CHAPITRE II Deuxième temps fort, 1795-1796 - Jean

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CHAPITRE II
Deuxième temps fort, 1795-1796
Premiers héros, premiers martyrs
1. Paris : la Constitution républicaine de 1793
Gilbert Romme ressentait vivement le départ de Paul Stroganov, et s'était retiré
découragé dans son Auvergne natale, afin d'y méditer son propre avenir. Le rappel de
son disciple nourrit son courroux contre les despotes, l'aigrit, tranche le dernier lien qui
le liait encore à l'Ancien Régime. Avec la généreuse traite de trente mille livres que lui a
envoyée le comte Alexandre Stroganov, le père de Paul, il s'achète des biens nationaux
qui lui permettent d'être électeur et éligible, de remplir les conditions du cens exigées
par la nouvelle constitution. Officier municipal à Gimeaux, il s'occupe de la constitution
civile du clergé: à ses yeux, l'Évangile est la loi des consciences, la Loi est la religion de
l'État. Il se lie avec Pierre Soubrany, le maire aristocratique de Riom, se crée une base
électorale, et bourgeois campagnard qu'il est devenu, s'intéresse au sort des paysans,
leur fournit des grains pour les semences, les incite à se doter de greniers à blé, se targue
d'être vulgarisateur des progrès agricoles, écrit pour la Feuille villageoise de Cerutti,
prépare déjà son Annuaire du cultivateur1.
Soulignons que la Révolution française, à ses débuts et jusqu'en 1793, a été
autant une révolution paysanne qu'un bouleversement politique. Comme nous l'avons
vu, la première jacquerie, la Grande Peur de juillet 1789, entraîna ostensiblement
l'abolition du régime féodal, mais la « guerre aux châteaux » ne cessa pas pour autant:
les troubles agraires se succédèrent en raison du maintien des rentes seigneuriales et de
l'imposition de la loi martiale pour contrôler le commerce des grains. Ce n'est qu'à partir
de la chute de la royauté le 10 août 1792, suivie d'une législation agraire, que l'ensemble
des droits féodaux fut supprimé sans rachat et que les biens communaux usurpés furent
restitués aux villageois. Comme nous le rappelle Florence Gauthier2, il faudra encore
attendre la législation sociale montagnarde de l'été 1793 pour que les biens des émigrés
soient rendus accessibles aux paysans en petits lots et que les communaux soient
partagés équitablement entre les habitants des deux sexes. Processus d'émancipation
1
GALANTE-GARRONE, Gilbert Romme, p. 262-267.
Florence GAUTHIER, « Une révolution paysanne: les caractères originaux de l'histoire rurale de la
Révolution française », Révoltes et révolutions en Europe (Russie comprise) et aux Amériques de 1773
à 1802, sous la direction de Raymonde MONNIER, Paris, Ellipses, 2004, p. 252-283.
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auquel Gilbert Romme, fort de son expérience auprès des paysans du Puy-de-Dôme,
restera désormais attentif.
Élu premier député de ce département à l'Assemblée législative, Romme se rend
de nouveau à Paris le 24 septembre 1791. Soubrany et Couthon le rejoignent. Ils
rencontrent leurs collègues, tous des hommes nouveaux, reconnaissent les « bons »
(Brissot), les « perfides » (les Feuillants), les jacobins, encore peu nombreux. Si Romme
doute, pour commencer, du républicanisme de Condorcet, dont il regrette l'engagement
en faveur de Turgot et contre Necker lors de la guerre des farines, il se rangera bientôt à
ses côtés. Bien qu'il critique le roi déserteur à Varennes, Romme lui-même n'est pas
encore républicain. Élu membre du Comité d'instruction publique dès le 28 octobre
1791, il soutiendra le « Plan unique d'enseignement » élaboré par Condorcet dans son
célèbre rapport du 20 avril 1792, devient son collaborateur assidu, convaincu, à l'instar
de son ami Golovkine, qu'il faut à la France comme à tous les pays européens un plan
général d'éducation nationale, reposant sur les principes de base que sont: la gratuité à
tous les degrés, l'égalité de fait, la sollicitude pour les classes pauvres, la préférence
donnée aux mathématiques et aux sciences, plutôt qu'au latin, la raison devant
remplacer la foi aveugle, la religion devant céder la place à la morale fondée sur la
raison. Il lui paraît surtout essentiel d'enseigner aux jeunes les grands principes contenus
dans la Constitution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen3.
Depuis son élection à l'Assemblée législative, Romme se consacre à ses travaux
au sein du Comité d'instruction publique, et c'est à peine s'il trouve le temps de réfléchir
à l'euphorie des débuts de la Révolution partagée avec Paul Stroganov et Théroigne de
Méricourt. Les débats de l'Assemblée, souvent perturbés par les remous populaires,
laissent paraître les faiblesses de la monarchie constitutionnelle. La Constitution de
1791 était entrée en vigueur: imparfaite à biens des égards, elle n'avait donné le vote
qu'aux citoyens actifs, excluant de fait une part importante de la population, les couches
les plus démunies, et dans les faubourgs parisiens, les plus remuantes. Bientôt, les
dangers d'un nouveau soulèvement populaire se précisent. Aux yeux de Romme et de
Soubrany, son collègue du Puy-du-Dôme, l'Assemblée, gardienne de la majesté des
Lois, était prise entre deux écueils: « le peuple d'une part, et le pouvoir exécutif de
l'autre », c'est-à-dire l'abus du droit de véto exercé par le souverain. La monarchie
risquait de tomber victime de l'insurrection, « cette arme terrible de la vengeance des
nations ». Pourtant, le peuple n'était point avide de sang: « Du pain, la constitution et
une pique, voilà le terme de ses vœux »4. Même quand le peuple envahit l'Assemblée le
20 juin 1792, puis les Tuileries, devant Louis XVI impassible, ils admirent ce
peuple « qui nous alimente, sans commettre d'excès ». Ils saluent avec joie la journée du
10 août, qui entraîne la chute de la royauté, bien qu'ils éprouvent de la méfiance envers
3
Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de l'Assemblée législative, publiées par M. J.
GUILLAUME, Paris 1889.
4
Lettre de Romme à Dubreuil, 6 mars 1792, GALANTE-GARRONE, Gilbert Romme, p. 273.
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la Commune de Paris, rivale de l'Assemblée. Pendant toute sa carrière parlementaire,
Romme sera le défenseur de la légalité contre tout attentat à la représentation nationale.
Il s'oppose ainsi à l'arrestation des députés de gauche Basire, Chabot et Merlin de
Thionville, réclamée par les Feuillants. Il est soutenu en cela par Vergniaud, Brissot,
Condorcet et Carnot, et se range du côté des Girondins, dont il est solidaire à présent5.
