211 L`EMPIRE OTTOMAN A LA VEILLE DE LA GRANDE GUERRE

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L’EMPIRE OTTOMAN A LA VEILLE DE LA GRANDE GUERRE :
UNE MOYENNE PUISSANCE ?
JACQUES THOBIE
INTRODUCTION
Dans l’expression moyenne puissance, le mot puissance est sans doute le plus
important. Le terme de puissance implique une capacité à agir de façon autonome, à puiser en soi-même, c’est-à-dire pour un Etat à travers la mise en
oeuvre de ses atouts et richesses propres, l’énergie nécessaire pour peser d’un
poids particulier dans les affaires extérieures, locales, régionales, voire mondiales. Etre une puissance, c’est trouver les moyens de se faire respecter et
d’imprimer à l’environnement une marque, une évolution qui ne seraient pas
exactement ce qu’ils sont si cette puissance n’existait pas. Si l’on admet cette
approche, on conviendra qu’on peut parfaitement être un Etat sans être une
puissance, et qu’en distinguant grandes, moyennes et petites puissance, on
n’épuise pas la question1.
L’établissement d’une hiérarchie de puissances se heurte à de grandes
difficultés. Car il est trop clair que si certaines données peuvent être quantifiées,
d’autres échappent à la quantification et sans doute même irrémédiablement, et
que précisément cette appréciation de la puissance, pour l’historien, s’exerce
dans un cadre et à travers un faisceau de rapports de force extrêmement complexes. Si la moyenne puissance existe avant 1914, où se situe-t-elle ? Si l’on
adopte le critère de la production industrielle, il y a, en 1914, trois grandes puissances, les Etats-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ; deux puissances
moyennes, la France et la Russie, et cinq petites puissances, le Japon, l’Italie, le
Canada, la Belgique et la Suède2. Si l’on essaie, bien qu’on ne dispose ici d’aucun
instrument de mesure adéquat, d’intégrer les facteurs politiques et stratégiques,
et si l’on veut bien admettre que l’Europe dirige encore les affaires du monde, il
existe quatre grandes puissances, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et
la Russie ; deux puissances moyennes, l’Autriche-Hongrie et l’Italie auxquelles
1
Ce papier est la version, légèrement remaniée, d’un article publié dans La puissance moyenne au
XXème siècle, J.C. ALLAIN éd., Institut d’Histoire des Conflits contemporains, Paris, 1988,
p. 19-37.
2 Ambrosi-Tacel-Baleste, Les grandes puissances du monde contemporain, Delagrave, Paris, 1973,
tome 1, p. 252.
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Jacques Thobie
on peut ajouter les Etats-Unis et le Japon ; et deux petites puissances, la Belgique et les Pays-Bas. dans ce jeu inoffensif qui consiste à établir rétrospectivement une classement des puissances étatiques les unes par rapport aux autres, à
la veille du premier conflit mondial, je vois mal une place pour l’Empire ottoman sous la modalité de la puissance comparative.
Il y a bien un autre angle d’attaque possible. Si nous prenons l’histoire
d’un Etat particulier, conçue dans la cadre de son évolution propre, peut-être
arrivera-t-on à une estimation plus adéquate. Ainsi, une Etat qui fut autrefois
un Empire-monde, redoutable et redouté sur trois continents, et qui subit les
vicissitudes du déclin, doit bien se trouver, dans son évolution régressive, à un
moment donné, en situation de moyenne puissance, avant éventuellement de
passer au statut de petite puissance, voire de sombrer complètement. En principe oui. La Suède, l’Espagne, l’Autriche-Hongrie font, avec l’Empire ottoman,
partie de cette cohorte, incessamment renouvelée, d’Empire déclinants ou laminés ; mais cela ne rend pas pour autant plus aisé de désigner la période historique où, relativement aux autres Etats, ces Empires en perte de vitesses peuvent encore être qualifiés de puissances, moyennes ou petites. Et il se pourrait
bien que, pour l’Empire ottoman, ce stade ait été déjà dépassé quand éclate le
premier conflit mondial.
Les périodes finales du déclin des empires donnent toujours lieu à des
interprétations historiques variées et parfois contradictoires. L’Empire ottoman
finissant n’y échappe pas. La coupe peut être vue comme demi-pleine ou demivide. Cette modeste réflexion voudrait contribuer à une appréciation, aussi ajustée que possible, des relations internationales de l’Empire défunt autour de
1914.
