983).
3. La naissance et la période néonatale
Par rapport à la symbiose entre la mère et l’enfant qui
caractérise la période intra-utérine, la naissance marque un
profond bouleversement pour l’un et pour l’autre. On connaît
bien les modifications physiologiques et psychiques qui, chez la
mère, suivent l’accouchement : sentiment de « perte » et
parfois phase de dépression, qui peut suivre passagèrement
toute naissance. Des remaniements identificatoires affectent
aussi chaque membre de la famille, y compris les enfants aînés.
Quant au nouveau-né lui-même, rappelons qu’Otto Rank (1924)
voyait dans l’expérience qu’il fait du traumatisme de la
naissance l’origine de l’angoisse névrotique de l’adulte.
On peut, du moins, se faire une idée de ce que vit le sujet qui
vient de naître en évaluant les profonds changements de milieu
qu’il subit et en observant son comportement dans les jours qui
suivent sa venue au monde.
L’enfant a passé neuf mois de sa vie dans un milieu liquide,
maintenu de toutes parts par la pression amniotique, sans être
soumis à la pesanteur. Puis il est violemment projeté dans le
monde aérien, à la manière d’un astronaute qui aurait perdu sa
combinaison spatiale, selon l’image d’Esther Bick. Cela peut
provoquer chez lui une angoisse de chute, de « chute sans
fin », tant qu’il n’a pas le sens intime de sa peau et de ses
limites corporelles propres. C’est alors sans doute le contact et
la chaleur du corps maternel qui reconstituent l’« enveloppe de
suppléance » la plus proche de l’état antérieur, de même que
l’allaitement à la demande, lorsqu’il est possible et souhaité par
la mère, prolonge les échanges continus de la période
prénatale. Une véritable psychoprophylaxie devrait inciter à
rendre aussi douce que possible la transition entre la période
fœtale et la période postnatale, des expériences d’angoisse ou
des frustrations répétées risquant, en effet, de déborder une
organisation psychique encore trop rudimentaire pour les
intégrer.
Les douleurs maternelles de l’accouchement faisaient oublier
autrefois que les violentes contractions nécessaires à l’expulsion
avaient des répercussions pénibles sur le bébé (l’expérience du
passage dans le canal obstétrical a été comparée, par E.Bick
notamment, à une angoisse de claustrophobie et l’arrivée dans
le monde aérien à l’agoraphobie). C’est le mérite des tenants de
la « naissance sans violence » (F.Leboyer, 1974) d’avoir attiré
l’attention sur le vécu de l’enfant « naissant » et d’avoir suscité,
en dépit de certains excès et d’un engouement réducteurs, un
souci, chez les praticiens et parmi le personnel des maternités,
d’adoucir, pour la mère comme pour l’enfant, les conditions de
la mise et de la venue au monde.
Après l’épreuve de l’expulsion, le bébé, comme en témoigne le
tracé électroencéphalographique, dort d’un sommeil
exceptionnellement profond, indice évident des efforts qu’il a
fournis pour naître. Il bénéficie alors de l’effet apaisant que lui
procure le contact avec le corps de sa mère, contact qui est
aussi très gratifiant pour celle-ci et grâce auquel l’enfant réel
remplace dans la psyché maternelle l’enfant imaginaire (l’enfant
« imaginaire » poursuit néanmoins son existence dans
l’inconscient parental bien au-delà de la période néonatale). Les
premiers schèmes de comportement interactif se mettent ainsi
en place, formant la base de la relation qui fournira au bébé ses
premières expériences structurantes.
Des recherches d’inspiration éthologique sur la « période
sensitive » du
post-partum
ont confirmé l’importance de ce
contact mutuel « peau contre peau » dans les heures qui
suivent la naissance (R.Sosa, YH.Kennel, M.Klaus, JJ.Urrutia,
1976) : ces travaux, qui consistent à comparer l’éveil psychique
et le développement d’enfants appartenant à deux groupes
placés, par rapport à cet échange interrelationnel, dans deux
situations radicalement opposées, n’autorisent pas cependant à
conférer une valeur quasi magique à ce contact peau contre
peau dès la naissance. Une telle expérience peut faire défaut
sans qu’en soit altéré le lien entre la mère et l’enfant, qui
relève, en outre, d’autres facteurs que ceux de la simple
« empreinte » des éthologistes.
