57
CHAPITRE II
Deuxième temps fort, 1795-1796
Premiers héros, premiers martyrs
1. Paris : la Constitution républicaine de 1793
Gilbert Romme ressentait vivement le départ de Paul Stroganov, et s'était retiré
découragé dans son Auvergne natale, afin d'y méditer son propre avenir. Le rappel de
son disciple nourrit son courroux contre les despotes, l'aigrit, tranche le dernier lien qui
le liait encore à l'Ancien Régime. Avec la généreuse traite de trente mille livres que lui a
envoyée le comte Alexandre Stroganov, le père de Paul, il s'achète des biens nationaux
qui lui permettent d'être électeur et éligible, de remplir les conditions du cens exigées
par la nouvelle constitution. Officier municipal à Gimeaux, il s'occupe de la constitution
civile du clergé: à ses yeux, l'Évangile est la loi des consciences, la Loi est la religion de
l'État. Il se lie avec Pierre Soubrany, le maire aristocratique de Riom, se crée une base
électorale, et bourgeois campagnard qu'il est devenu, s'intéresse au sort des paysans,
leur fournit des grains pour les semences, les incite à se doter de greniers à blé, se targue
d'être vulgarisateur des progrès agricoles, écrit pour la Feuille villageoise de Cerutti,
prépare déjà son Annuaire du cultivateur1.
Soulignons que la Révolution française, à ses débuts et jusqu'en 1793, a été
autant une révolution paysanne qu'un bouleversement politique. Comme nous l'avons
vu, la première jacquerie, la Grande Peur de juillet 1789, entraîna ostensiblement
l'abolition du régime féodal, mais la « guerre aux châteaux » ne cessa pas pour autant:
les troubles agraires se succédèrent en raison du maintien des rentes seigneuriales et de
l'imposition de la loi martiale pour contrôler le commerce des grains. Ce n'est qu'à partir
de la chute de la royauté le 10 août 1792, suivie d'une législation agraire, que l'ensemble
des droits féodaux fut supprimé sans rachat et que les biens communaux usurpés furent
restitués aux villageois. Comme nous le rappelle Florence Gauthier2, il faudra encore
attendre la législation sociale montagnarde de l'été 1793 pour que les biens des émigrés
soient rendus accessibles aux paysans en petits lots et que les communaux soient
partagés équitablement entre les habitants des deux sexes. Processus d'émancipation
1 GALANTE-GARRONE, Gilbert Romme, p. 262-267.
2 Florence GAUTHIER, « Une volution paysanne: les caractères originaux de l'histoire rurale de la
Révolution française », Révoltes et volutions en Europe (Russie comprise) et aux Amériques de 1773
à 1802, sous la direction de Raymonde MONNIER, Paris, Ellipses, 2004, p. 252-283.
58
auquel Gilbert Romme, fort de son expérience auprès des paysans du Puy-de-Dôme,
restera désormais attentif.
Élu premier député de ce département à l'Assemblée législative, Romme se rend
de nouveau à Paris le 24 septembre 1791. Soubrany et Couthon le rejoignent. Ils
rencontrent leurs collègues, tous des hommes nouveaux, reconnaissent les « bons »
(Brissot), les « perfides » (les Feuillants), les jacobins, encore peu nombreux. Si Romme
doute, pour commencer, du républicanisme de Condorcet, dont il regrette l'engagement
en faveur de Turgot et contre Necker lors de la guerre des farines, il se rangera bientôt à
ses côtés. Bien qu'il critique le roi déserteur à Varennes, Romme lui-même n'est pas
encore républicain. Élu membre du Comité d'instruction publique dès le 28 octobre
1791, il soutiendra le « Plan unique d'enseignement » élaboré par Condorcet dans son
célèbre rapport du 20 avril 1792, devient son collaborateur assidu, convaincu, à l'instar
de son ami Golovkine, qu'il faut à la France comme à tous les pays européens un plan
général d'éducation nationale, reposant sur les principes de base que sont: la gratuité à
tous les degrés, l'égalité de fait, la sollicitude pour les classes pauvres, la préférence
donnée aux mathématiques et aux sciences, plutôt qu'au latin, la raison devant
remplacer la foi aveugle, la religion devant céder la place à la morale fondée sur la
raison. Il lui paraît surtout essentiel d'enseigner aux jeunes les grands principes contenus
dans la Constitution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen3.