*
LA PUISSANCE INSTALLEE
Lors d’une Table Ronde consacrée à la notion de rapports de force3, j’ai
suggéré, après bien d’autres, de faire la distinction entre « puissance installée »
et « force déployée ». La puissance installée est du domaine du constat, encore
que celui-ci pose, notamment sous l’angle des sources, un certain nombre de
questions. Mais, grosso modo, il est possible de chiffrer l’essentiel des données de
la puissance installée : une population, l’étendue d’un territoire, la mesure des
productions et des échanges représentent des informations quantifiables, et
donc comparables. En revanche, l’utilisation concrète de cette puissance installée, sa mise en oeuvre et en action, dépendent de facteurs nombreux et variés,
« Qu’est-ce qu’un rapport de force dans les relations internationales ? », avec J.B.Duroselle,
Y. Durand, P. Mélandri, J.Thobie, dans Cahiers d’Histoire, n°25, 1986, p. 9-39.
3
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L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
souvent inquantifiables, et impliquent des choix laissant la place à une certaine
dose d’incertitudes : les choix stratégiques, les clivages idéologiques, le degré de
cohésion sociale ou nationale, le moral, le rapport à l’environnement international, etc, entrent en jeu dans l’appréciation de la force déployée. Ce n’est
pourtant que par la combinaison des deux éléments que l’on peut espérer approcher une réponse à la question posée plus haut, en situant le poids et la
place réelle de l’Empire ottoman par rapport à ses partenaires mondiaux.
Pour ce qui est de la puissance installée de l’Empire ottoman en 1914,
nous prendrons en considération deux paramètres, celui de l’indice de puissance selon la recette proposée par l’historien français René Girault 4 ; celui de
l’appréciation de la diminution de la superficie contrôlée par l’Empire depuis
l’époque de son apogée.
L’indice de puissance utilisée sera naturellement considéré, ainsi que
le fait le promoteur du système lui-même, avec toutes les réserves souhaitables,
mais il permet, malgré ses imperfections, de situer les pays les uns par rapport
aux autres, en privilégiant les données qui, à l’époque considérée, jouaient u rôle
primordial dans la définition de la puissance. Cinq critères sont retenus, avec
une pondération de chacun dans l’indice global ainsi conçue : chiffre de la population totale 25%, production de charbon 20%, production de fonte 10%,
production de blé 25%, commerce total 20%. Les statistiques utilisées
n’intègrent pas le phénomène colonial et s’entendent uniquement dans le cadre
européen. L’indice de puissance qui en ressort en 1914 fait apparaître quatre
grands : l’Allemagne 63,7, la Russie 57,6, la Grande-Bretagne 57,3, la France
46,5. Sous cet aspect, deux pays peuvent être qualifiés de moyens, l’AutricheHongrie avec 27,8 et l’Italie avec 18,5. Enfin, avec 14,1 pour la Belgique, sans
doute passe-t-on à la petite puissance. L’Empire ottoman vient encore loin
derrière, avec 10,6, mais néanmoins devant l’Espagne qui ne dépasse pas 8,4. SI
l’on veut bien observer que l’Empire ottoman atteint son indice grâce à deux
seuls paramètres, sa population et sa production de blé, on ne tirera naturellement pas de conclusion péremptoire de ces quelques points de repère chiffrés.
Ceux-ci laissent entendre que, dans la hiérarchie ainsi dégagée, l’Empire ottoman se situe plutôt à la frange des moyens et des petits.
Un autre élément doit être pris en compte dans l’appréciation de la
position de l’Empire en liaison avec son déclin : la contraction de sa superficie.
A l’apogée, disons au XVIIè siècle, l’Empire ottoman contrôle environ 7 173
000 km² ; cette superficie se trouve réduite, vers 1875, à 5 550 000 km² ; en
1913-1914, l’Empire ne compte plus que 2 171 000 km², superficie qui représente 30% de celle de la belle époque, et 39% de celle du début des années
4
R. Girault, Diplomatie européenne et impérialismes 1871-1914, Masson, Paris, 1979, p. 66-67.
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1870. Ainsi, il a fallu deux siècles à l’Empire pour accuser une perte de 22,6%,
mais seulement 35 ans pour perdre 61% de sa surface. Cette rétraction entraîne
naturellement une perte de substance, tant en population qu’en ressources,
mais aussi représente un affaiblissement de l’autorité des dirigeants ottomans
dans las affaires régionales et mondiales.
Une diminution de superficie n’a pas que des inconvénients, si elle
s’accompagne d’une amélioration de l’avantage stratégique et d’un meilleur consensus socio-ethnique. Fore est de constater que ce n’est pas le cas : l’étirement
encore considérable de l’empire d’Edirne à Bagdad et de Trabzon à Djeddah,
l’énorme développement des côtes sur au moins quatre mers, l’éminente position de carrefours stratégiques, imposent à Istanbul des exigences de sécurité et
de défense auxquelles elle est parfaitement incapable de faire face. Quant à la
cohérence socio-ethnique, elle ne s’en trouve nullement améliorée : à des degrés divers, les Arabes, à travers une palette très variée de contestations et
d’actions, le Arméniens, les Kurdes, mettent en danger, de l’intérieur, les fondements mêmes de l’Empire multinational et en sapent la crédibilité internationale. Mais celle-ci est beaucoup plus difficile à jauger, car elle nous mène aux
limites de la puissance installée et de l’utilisation qui peut en être faite.
