Étude comparée sur l`origine et l`émergence de la syphilis et du sida

Synthèse
Étude comparée sur l’origine et l’émergence
de la syphilis et du sida*
Jean-François Molez
Institut de recherche pour le développement
(IRD),
Unité de recherche 178,
« Conditions et territoires d’émergences
des maladies »,
Centre IRD de Hann,
BP 1386,
Dakar
CP 18524
Sénégal
Résumé
Une étude historique et comparative sur l’émergence de la syphilis et du sida fait
apparaître que, dans les deux cas, il s’est agi d’un effet d’intrusion. Pour le premier, des
infections non vénériennes existent en Afrique noire et le tréponème existait auparavant
chez les primates. C’est avec le port des vêtements que les sujets sont devenus non
immuns et réceptifs à l’infection vénérienne. On a longtemps cru que la syphilis avait été
introduite par les conquistadors, mais des lésions typiques de cette infection ont été
retrouvées en Europe avant Jésus-Christ et il est possible que le tréponème en Amérique
soit originaire d’un transfert par les navigateurs. Pour le sida, des cas semblent avoir existé
dans la cuvette du fleuve Congo dans les années 1950 et des études génétiques attestent
que cette infection est très ancienne chez les primates. Cependant, l’infection humaine est
peut-être la conséquence de la grande migration bantoue qui a provoqué une forte
intrusion dans le bloc forestier. Néanmoins, avec des facteurs épidémiologiques nou-
veaux, dans un environnement transformé et des comportements modifiés, dans chaque
cas, à 500 ans d’intervalle (1480-1490 pour la syphilis, 1940-1950 pour le sida), une
émergence est apparue.
Mots clés :épidémiologie, ethnologie-sociologie, maladie sexuellement transmissible,
sida, syphillis, VIH, virologie.
Abstract
A comparative study of the emergence of the AIDS and syphilis pandemics
A historical and comparative study of the origins and emergence of syphilis and AIDS
show that both result from human intrusions. Treponema probably existed in primates
before human infection, and nonvenereal treponemal infection existed in prehistoric
tropical Africa. When humans began wearing clothes, the disappearance of endemic
infection ended immunity and led to receptivity to venereal infection. It was long thought
that syphilis was first introduced in Europe by the conquistadors, but lesions typical of
treponematosis dating from before the Common Era have been found in Europe. It is
possible that the first navigators transferred treponemal infections to Latin America. AIDS
seems to have appeared throughout the Congo River basin around 1950, and genetic
studies attest to its long history in primates. It may have resulted from the Bantu migration
and its strong human intrusion into the forest. After the initial human infection, new
epidemiological factors in a transformed environment and behavioral changes led at
500-year intervals (1480-1490 for syphilis and 1940-1950 for AIDS) to the widespread
emergence and subsequent pandemic of each disease.
Key words:AIDS, epidemiology, ethnology-sociology, HIV, sexually transmitted
infection, syphillis, virology.
D
e nombreuses infections dites
émergentes chez l’homme ont
leur origine dans le monde ani-
mal et leur transfert a été facilité par une
combinaison de facteurs prédisposants.
La conquête de tous les milieux par
l’espèce humaine est corrélée avec des
bouleversements écologiques mais aussi
éthologiques, autant de facteurs mal
connus maintenant considérés comme
*Article initialement publié dans Environne-
ment, Risques et Santé, vol. 4, n° 5, septembre-
octobre 2005.
Cahiers Santé vol. 16, n° 4, octobre-novembre-décembre 2006
doi: 10.1684/san.2007.0048
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primordiaux dans la diffusion de certai-
nes pandémies. Grâce au formidable outil
de la biologie moléculaire, on arrive
actuellement à mieux cerner comment
ont eu lieu l’apparition et la diffusion des
agents de maladies épidémiques.
À propos du sida, différents éléments his-
toriques sur l’origine, l’émergence et la
dynamique du VIH (virus de l’immuno-
déficience humaine) ont pu être établis. Il
est possible de rapprocher une autre pan-
démie de celle du sida : il s’agit de la
syphilis, dont l’apparition et l’évolution
doivent être considérablement revues.