Réélu à la Convention nationale, chargée de donner à la France une constitution
républicaine, Romme délaissera progressivement son mandat au Comité d'instruction
publique, pour se concentrer sur les travaux de préparation du texte constitutionnel,
dirigés au départ par Condorcet. Il s'occupe surtout du remaniement de la Déclaration
des droits, et au cours de l'hiver, élabore son propre projet de déclaration, présenté à
l'assemblée le 17 avril 1793. Ce projet résume sa philosophie politique: les droits
naturels de l'homme en société sont la conservation de la vie, la propriété, la liberté,
l'égalité en droits; les individus de l'un et de l'autre sexe sont « égaux devant la loi »;
tout ce que l'homme recueille de son travail forme sa propriété. Mais Romme y
développe surtout sa notion originale de « la mise commune », selon laquelle « les
hommes en société mettent en commun tous leurs droits naturels afin de lutter d'un
commun effort contre les obstacles qui s'opposent à leur bien-être »6. S'y affirme d'ores
et déjà en filigrane l'idée jacobine du « bonheur commun ».
Ici, nous nous trouvons confrontés à un paradoxe. Car c'est au cours de l'année
1793 que la France traversa une crise profonde et prolongée, qui la secoua de fond en
comble: en janvier, exécution du roi Louis XVI, condamné à mort pour complicité avec
l'ennemi, suivie d'une guerre avec les puissances étrangères élargie à l'Angleterre;
campagne de recrutement en mars provoquant le soulèvement des départements de
l'Ouest, prélude de la guerre civile; affrontements politiques entraînant en mai-juin la
chute de la Gironde et une révolte fédéraliste à travers le pays; mise en place d'une
dictature de salut public aux mains des députés de la Montagne; levée en masse de l'été,
suivie d'une mobilisation générale, de restrictions alimentaires et de réquisitions
militaires; l'état d'urgence entraînant enfin la proclamation de la Terreur.
Mais c'est aussi en 1793 que la Révolution française a atteint son apogée
démocratique: élaboration et adoption par référendum d'une constitution républicaine
fondée sur le principe du suffrage masculin adulte universel, accordant le droit de vote
même aux domestiques, émancipation économique des paysans enfin libérés des
redevances seigneuriales, préparation de l'abolition de l'esclavage dans les colonies,
promotion des libertés, mais aussi des droits sociaux, y compris l'esquisse d'un Étatprovidence et la scolarité promise aux enfants des deux sexes, bref la mise en place d'un
projet de société réellement libéral et égalitaire, annonciateur des temps modernes.
5
Ibid., p. 283-284.
Rapport de Gilbert Romme, au nom du Comité de l'analyse, ou Commission des Six, 17 avril 1793,
dans: L. JAUME, Les Déclarations des droits de l'homme, 1789-1793-1848-1946, Paris, Flammarion,
1989, p. 243-250.
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Face à ce constat paradoxal, il est habituel chez nombre d'historiens de balayer
l'intermède démocratique d'un revers de main, la promesse d'une société égalitaire, si
vite refoulée, n'étant au bout du compte d'un intérêt que purement prospectif, donc
virtuel. Le scepticisme des auteurs se comprend si l'on ne s'en tient qu'à la dure réalité
de la Terreur qui s'ensuivit: procédures sommaires du Tribunal révolutionnaire, nombre
croissant des condamnations à mort, répression des libertés individuelles et sévices
exercés en vertu de la terrible Loi des suspects.
Il n'en demeure pas moins que c'est à ce moment crucial que la Convention
montagnarde proposa aux Français un nouveau texte fondateur qui leur offrait des
garanties légales et démocratiques valables pour tout temps: la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen du 24 juin 1793, version remaniée et amplifiée de la première
Déclaration de 1789. Même si l'application de la nouvelle constitution fut suspendue
jusqu'à la paix revenue, le texte de la Déclaration fut affiché dans les lieux publics
pendant la durée de la Terreur: à la Convention, aux Jacobins, dans les clubs et sociétés
populaires, sur les murs des mairies et des écoles, chacun pouvait lire cet énoncé des
« principes éternels ». Fruit d'un travail collectif auquel avaient contribué Condorcet et
Thomas Paine, mais aussi Robespierre, Saint-Just et Gilbert Romme, la Déclaration
finalement adoptée le 24 juin, affirme solennellement à son article premier que « Le but
de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à
l'homme la jouissance de ses droits naturels imprescriptibles: ces droits sont l'égalité, la
liberté, la sûreté, la propriété »7.
La contribution de Romme à ce nouveau texte fondateur est donc palpable: la
mise en commun des droits, c'est-à-dire la volonté de partage, étant en quelque sorte le
préalable du bonheur commun. Ainsi que celle de Robespierre, qui le premier, dès 1790,
avait proposé d'ajouter le mot fraternité à ceux de liberté et d'égalité dans la devise des
gardes nationales, qui avait défendu le « droit à l'existence » et réclamé le droit égal à la
liberté pour tous8. La définition de la liberté enfin retenue mérite d'être soulignée: elle
consiste à pouvoir « faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui », et elle est pourvue
d'une « limite morale », puisée dans l'Evangile: « Ne fais pas à un autre ce que tu ne
veux pas qu'il te soit fait »9. Ce texte annonce en effet un projet de société fondé sur
l'émancipation et le partage.
La notion du bonheur commun connaîtra une longue postérité au XIXe siècle,
ancrée dans la mythologie républicaine, à l'instar de la Constitution dont elle fait partie
intégrante. Même si elle ne fut jamais appliquée, écrit Gérard Conac, la Constitution de
7
Ibid., p. 299.
Jean-Pierre GROSS, Egalitarisme jacobin et droits de l'homme, Paris, Arcantères, 2000, p. 38-55.
9
Article VI, ibid., p. 300.
8
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1793 demeure « encore aujourd'hui la Magna Carta de la démocratie », une promesse
de suffrage universel, mais aussi de solidarité et de réciprocité10.
La grande mission de Gilbert Romme dans le Sud-Ouest de la France, pendant
les mois sombres de la Terreur, auprès des populations travaillant dans l'industrie de
l'armement, nous donne cependant un aperçu de ce projet de société. Elle en fournit au
moins un exemple concret et émouvant: le « pain de l'égalité », composé à partir de
grains entiers et de criblures mis en commun, et partagé entre les habitants d'une même
commune11. De même, fort de son expérience au cœur de la vieille Russie, sur les rives
de la Volga et dans la région de Nijni-Novgorod, à la fabrique de Toula, ainsi qu'à
Saint-Etienne et au Creusot, Romme se penche sur les conditions de travail dans les
fonderies de canons, s'occupe activement de la promotion ouvrière et met en place un
véritable régime d'assurance sociale avant la lettre (soins médicaux gratuits en cas
d'accidents du travail et congés maladie rémunérés)12. Telle fut, concrètement, sa
conception de la fraternité.
Déjà pressentie en 1789 par Romme, Stroganov et Théroigne à leur arrivée à
Paris, passionnément débattue aux séances de leurs clubs politiques éphémères,
explicitée dans les textes républicains fondateurs de 1793, péniblement amorcée en l'an
II par les représentants en mission férus de justice et de légalité, cette vision d'un État de
droit connaîtra jusqu'à nos jours une longue genèse, entrecoupée de zones d'ombre.