*
LA FORCE DEPLOYEE
Il s’agit ici d’estimer, d’un côté, la capacité réelle que possède l’Empire
ottoman d’utiliser la puissance installée, dont il dispose théoriquement, et
d’autre part, d’apprécier la manière dont il exploite cette force déployée, dans la
mesure même où il en est maître. Cette procédure ne manque pas de poser de
nombreux problèmes. Dans tout conflit où est engagé un pays, ici l’Empire
ottoman, que les militaires interviennent directement ou indirectement,
l’efficacité liée à la manière d’utiliser la puissance installée pour en faire une
force effective (les forces armées, comme on dit), reste du domaine de la spéculation tant que la sanction n’intervient pas sur le terrain même où la lutte est engagée. Cela laisse à l’appareil d’Etat, aux partis, aux médias, un certain jeu pour
les illusions, le bluff, l’intox, disons la politique. Mais en ce qui concerne notre
propos, l’historien est comblé, puisqu’il dispose des scores réalisés par l’Empire
ottoman finissant dans les domaines essentiels du commerce, des finances, des
armées. Il reste que la marge d’appréciation reste encore fort large.
C’est essentiellement à partir du deuxième quart du XIXè siècle que les
autorités ottomanes ont perdu peu à peu la maîtrise de certains attributs de la
souveraineté, de certaines manettes de la décision. Le traité de commerce anglo-ottoman de 1838 et le rescrit impérial de Gülhane de 1839, marquent la fin
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L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
de la résistance de l’Empire-monde ottoman à l’économie-monde capitaliste,
qui implique l’Empire progressivement à partir de 17505. L’ouverture libérale au
commerce étranger et la mise en place de réformes destinées à moderniser les
structures internes de l’Empire, l’entraînent en fait dans une dépendance qui ne
cessera, en dépit de sursauts inopérants, de s’approfondir jusqu’à sa propre
disparition.
En effet, le traité de commerce imposé par la Grande-Bretagne en août
1838, en supprimant les monopoles d’Etat encore en vigueur dans l’Empire, et
en fixant un droit unique à l’importation de 5% ad valorem, ouvre très largement
le marché ottoman à la première puissance industrielle du monde, dans des
conditions qui, selon Palmerston, dépassent toutes nos espérances6. Les clauses de ce
traité sont si avantageuses qu’au nom des Capitulations et en vertu de la clause
de la nation la plus favorisée, la France, dès 1838, puis une dizaine d’Etats européens signent avec Constantinople des traités analogues. Ces traités représentent le prix payé par Mahmud II aux puissances européennes, notamment
l’Angleterre et la France qui, par leur soutien diplomatique, éviteront la désintégration territoriale de l’Empire (conflits avec la Russie, avec Mehmet Ali), mais
correspondent aussi aux intérêts de certains groupes sociaux ottomans (grands
propriétaires terriens, haute bureaucratie, minoritaires) ; enfin cela correspond,
chez certains réformateurs ottomans pro-occidentaux, à une adhésion idéologique au libéralisme : ainsi Rechad pacha estime que la politique de libreéchange favorisera l’industrialisation de l’Empire, pensant naïvement (au moment même où les pays européens protègent leur industrie de solides barrières
douanières) que ce qui a si bien réussi à la Grande-Bretagne se reproduira dans
l’Empire ottoman.
En réalité, la conjonction de l’ouverture libérale et de l’interprétation
abusive des Capitulations, aboutit à limiter considérablement la liberté d’action
de l’Empire. L’instauration d’une taxation unique, faible, et ad valorem, empêche
toute modulation du système, et l’Empire se trouve bientôt dans l’incapacité de
modifier son tarif douanier sans l’accord unanime des puissances7 ; cette situation est
5
Sur cette problématique, voir I. Wallenstein and R. Kasaba, « Incorporation into the
World-Economy; Change in the Strructure of the Ottoman Empire 1750-1839 », dans Economie
et Sociétés dans l’Empire ottoamn, CNRS, Paris, 1983, p.335-354.
6 Cité par Salgur Kançal, « La conquête du marché interne ottoman par le capitalisme industriel concurrentiel 1838-1881, dans Economie et Sociétés..., op. cit., p. 355-409.
7 A la fin des années 1850, le gouvernement ottoman, en contrepartie d’une réduction de la
taxe à l’exportation de 12% à 1%, est autorisé à élever les droits d’importation à 8% ad valorem.
En 1900, Istanbul demande l’autorisation de faire passer ces droits de 8% à 11% : les puissances s’y opposent unanimement.Il faudra attendre sept ans, pour trouver le biais du financement des réformes de Macédoine, et accepter un nombre impressionnant de facilités tech-
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d’autant plus dommageable que les rentrées douanières représentent environ
70% des ressources du budget de l’Etat. Il s’ensuit maintes conséquences négatives : impossibilité de différencier le commerce extérieur, notamment de moduler ou de limiter l’importation de produits fabriqués ; impossibilité
d’appliquer un programme cohérent et progressif d’équipement, moins encore
d’industrialisation ; ainsi l’évolution économique et financière du pays se fera
désormais, au coup par coup, au jour le jour, en fonction des intérêts des pays
industriels.