Questions
sur l’origine du sida
La cryptococcose
neuroméningée
Une affection rapidement mortelle touche
l’Afrique centrale depuis plus de quaran-
te ans, la cryptococcose cérébroménin-
gée aiguë à Cryptococcus neoformans.Il
s’agit d’une infection spécifique des per-
sonnes âgées et/ou immunodéprimées,
qui n’est habituellement presque jamais
rencontrée chez le sujet jeune. Cette
pathologie aiguë semble être apparue
dans tous les pays de la cuvette du bassin
du fleuve Congo, au début des années
1950 [1]. Au cours des années 1950-1960,
elle a surtout concerné des sujets âgés
de 9 à 18 ans, la moyenne d’âge de ces
cas mortels à Kinshasa, de 1960 à 1978,
étant de 17 ans [2-4]. On sait maintenant
que la cryptococcose méningée aiguë est
fréquente chez les sujets atteints de sida
et, en raisonnant à partir des cas observés
par nous en 1981 à Brazzaville [1], il est
probable que ces observations histori-
ques concernent en réalité des cas mor-
tels de sida chez des jeunes. Des cas de
sida ont été confirmés sérologiquement
chez des marins ayant fréquenté les ports
des côtes africaines entre 1955 et 1957 [5,
6]. En outre, des sérologies sur des échan-
tillons de sang d’individus originaires
d’Afrique centrale stockés depuis 1959
ont permis de montrer que le VIH était
présent au Zaïre, au Rwanda, au Burundi
et dans le sud du Soudan avant les années
1960 [7-9]. Les cas historiques publiés de
la méningite mortelle à C. neoformans
chez le sujet jeune dans les pays d’Afrique
centrale confirment la présence du virus
chez l’homme dès les années 1950. Par
ailleurs, l’amaigrissement et les signes
neurologiques du sida, surtout s’il est
associé à une cryptococcose méningée,
peuvent faire penser à un tableau clini-
que de maladie du sommeil très fré-
quente dans les pays de la cuvette congo-
laise. Il est donc possible qu’un certain
nombre de ces malades aient pu être
considérés comme atteints de trypanoso-
miase, même sans confirmation parasito-
logique [1].
Le transfert
transcontinental
Une des plus anciennes atteintes du VIH
concerne Haïti où le virus a été introduit
plus tôt qu’à Saint-Domingue : en effet,
cette autre partie de l’île d’Hispaniola a
une prévalence inférieure laissant pres-
sentir une introduction postérieure [10,
11]. Des observations effectuées à Port-
au-Prince dans les années 1980 ont per-
mis de retrouver plusieurs cas mortels de
sida chez des retraités haïtiens ayant vécu
pendant 10 à 15 ans en Afrique centrale et
revenus au pays après la libéralisation du
régime politique avec « Baby-Doc » [1].
Ces phénomènes s’expliquent en consi-
dérant l’histoire de la diaspora haïtienne.
Ainsi, on découvre des liens entre les
Grandes Caraïbes et la cuvette du fleuve
Congo, en particulier au cours de la
décennie 1960-1970. Une émigration de
certaines catégories de la population
haïtienne (ayant les moyens de partir)
s’est effectuée vers le continent africain
au moment de la prise de pouvoir par
François Duvallier en 1957. Dans les
années qui suivirent, avec le durcisse-
ment du pouvoir de « Papa-Doc », cette
émigration s’est accentuée et elle a sur-
tout concerné les cadres moyens en
désaccord avec le régime. En effet, c’est à
ce moment que plusieurs États d’Afrique
centrale, et tout particulièrement le Zaïre
(ex-Congo belge), ayant acquis leur indé-
pendance, ont manqué cruellement de
cadres francophones (éducation, santé,
etc.) pour combler le brusque départ des
fonctionnaires coloniaux. C’est donc à
cette époque qu’un fort contingent de
Haïtiens fuyant le régime duvallieriste a
immigré dans les États nouvellement pro-
clamés. Le besoin urgent en cadres com-
pétents fut une opportunité extraordi-
naire de retrouver du travail pour ces
exilés politiques. Par la suite, à partir du
début des années 1970, du fait d’une for-
mation régulière de cadres nationaux, ces
émigrés ont quitté progressivement les
pays de la grande cuvette congolaise
pour repartir vers l’Europe, les Amériques
ou, pour les moins fortunés, en Haïti.