Depuis son élection à l'Assemblée législative, Romme se consacre à ses travaux
au sein du Comité d'instruction publique, et c'est à peine s'il trouve le temps de réfléchir
à l'euphorie des débuts de la Révolution partagée avec Paul Stroganov et Théroigne de
Méricourt. Les débats de l'Assemblée, souvent perturbés par les remous populaires,
laissent paraître les faiblesses de la monarchie constitutionnelle. La Constitution de
1791 était entrée en vigueur: imparfaite à biens des égards, elle n'avait donné le vote
qu'aux citoyens actifs, excluant de fait une part importante de la population, les couches
les plus démunies, et dans les faubourgs parisiens, les plus remuantes. Bientôt, les
dangers d'un nouveau soulèvement populaire se précisent. Aux yeux de Romme et de
Soubrany, son collègue du Puy-du-Dôme, l'Assemblée, gardienne de la majesté des
Lois, était prise entre deux écueils: « le peuple d'une part, et le pouvoir exécutif de
l'autre », c'est-à-dire l'abus du droit de véto exercé par le souverain. La monarchie
risquait de tomber victime de l'insurrection, « cette arme terrible de la vengeance des
nations ». Pourtant, le peuple n'était point avide de sang: « Du pain, la constitution et
une pique, voilà le terme de ses vœux »4. Même quand le peuple envahit l'Assemblée le
20 juin 1792, puis les Tuileries, devant Louis XVI impassible, ils admirent ce
peuple « qui nous alimente, sans commettre d'excès ». Ils saluent avec joie la journée du
10 août, qui entraîne la chute de la royauté, bien qu'ils éprouvent de la méfiance envers
3 Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de l'Assemblée législative, publiées par M. J.
GUILLAUME, Paris 1889.
4 Lettre de Romme à Dubreuil, 6 mars 1792, GALANTE-GARRONE, Gilbert Romme, p. 273.
59
la Commune de Paris, rivale de l'Assemblée. Pendant toute sa carrière parlementaire,
Romme sera le défenseur de la légalité contre tout attentat à la représentation nationale.
Il s'oppose ainsi à l'arrestation des députés de gauche Basire, Chabot et Merlin de
Thionville, réclamée par les Feuillants. Il est soutenu en cela par Vergniaud, Brissot,
Condorcet et Carnot, et se range du côté des Girondins, dont il est solidaire à présent5.
Réélu à la Convention nationale, chargée de donner à la France une constitution
républicaine, Romme délaissera progressivement son mandat au Comité d'instruction
publique, pour se concentrer sur les travaux de préparation du texte constitutionnel,
dirigés au départ par Condorcet. Il s'occupe surtout du remaniement de la Déclaration
des droits, et au cours de l'hiver, élabore son propre projet de déclaration, présenté à
l'assemblée le 17 avril 1793. Ce projet résume sa philosophie politique: les droits
naturels de l'homme en société sont la conservation de la vie, la propriété, la liberté,
l'égalité en droits; les individus de l'un et de l'autre sexe sont « égaux devant la loi »;
tout ce que l'homme recueille de son travail forme sa propriété. Mais Romme y
développe surtout sa notion originale de « la mise commune », selon laquelle « les
hommes en société mettent en commun tous leurs droits naturels afin de lutter d'un
commun effort contre les obstacles qui s'opposent à leur bien-être »6. S'y affirme d'ores
et déjà en filigrane l'idée jacobine du « bonheur commun ».