Cette situation favorise également un endettement de l’Etat ottoman
qui conduit à l’aggravation de sa dépendance. Les dépenses considérables entraînées par la guerre de Crimée, la nécessité de mettre en place un minimum
d’équipement, l’archaïsme de la gestion des finances de l’Etat, créent des besoins renouvelés qui ne peuvent être satisfaits que par l’emprunt extérieur. Or,
la rencontre organisée de l’accumulation du capital, d’abord en Angleterre, puis
en France et dans l’Europe du nord-ouest, et les besoins chroniques de souverains en difficulté, conduit les emprunteurs à un état de cessation de paiement,
qui va permettre aux créanciers, tout en assainissant la situation financière,
d’accentuer les contrôle sur les finances locales, et aux gouvernements anglais
et français d’approfondir la dépendance ottomane : telle est la genèse de décret
de Muharrem de 1881.
Les banquiers de Londres et de Paris sont très largement responsables
de l’engouement des épargnants anglais et français pour les valeurs à turban.
Entre 1854 et 1877, l’Etat ottoman contracte 17 emprunts d’Etat ou assimilés,
qui représentent un nominal de 5,3 milliards de francs, et un acquis réel pour le
gouvernement ottoman de 2,64 milliards de francs. Les exigences du profit et
de sa sécurité impliquent la mise en place d’une infrastructure bancaire moderne: en 1863 est créée la Banque Impériale Ottomane, qui a la particularité
d’être une banque privée franco-anglaise, dirigée par les comités de Londres et
de Paris, et une banque d’Etat à Constantinople. Les conditions des prêts sont
particulièrement lourdes pour l’emprunteur, les commissions encaissées par les
banques se situant entre 10 et 12% des sommes effectivement drainées. les
sommes encaissées par Constantinople ont été englouties dans des dépenses
essentiellement improductives: remise en ordre militaire, retrait du papiermonnaie, conversion de la dette extérieure, réduction partielle de la dette flottante, dépenses entraînées par l’insurrection de Crète ; les derniers emprunts
ont uniquement servi à boucher les trous du budget et a assurer le service de la
dette. Une telle gestion ne pouvait que conduire à la banqueroute.
niques (analyses, échantillons) favorisant l’entrée des marchandises étrangères, pour obtenir
enfin l’autorisation de faire passer, pour sept ans, les droits de douane à 11% ad valorem.
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L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
Accablé par les désastres financiers et militaires (la guerre russo-turque
de 1877-78), Abdulhamid II devra se résoudre à signer le décret du 20 décembre 1881. Celui-ci met en place l’Administration de la Dette publique ottomane, chargée de gérer l’ancienne dette turque ramenée aux sommes réellement touchées par le Trésor ottoman. Pour assurer le service de la dette, le
gouvernement doit concéder certains revenus. Ainsi cet organisme cosmopolite
(qui compte plus de 5000 fonctionnaires en 1914), présidé alternativement par
un Français et un Anglais, véritable Etat dans l’Etat, gère 25 à 30% des ressources de l’Empire qui échappent ainsi au gouvernement ottoman. Le Conseil
de la dette gérera ensuite, abusivement, nombre d’emprunts émis à partir de
1886, et qui culmineront avec l’énorme emprunt d’avril 1914. A travers cette
demande, incessamment renouvelée, au crédit extérieur, les puissances de Muharrem exercent une véritable tutelle sur l’ensemble de la gestion financière de
l’Empire, et donc sur les décisions touchant directement à la souveraineté de
l’Etat, notamment en matière d’armement et de défense.
Cette amputation grave de la capacité de décision, dont nous venons
de montrer les racines fondamentales, est aggravée par des indices peut-être
moins criants, mais dont l’accumulation finit par peser lourd dans les destinées
de l’Empire. Notons l’installation dans l’espace ottoman, sans qu’aucun texte
ne vienne en justifier l’existence, des postes étrangères, françaises, anglaises,
autrichiennes, russes, allemandes, alors que l’Empire ottoman est accueilli, dès
sa création en 1874, à l’Union postale internationale. Les protestations ottomanes n’empêcheront nullement les bureaux de postes de se multiplier. Comment apprécier, d’autre part, cette habitude prise par certaines puissances au
tournant du siècle, de construire des écoles sans firmans ? Par ailleurs, des experts, ingénieurs, officiers, étrangers assument d’importantes charges dans divers ministères et administrations : des Français aux Finances, des Anglais aux
Douanes ; la modernisation de la marine ottomane est confiée à un amiral anglais, celle de l’armée de terre à un général allemand, et la création d’une aviation militaire à un capitaine français. En soi, l’appel à des experts étrangers n’est
pas forcément encombrant pour le pouvoir qui les embauche, mais dans la
situation de dépendance de l’Empire, ils représentent un danger supplémentaire
pour sa liberté d’action.