Le réservoir du virus du sida
Étant donné la ressemblance génétique
des souches de SIV (Simian immunodefi-
ciency virus) et de VIH dans le bloc
forestier intertropical, il était logique
d’envisager l’hypothèse que le VIH1, le
virus responsable du sida le plus large-
ment répandu sur la planète, provenait
des primates de la forêt africaine. En effet,
l’analyse de la séquence du SIVcpz isolé
en 1988 chez des chimpanzés au Gabon
[12] a montré que ce virus, bien qu’il
appartienne à un sous-type distinct, était
celui qui avait la structure génétique la
plus proche de celle du VIH1 parmi tous
les SIV isolés des autres espèces de pri-
mates. Le SIVcpz a également été
retrouvé sur une femelle de chimpanzé
Marylin importée d’Afrique centrale
en 1959 et morte aux États-Unis en 1985
[12-14]. Les chimpanzés sont porteurs de
plusieurs variants du SIVcpz dont les dif-
férences importantes de structure généti-
que attestent que l’infection par le SIV est
très ancienne chez ces primates [15, 16],
la circulation du virus pendant de nom-
breuses années ayant justement été à
l’origine de la création de ces nombreux
variants. Le séquençage d’un virus isolé à
partir d’un sérum humain cryopréservé
daté de 1959 démontre que l’ancêtre
commun des VIH1 pourrait se situer à la
fin des années 1940 [8, 17]. Par ailleurs,
des analyses phylogénétiques ont établi
que le sous-groupe M du VIH1 à l’origine
de l’épidémie mondiale est issu d’un
ancêtre viral datant d’au moins 1931
(entre 1915 et 1941) [18]. Par ailleurs, leur
phylogénie a montré que les VIH1 de
type N (isolés au Cameroun) étaient le
résultat d’un événement de recombinai-
son des virus du groupe M [19], et qu’on
pouvait les placer sur la même branche
phylogénétique que des souches de
SIVcpz provenant des chimpanzés du
Gabon. Par conséquent, dans la mesure
où ces travaux récents confirment l’ori-
gine du VIH1 chez le chimpanzé d’Afri-
que centrale équatoriale, il est maintenant
admis de considérer ce primate anthro-
poïde comme l’un des premiers réser-
voirs du VIH1 [16, 19]. Néanmoins, des
enquêtes sur les chimpanzés au Gabon et
des forêts du Sud-Cameroun montrent
que le SIVcpz semble n’être pas très
répandu chez ces primates, puisque sa
prévalence autour de 2,5 % est faible [16].
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Questions sur l’origine
de la syphilis
Les différentes
tréponématoses
La syphilis et les différentes tréponématoses
cutanées sont causées par un même germe,
le Treponema pallidum. Concernant les
infections non vénériennes, il s’agit de la
pinta ou caraté en Amérique latine et, sur le
continent africain, du pian en zones humi-
des et du béjel en zones sèches. Ces trépo-
nématoses se transmettent essentiellement
par contact, elles se développent en parti-
culier par manque d’hygiène ; avec le port
des vêtements, elles disparaissent et les
populations ne sont plus immunisées. La
syphilis vénérienne est une maladie conta-
gieuse sexuellement transmissible, c’est
une infection mortelle qui se développe
chez les sujets non prémunis. On a toujours
admis qu’elle avait été importée des Améri-
ques ; on pense maintenant qu’elle existait
déjà en Occident, avant la découverte de
l’Amérique et le retour des navigateurs du
Nouveau Monde [20, 21]. En outre, les
lésions osseuses observées sur les squelet-
tes en Amérique précolombienne n’ont
jamais été très convaincantes : les seuls
squelettes présentant des caractéristiques
formelles sont tous nettement postérieurs
au xvi
e
siècle [21, 22]. En revanche, des
lésions osseuses assez typiques ont été
rencontrées sur des squelettes en France
(2000 à 1000 avant J.-C. dans le Var, 500 à
700 avant J.-C. dans le Val-de-Marne et dans
une nécropole du Bas-Empire en Norman-
die), en Italie (580-250 avant J.-C. dans une
colonie grecque de Melponte, et 1300 à
1400 après J.-C. à Roca Vecchia) et en
Angleterre (datant de l’époque médiévale :
1300 à 1400 après J.-C., à Gloucester et à
Norwich) [21]
.