Mais il est certain que la vie psychique du tout-petit ne peut
s’organiser que si les gratifications l’emportent pour lui sur les
frustrations. Et, comme il est en communication étroite avec
l’inconscient de sa mère, il ne sera effectivement gratifié et
sécurisé que si cette dernière connaît elle-même un tel état
émotionnel et, par exemple, ne se sent pas débordée par les
demandes incessantes du nouveau-né. La fragilité psychique de
celui-ci a été mise en évidence notamment par les études
contemporaines sur les enfants maltraités ou sur ceux qui ont
fait l’objet de multiples placements successifs au cours de leurs
premières années. Il faut signaler aussi combien il est important
– spécialement dans la famille nucléaire occidentale, qui isole le
couple que le père se montre très présent dans la vie de la
mère et dans celle de l’enfant. Celui-ci, d’ailleurs, est ouvert,
dès la naissance, à la relation humaine, ainsi que l’ont mis en
lumière, durant les décennies soixante et soixante-dix, des
travaux de neurophysiologie et de clinique. Ainsi est mise au
point une échelle d’évaluation du comportement néonatal
(TB.Brazelton et coll., 1973), qui tient compte non plus
seulement de l’état neurologique et physiologique du tout-petit,
comme le faisait le score d’Apgar (1960), mais de
manifestations plus subtiles, qu’on peut observer, par exemple,
dans l’interrelation qui s’établit dès la naissance entre le bébé et
son entourage : rapidité de l’enfant à changer d’état ; stimuli
provoquant ces variations ; gestes défensifs ; efforts pour
adopter la position assise ; capacité à se blottir dans les bras de
l’autre, à porter la main à la bouche en fonction des différentes
positions du corps propre ; aptitude à être consolé, etc. Au
cours des épreuves successives, l’examinateur recherche, par
une approche aussi douce que possible, la coopération du
nouveau-né et s’efforce de saisir les moments permettant
d’obtenir la meilleure réponse.
Une telle étude, qui est d’une grande valeur prédictive pour le
développement futur de l’enfant, et, en cas de besoin, pour le
recours à un traitement très précoce, est d’autant plus
précieuse que les découvertes sur la plasticité cérébrale
révèlent l’existence, grâce à la loi de suppléance des circuits
nerveux, de capacités de récupération inespérées du cerveau,
du moins lorsque l’environnement fournit à l’enfant, en temps
opportun, des occasions d’exercice suffisamment riches. Ainsi,
comme l’ont souligné DW.Winnicott et F.Tustin, les bébés
présentant des signes cliniques de déficit ou des perturbations
très précoces du contact, de type autistique par exemple, ont
besoin d’un maternage d’une qualité encore supérieure à celui
que requièrent des enfants supposés normaux.
On considère désormais que l’enfant voit dès le moment de la
naissance (et sans doute avant, puisque le fœtus réagit
in
utero
à une épreuve de transillumination de l’abdomen
maternel). Certes, la vision néonatale est encore rudimentaire
(de type ambiant et non focal) parce que, à ce stade, le
système des cônes rétiniens (dont dépend la vision des détails)
n’est pas encore développé. Le nouveau-né suit des yeux un
objet mobile ; il marque une préférence pour certaines formes,
notamment celles qui sont complexes (R.Fantz, 1958), pour
certaines couleurs, généralement le rouge, pour les objets
brillants. Fait capital : la structure du cortex visuel n’étant pas
définitivement fixée à la naissance, les stimulations de
l’environnement jouent un rôle déterminant sur l’évolution de
ce cortex, comme on l’a démontré expérimentalement chez
l’animal (D.Hubel et T.Wiesel, 1977). Cependant, la plasticité du
système neurosensoriel n’est que provisoire. Aussi est-il
possible de tirer parti de ces nouvelles connaissances, en
particulier pour détecter et traiter des anomalies congénitales
(cataractes, amblyopies, strabismes, etc.) avant que ne se soit
écoulée la période critique.