Nous touchons ici, en effet, à une constatation qui, au premier abord,
peut sembler paradoxale : la mise en oeuvre de réformes destinées, dans l’esprit
de leurs promoteurs, à moderniser le pays, donc à renforcer son potentiel et
son influence, bref sa puissance, aboutit dans le contexte ottoman, à un effet
pratiquement inverse, dont nous avons déjà noté le processus essentiel. Il est
vrai que ces réformes, qui sont loin de faire l’unanimité, restent partielles, ne
sont jamais poussées jusqu’au bout, et surtout consistent à se glisser sans dis217
Jacques Thobie
cernement dans les vêtements du modèle occidental, sans que soient assurés les
moyens de sauvegarde des intérêts vitaux de l’Empire, ni de son autonomie de
décision. C’est dans cette optique qu’il convient d’apprécier les efforts de réforme de la période des Tanzimat, esquissés sous Mahmud II, mais proclamés
avec solennité par le hatt-i chérif de Gülhane de 1839, sous Abdulmecid, complété par le hatt-i humayoun de 1856, réitérés en 1861, sous Abdulaziz, en 1870
sous l’influence des groupes Jeunes Ottomans, puis en 1876 à l’arrivée au pouvoir d’Abdulhamid II. Il n’est naturellement pas indifférent que l’Empire fasse
un effort notoire pour affermir le pays comme Etat de droit, en publiant plusieurs codes inspirés de ceux de l’Europe occidentale, pour donner un statut
plus égalitaire aux communautés non sunnites, pour moderniser les structures
économiques et éducatives. Mais la répétition même de ces réformes témoigne
d’une efficacité relative de leur application pratique et, loin de renforcer le développement économique de l’Empire, la période des Tanzimat a été le prélude du
démantèlement de l’Empire, à la désintégration de la formation socio-économique ottomane
dans son ensemble8, et a contribué, sur le plan de l’action internationale, à affaiblir
un pouvoir central qu’elle devait, en principe, consolider. Et les événements
révolutionnaires impulsés par les Jeunes-Turcs en 1908-1909, engendreront,
dans un contexte international plus sévère encore, des gouvernements constitutionnels victimes de la même ambiguïté et de la même cruauté dialectique. En
un mot, les responsables ottomans ont raté ce que le Japon, dans le même
temps, était en train de réussir.
*
SIGNES CONCRETS ECONOMICO-POLITIQUES DE LA
NON-PUISSANCE OTTOMANE
La faiblesse de la prise sur l’événement par les autorités ottomanes ne
signifie, ni qu’elles n’aient point été conscientes de la gravité de la situation, ni
qu’elles n’aient pas tenté d’y remédier. Sous Abdulhamid II, la résistance à la
désintégration interne et externe est, la plupart du temps de type conservateur,
voire réactionnaire, souvent sous le couvert des intérêts de l’Islam.
Les rapports tumultueux de la société (française) des Quais de Stamboul et du Sultan en sont une bonne illustration. Abdulhamid déclare, en 1900,
vouloir racheter la Société. Il craint que ne se reproduisent les événements de
1896 où, sous la surveillance de l’ambassadeur de France et sans que le Sultan
en soit informé, les auteurs arméniens du coup de main sur la Banque ottomane avaient embarqué sur un navire britannique à destination de Marseille. Il
est aussi sensible, s’il ne le soutient pas en sous-main, aux arguments du parti
8
S. Kançal, art. cit., p. 365.
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L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
religieux musulman, qui s’élève contre l’attribution à des infidèles de terres sacrées
de l’Islam ; en effet, conformément à sa convention, la Société réclame les
titres de propriété des terres gagnées sur la mer lors de la construction des
quais. Quoiqu’il en soit, les ennuis naissent de l’impossibilité de se mettre
d’accord sur un prix de rachat ; au demeurant, le Trésor ne dispose pas de la
moindre piastre pour procéder à l’opération. La Société désire donc rentrer
pleinement dans ses droits contractuels. Le Palais résiste, appuyé par des interventions du Cheikh-ul-Islam. L’ambassadeur de France donne de la voix, annonce son départ et une intervention navale de la France. Abdulhamid cède sur
toute le ligne, ce qui n’empêchera même pas l’expédition navale de Métélin
(voir plus loin). Les résistances, au même moment, à la multiplication sauvage
des écoles étrangères, subiront le même sort.