Le transfert
transcontinental
Il est envisageable que la pinta présente
en Amérique latine soit issue d’un trans-
fert du béjel méditerranéen, introduit par
les premiers navigateurs. Un second
transfert aurait pu se faire par des popula-
tions originaires d’Afrique noire porteu-
ses de pian, car cette tréponématose cuta-
née se retrouve également à Haïti, en
Guyane et au Brésil. Par ailleurs, on sait
que le pian était présent dans l’ouest du
Pacifique bien avant la découverte des
Amériques, cette extension ayant pu se
faire par le biais des fréquents contacts
commerciaux qui existent depuis l’Anti-
quité entre le monde arabe et l’océan
Indien. Une hypothèse récente suggère
même que le tréponème, originaire
d’Afrique, aurait pu diffuser sur le conti-
nent américain via le Pacifique et/ou
l’Asie, apporté par les vagues de migra-
tion des peuples d’Asie et du Pacifique
vers les Amériques [22]. Le fait que les
femmes indiennes montaient entièrement
nues à bord des navires est rapporté dans
les récits de Christophe Colomb ; cepen-
dant, si la tréponématose cutanée existait
en Amérique, cette absence de couvert
individuel est épidémiologiquement en
défaveur de l’existence de la syphilis chez
les Amérindiens rencontrés par ces navi-
gateurs. Cette infection n’aurait donc pas
été introduite en Europe par les conquis-
tadors : la syphilis, considérée comme
une nouvelle maladie infectieuse en pro-
venance d’Amérique latine, serait en fait
une « vraie fausse infection émergente ».
Le réservoir du tréponème
On sait qu’une tréponématose simienne
naturelle existe en Afrique noire subsaha-
rienne et que sa zone d’extension est super-
posable à celle de l’endémie pianique [23].
L’unicité entre les différentes tréponémato-
ses a été soutenue dès 1958 par Hudson [24]
et les liens existant entre ces diverses infec-
tions ont permis d’émettre l’hypothèse de
l’origine d’un réservoir commun à l’homme
et à l’animal. Par ailleurs, cette parenté du
tréponème avec ceux des autres primates
d’Afrique noire est donc très en faveur d’un
berceau ancestral africain. En Afrique, le
tréponème existait donc chez les primates
avant sa diffusion chez l’homme ; on soup-
çonne que la forme primitive de la tréponé-
matose humaine aurait été le pian [20, 22]
.
Cette tréponématose cutanée originaire
des zones humides d’Afrique noire serait
devenue béjel dans les zones sèches au
nord de ce continent ; actuellement, ce
béjel ne subsiste plus qu’au Moyen-
Orient, alors qu’il se rencontrait autrefois
jusqu’en Europe du Sud et de l’Est, avec
notamment le foyer de Bosnie [24].
Origine
de ces infections
chez l’homme
Émergence du VIH
L’ère glaciaire s’est achevée au début de
l’Holocène il y a 11 000 ans et, avec le
réchauffement du climat, deux événe-
ments importants sont survenus à cette
époque : tout d’abord la forêt qui s’est
réinstallée dans les zones équatoriales et
ensuite l’apparition de l’agriculture. Le
monde était peuplé de différentes popu-
lations de chasseurs-cueilleurs et l’agri-
culture s’est développée en même temps
sur trois continents à partir de « foyers
d’invention primaire » [25, 26]. Au Proche-
Orient, elle est apparue entre 9 000 et
7 000 ans avant J.-C. et ce progrès a
ensuite diffusé d’est en ouest, entraînant
de profondes mutations chez les peuples
du pourtour méditerranéen. Par ailleurs,
ilya10000ans, le bouleversement
majeur (sur le plan humain) qui est sur-
venu sur ce continent africain est sans
conteste la grande migration du peuple
bantou. Ces premiers Sahariens étaient
des pasteurs et ils ont été chassés au sud
vers l’intérieur du continent africain,
peut-être par de nouveaux peuples agri-
culteurs venus du Proche-Orient [25, 26].