C’est surtout le visage humain dans sa mobilité qui constitue
pour le bébé à peine âgé de quelques jours un stimulus de
choix, bien avant, par conséquent, l’âge retenu par RA.Spitz
dans sa description du premier organisateur (le sourire du
3ème mois). De même, pour l’audition, qui se développe avant
la vue et qui est capable de discrimination (le bébé préfère les
sons composés, tels que ceux d’un cliquetis), c’est la voix
humaine qui constitue le stimulus privilégié, notamment celle
de sa mère, peut-être en fonction de l’imprégnation prénatale
qu’on a évoquée. On a remarqué que l’enfant suce plus
activement le mamelon lorsqu’il entend cette voix. Ses
capacités olfactives lui permettent, dès le troisième jour, de
distinguer l’odeur du sein maternel de l’odeur émanant du sein
d’une autre femme (H.Montagner, 1982).
Le nouveau-né dépense une activité motrice considérable
(sursauts, mouvements des pieds) ; il concentre son attention
sur un objet à sucer. L’analyse d’enregistrements
cinématographiques montre que, une heure après sa naissance,
il est capable d’effectuer un mouvement d’agrippement dans la
direction d’un objet apparaissant dans son champ visuel
(C.Trevarthen, P.Hubley, L.Sheeran, 1975). Ainsi, la
coordination de la main et de la vue résulterait d’une
programmation innée et non du seul apprentissage. Ce type
d’observation permet donc de reconnaître très précocement les
sources de l’intelligence, qui se situent, comme l’a montré Jean
Piaget, au niveau des premières coordinations sensori-motrices.
Il importe de retenir, de l’ensemble de ces données et des
moyens modernes d’évaluation des « compétences » du
nouveau-né, que celui-ci dispose d’un potentiel inné de
communication infraverbale, qui lui permet de transmettre à
l’adulte attentif ses intentions, ses besoins et une certaine
forme de son vécu. Il réagit à l’approche de la personne
maternante dès les premières semaines de sa vie, avant même
de pouvoir vraiment sourire, par des gesticulations et par des
mouvements des bras, des mains et des lèvres. La mère joue
un rôle très important dans le développement des capacités de
relation de son enfant, dont elle parvient progressivement à
comprendre, au-delà des simples besoins physiologiques, les
gestes et les mimiques. Elle y répond un niveau joue
l’inconscient, c’est-à-dire, en particulier, la trace de ses
expériences affectives datant de sa propre enfance ou
dépendant de sa relation avec le père de l’enfant) par le ton de
sa voix, par son regard, par les nuances de son ajustement
postural, par son attention. Un véritable dialogue s’organise
ainsi entre les deux partenaires, bien avant que le bébé n’arrive
à l’âge de la représentation par le mot et de l’utilisation des
symboles verbaux.
4. Le psychisme postnatal
Schématiquement, les 2 années qui suivent la naissance sont
marquées, la première, par le processus de personnalisation, la
suivante, par l’émergence de la communication verbale. Le
psychisme, durant cette période, se développe à un rythme très
rapide, de même que l’organisme. Le poids du cerveau du bébé
passe d’environ 340 grammes à la naissance à 1 150 grammes
à l’âge de deux ans (pour atteindre 1 400 grammes à vingt
ans). Si l’équipement en neurones (environ 10 milliards) est fixé
à la naissance, le câblage cérébral se poursuit bien au-delà,
surtout durant les deux premières années, au fur et à mesure
des progrès de la myélinisation (N.Baumann et coll., INSERM).
Chaque neurone peut avoir jusqu’à 100 000 contacts avec les
neurones voisins. Le cervelet, qui à la naissance n’est qu’une
ébauche, achève sa croissance au douzième mois. Des travaux
neurochimiques ont montré que le cerveau est particulièrement
vulnérable à la malnutrition durant cette période (Elie
A.Shneour, 1975), comme d’ailleurs pendant la vie intra-
utérine. Cependant, la croissance ne dépend pas seulement des
déterminismes génétiques et biophysiologiques. Pour une
grande part, elle est soumise, durant les deux premières
années, à l’influence des stimulations émanant de
l’environnement, comme en témoignent les études, évoquées
plus haut, sur la plasticité du système nerveux. Mais, pour que
ces stimulations soient appropriées et bénéfiques, il faut
qu’elles surviennent au milieu de relations qui nourrissent
l’affectivité de l’enfant. On ne peut concevoir, en effet, les
acquisitions cognitives initiales comme séparées de la vie
émotionnelle, d’autant moins que ces deux aspects du
psychisme sont inséparables du vécu corporel.