Momentanément réaffirmée, comme nous le verrons, par les martyrs de prairial an III,
dont Romme et Soubrany, acculés au suicide, elle connaîtra, dans sa longue durée, des
périodes de recul, mais fera preuve d'une remarquable résistance. C'est l'histoire de cette
résistance, et de sa pérennité, en France comme en Pologne et en Russie, qui nous paraît
digne d'intérêt et qui mérite d'être mise en lumière. L'échec du projet jacobin ne résulte
pas du « dérapage » de la Terreur, explication trop simpliste proposée par François
Furet, et qui amène Blandine Kriegel à voir dans le jacobinisme, sous la première
République, la force broyeuse de la nation organique, l'apologie de la guerre et une
« glissade » vers l'empire13. Ce n'est qu'après la chute de Robespierre en Thermidor que
l'expansion militaire s'affirma au-delà des frontières, tandis qu'à l'intérieur la réaction et
le retour à un régime censitaire firent naître de nouvelles inégalités, et que la répression
militaire érodait les libertés14. Le discrédit du Directoire qui s'ensuivit, son incapacité à
répondre aux promesses de 1789, préparèrent ainsi la voie au césarisme et à la dérive
impériale.
10
G. CONAC et J. P. MACHELON, La Constitution de l'an III: Boissy d'Anglas et la naissance du
libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999, p. 213.
11
Jean-Pierre GROSS, « Romme en mission et le pain de l'égalité », Actes du colloque de Riom (19 et
20 mai 1995), p. 167-179.
12
GROSS, Égalitarisme jacobin, p. 353.
13
Blandine KRIEGEL, Etat de droit ou Empire?, Paris, Bayard, 2002, p. 110, 210, 232-234.
14
Howard BROWN, Ending the French Revolution: Violence, Justice and Repression from the Terror
to Napoleon, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006.
62
2. Cracovie, Varsovie et Wilno, 1794-1795 : l'insurrection de Kosciuszko et le
démembrement de la Pologne
Tadeusz Kosciuszko était à Paris pendant sept mois en 1793. Lors de l'invasion
de sa Pologne natale l'année précédente, il s'était rallié au prince Józef Poniatowski pour
opposer une résistance de pure forme aux forces russes trois fois supérieures à l'armée
polonaise. Arrêtons-nous un moment sur la carrière militaire de Kosciuszko. Héros de la
guerre d'indépendance américaine, à laquelle il participa comme volontaire de 1776
jusqu'à la victoire des insurgés en 1783, cet ingénieur militaire, formé en France, s'était
signalé en fortifiant les rives de la Delaware puis celles de l'Hudson pour protéger New
York, et ensuite comme chef intrépide de la cavalerie de l'armée du Sud. C'est à la
demande de George Washington, qui découvrait en Kosciuszko un « homme de savoir
et haute culture », que le Congrès l'avait nommé général de brigade et honoré de la
médaille de l'ordre des Cincinnati15. De retour en Pologne, ce »"général philosophe »16
redevenait gentilhomme campagnard selon le mode antique, puis répondit en octobre
1788 à l'appel aux armes de la Grande Diète, qui décidait de porter les forces polonaises
à cent mille hommes. C'est ainsi que Kosciuszko fut amené avec Poniatowski à diriger
la lutte contre la Russie. Ils participèrent à la pénible campagne de l'Ukraine, de mai à
juillet 1792, qui aboutit à la retraite puis à la défaite des Polonais. Le roi Stanislaw
August ayant décidé de ne plus offrir de résistance aux Russes, Kosciuszko démissionna
du grade de lieutenant général auquel il venait d'être promu, pour se retirer à Lwow,
chez les Czartoryski, puis en Saxe, à Dresde et à Leipzig, où il apprit en décembre 1792
que le titre de « citoyen français » lui avait été décerné par l'Assemblée législative
expirante17. L'année suivante, la Prusse et la Russie procédaient au deuxième partage
de la Pologne18.
Sensible à la promesse faite par Brissot en novembre, selon laquelle la France se
porterait au secours de « tous les peuples libres », Kosciuszko décidait de se rendre en
personne à la barre de la Convention pour demander de l'aide. Il arrivait à Paris le 21
janvier 1793, jour de l'exécution du roi, et y séjourna jusqu'à la fin juillet. À part un
baiser fraternel du président de l'Assemblée, sa mission n'obtint aucun résultat concret.
Mais s'il n'eut pas d'audience auprès du Comité de salut public, il eut néanmoins
plusieurs rencontres avec Lebrun, ministre des affaires étrangères, assista aux séances
15
Henri de MONTFORT, Le drame de la Pologne, Kosciuszko 1746-1817, Paris, La Colombe, 1945,
p. 72-73.
16
Selon la comtesse Zamoyska, MONTFORT, op. cit., p.141.
17
Décret du 26 août 1792, qui honorait également nombre d'étrangers éminents, dont Klopstock et
Schiller, Jeremy Bentham et Thomas Paine: ibid., p. 143; Daniel BEAUVOIS, La Pologne: histoire,
société, culture, Paris, La Martinière, 2004, p. 186, 195-196.
18
Ibid., p. 194.
63
des Jacobins et des Cordeliers, et fut le témoin attentif des grands remous politiques
dans la capitale. Il vécut de près l'expérience démocratique française, l'élaboration de la
nouvelle Déclaration des droits et de la Constitution républicaine. Il prit connaissance
du programme législatif de la Montagne qui répondait enfin aux profondes aspirations
de la paysannerie française. Il observa les préparatifs du référendum constitutionnel et
de la levée en masse pour la défense de la patrie en danger, dont l'exemple devait
puissamment inspirer les patriotes polonais qui prirent les armes contre les envahisseurs.
En Pologne, la crise économique était profonde, la misère régnait, l'occupation
russo-prussienne avait tout désorganisé. Mais dans l'armée, qui avait atteint cinquante
mille hommes, nombreux étaient les partisans de la constitution du 3 mai 1791 et du roi.
Un coup d'État militaire répondrait à leurs espoirs, et Kosciuszko était l'homme de la
situation. Dès janvier 1794, il entrait en relations avec Wodzicki, commandant militaire
de Cracovie. Puis, fort de plusieurs brigades qui se rallièrent sous sa bannière,
Kosciuszko décrétait l'insurrection générale à Cracovie le 24 mars 1794, au nom de la
Liberté, de l'Intégrité [territoriale] et de l'Indépendance19. Il fit la promesse à la France,
afin de gagner son appui, de « susciter en Pologne une révolution complète », d'y
introduire un système politique modelé sur la République française, d'en faire un État
moderne indépendant20.