Une nouvelle expansion bantoue a
ensuite débuté en 400-300 avant J.-C.,
faisant émigrer cette population vers l’est
du continent africain en longeant la lisière
nord du bloc forestier équatorial. Cette
seconde migration a coïncidé avec une
phase de réchauffement climatique qui
est survenue ilya3000ans;laforêt a
reculé et des corridors se sont ouverts
dans le milieu forestier tropical, facilitant
sa pénétration par l’homme [26]. C’est
donc assez tardivement, en fin de pro-
gression vers le sud et l’ouest, que les
peuples bantous se sont établis en forêt
équatoriale en repoussant les populations
originelles (Pygmées et Bushmens ou
Hottentots) dans leurs isolats actuels.
Entre-temps, ce peuple pasteur s’est
converti à l’agriculture, ce qui l’a conduit
à se sédentariser, avec comme effet
majeur une croissance démographique
favorisée par ces nouvelles conditions de
vie [25-27]. L’effet premier d’une diversifi-
cation de l’habitat et du défrichage de la
forêt est d’exposer l’homme à de nouvel-
les maladies causées par de nouveaux
agents infectieux. On a vu que la trans-
mission des VIH à l’homme à partir des
SIV des grands primates de forêt a été
établie aux alentours de 1930 par des
phylogénétiques [16, 18] ; cependant, ce
transfert est peut-être beaucoup plus
ancien et il pourrait être contemporain de
la migration bantoue.
En Afrique noire, chez les Pygmées et les
Bushmens, le sang (sang menstruel, sang
du gibier) est l’objet de nombreux inter-
dits fondés sur un rapport d’exclusion qui
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évitent tout contact entre des sangs d’ori-
gine différente [28]. Les anthropologues
ont rapporté l’importance du tabou san-
guin dans les croyances chez la plupart
des peuples chasseurs-cueilleurs du
monde, des Eskimos aux Tasmans
d’Australie. Cependant, cette interdiction
concerne plus particulièrement les fem-
mes parce qu’elles sont en contact avec
leur sang, qu’elles doivent aussi être
séparées des armes, du fait que les armes
sont en contact avec le sang [28]. Ainsi
chez ces populations, seul l’homme chas-
seur est en contact avec les blessures et le
sang frais du gibier, les femmes et les
enfants se consacrant aux tâches de
cueillette et d’entretien des campements.
En Afrique noire, ces populations origi-
naires de la forêt vivaient de façon assez
disséminée, leur mode de subsistance ne
s’accordant pas avec celui des popula-
tions sédentaires ou ayant un fort poten-
tiel démographique. Le transfert viral du
SIV-VIH du singe à homme a pu être une
des conséquences de cette forte pénétra-
tion humaine d’un autre peuple n’ayant
pas les mêmes tabous d’exclusion san-
guine que les chasseurs-cueilleurs. Par
ailleurs, du fait de son comportement
plus sédentaire lié à l’agriculture et de sa
démographie, ce nouvel hôte s’est trouvé
en densité suffisante pour que de nou-
veaux agents infectieux perdurent chez
lui [25-27]. Le risque de contamination a
pu être amplifié par l’introduction des
armes à feu durant la colonisation, bien
que la chasse avec des lances et des
flèches soit tout aussi (sinon plus) res-
ponsable de contacts sang-sang, mais
aussi par l’intensification des modifica-
tions du milieu avec la dégradation du
bloc forestier et la demande accrue en
viande rouge.
Émergence de la syphilis
Il est évident que les populations noires
ont été en contact avec les peuples médi-
terranéens d’Afrique du Nord (et peut-
être du Proche-Orient) depuis des siècles.
On sait que le monde musulman a prati-
qué la traite des esclaves durant 1200 ans
et particulièrement du vii
e
au xvi
e
siècle ;
pour cela des itinéraires nord-sud exis-
taient à travers ou par les côtés du Sahara.