Même si l’on considère le meilleur des cas, jugé comme la réussite du
régime, la construction de la ligne sacrée du Hedjaz, on peut encore mesurer les
limites de l’autorité d’Istanbul. Il est bien vrai que le rail, parti de Damas, atteint
Médine en 1908. Il faut pourtant que les dons, volontaires ou non, intérieurs et
extérieurs, liés à l’appartenance à l’Islam et don à une confiance affirmée pour
le projet du Sultan-Calife, n’ont rapporté qu’un tiers9 du coût réel du chemin de
fer ; que l’entreprise est pilotée par un étranger, en l’occurrence un Allemand ;
que la ligne du pèlerinage, qui devait naturellement aller jusqu’à La Mecque,
voire Sanaa, ne dépassera Médine, car les bédouins arabes s’opposent violemment à son prolongement, conscients de desseins stratégiques du rusé Sultan ;
que les embranchements vers El-Arish et Aqaba ne seront pas construits, car
les Anglais (qui occupent l’Egypte) s’y opposent.
La résistance des Jeunes-Turcs au pouvoir choisit de s’exercer dans
une ambiance essentiellement libérale et en utilisant, en quelque sorte,
l’idéologie de ceux mêmes dont on dénonce, parfois avec une rare violence de
langage, les visées impérialistes. Or, les besoins financiers ne cessent d’être contraignants. L’amélioration et l’accélération de l’équipement du pays appellent
placements et investissements étrangers, tandis que la politique du turquisation
ne fait qu’approfondir les tendances centrifuges liées aux revendications nationales, et aiguise les ambitions des puissances : modernisation, répression et
défense sont de véritables gouffres. Et c’est dans sa recherche de crédits extérieurs que l’on peut mesurer la futilité de la stratégie jeune-turque.
Ainsi voit-on, en 1909, le ministre jeune-turc des Finances, Djavid
(Cavid) bey, désireux de secouer le joug de la Banque ottomane et de
l’Administration de la Dette, faire le tour des capitales européennes, persuadé
qu’en mettant en concurrence les places financières importantes, il trouverait
9
Voir W. Ochsenwald, The Hijaz Railroad, U.P. of Virginia, Charlottesville, 1980, 169 p.
219
Jacques Thobie
vite de l’argent en abondance et à bon marché. Las ! L’abstention calculée de la
France et de ses amis oblige Istanbul à négocier, tant bien que mal, avec des
banques allemandes et autrichiennes réticentes, un emprunt modeste et hors de
prix. Il faudra bien, devant les revers militaires, en revenir à la place de Paris, et
donc aux exigences de la Banque ottomane et, bientôt, de l’Administration de
la Dette, après de longues négociations qui sont un désastre pour le pouvoir
ottoman.
En effet, les gouvernements ottomans doivent bien tenir compte
d’une évidence : si les pays industriels sont, en effet, en compétition dans le
développement de leurs intérêts divers et parfois contradictoires, ils serrent les
rangs lorsque le patient regimbe et semble devoir mettre en péril des relations
inégales fructueuses pour les entreprises, les firmes, les écoles, le commerce de
tous les Etats intéressés. Au lieu de constamment d’entre-déchirer, les puissances impérialistes, qui trouvent encore à maintenir hors de l’eau un empire au
bord de l’asphyxie, décident de se distribuer des zones d’influence en attendant
des jours meilleurs, ceux du partage. C’est ainsi que sur la base de concessions
acquises ou réclamées en matière de communications (chemins de fer, ports,
routes), de mines, d’organismes bancaires, d’exploitations agricoles,
d’établissements hospitaliers et d’écoles, Français, Anglais, Allemands, Russes,
Italiens, s’attribuent, avec l’aval des autorités d’Istanbul, des zones d’action
économique et culturelle. La France surtout, grâce aux disponibilités financières
de la place de paris, qui sera pratiquement la seule à fournie les premiers 500
millions de francs nominaux émis en avril 1914, obtient de considérables privilèges dans tous les secteurs, rétablissant ainsi une situation qui avait pu paraître
compromise dans les dernières années du XIXè siècle. Sans doute, ces accords
ne sont-ils pas tous ratifiés avant le déclenchement de la Grande Guerre, mais
ils marquent la profondeur de la dépendance ottomane, tandis que la concurrence entre les larrons se poursuit sur le plan commercial et pour le contrôle
renforcé des finances ottomanes, à travers l’action revigorée du Conseil de
l’Administration de la Dette publique, symbole même de la sujétion ottomane
de Constantinople.
*
LES MARQUES DIPLOMATICO-MILITAIRES DE LA
NON-PUISSANCE OTTOMANE
L’intervention des puissances extérieures est capable, ou d’atténuer les
conséquences de défaites ottomanes jugées excessives, ou de rogner les fruits
qu’elle pourrait tirer d’une victoire. Ainsi, au Congrès de Berlin (1878),
Londres, Paris, Berlin et Vienne s’entremettent pour sauver partiellement la
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L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
mise à Constantinople, en remplaçant les clauses de San Stéfano par un traité
moins défavorable à l’Empire ottoman, l’Angleterre occupant Chypre pour prix
de ses bons offices. On tirera les mêmes conclusions, du point de vue qui nous
occupe, de la pression des puissances maritimes qui volent au secours de la
Grèce, pays agresseur et complètement écrasé (avril-mai 1897)par l’armée ottomane. Ainsi, malgré une victoire sans appel, Abdulhamid devra évacuer la
Thessalie, diminuer de moitié l’indemnité de guerre exigée d’Athènes, et accepter, quelques mois plus tard, d’accorder u nouveau régime d’autonomie à la
Crète, avec un gouverneur chrétien.
Que dire alors des reculs et des défaites ? La destruction de la marine
ottomane à Navarin, en 1827, marque sans doute une date-clé dans le déclin de
la puissance ottomane. Malgré u certain effort de réorganisation sous Abdulaziz, l’Empire ne s’en est jamais remis, qui n’a jamais pu reconstituer une marine
digne de ce nom, à la fois parce qu’il n’en a pas eu les moyens financiers et
parce que de vigilants protecteurs ont veillé à ce qu’il en fût ainsi. Cette situation est catastrophique pour un Empire aussi largement ouvert sur plusieurs
mers. Dans la période hamidienne, l’Empire se trouve à la merci de la politique
de la canonnière, ainsi que le montre le coup de Métélin, dont la douane est
occupée (octobre-novembre 1901) sous la protection d’une division navale (2
cuirassés, 3 croiseurs et 2 contre-torpilleurs) de l’escadre française de la Méditerranée, à la suite du refus opposé par le Sultan à toute une série de revendications touchant aux intérêts français dans l’Empire. Suivie avec une vigilante
sympathie par les autres puissances, cette intervention contraint le Sultan à
céder sur tous les points10. On n’a même pas songé, au Palais, à faire sortir la
flotte de la Corne d’Or.
Les gouvernements constitutionnels, conscients de cette carence, versent quant au programme naval en plein romantisme. Les bateaux font tourner la
tête aux Turcs, écrit l’attaché militaire français en août 1910. On passe d’un projet grandiose, en 1909 (7 cuirassés, 6 croiseurs, 6 sous-marins et 6O autres unités) à une décision parlementaire plus réaliste (2 cuirassés, 1 croiseur et 10 canonnières), étant entendu que la puissance navale turque doit toujours être supérieure à celle de la Grèce. En définitive, faute d’argent, 1 cuirassé et 1 croiseur seront commandés, en 1910, en Angleterre, et 6 canonnières en France.
Ainsi, même les objectifs modestes de Hakki pacha ne seront pas atteint; Ces
quelques précisions chiffrées sont destinées à expliquer l’abstention pratiquement complète de la marine ottomane dans deux guerres perdues.
J. Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman, 1895-1914, Publications de la
Sorbonne, Imprimerie Nationale, Paris, 1977, p. 562-583.
10
221
Jacques Thobie
En 1911, l’armée ottomane doit faire face, au Yémen, à la phase ultime d’une véritable guerre de décolonisation. Devant le soulèvement général
appelé par l’Imam Yahia, le gouvernement décide, en mars 1911, l’envoi immédiat d’un renfort de 12 000 hommes à Djeddah. Ni la marine de guerre, ni la
marine de commerce, ne sont capables de faire face à cette mission. Il faut affréter, à grands frais, des navires russes, seul pays à offrir cette opportunité. De
plus, Istanbul se plaint de l’effet nocif de la contrebande d’armes en Mer
Rouge, au profit des rebelles. Outre qu’en vertu des capitulations, Français, Anglais et Italiens refusent, en parfaite mauvaise foi, tout droit de visite, même
dans les eaux ottomanes, Istanbul ne dispose que de trois ou quatre canonnières pour 600 kms de côtes. Finalement, des négociations avec l’Imam Yahia
aboutiront au retrait des troupes ottomanes et à l’octroi d’une autonomie qui
confine à l’indépendance.
C’est encore l’abstention forcée de la marine ottomane qui empêche
Istanbul de venir efficacement au secours de la résistance intérieure opposée
aux Italiens en Tripolitaine et en Cyrénaïque et qui permet à ceux-ci d’occuper,
sans coup férir, Rhodes et les îles du Dodécanèse.
Plus significative encore est la défaite de la première guerre balkanique,
car éclate là l’impuissance de l’armée ottomane, objet des soins attentifs de
toutes les autorités ottomanes pendant plusieurs décennies. Depuis 1885 (date
de l’arrivée à Constantinople de von der Goltz), l’instruction de l’armée ottomane est menée par l’Allemagne dont les matériels, notamment les canons,
équipent les meilleures unités. Or, cette armée ne résiste pas aux coups des
armées de la Ligue balkanique ; Edirne (Andrinople) est prise et la capitale,
menacée, n’est sauvée que par la présence, dans la mer de Marmara, d’une armada internationale.