Cette guerre d'indépendance nationale se doublait par conséquent d'une tentative
de révolution sociale. La levée en masse (pospolite ruszenie) ne pouvait se limiter à la
szlachta, elle devait mobiliser les paysans, les inciter à quitter leur village pour la durée
de l'insurrection. À ceux-ci la constitution du 3 mai promettait la protection, mais non
l'affranchissement. Or, Kosciuszko affirmait qu'une révolution ne pouvait se contenter
de « demi-mesures », la modération n'était plus de mise. La réforme paysanne était à ses
yeux la fondation de la justice sociale future et l'outil essentiel de la victoire. La liberté
était promise à la nation entière, et non seulement à la noblesse, et la paysannerie
représentait 70 % de la population, elle était la véritable nation polonaise. Dans sa
proclamation aux citoyens de Cracovie le 24 mars 1794, Kosciuszko s'adressait à tous
les habitants de la patrie. Certes, la récolte était proche et les travaux des champs ne
pouvaient être abandonnés, donc la corvée serait réduite de moitié et les propriétaires
étaient incités à ne plus punir leurs serfs. Le 19 avril, tous les soldats de l'armée étaient
affranchis de la corvée et les seigneurs devenaient passibles de peines: la victoire de
Raclawice venait d'être remportée contre les Russes grâce à la présence de deux mille
paysans de la région de Cracovie armés de faux et de piques. Ces « faucheurs » qui
accomplirent des « miracles de courage », conduits par le fier Bartosz Glowacki,
entrèrent bientôt dans la légende. Dès lors, Kosciuszko quitta la casaque de drap de
19
Ibid., p. 196; Montfort, op. cit., p. 157.
Jerzy SKOWRONEK, « Le contexte international du soulèvement de Kosciuszko », dans l'ouvrage
collectif Der letzte Ritter, actes de la rencontre de Solothurn (Soleure), Basle et Francfort, Helbing &
Lichtenhahn, 1996, p. 107-120.
20
64
coupe cracovienne (simarre) pour aller au combat vêtu du sukman, le long manteau
paysan. La Polaniec Universal du 7 mai proclamait le droit du serf de conserver la terre
qu'il cultivait, et si le servage n'était pas aboli, les outils de l'abolition étaient mis en
place, terre et liberté promises aux volontaires paysans, force vive de l'armée nationale.
À Paris, Kosciuszko avait été le témoin d'une levée de trois cent mille hommes. Il se
souvenait de la première victoire républicaine sur l'armée prussienne à Valmy. Si
plusieurs milliers de serfs polonais répondirent à son appel, obtenir un tel sursaut
exigeait de sa part une promesse d'émancipation, l'enjeu même d'une révolution
paysanne21.
Mais les nobles faisaient la sourde oreille, refusaient obstinément l'abolition du
servage. Tel était le dilemme de Kosciuszko: entraîner les masses pour gagner la guerre
d'indépendance, mais sans aliéner la toute-puissante noblesse. Kosciuszko venait de
découvrir en France un républicanisme égalitaire. Mais lui-même avait été formé dans
la tradition du républicanisme nobiliaire élitiste, qui avait donné à la Pologne une
monarchie élective, et inspiré le mouvement indépendantiste et patriotique des
confédérés de Bar22. Il avait rencontré un état d'esprit analogue chez les colons
américains, ces gentlemen farmers issue de la gentry whig anglaise, qui exploitaient de
grands domaines avec une main-d'œuvre servile, y compris les pères fondateurs de la
République, tels Washington seigneur de Mount Vernon et Jefferson esclavagiste à
Monticello23.
Kosciuszko ne réussit pas à s'extraire de ce cruel dilemme. La présence des
faucheurs dans les rangs des volontaires demeure le symbole pittoresque du ralliement
national, mais d'une très « hypothétique émancipation de la plèbe », écrit Daniel
Beauvois24. Son armée remporta néanmoins plusieurs brillants succès militaires et
chassa les Prussiens et les Russes de Varsovie. On faisait chanter La Marseillaise en
polonais à des bourgeois de Varsovie qui « ne savaient pas même de quel côté est située
la ville de Marseille », écrit Adam Mickiewicz25. Mais le petit peuple des artisans se
soulevait aussi sous l'impulsion du cordonnier Jan Kilinski, nommé membre du
gouvernement provisoire où il siégea à côté des grands seigneurs et fut estimé par tous.
Un pouvoir dictatorial se mettait en place, calqué sur l'exemple du Comité de salut
public, le rationnement fut imposé, les objets du culte catholique furent fondus pour
fabriquer de la monnaie, puis vinrent les assignats. Les bourgeois de Varsovie
obéissaient à une tradition ancienne de défense de leur ville (6 % des officiers étaient
21
John STANLEY, « The Failed Revolution: Peasant Participation in the Kosciuszko Uprising », ibid.,
p. 159-174.
22
André WALITCKI, The Enlightenment and the Birth of Modern Nationhood: Polish Political
Thought from Noble Republicanism to Tadeusz Kosciuszko, trad. Emma Harris, Notre Dame Indiana,
UND Press, 1989, xi—152 p.
23
Conor Cruise O'BRIEN, The Long Affair: Thomas Jefferson and the French Revolution, 1785-1800,
Sinclair-Stevenson, Londres, 1996, 367 p.
24
BEAUVOIS, op. cit., p. 196.
25
Adam MICKIEWICZ, Les Slaves, 60e leçon, p. 89.
65
roturiers). Le cordonnier Kilinski de Varsovie fut bientôt imité par celui de Wilno, où le
jacobin Jakub Jasinski fit pendre l'hetman Kossakoski. La violence accompagnait les
mesures extrêmes, les pendaisons servant à inspirer la terreur26. Les juifs étaient à ses
yeux des citoyens à part entière de la république. Mickiewicz fera le portrait du juif
polonais patriote dans son Pan Tadeusz: « cet honnête juif qui aime la patrie autant
qu'un Polonais »27. Deux mille d'entre eux aidèrent à construire des fortifications pour
soutenir le siège de Varsovie; un régiment de cavalerie légère juive fut formé, sous les
ordres du colonel Berek Joselewicz28. Il était sur pied de guerre lors de l'affrontement
de Maciejowice, où Kosiuszko fut battu et fait prisonnier par les Russes.
La fin de l'insurrection s'annonçait dès le mois de juin, quand les Prussiens
reprenaient Cracovie, et en août Wilno capitulait. Le siège de Varsovie dura deux mois,
puis l'offensive décisive de Souvorov mit fin aux résistances, et Kosciuszko se rendait le
10 octobre. Le dernier combat fut celui du faubourg de Praga, défendu par la cavalerie
juive, et mis à sac par Souvorov, qui ordonna le massacre de ses quinze mille habitants,
la plupart juifs:
« Mille bruits
Roulent en s'amplifiant: une armée au pas, puis
L'assaut, les coups de feu, dans le fracas des armes,
Les enfants gémissant et les mères en larmes,
Les femmes tremblent, las! Et pleurent de douleur,
De Praga leur revient le massacre en mémoire
Dont chants et récits leur ont appris l'histoire »29.
Les trois puissances absolutistes décidaient alors de profiter de la tournure
révolutionnaire de l'insurrection dans les grandes villes pour écraser une fois pour toutes
« l'hydre jacobine », en procédant au partage définitif de l'État lituanien-polonais.
« Finis Poloniae », aurait dit Kosciuszko, captif en Russie, et en effet, la nation
polonaise devait disparaître pour plus d'un siècle. Mais grâce au souvenir de la
constitution de 1791 et du soulèvement patriotique de 1794, ayant acquis valeur de
mythes, les Polonais purent conserver leur âme et y retrouver l'ombre de leur identité
perdue.