À cette même époque, des routes com-
merciales empruntaient les mêmes itiné-
raires, en particulier pour des échanges
contre de l’or : ainsi la route du sel, entre
les sultanats du Maroc et le royaume du
Ghana (qui appartient à la Côte de l’Or), a
été très active pendant des siècles [29]. Il
est probable que des Africains originaires
du golfe de Guinée (esclaves, mercenai-
res) aient pu atteindre Gibraltar bien
avant la découverte de ces côtes d’Afri-
que équatoriale par la voie maritime. Ces
contacts nord-sud de populations peu-
vent expliquer que le tréponème origi-
naire d’Afrique noire ait pu atteindre le
pourtour méditerranéen et c’est en pro-
gressant dans les populations vêtues des
zones tempérées que cette infection cuta-
née bénigne se serait transformée en
syphilis vénérienne beaucoup plus grave.
Selon les latitudes et les longitudes, dans
les régions chaudes, tempérées ou froi-
des, les peuples n’ont pas les mêmes
comportements et les mêmes tabous du
fait de leur histoire et selon leur civilisa-
tion. Que ce soit les conquistadors en
Amérique centrale ou les colonisateurs en
Afrique noire, dans les deux cas, sur ces
deux continents, ces conquérants ont
trouvé des comportements et des rela-
tions sociales différentes. Cependant,
dans les régions équatoriales ou chaudes,
même si les populations sont peu ou
absolument pas vêtues, les interdits
sociaux et les permissions sexuelles exis-
tent, mais ils sont différents. Le fait de
souligner, dans les récits de Colomb, que
les femmes amérindiennes montaient
entièrement nues sur les navires montre
bien que l’apparence du « bon sauvage
dénudé » a fait croire qu’il n’existait pas
d’interdits et les conquérants se sont par-
fois crus tout permis. Cela explique la
soi-disant découverte d’une nouvelle
sexualité dans l’histoire de la conquête de
ces « nouveaux mondes », du fait que les
gens vivaient sans couvert individuel.
C’est ainsi que ce transfert infectieux
entre continents a pu apparaître comme
le résultat d’échanges sans tabou dans ces
pays lointains et très différents de la civili-
sation européenne occidentale.
Infections
et coévolutions
Les infections virales
chez les primates d’Afrique
Toutes les viroses simiennes transmissi-
bles à l’homme n’ont pas la même capa-
cité d’épidémisation. En Afrique équato-
riale, l’exemple type est celui du monkey-
pox, infection causée par le poxvirus
chez les primates anthropoïdes, en parti-
culier les chimpanzés. Cette virose provo-
que quelques explosions de cas qui sont,
semble-t-il, induites par la dynamique
démographique chez les primates tandis
que l’on n’a jamais observé d’épizootie
foudroyante dans la population simienne
[30]. Le poxvirus est connu depuis 1958,
sa pathologie chez l’homme a été décrite
en 1970 ; il infecte sporadiquement les
humains qui entrent en contact avec les
singes avec une létalité de 1,5 %. L’arrêt
de la vaccination antivariolique suite à la
campagne mondiale d’éradication au
début des années 1980 avait fait craindre
en Afrique équatoriale un passage du
monkey-pox chez l’homme car les anti-
corps antimorbilleux protègent contre
cette virose [30]. Contre toute attente, il ne
s’est pas produit de processus d’épidémi-
sation chez l’homme de cette virose
simienne. Lors de la surveillance de la
poxvirose simienne chez l’homme, on a
décrit au Kenya, en 1971, et ensuite au
Zaïre, une maladie d’origine simienne,
causée par le virus Tanapox. Cette infec-
tion provoque des épizooties chez les
primates, provoque chez l’homme
(même vacciné contre la variole) un épi-
sode fébrile associé à des lésions cuta-
nées nodulaires [31]. La contamination de
cette virose bénigne régressant spontané-
ment provient du contact avec des singes
infectés ; cependant, il ne s’agit pas d’une
infection « nouvelle » car, pour les popula-
tions de ces régions, cette pathologie a
probablement toujours existé.
Comme le VIH1, le VIH2 est à l’origine
purement africain et il serait depuis plu-
sieurs générations un hôte familier des
populations africaines. Il est également
d’origine simienne et son transfert s’est
effectué à partir du singe Cercocebus atys
(ou mangabey enfumé) qui n’est pas un
primate anthropoïde. Son émergence a
été située en Afrique de l’Ouest où les
singes sont infectés par le SIVsm [32].
L’infection par ce virus ne représente pas
un problème majeur de santé publique
comme l’infection par le VIH1, puis-
qu’elle est assez stable chez l’homme du
fait d’un pouvoir infectieux différent.
Comme pour le VIH1, la dynamique géo-
graphique récente du VIH2 est surtout
liée aux mouvements de populations [32].
L’infection causée par le virus herpès
simien (rhadinovirus) se retrouve chez les
primates d’Amérique et d’Afrique. L’un
d’eux, le HVSK, est associé au sarcome de
Kaposi et cette pathologie est fortement
endémique en Afrique centrale. Jusqu’à
présent, les rhadinovirus n’étaient pas
retrouvés chez les primates anthropoïdes.
Cependant, trois nouveaux virus ont été
isolés chez les chimpanzés et chez les
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gorilles au Gabon et au Cameroun ; ils
sont phylogénétiquement apparentés au
HVSK [33] et on soupçonne maintenant
les singes anthropoïdes d’Afrique d’être
des réservoirs naturels pour cette famille
de virus.
Infections, réservoir animal
et coévolution
La diversité génétique d’un virus hôte
spécifique d’un genre de mammifère peut
permettre de retracer l’histoire des migra-
tions depuis les temps préhistoriques, à
partir de variants repérables par leur
signature génétique étroitement associés
aux différentes régions du monde. On a
démontré que, chez les arénavirus de
rongeurs, chaque virus infecte de façon
spécifique une espèce de la famille des
Muridae en Afrique et des Cricetidae en
Amérique du Sud, en occupant une zone
géographique délimitée [34]. Ces arénavi-
rus auraient suivi un très long processus
de coévolution avec leur hôte, à partir
d’un ancêtre commun (avant la sépara-
tion des continents) expliquant qu’ils
infectent des hôtes différents dans des
écosystèmes variés, des forêts d’Afrique
de l’Ouest aux savanes d’Amérique latine
[34]. Chez l’homme, le polyomavirus qui
possède des variants spécifiques selon les
continents et l’origine de son infection
chez l’homme remonterait à 100 000 ans
[35]. La séquence du génome viral retrou-
vée chez les Amérindiens est la même
que celle retrouvée au Japon : ce virus a
très peu évolué depuis 15 000 à
30 000 ans, période à laquelle l’homme a
franchi le détroit de Behring. Concernant
le transfert des SIV à l’homme (VIH) et
STLV à l’homme (HTLV), s’ilyaeucoévo-
lution, comme on le suppose pour le
HTLV, le passage interespèces s’est effec-
tué à l’époque de ces populations de
chasseurs-cueilleurs car, comme le
signale Armelagos, « durant 99,8 % des
cinq millions d’années d’existence de
l’homme sur terre, chasse et cueillette
furent son principal mode de subsis-
tance » [27].
Cette hypothèse de transfert SIV-VIH
repose sur nos connaissances du transfert
HTLV-STLV. L’équivalent simien
du HTLV1 est le STLV1 ; il n’est pas
retrouvé chez les singes d’Amérique
latine, mais il est présent chez les singes
d’Asie et d’Afrique chez qui il est forte-
ment endémique. Ces derniers peuvent
présenter des maladies similaires aux
adénolymphomes T et les souches afri-
caines de STLV1 sont plus proches
du HTLV1 que les souches asiatiques [36].
Trois sous-types de HTLV1 sont trouvés
chez l’homme (le type A ou « Cosmopo-
lite » mais surtout présent en Asie et aux
Amériques, les types B et D en Afrique et
le type C en Australo-Mélanésie) [36]. On
est maintenant certain de l’origine
du HTLV1 humain à partir du STLV1 qui
présente des souches pratiquement iden-
tiques aux souches B et D d’Afrique cen-
trale [15, 37]. Concernant le sous-type C
du HTLV1 (très divergent des autres),
comme il n’y a jamais eu de singes en
Australie, il est probable que le contact
homme-singe s’est effectué dans les
populations originelles du peuplement
australo-mélanésien, c’est-à-dire il y a
30 000 à 40 000 ans dans le sud du conti-
nent asiatique [15, 36]. Comme le sous-
type C est très divergent des deux autres,
ce passage singe-homme a-t-il pu s’effec-
tuer sur deux continents différents à des
époques différentes ? Enfin, il est intéres-
sant de souligner que le sous-type D,
intermédiaire entre les sous-types B et C,
est retrouvé chez les Pygmées, un des
peuples les plus anciens du continent
africain (avec les Bushmens et les Hotten-
tots), avant l’arrivée de la grande migra-
tion bantoue venue du nord.