Ajoutons enfin que la politique de répression, voire de terreur, menée
par l’armée et ses supplétifs, à l’encontre des populations refusant l’autorité de
Constantinople, Bulgares, Albanais, Arméniens, Arabes, est un signe manifeste
de faiblesse et d’impuissance.
*
LA NON-PUISSANCE OTTOMANE, UNE QUESTION DE SURVIE
Les nombreux accords inégaux signés au printemps 1914, la cascade de
défaites aboutissant à d’amples amputation de territoire, n’apporte-t-il pas suffisamment d’arguments à la proposition selon laquelle l’Empire ottoman en 1914
est une non-puissance ?
Et pourtant, certains diront que le diagnostic est excessif. S’il était juste,
comment alors expliquer la partielle mais relative bonne tenue des troupes ot222
L’empire ottoman a la veille de la grande guerre: une moyenne puissance ?
tomanes pendant la première guerre mondiale, et surtout, comment expliquer
le sursaut qui conduira à l’émergence d’une République réellement indépendante ? Tenir une telle argumentation serait faire une double confusion, méthodologique et chronologique.
L’Empire ottoman est une non-puissance, parce qu’il se trouve dans
l’impossibilité de transformer en une force réelle une force installée qui va ellemême s’amenuisant. Mais cette impuissance de l’Etat ne signifie nullement qu’il
n’existe plus. Et, en l’occurrence, il reste bien encore un Etat ottoman, avec ses
services et ses grands corps, une structure bureaucratique éprouvée, sans doute
sclérosée par certains côtés, mais qui maintient, tant bien que mal, une possibilité relative de décider ; toutefois ses décisions sont, notamment sur le plan
international, des réactions à des événements que le pouvoir ne maîtrise pas, et
qu’il domine encore moins. Et c’est même dans la mesure où cet Etat est en
position de non-puissance, qu’il est encore toléré par les puissances qui font
l’événement.
Et bien sûr aussi existent les peuples. Et c’est bien ce pluriel qui est inquiétant car, en dépit d’une suicidaire politique de turquisation, l’Empire est
encore un Etat multinational. Or, le pouvoir central a de plus en plus de mal à
obtenir, à tous les niveaux des rouages et des structures étatiques, et notamment dans l’armée, un consensus favorable à l’efficacité qui pourrait en être
attendue. C’est lorsque le lien multinational, devenu bien ténu, sera complètement tranché, que le mouvement national turc pourra engager un combat décisif.
Dans ces conditions, le gouvernement ottoman ne peut compter que
sur une exploitation aléatoire de la division irrémédiable de ceux qui retardent
encore, mais guettent sa disparition. Or la traditionnelle et salutaire rivalité anglo-russe sur les détroits s’est beaucoup atténuée depuis les accords de 1907
entre les deux pays. Si bien que l’excellente positon géostratégique de l’Empire
se retourne contre l’Empire lui-même. Et pourtant, deux opportunités se présentent.
La division des alliés balkaniques crée une situation inattendue que le
gouvernement ottoman a bien failli ne pas pouvoir exploiter. Tous les prêteurs
traditionnels ayant fermé leur porte, il a fallu durement négocier une avance de
500.000 LT (14 millions de F.) auprès de l’Administration des Phares (société
française)11 pour remettre une armée sur pied de guerre et permettre ainsi la
reprise d’Edirne. Mais si Istanbul récupère cette ville, elle perd définitivement
toutes ses possessions balkaniques.
Sur cette affaire, voir J. Thobie, Phares ottomans et emprunts turcs, Publications de la Sorbonne,
Ed. Richelieu, Paris, 1972, 218 p.
11
223
Jacques Thobie
L’éclatement du premier conflit mondial a-t-il réellement offert au gouvernement ottoman la possibilité de choisir son camp, ou celui-ci a-t-il été le
jouet d’une provocation habilement montée par l’Allemagne ? Il n’existe pas,
pour le moment, de réponse pertinente à cette question. Que le triumvirat au
pouvoir ait considéré l’impérialisme allemand comme plus favorable aux intérêts de l’Empire que les autres, c’est là une illusion de plus à mettre au débit des
Jeunes-Turcs alors aux affaires. Et cependant, si le gouvernement en a vraiment
fait le calcul, le choix du camp allemand n’était pas relativement mauvais, dans
la mesure où il pouvait permettre, la victoire obtenue, de secouer à terme les
liens les plus contraignants pour l’Empire, ceux tissés par les puissances de
l’Entente, France, Angleterre et Russie. Disons, pour l’histoire, que si véritablement décision il y eut, de cet Empire décidément vermoulu, elle fut bien
malheureuse.
Le grand historien français de la Rome antique, André Pigagnol, estimait que la civilisation romaine n’était pas morte de sa belle mort, mais qu’elle
avait été assassinée. Tout compte fait, l’Empire ottoman n’a ni succombé de sa
bonne mort, ni été victime d’un assassinat : il s’agit plutôt d’un suicide sous
influence.
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