26
Ibid;, p. 197; Daniel STONE, « Urban Participation in the 1794 Uprising », Der letzte Ritter, p. 175185.
27
Adam MICKIEWICZ Pan Tadeusz, chant XII "Aimons-nous!", p. 414
Andrzej K. LINK-LENCZOWSKI, « Dem Vaterland nutzbar: die Rolle der Juden bei der
Verteidigung Polen bis zum Ende des 18. Jahrhunderts », ibid., p.186-191; Józef GIEROWSKI, "The
Jews in the Kosciuszko Insurrection", ibid., p. 192-199.
28
29
Pan Tadeusz, p. 412.
66
Tadeusz Kosciuszko, 1746-1817, en major général de l'armée polonaise, 1792,
par Giovanni Battista Lampi l'Ancien
Tadeusz Kosciuszko, 1746-1817, en costume paysan, 1794
portrait de Joseph Grassis
67
Les trois partages de la Pologne, 1772, 1793, 1795
68
3. Les martyrs de prairial an III : Romme et les derniers montagnards
La journée du 9 thermidor an II (27 juillet 1794) marquait non seulement la
sortie de la Terreur, mais donnait en même temps un coup d'arrêt à la promesse d'une
démocratie égalitaire. Dans l'esprit des « thermidoriens », qui venaient de renverser
Robespierre et ses partisans, terrorisme et jacobinisme étaient sciemment confondus, et
les anciens alliés des sans-culottes parisiens entraînaient dans leur chute les extrémistes
de tout poil. La réaction s'acharna sur les députés dits « buveurs de sang », qui avaient
commis des sévices notoires (tel Carrier à Nantes), mais leur associait tous ceux qui se
réclamaient encore de leur adhésion à la Montagne. Bientôt, la Convention
thermidorienne procédait à la fermeture du club des Jacobins et à la réhabilitation des
députés girondins proscrits. Elle montrait du doigt ceux qui, fidèles à leurs allégeances
politiques et à leur engagement démocratique, se profilaient désormais comme les
« derniers montagnards »30.
La réaction thermidorienne coïncidait avec la pire des famines que la période
révolutionnaire eût connue. L'hiver 1794-1795 fut rigoureux: à la suite d'une récolte
nettement déficitaire, la soudure commença de bonne heure, début mars, et dura six
mois, les pauvres ruraux étant bientôt réduits au régime alimentaire des grandes crises
d'ancien régime, comme un siècle auparavant, en 1693-1694 et 170931. Le peuple
parisien attendait en files devant les boulangeries. Les derniers grands soulèvements
sont le produit de cette conjonction de disette aiguë et de découragement politique: les
journées des 12 germinal et 1er prairial an III (1er avril et 20 mai 1795) constituent le
dernier sursaut des faubourgs et sonnent le glas de la révolte populaire violente comme
moyen d'action révolutionnaire.
Rappelons très sommairement le cours des événements du 1er prairial, en suivant
le récit que nous en fait Bronislaw Baczko32. Ce jour-là, vers trois heures de l'aprèsmidi, une foule en colère, venue des faubourgs, envahit l'enceinte de la Convention en
criant « Du pain! et la Constitution de 1793! ». Tous les témoins confirment la présence
massive des femmes. Ce sont elles qui, dans la tribune de Brutus, réclament « Du pain!
Du pain! ». Il s'agit donc a priori d'une révolte de subsistances. Mais d'une révolte
politisée: depuis quelques jours circule en ville un pamphlet-manifeste, Insurrection du
peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits, conçu sans doute à la prison du
30
Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur, Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard,
1989.
31
M. LACHIVER, Les années de misère, la famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991, 573
p.; Richard C. COBB, The Police and the People: French Popular Protest, 1789-1820, Oxford, OUP,
1970.
32
B. BACZKO, « Mourir en conventionnel », dans F. BRUNEL et S. GOUJON, Les Martyrs de
Prairial, Genève, Georg, 1992, p. 5-7; et Conclusion, Gilbert Romme (1750-1795), Actes du Colloque
de Riom (19 et 20 mai 1995), p. 273-278.
69
Plessis, où étaient détenus des militants jacobins et sans-culottes des sections, accusés
après Thermidor d'être des terroristes sanguinaires.
Lorsque la foule enfonce la porte d'entrée de l'Assemblée, le conventionnel
Féraud, qui tente de s'y opposer, est blessé d'un coup de feu. S'ensuit une violence
sauvage et gratuite: le blessé est achevé à coups de couteaux, sa tête, tranchée et
empalée sur une pique, est promenée de main en main sous les injures de la foule
massée sur le place devant la Convention. Ce chaos anarchique suit néanmoins le
sinistre rituel qui accompagna le déchaînement de la violence populaire lors des
premières journées révolutionnaires en 1789: on songe aux meurtres emblématiques de
Launay, de Foulon et de Berthier de Sauvigny33. Ce n'est qu'au bout de deux heures que
la tête de Féraud, ramenée dans la salle, est plantée devant Boissy d'Anglas, président de
la séance, qui s'incline devant cette dépouille ensanglantée. La foule continue à occuper
la salle pendant presque neuf heures, jusqu'à minuit. Vers 23 heures, une poignée de
députés réussissent, sous la pression des envahisseurs, à entamer un simulacre de débat.
S'y distinguent quelques députés montagnards, dont les six qui seront condamnés à mort
pour collusion avec les révoltés: Romme, Soubrany, Duquesnoy, Goujon, Duroy et
Bourbotte. Dans la plus grande confusion est alors adoptée une série de mesures; selon
l'énumération faite par Romme à son procès, il s'agit de recenser équitablement les
grains encore disponibles, d'imposer à tous les consommateurs le « pain de l'égalité » et
la suppression des pâtisseries; mais aussi de procéder au renouvellement des sections et
à la mise en liberté des patriotes incarcérés injustement après le 9 thermidor an II, donc
de donner droit au manifeste Insurrection du peuple. Nous reviendrons sur cette défense
de Romme.
La salle de l'Assemblée est enfin évacuée de ses assaillants, sans autre effusion
de sang, l'émeute se prolonge le lendemain mais tourne court. Les jours suivants, l'ordre
rétabli, le pouvoir se livre à la pacification musclée des faubourgs, notamment du
faubourg Saint-Antoine34. Une commission militaire est formée, au mépris de la
représentation nationale, pour juger les députés incriminés. Les six coaccusés jurèrent
alors de se suicider en cas de condamnation à mort, et après leur procès expéditif mirent
à exécution leur serment en se poignardant, le couteau passant de main en main35. Ce
seront les célèbres « martyrs de prairial ».
Les historiens offrent des interprétations nuancées, parfois divergentes, de la
journée du 1er prairial. Pourquoi avoir condamné les six à mort? demande Françoise
Brunel: parce que, ayant participé à cette journée, ils ont semblé soutenir la demande de
mise en œuvre de la Constitution de 179336. Or, les thermidoriens souhaitaient non une
33
Haïm BURSTIN, « Echos faubouriens des journées de prairial », ibid., p. 203; et Raymonde
MONNIER, « L'étendue d'un désastre: prairial et la révolution populaire », ibid., p. 221.
34
BURSTIN, art. cité, p. 195-207.
35
BACZKO, « Mourir en conventionnel », p. 3-7.
36
Françoise BRUNEL, « Pourquoi ces six parmi les 'derniers montagnards'? », Actes du colloque de
Riom, p. 235.
70
réforme de cette constitution, dont la journée de prairial a sonné le glas, mais bientôt
une constitution entièrement nouvelle, préalable d'un changement de régime: à faire un
exemple de ces six, la Convention s'auto-amnistiait et annonçait la fin de la Révolution.
Mais, comme le souligne Baczko37, les six ne sont ni les seuls, ni les premiers
« martyrs de prairial », puisque dans la personne de Féraud, massacré par la foule
déchaînée, la cause thermidorienne a trouvé son propre martyr. Féraud devient ainsi une
figure emblématique, qui déjouera désormais toute émeute violente rêvant de nouveaux
massacres. Féraud, solide à son poste, assassiné par les « buveurs de sang », est mort en
élu du peuple, faisant sacrifice de sa vie pour défendre la légitimité, et partant, la
République contre la populace, la liberté contre l'anarchie. Telle est la signification de la
séance solennelle du 14 prairial an III (2 juin 1795) qui rend hommage à Féraud, par la
bouche du girondin Louvet, ancien proscrit récemment réadmis à la Convention, qui
prononce son éloge funèbre. Le 2 juin étant l'anniversaire de la chute de la Gironde,
abattue par la Montagne en 1793.
Or, c'est dans ce contexte que le rôle tragique de Gilbert Romme revêt toute son
ampleur. Car dans sa défense, il tiendra le 26 prairial un discours qui se situe sur le
même registre que celui de Louvet faisant l'éloge de Féraud: lui aussi est resté « fidèle à
son poste » pendant cette funeste journée, lui aussi a défendu la légalité, la
représentation nationale, lieu de la parole légitime. Romme se dit placé « entre deux
abîmes ». Il distingue deux catégories de faubouriens, discrimination singulière mais
préétablie, au dire de Jean Dautry38, entre les bons et les malveillants: « J'ai vu dans la
mêlée, déclare Romme, des hommes affamés de crime; j'en ai vu de pressés par le
besoin demandant de bonne foi du pain et une garantie pour la liberté: aux premiers la
justice doit toutes les rigueurs, l'humanité ne doit-elle pas aux autres une main
secourable? »39. Romme se félicite d'avoir contribué à dissoudre la foule sans choc et
sans effusion de sang, d'avoir réussi ce faisant à marquer sa solidarité avec les émeutiers
agissant « de bonne foi ». Mais l'alliance de principe avec les sans-culottes résiste
difficilement au visage inquiétant que prennent certains d'entre eux pour chaque
bourgeois engagé, issu comme Romme de la petite robe40. Sans douter des convictions
démocratiques des martyrs de prairial, on constate qu'ils avaient peu de liaison avec le
peuple de Paris. Préférer le « peuple » à la « populace », certes, se vouloir « homme du
peuple », mais sans les masses, sans participer aux journées révolutionnaires. Le
37
BACZKO, « Mourir en conventionnel », p. 7-8, et conclusion du colloque de Riom, p. 273-278.
Jean DAUTRY, « Réflexions sur les martyrs de prairial: sacrifice héroïque et mentalité
révolutionnaire », in J. EHRARD et A. SOBOUL, Gilbert Romme (1750-1795) et son temps, Paris,
PUF, 1966, p. 205-206.
39
« Défense de Gilbert Romme », 26 prairial an III, in Les martyrs de prairial, p. 395-397.
40
Philippe BOURDIN a peut-être tort à cet égard de lui appliquer le qualificatif « sans-culotte », « Le
sans-culotte Gilbert Romme », Actes du colloque de Riom, p. 105-124.
38
71
dilemme peut se résumer ainsi: comment être peuple sans être vraiment du peuple?
demande Michel Vovelle41.
Le second abîme auquel Romme se voit confronté, c'est l'affinité du martyr
montagnard avec ses collègues thermidoriens, soit une affinité de classe, mais il partage
avec eux une horreur sincère devant la violence de la multitude42. Officiellement, les
thermidoriens ont renoncé le 12 germinal à la mise en application de la Constitution de
1793, ils ont à peine commencé à réfléchir à son remplacement. Romme, qui a
contribué, comme on l'a vu, au remaniement de la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen, redoute peut-être déjà un retour au statu quo ante, c'est-à-dire à un régime
électoral censitaire, basé sur la propriété, contraire au principe du suffrage « universel ».
On ne peut douter de la sincérité de son souci du pauvre, de la compassion avec laquelle
il s'associe aux souffrances du peuple, manifeste le 1er prairial, mais qui annonce déjà
son martyre. C'est le reflet de toute une vie adulte de réflexion politique et d'engagement
pour les droits de l'homme: quand il soutient Necker contre Turgot en octobre 1776, à la
suite de la guerre des farines, quand en 1791, il crée pour les paysans de Gimeaux un
grenier collectif pour leur permettre de faire la soudure, ou lors de la fête de la
Fédération, le 14 juillet de la même année, quand il fait distribuer du pain en joignant à
chaque morceau un article de la Déclaration des droits43. Chez Romme, ce souci se
traduit par un désir de conciliation, non de confrontation: l'égalité qu'il défend est une
« égalité fraternelle », la justice qu'il prêche dans sa défense est le fruit « de cette douce
fraternité, de cette morale républicaine qui empêche plus de crimes encore que la justice
la plus active n'en punit ». Morale fondée sur le précepte « Ne faites jamais à un autre ce
que vous ne voudriez pas qu'on vous fît », que son collègue martyr Ernest Duquesnoy
érige en crédo dans sa dernière lettre à sa femme et ses enfants44.
Comment faut-il interpréter le silence méprisant des historiens conservateurs,
leur dédain pour ces « héros dérisoires », ou bien encore les réticences dans l'autre
camp, celui des marxistes de gauche, qui évoquent les « prétendus martyrs »45? Est-ce
parce que les six ont refusé de récuser ouvertement la violence populaire,
consubstantielle à la Révolution depuis ses débuts? Faut-il y voir de l'équivoque? Après
Thermidor, Romme ne s'est-il pas efforcé de disculper Carrier, pourtant inculpé des
pires atrocités, par esprit de « collégialité », au moment ou commence son procès? Et le
12 germinal, ne signait-il pas avec Soubrany et Bourbotte l'appel nominal sur la
condamnation des terroristes Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Vadier et Barère, acte
compromettant aux yeux de la réaction? Mais déjà, en juillet 1789, ni Romme, ni son
élève Stroganov, ne se prononce d'emblée sur les meurtres de Foulon et Berthier de
41
Michel VOVELLE, conclusion, ibid., p. 281-282.
MONNIER, article cité, p. 213.
43
Discours de Romme, BOURDIN, art. cité, p. 123.
44
Défense de Gilbert Romme, 26 prairial an III, et lettre de Duquesnoy du 29 prairial an III, Les
martyrs de prairial, p. 385, 395.
45
VOVELLE, conclusion, p. 283.
42
72
Sauvigny, sauvagement décapités par la foule. Silence cependant bientôt rompu lorsque
Romme condamnera l'atrocité « dont l'histoire des Néron, des Caligula n'offre point
d'exemple ». Et dans sa défense du 26 prairial, Romme dénoncera les « cannibales » qui
ont porté la tête sanglante de Féraud sur une pique: il se dit ahuri par cet « horrible
attentat »46. Mais ne serait-ce pas pour se disculper lui-même?
Dans son tragique isolement entre les « deux abîmes », ne faut-il pas enfin voir
en Romme tiraillé quelqu'un qui s'offre en victime expiatoire, qui se sacrifie pour
sauvegarder la légitimité? Son suicide, ne trahit-il pas la violence qu'il récuse dans la
foule, mais appliquée à lui-même? Geste de solidarité symbolique avec la violence
populaire, ferment des conquêtes révolutionnaires? Violence relégitimée lorsqu'elle
s'exerce sur soi-même et devient sacrifice47?
4. Saint-Pétersbourg: pouvoir arbitraire et lueur d'espoir
De Russie, Paul Stroganov, avide de nouvelles de France, suit les événements de
loin et médite les leçons à tirer du sort des derniers montagnards. Sans doute prend-il
conscience des « deux abîmes » auxquels son ancien précepteur s'est vu confronté, et
comprend-il l'opposition fondamentale entre liberté et anarchie, légitimité et révolte, qui
l'a poussé au suicide dans sa lutte pour l'État de droit. A Paris en juillet 1789, éblouis
par l'héroïsme des insurgés, ils avaient tous les deux fermé les yeux sur la violence
populaire et tourné le dos à cette « anarchie » dénoncée par Catherine II, et qui avait
servi de prétexte à son rappel. D'abord astreint à résidence à Bratchevo, propriété de sa
mère près de Moscou, Paul Stroganov a épousé la princesse Sophie Golitsyne, femme
de haute culture, l'une des plus spirituelles de la capitale, qui « sans être précisément
belle, écrit Adam Czartoryski dans ses Mémoires, avait mieux que la beauté, elle avait
le don de plaire, de charmer tous ceux qui l'approchaient »48. Leur fils unique
Alexandre naquit en 1795 et le jeune ménage alla habiter Pétersbourg après la mort de
Catherine en 179649. Plus tard, après la mort de son fils et de son mari, Sophie portera
haut le flambeau de la vulgarisation agronomique recommandée en son temps par
Gilbert Romme. Mais ne devançons pas le cours des événements.
Le règne de la grande Catherine, de plus en plus rigide face à la menace
révolutionnaire, touchait effectivement à sa fin. L'impératrice s'éteignit le 7 novembre
46
Défense de Gilbert Romme, p. 391, et BOURDIN, art. cité, p. 113.
VOVELLE, conclusion, p. 283-284.
48
Prince Adam-Jerzy CZARTORYSKI, Mémoires et correspondance avec l'empereur Alexandre Ier, 2
vol., Paris, Plon, 1887, I, p. 152.
49
Ils auront aussi quatre filles, Natalie, Adelaïde, Elisabeth et Olga: NICOLAS MIHAÏLOVITCH de
Russie, Grand-Duc, Le comte Paul Stroganov, , 3 vol., Paris, Imp. Nat., 1905, I, p. 53; voir plus loin,
chapitre VII.
47
73
1796 à l'âge de 67 ans, à un moment où l'expansion territoriale de son empire atteignait
une ampleur inconnue jusqu'alors. Les prouesses militaires de son ambitieux lieutenant
Potemkine, conquérant au sud de la « nouvelle Russie », bientôt promu « prince de
Tauride », ouvraient à l'empire russe l'accès aux eaux de la Mer Noire et l'annexion de
la Crimée. Les Ottomans reculent et jusque dans les montagnes du Nord-Caucase, les
troupes russes harcèlent Tchétchènes et Daghestanais50. Au Sud, la Bessarabie devenait
marche de l'Empire ottoman. A l'Est, on préparait la campagne contre la Perse. A
l'Ouest, comme on l'a vu, Lituanie, Volhynie, Podolie et Ukraine étaient rattachés à la
Russie. Les trois puissances copartageantes s'étaient engagées à supprimer pour
toujours la dénomination de « royaume de Pologne ». Entièrement démembré, celui-ci
disparaissait de la carte européenne, mais non de l'âme des Polonais. L'inspiration
jacobine que Catherine prêtait à bon escient à Kosciuszko, la tournure nettement
révolutionnaire des événements à Varsovie et à Wilno, et la crainte de voir les idées
radicales traverser les frontières et investir la Russie, la conduisirent à l'annexion pur et
simple51. Sur ses ordres, le jeune prince Adam Czartoryski fut emmené avec son frère
cadet comme otage lors de cet ultime dépeçage.
Une lueur d'espoir démocratique pointait à la cour impériale. Non que la justice
remplaçait l'arbitraire, non que l'Etat despotique russe était sur le point de s'assouplir et
de se vouer à la réforme: bien au contraire. À Catherine succédait son fils honni,
l'empereur Paul Ier, premier souverain légitime depuis longtemps, mais farfelu,
maniaque et coléreux, qui cristallisait en sa personne le pouvoir arbitraire, et dont les
lubies tyranniques poussaient la jeunesse libérale au désespoir. Cependant, Paul avait
l'esprit de contradiction et corrigeait systématiquement tout ce qu'avait fait sa mère tant
méprisée, quitte à prendre des mesures « libérales ». Il déploya dans cette tâche une
activité frénétique. Dès le 7 novembre 1796, il donnait l'ordre de libérer l'éditeur N.
Novikov, l'apôtre des Lumières et de la franc-maçonnerie en Russie, de la forteresse de
Schlusselburg où il pâtissait depuis l'affaire Radichtchev.
Le 19 novembre, Paul élargissait les patriotes polonais insurgés en 1794 à
Cracovie et à Varsovie contre l'empire russe. Kosciuszko, déjà transféré par Catherine
de la forteresse Pierre-et-Paul au confort relatif du palais Orlov, fut rendu à la liberté. À
Kosciuszko et au prince Ignace Potocki, l'empereur Paul offrit à chacun mille âmes
serves, mais Kosciuszko pour sa part répondit qu'il désirait retourner en Amérique et le
tsar lui fit remettre 12 000 roubles ainsi qu'une belle voiture aménagée pour se rendre à
Stockholm puis à Londres, où il fut fêté par Fox et Sheridan, avant de s'embarquer à
Bristol pour Delaware à bord de l'Adriana52.
50
Hélène CARRÈRE-D'ENCAUSSE, Catherine II, p. 416, 437, 440-451; Henri TROYAT, Paul Ier le
malaimé, p. 98.