Aussi est-il préférable d’envisager celui-là selon une perspective
unitaire et d’abandonner la tripartition classique qui distingue :
le développement psychomoteur conçu selon le modèle
béhavioriste d’Arnold Gesell ; les étapes du développement
cognitif délimitées par la psychologie génétique de Jean Piaget ;
les stades du développement libidinal et affectif déterminés à
partir de la théorie psychanalytique de l’étayage pulsionnel.
« Cette chose qu’on appelle nourrisson n’existe pas », s’écriait
le pédiatre et psychanalyste DW.Winnicott 1940, voulant
souligner ainsi l’unité fondamentale qui lie le bébé et sa mère,
avant que le premier ne passe de l’initiale dépendance totale
(
Hilflosigkeit
) à l’indépendance relative de la fin de la deuxième
année. La complémentarité relationnelle et le système de
communication circulaire qui s’installent entre le nourrisson et
sa mère ont été décrits par RA.Spitz, à partir des années
cinquante, sous le nom de « dyade », terme déjà utilisé en
1908 par le sociologue G.Simmel. Depuis lors, des études
inspirées, séparément ou conjointement, par les méthodes de
la psychologie expérimentale et de la psychanalyse ont mis en
évidence des « patterns » d’interactions spécifiques entre
mères et bébés (Myriam David, 1966), ainsi que l’existence de
cycles inter relationnels. Par exemple, grâce à l’enregistrement
simultané, par l’image et par le son, de séquences de
communication entre des mères et des nourrissons, on a
remarqué que le taux d’activité de ceux-ci variait de manière
synchrone avec le rythme des paroles de leurs mères
(WS.Condon et LW.Sander, 1974). Daniel Stern, aux États-Unis,
en utilisant l’observation directe, ainsi que des films réalisés au
domicile familial, a développé la notion de « concordance »
affective (
attunement
) entre la mère et le bébé.
Les recherches sur la communication au sein de la dyade
tendent donc à prouver que la nourrisson joue un rôle actif et
présente une prédisposition innée à la relation. On peut alors se
demander si certains concepts classiques servant à caractériser
les débuts de la vie psychique ne méritent pas d’être révisés
(du moins en ce qui concerne le bébé dit normal), tels ceux de
narcissisme primaire (S.Freud), de stade anobjectal (RA.Spitz),
d’autisme normal (M.Mahler ; F.Tustin). Certes, dans les
premiers jours qui suivent la naissance, l’expérience du
nourrisson est fragmentaire, discontinue et entrecoupée de
longues périodes de sommeil. Cependant, très vite, un certain
nombre de perceptions vont, par leur répétition et grâce au
climat affectif dans lesquelles il les vit, prendre sens pour lui.
Le moment de la tétée est particulièrement riche à cet égard ; il
donne lieu à des formes primordiales d’intégration psychique. À
la satisfaction du besoin vital de la nutrition s’associent le plaisir
lié à l’excitation de la zone érogène orale, celui de la
succion, celui de la déglutition, celui de la réplétion, mais aussi
bien d’autres sensations qui sont en rapport avec la présence
maternelle et qui laissent, dans la psyché du tout-petit, leur
trace mnésique. Simultanément, celui-ci, tandis qu’il s’efforce
de saisir et de tenir le sein, fait l’expérience de sa motricité en
mobilisant l’ensemble de la zone érogène buccale en rapport
avec la main et le bras (la « cavité primitive », RA.Spitz, 1959),
expérience fort chargée émotionnellement, d’où émergera
progressivement la pensée, et grâce à la répétition de laquelle
(pourvu qu’elle se déroule dans un bon climat affectif) le
nourrisson en vient peu à peu, lorsque renaît le besoin, à
« halluciner » le sein en l’absence de celui-ci. DW.Winnicott
décrit ainsi ce moment d’une première ébauche de la pensée :
« Le petit enfant, dans un certain environnement fourni par la
mère, est capable de concevoir l’idée de quelque chose qui
rencontrerait le besoin croissant suscité par la tension
instinctuelle » (1971). Cependant, pour que le bébé puisse
« concevoir » subjectivement le sein, et anticiper dans une
certaine mesure le nourrissage, il faut que la mère ait su, au
préalable et en de nombreuses occasions, placer « le sein réel
juste l’enfant est prêt à le créer et au bon moment ».
DW.Winnicott soulignait l’importance, chez la mère, d’une
attitude d’« empathie » qui doit favoriser l’adéquation de celle-
ci aux besoins de l’enfant et qu’il appelait la « préoccupation
maternelle primaire », cet état psychologique particulier se
développant progressivement durant la grossesse et se
prolongeant quelques semaines après la naissance.
