1793 demeure « encore aujourd'hui la Magna Carta de la démocratie », une promesse
de suffrage universel, mais aussi de solidarité et de réciprocité10.
La grande mission de Gilbert Romme dans le Sud-Ouest de la France, pendant
les mois sombres de la Terreur, auprès des populations travaillant dans l'industrie de
l'armement, nous donne cependant un aperçu de ce projet de société. Elle en fournit au
moins un exemple concret et émouvant: le « pain de l'égalité », composé à partir de
grains entiers et de criblures mis en commun, et partagé entre les habitants d'une même
commune11. De même, fort de son expérience au cœur de la vieille Russie, sur les rives
de la Volga et dans la région de Nijni-Novgorod, à la fabrique de Toula, ainsi qu'à
Saint-Etienne et au Creusot, Romme se penche sur les conditions de travail dans les
fonderies de canons, s'occupe activement de la promotion ouvrière et met en place un
véritable régime d'assurance sociale avant la lettre (soins médicaux gratuits en cas
d'accidents du travail et congés maladie rémunérés)12. Telle fut, concrètement, sa
conception de la fraternité.
Déjà pressentie en 1789 par Romme, Stroganov et Théroigne à leur arrivée à
Paris, passionnément débattue aux séances de leurs clubs politiques éphémères,
explicitée dans les textes républicains fondateurs de 1793, péniblement amorcée en l'an
II par les représentants en mission férus de justice et de légalité, cette vision d'un État de
droit connaîtra jusqu'à nos jours une longue genèse, entrecoupée de zones d'ombre.
Momentanément réaffirmée, comme nous le verrons, par les martyrs de prairial an III,
dont Romme et Soubrany, acculés au suicide, elle connaîtra, dans sa longue durée, des
périodes de recul, mais fera preuve d'une remarquable résistance. C'est l'histoire de cette
résistance, et de sa pérennité, en France comme en Pologne et en Russie, qui nous paraît
digne d'intérêt et qui mérite d'être mise en lumière. L'échec du projet jacobin ne résulte
pas du « dérapage » de la Terreur, explication trop simpliste proposée par François
Furet, et qui amène Blandine Kriegel à voir dans le jacobinisme, sous la première
République, la force broyeuse de la nation organique, l'apologie de la guerre et une
« glissade » vers l'empire13. Ce n'est qu'après la chute de Robespierre en Thermidor que
l'expansion militaire s'affirma au-delà des frontières, tandis qu'à l'intérieur la réaction et
le retour à un régime censitaire firent naître de nouvelles inégalités, et que la répression
militaire érodait les libertés14. Le discrédit du Directoire qui s'ensuivit, son incapacité à
répondre aux promesses de 1789, préparèrent ainsi la voie au césarisme et à la dérive
impériale.
10 G. CONAC et J. P. MACHELON, La Constitution de l'an III: Boissy d'Anglas et la naissance du
libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999, p. 213.
11 Jean-Pierre GROSS, « Romme en mission et le pain de l'égalité », Actes du colloque de Riom (19 et
20 mai 1995), p. 167-179.
12 GROSS, Égalitarisme jacobin, p. 353.
13 Blandine KRIEGEL, Etat de droit ou Empire?, Paris, Bayard, 2002, p. 110, 210, 232-234.
14 Howard BROWN, Ending the French Revolution: Violence, Justice and Repression from the Terror
to Napoleon, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006.