51
CARRÈRE-D'ENCAUSSE, op. cit., p. 521-524.
52
MONTFORT, op. cit., p. 274-283.
74
Stanislaw August, dernier roi de Pologne, qui abdiqua en juillet 1796, fut tiré de
sa captivité à Grodno et installé sur un pied seigneurial à Saint-Pétersbourg, où il devait
s'éteindre en 179853. Et le 23 novembre, Paul signait l'oukaze libérant Alexandre
Radichtchev du bagne d'Ilimsk. Autant de mesures qui, paradoxalement, allaient dans le
sens d'un semblant de légalité. Radichtchev en profita pour préparer son départ de
Sibérie, avec Elisabeth sa seconde femme. En janvier 1797, il écrivit à son ami et
protecteur Alexandre Vorontsov, pour le remercier, car il lui attribuait sa libération.
Elisabeth, exténuée après six années éprouvantes, mourut sur le chemin du retour à
Tobolsk.
L'empereur Paul fit promettre à Radichtchev de ne « rien écrire de contraire à
l'esprit du régime »54. Rentré à Ablyazovo, Radichtchev rédigea de la poésie dans
l'esprit des odes de sa jeunesse, mais faisant appel à une versification expérimentale
(vers trochaïque à huit syllabes), puis un Chant de l'histoire, inspiré de Montesquieu et
de Gibbon, et qui contient des allusions à peine voilées à l'absolutisme russe. Sa
demande d'autorisation à rentrer à Pétersbourg pour y visiter ses deux fils, Vasily et
Nicolas, en poste dans la capitale, resta sans réponse. Il demeurait aux yeux du pouvoir
l'ennemi irréductible de l'autocratie et l'incarnation du projet révolutionnaire55.
Or, malgré ces apparences libérales, l'absolutisme atteint son apogée sous le
règne de Paul Ier. A Gattchina, où il établit sa cour56, le pouvoir s'exerce avec une
discipline de fer militaire, à la prussienne, dans ce sombre palais uniforme qui
ressemble à une caserne. Il est encadré par son fidèle homme de confiance, l'autoritaire
Alexis Araktchéiev, dit le « caporal de Gattchina ». Cependant l'avènement de
l'empereur Paul rapproche du trône son fils le grand-duc Alexandre Pavlovitch, âgé de
dix-neuf ans en 1796, déjà acquis aux idées libérales. Celui-ci réside à Pétersbourg avec
sa femme Elisabeth Alexêievna, anciennement princesse Louise de Bade, qu'il a
épousée trois ans plus tôt à l'instigation de sa grand-mêre Catherine. C'est pendant le
court règne de Paul Ier que ce couple se lie d'amitié avec Paul et Sophie Stroganov.
Celle-ci entretient des relations assidues avec la grande-duchesse Elisabeth, tandis que
Paul Stroganov rencontre en tête-à-tête le grand-duc Alexandre, dont il deviendra le
« premier ami », et avec lequel il échange des confidences sur les réformes à apporter à
l'absolutisme impérial57.
53
Maria RHODE, « König Stanislaw August Poniatowskis Abgang von der polnischen Bühne », Der
letzte Ritter, p. 227-235; M. HELLER, Histoire de la Russie et de son Empire, p. 606-607; Troyat, op.
cit., p. 149.
54
POUCHKINE, Œuvres, Paris, Gallimard, p. 767; MARSHALL LANG, Radishchev, p. 246.
55
CARRÈRE-D'ENCAUSSE, Catherine II, p. 550.
56
Racheté par Catherine aux héritiers de feu Grégoire Orlov, le domaine de Gatchina, non loin de la
capitale, fut donné à son fils Paul lors de la naissance de la grande-duchesse Alexandra en 1783:
TROYAT, op. cit., p. 99.
57
NICOLAS MIKHAÏLOVITCH, op. cit., I, p. 53-54.
75
La maison du vieux comte Alexandre Stroganov, père de Paul, est un lieu
d'accueil connu pour sa grande magnificence, où se retrouve la société aristocratique de
Pétersbourg. Elisabeth Vigée-Lebrun, émigrée récemment arrivée dans la capitale, et
qui avait fait son portrait à Paris sous l'Ancien Régime, y est reçue fréquemment, y
goûte l'hospitalité russe et se lie avec sa belle-fille Sophie, « jeune, jolie et spirituelle »
et son mari Paul, « un homme charmant », dont elle fera également le portrait quelques
années plus tard (voir reproduction, page 36)58. « Le ton de la maison Stroganov,
précise Czartoryski, avait toujours été, pour ainsi dire, libéral et un peu frondeur; on y
glosait volontiers sur ce qui se passait à la cour ». Le comte était bien vu par
l'impératrice Catherine, « qui aimait en lui l'homme qui avait fréquenté ses anciens amis
encyclopédistes »59. Le cercle des amis se resserre autour de Paul Stroganov et de son
cousin germain Nikolaï Novossiltsev. Une infidélité de la part de la grande-duchesse
Elisabeth avec le prince Adam Czartoryski, suivie d'une grossesse, suscitera un fâcheux
contretemps60, l'empereur Paul intervenant pour disperser ce groupe d'importuns.
Czartoryski est expédié en mission en Sardaigne, puis à Naples, Novossiltsev à Londres,
Viktor Koutchoubey à Dresde après Constantinople. Laharpe, déjà renvoyé par
Catherine (congédié comme un domestique, écrit Henri Troyat), s'est rendu à Lausanne,
puis à Genève et à Paris. Futurs conseillers du jeune Alexandre Ier, ces hommes se
retrouveront tous à Pétersbourg au début du nouveau siècle.
Dans une lettre à son ancien gouverneur, le tsarévitch Alexandre s'inquiète du
comportement extravagant de son père Paul, qui non seulement condamne à l'exil de
nombreux nobles russes, mais se lance sans sourciller dans de folles aventures
impérialistes, telles que la conquête des Indes, et provoque une rupture diplomatique
avec l'Angleterre. Il redoute les conséquences de ses caprices imprévisibles61. De
nouveau, le pouvoir arbitraire exercé sans freins, la tendance aux excès inhérente à ce
modèle de « despotisme oriental » laissent présager le drame terrible qui va clore son
règne: les ides de mars transposées au dix-neuvième siècle naissant. Nous en
reparlerons au chapitre suivant.
58
Elisabeth VIGÉE LEBRUN, Souvenirs, 2 vols., Paris, Edition des Femmes, 1986, I, p. 309, 345-346;
voir aussi la nouvelle édition présentée par Geneviève HAROCHE-BOUZINAC, Paris, Champion,
2008, 860 p.
59
CZARTORYSKI, Mémoires, I, p. 153-154
60
Elisabeth accouchera le 18 mai 1799 d'une fille Marie, aux cheveux et aux yeux noirs: l'empereur
Paul demandera à son entourage comment un père blond et une mère blonde peuvent accomplir un tel
prodige.
61
TROYAT, op. cit., p. 61-68.
76
La comtesse Sophie Vladimirovna Stroganov (1774-1845), en 1805,
par Jean-Laurent Mosnier
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