L’un des phénomènes les plus importants dans la genèse de la
vie psychique est sans doute celui de l’intériorisation, processus
par lequel des relations intersubjectives sont transformées en
relations intrasubjectives. Du fait que, lors de la tétée, ce n’est
pas seulement le lait absorbé qui importe à l’enfant, mais aussi
l’ensemble des sensations et des émotions qui lui viennent de
sa relation avec la personne maternante, cette dernière se
constitue en objet interne, « objet » dont Melanie Klein a étudié
la formation au cours de la première année : « L’enfant qui se
trouvait à l’intérieur de la mère, dit-elle, place maintenant la
mère à l’intérieur de lui » (1957). En raison de la place centrale
qu’a toujours tenue, dans la théorie psychanalytique, ce qu’on
appelle la « relation au sein » (c’est-à-dire la situation globale
du nourrissage, indépendamment du mode d’alimentation
choisi, sein ou biberon), les processus de l’intériorisation ou de
l’introjection (ce dernier terme, proposé par S.Ferenczi, est
souvent utilisé dans un sens voisin) étaient surtout décrits
naguère sur le modèle du fonctionnement de l’oralité. Selon
M.Klein, le monde interne du bébé au cours des douze premiers
mois se constituerait en deux temps. La première période les
six premiers mois – est caractérisée par la « position paranoïde-
schizoïde » ; l’enfant ne disposerait alors que de mécanismes
de défense très primitifs, tels que le clivage en deux objets
partiels (le dangereux et l’aimé), la projection et l’introjection
des parties clivées de l’objet. Ses pulsions destructrices,
prédominantes, sous-tendues par l’envie d’un sein inépuisable
et omnipotent, engendreraient, par projection, une angoisse
persécutive, qui, dans les cas extrêmes, serait la base de la
paranoïa et de la schizophrénie. À mesure que se développe
l’intégration psychique, les processus de clivage, précise
M.Klein, s’atténuent ; l’enfant devient plus apte à comprendre
la réalité extérieure et à lui faire confiance (si ce qu’il vit le lui
permet). Il parvient à faire la synthèse des bons et des mauvais
aspects de l’objet au lieu de voir le monde « soit tout en noir,
soit tout en blanc ». Le sentiment de la culpabilité apparaît
alors, en relation avec les pulsions destructrices, et engendre
une angoisse de nature dépressive. Parallèlement, l’enfant
éprouve le besoin salutaire de protéger ses objets d’amour et
de réparer le tort qu’il a pu leur faire. Ainsi, vers le sixième
mois, s’il manifeste du chagrin ou de l’inquiétude au départ de
sa mère, il se familiarise cependant peu à peu avec le fait que
toute absence est suivie d’un retour ; et la crainte de l’abandon,
voire l’angoisse d’anéantissement, en diminue d’autant.
On a souvent reproché à Melanie Klein d’avoir spéculé sur le
monde fantasmatique du bébé en négligeant l’importance de
l’environnement sur le développement. En réalité, dans son
article intitulé « Les Racines infantiles du monde adulte »
(1959), elle a bien montré comment les premières expériences
vécues par le nourrisson agissent sur la formation de son
caractère. Il est vrai, cependant, que son modèle conceptuel,
comme d’ailleurs celui de Freud, s’enracine profondément dans
la réalité biologique. C’est ainsi que sa théorie de l’agressivité
ou sa conception centrale dans son œuvre de l’envie
relèvent pratiquement d’un postulat : l’existence de
prédispositions innées, inhérentes à la condition humaine et
phylogénétiquement déterminées. Mais l’on peut remarquer
justement que cela semble se trouver confirmé par l’éthologie
contemporaine.