Ici, nous nous trouvons confrontés à un paradoxe. Car c'est au cours de l'année
1793 que la France traversa une crise profonde et prolongée, qui la secoua de fond en
comble: en janvier, exécution du roi Louis XVI, condamné à mort pour complicité avec
l'ennemi, suivie d'une guerre avec les puissances étrangères élargie à l'Angleterre;
campagne de recrutement en mars provoquant le soulèvement des départements de
l'Ouest, prélude de la guerre civile; affrontements politiques entraînant en mai-juin la
chute de la Gironde et une révolte fédéraliste à travers le pays; mise en place d'une
dictature de salut public aux mains des députés de la Montagne; levée en masse de l'été,
suivie d'une mobilisation générale, de restrictions alimentaires et de réquisitions
militaires; l'état d'urgence entraînant enfin la proclamation de la Terreur.
Mais c'est aussi en 1793 que la Révolution française a atteint son apogée
démocratique: élaboration et adoption par référendum d'une constitution républicaine
fondée sur le principe du suffrage masculin adulte universel, accordant le droit de vote
même aux domestiques, émancipation économique des paysans enfin libérés des
redevances seigneuriales, préparation de l'abolition de l'esclavage dans les colonies,
promotion des libertés, mais aussi des droits sociaux, y compris l'esquisse d'un État-
providence et la scolarité promise aux enfants des deux sexes, bref la mise en place d'un
projet de société réellement libéral et égalitaire, annonciateur des temps modernes.
5 Ibid., p. 283-284.
6 Rapport de Gilbert Romme, au nom du Comité de l'analyse, ou Commission des Six, 17 avril 1793,
dans: L. JAUME, Les clarations des droits de l'homme, 1789-1793-1848-1946, Paris, Flammarion,
1989, p. 243-250.
60
Face à ce constat paradoxal, il est habituel chez nombre d'historiens de balayer
l'intermède démocratique d'un revers de main, la promesse d'une société égalitaire, si
vite refoulée, n'étant au bout du compte d'un intérêt que purement prospectif, donc
virtuel. Le scepticisme des auteurs se comprend si l'on ne s'en tient qu'à la dure réalité
de la Terreur qui s'ensuivit: procédures sommaires du Tribunal révolutionnaire, nombre
croissant des condamnations à mort, répression des libertés individuelles et sévices
exercés en vertu de la terrible Loi des suspects.
Il n'en demeure pas moins que c'est à ce moment crucial que la Convention
montagnarde proposa aux Français un nouveau texte fondateur qui leur offrait des
garanties légales et démocratiques valables pour tout temps: la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen du 24 juin 1793, version remaniée et amplifiée de la première
Déclaration de 1789. Même si l'application de la nouvelle constitution fut suspendue
jusqu'à la paix revenue, le texte de la Déclaration fut affiché dans les lieux publics
pendant la durée de la Terreur: à la Convention, aux Jacobins, dans les clubs et sociétés
populaires, sur les murs des mairies et des écoles, chacun pouvait lire cet énoncé des
« principes éternels ». Fruit d'un travail collectif auquel avaient contribué Condorcet et
Thomas Paine, mais aussi Robespierre, Saint-Just et Gilbert Romme, la Déclaration
finalement adoptée le 24 juin, affirme solennellement à son article premier que « Le but
de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à
l'homme la jouissance de ses droits naturels imprescriptibles: ces droits sont l'égalité, la
liberté, la sûreté, la propriété »7.
La contribution de Romme à ce nouveau texte fondateur est donc palpable: la
mise en commun des droits, c'est-à-dire la volonté de partage, étant en quelque sorte le
préalable du bonheur commun. Ainsi que celle de Robespierre, qui le premier, dès 1790,
avait proposé d'ajouter le mot fraternité à ceux de liberté et d'égalité dans la devise des
gardes nationales, qui avait défendu le « droit à l'existence » et réclamé le droit égal à la
liberté pour tous8. La définition de la liberté enfin retenue mérite d'être soulignée: elle
consiste à pouvoir « faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui », et elle est pourvue
d'une « limite morale », puisée dans l'Evangile: « Ne fais pas à un autre ce que tu ne
veux pas qu'il te soit fait »9. Ce texte annonce en effet un projet de société fondé sur
l'émancipation et le partage.