Les questions
concernant
leur émergence
Le problème de l’émergence
du sida
L’hypothèse a été proposée de la trans-
mission du virus du singe à l’homme à
l’occasion de greffes d’organes de chim-
panzés par S. Voronoff dans les années
1920 [38] ou d’une campagne de vaccina-
tion antipoliomyélitique à la fin des
années 1950 (hypothèse d’E. Hooper),
mais ces hypothèses ont été rapidement
écartées. Le chirurgien S. Voronoff a
effectué des greffes testiculaires de chim-
panzés sur l’homme dans le monde
(France et États-Unis) dans un contexte
propre au début du siècle qui était d’assu-
rer une « résurrection » de l’homme (avec
des « greffes régénérantes » pour lutter
contre les effets du vieillissement) [38].
Bien qu’effectués en grand nombre (plus
de 2 000 greffes), ces actes chirurgicaux
sont une source improbable de contami-
nation. Dans la diffusion du VIH1 par un
vaccin, E. Hooper [39] a mis en cause une
campagne antipoliomyélitique menée
chez l’homme dans le bassin du Congo
entre 1957 et 1959 et on a estimé à
330 000 le nombre d’Africains ayant été
vaccinés dans l’ancien Congo belge et
600 000 dans les régions du Rwanda et du
Burundi. Le laboratoire de production
aurait sacrifié des centaines de chimpan-
zés pour la fabrication de ce vaccin qui
nécessitait des cellules de reins de
primates [39]. Cependant, l’hypothèse
d’E. Hooper a été infirmée par l’analyse
d’échantillons de ce vaccin cryopréservés
depuis les années 1950 [40]. En outre, on
sait maintenant que l’homme était déjà
porteur de la souche virale bien des
années avant cette campagne de vaccina-
tion et, en 1957, le groupe N avait déjà
bien divergé en Afrique [19]. Par ailleurs,
il aurait fallu une contamination des vac-
cins par au moins 9 SIV génétiquement
distincts [41], ce qui est peu probable
étant donné la faible incidence de l’infec-
tion naturelle à SIV chez les chimpanzés.
Il est maintenant admis que la « viande de
brousse » est très probablement à l’origine
de la contamination humaine via les
chimpanzés, à partir du dépeçage, de
blessures ou de morsures. Comme tous
les autres primates de la forêt, les chim-
panzés et les gorilles sont chassés en
Afrique noire ; en revanche, aucune
infection de type SIV n’a été retrouvée
chez le gorille jusqu’à présent. La compa-
raison des risques montre que, de par
leur comportement social (bagarres fré-
quentes, prédation et parfois canniba-
lisme [42]), les chimpanzés sont très
exposés aux virus utilisant le type de
transmission de sang à sang. Par ailleurs,
les perturbations causées par l’exploita-
tion forestière provoquent le déplace-
ment de groupes de chimpanzés, ce qui
augmente les conflits entre groupes voi-
sins, avec de gros risques de blessures
[42]. Pour chasser les singes en forêt avec
des armes à feu, les chasseurs utilisent
souvent des cartouches chargées de petit
plomb qui ne vont pas nécessairement
tuer, et les blessures ou les morsures
seront alors un important facteur de
contacts entre les sangs. Cette technique
de chasse, qui est partout utilisée en forêt
équatoriale (Afrique, Amérique), consiste
à « arroser » de plomb la canopée pour
atteindre les singes en fuite difficilement
localisables avec précision. Il est impor-
tant de souligner que l’homme entre de
façon accidentelle en contact avec sa
proie et cette voie de contamination à
Cahiers Santé vol. 16, n° 4, octobre-novembre-décembre 2006 219
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