C’est sans doute DW.Winnicott qui a mis le plus clairement
l’accent sur l’influence de l’environnement et des soins
maternels dans le processus de personnalisation. Occupant une
place originale dans l’évolution de la théorie psychanalytique, il
a souligné certains aspects du maternage dont le rôle sur le
développement psychique avait été jusqu’alors négligé au profit
de la prééminence accordée au fonctionnement de type oral
tels le
holding
(la manière de porter et de tenir l’enfant) et le
handling
(les soins qui lui sont donnés et qui intéressent son
corps). En effet, le « port » de l’enfant, au sens physique et
fantasmatique du terme, de même que la continuité des soins
maternels dont il bénéficie, constitueraient pour lui, au tout
début de l’existence, une sorte de « membrane de
délimitation » qui se confond d’une certaine manière avec la
surface de la peau et qui se situe entre le « moi » et le « non-
moi ». Ainsi, le nourrisson en vient à avoir un intérieur et un
extérieur, de même qu’un schéma corporel. Un peu plus tard,
autour du quatrième ou du cinquième mois de la vie, apparaît,
selon DW.Winnicott, une autre étape importante du processus
de l’individuation, celle de l’« objet transitionnel », la
« première possession de quelque chose qui n’est pas moi »
(un coin de couche, par exemple, que le bébé suce avant de
s’endormir et qui joue un rôle important dans son économie
psychique). L’expérience intermédiaire ainsi constituée entre la
« réalité du dedans » et la « réalité du dehors » se trouve
prolongée, dans la suite de l’existence, par le jeu créatif et par
la vie imaginaire. L’origine de la fonction symbolique, de la
créativité artistique et scientifique, ainsi que d’autres
manifestations relatives au champ culturel, se situerait à ce
niveau.
C’est surtout WR.Bion (1962, 1967) qui a précisé l’émergence
de la pensée à partir des vécus corporels et émotionnels
dépendant de la relation avec la mère. Ces vécus (éléments b)
seraient transformés en quelque chose de « pensable »
(éléments a) après avoir été « projetés » sur la mère, qui les
renverrait à l’enfant. D’une autre manière, celui-ci disposerait
d’une préconception de l’objet, le sein. L’attente du sein, suivie
de l’expérience réelle qu’il fait de ce dernier, permettrait peu à
peu à l’enfant d’acquérir la conception du sein. Dans cette
hypothèse, grâce à l’expérience antérieure que l’enfant a
acquise du sein, et par introjection de la fonction maternelle a,
l’absence de sein à certains moments permettrait au bébé
d’avoir une pensée.
Plusieurs chercheurs contemporains, étudient le processus de
l’intériorisation à un niveau corporel plus global que
l’introjection de type oral. L’analyse d’enregistrements
cinématographiques de l’interaction entre la mère et le bébé a
permis de cerner les étapes d’une forme très primitive
d’intériorisation qui constituerait l’un des premiers noyaux du
moi et qu’on peut qualifier d’« incorporation de la fonction
maternelle de support » (Hélène Stork, 1983). Geneviève Haag
(1983), par la méthode de l’observation psychanalytique, a mis
en évidence une phase décisive pour l’acquisition du schéma
corporel : la soudure des deux moitiés du corps autour d’un axe
sagittal – en relation avec l’intériorisation de l’interrelation entre
la mère et le bébé –, la moitié droite du corps de celui-ci
représentant le côté mère, la moitié gauche, le côté bébé.
Sur le rôle de la peau comme contenant de la vie psychique
(
skin container
), il faut mentionner l’article princeps d’Esther
Bick (1968), ainsi que le concept de « moi-peau » formulé par
Didier Anzieu (1974). L’influence des facteurs culturels sur le
développement de la psyché enfantine a été étudiée, aux États-
Unis, par Ashley Montagu (1971), qui a notamment observé, au
sein de différentes cultures, la fonction du toucher dans la
communication au sein de la dyade mère-enfant. Il semble, en
effet, que, dans telle ou telle société, certains aspects du
maternage soient privilégiés, tandis que d’autres sont
quasiment prohibés. Ainsi, la puériculture occidentale
préconisait naguère de ne pas trop bercer ni porter l’enfant, le
regard entre la mère et le bébé venant alors suppléer à la
relative pauvreté de l’échange par le contact cutané. À l’inverse,
la proximité corporelle quasi permanente entre la mère et le
nourrisson est une constante du maternage africain (Jacqueline
Rabain, 1979), comme du maternage indien (Hélène Stork,
1979, 1983), tandis que l’échange visuel entre le bébé et
l’adulte se trouve parfois découragé, dans ces cultures, par la
croyance populaire dans l’influence néfaste attribuée au regard
de certaines personnes (le « mauvais œil »).
De l’ensemble de ces études et observations, on peut conclure
que les différentes théorisations convergent dans la
reconnaissance de certaines étapes essentielles du
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