La notion du bonheur commun connaîtra une longue postérité au XIXe siècle,
ancrée dans la mythologie républicaine, à l'instar de la Constitution dont elle fait partie
intégrante. Même si elle ne fut jamais appliquée, écrit Gérard Conac, la Constitution de
7 Ibid., p. 299.
8 Jean-Pierre GROSS, Egalitarisme jacobin et droits de l'homme, Paris, Arcantères, 2000, p. 38-55.
9 Article VI, ibid., p. 300.
61
1793 demeure « encore aujourd'hui la Magna Carta de la démocratie », une promesse
de suffrage universel, mais aussi de solidarité et de réciprocité10.
La grande mission de Gilbert Romme dans le Sud-Ouest de la France, pendant
les mois sombres de la Terreur, auprès des populations travaillant dans l'industrie de
l'armement, nous donne cependant un aperçu de ce projet de société. Elle en fournit au
moins un exemple concret et émouvant: le « pain de l'égalité », composé à partir de
grains entiers et de criblures mis en commun, et partagé entre les habitants d'une même
commune11. De même, fort de son expérience au cœur de la vieille Russie, sur les rives
de la Volga et dans la région de Nijni-Novgorod, à la fabrique de Toula, ainsi qu'à
Saint-Etienne et au Creusot, Romme se penche sur les conditions de travail dans les
fonderies de canons, s'occupe activement de la promotion ouvrière et met en place un
véritable régime d'assurance sociale avant la lettre (soins médicaux gratuits en cas
d'accidents du travail et congés maladie rémunérés)12. Telle fut, concrètement, sa
conception de la fraternité.
Déjà pressentie en 1789 par Romme, Stroganov et Théroigne à leur arrivée à
Paris, passionnément débattue aux séances de leurs clubs politiques éphémères,
explicitée dans les textes républicains fondateurs de 1793, péniblement amorcée en l'an
II par les représentants en mission férus de justice et de légalité, cette vision d'un État de
droit connaîtra jusqu'à nos jours une longue genèse, entrecoupée de zones d'ombre.
Momentanément réaffirmée, comme nous le verrons, par les martyrs de prairial an III,
dont Romme et Soubrany, acculés au suicide, elle connaîtra, dans sa longue durée, des
périodes de recul, mais fera preuve d'une remarquable résistance. C'est l'histoire de cette
résistance, et de sa pérennité, en France comme en Pologne et en Russie, qui nous paraît
digne d'intérêt et qui mérite d'être mise en lumière. L'échec du projet jacobin ne résulte
pas du « dérapage » de la Terreur, explication trop simpliste proposée par François
Furet, et qui amène Blandine Kriegel à voir dans le jacobinisme, sous la première
République, la force broyeuse de la nation organique, l'apologie de la guerre et une
« glissade » vers l'empire13. Ce n'est qu'après la chute de Robespierre en Thermidor que
l'expansion militaire s'affirma au-delà des frontières, tandis qu'à l'intérieur la réaction et
le retour à un régime censitaire firent naître de nouvelles inégalités, et que la répression
militaire érodait les libertés14. Le discrédit du Directoire qui s'ensuivit, son incapacité à
répondre aux promesses de 1789, préparèrent ainsi la voie au césarisme et à la dérive
impériale.
10 G. CONAC et J. P. MACHELON, La Constitution de l'an III: Boissy d'Anglas et la naissance du
libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999, p. 213.
11 Jean-Pierre GROSS, « Romme en mission et le pain de l'égalité », Actes du colloque de Riom (19 et
20 mai 1995), p. 167-179.
12 GROSS, Égalitarisme jacobin, p. 353.
13 Blandine KRIEGEL, Etat de droit ou Empire?, Paris, Bayard, 2002, p. 110, 210, 232-234.
14 Howard BROWN, Ending the French Revolution: Violence, Justice and Repression from the Terror
to Napoleon, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006.
1 / 20 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !